Chapitre II.
Marche progressive de l’esprit humain
L’esprit humain marche dans une route obscure et mystérieuse, où il ne lui est jamais permis de rétrograder ; il ne lui est pas même permis d’être stationnaire. Les nations dégénèrent ; l’esprit humain marche toujours : il a en lui une vie incessamment progressive, qu’il n’aperçoit point, qu’il ne peut ni ne doit apercevoir, dont il a néanmoins le sentiment, et qui ne se manifeste qu’à de certaines époques ; comme, dans l’homme, il y a des changements qui se font à son insu, des phénomènes de développement, de croissance, de maturité, qui s’opèrent indépendamment de ses calculs et de sa volonté. Enfin l’esprit humain a, ainsi que l’homme, ses âges et ses temps critiques. La vie des sociétés humaines, à son tour, ressemble tout à fait à celle des individus. Les sociétés humaines naissent et meurent ; mais leur berceau et leur tombeau sont des objets sacrés, également secrets et inconnus. On sait seulement qu’elles se succèdent dans le temps, et qu’elles héritent les unes des autres. Rien, dans les sociétés, n’a un commencement certain, et rien n’a une fin précise et positive. Il n’y a point d’effets sans causes, et les effets, à leur tour, deviennent▶ causes ; mais, le plus souvent, il est impossible de distinguer les effets et les causes.
L’intelligence, dans l’homme, continue de se perfectionner lorsque son être physique commence à perdre de ses forces et de ses facultés : il en est de même du genre humain. C’est dans le premier âge que l’homme acquiert tous les matériaux qu’il doit mettre en œuvre par la suite ; il est incontestable que, dans ce premier âge, ses progrès sont incomparablement plus rapides que dans les âges suivants : il en est de même aussi des premiers âges de l’esprit humain.
Nous avons donc toujours des enseignements à puiser dans les sources primitives. Ainsi les premiers pas de l’intelligence humaine, ainsi l’organisation des premières sociétés, méritent toute notre attention. La trace de ces premiers pas est souvent effacée, l’organisation de ces premières sociétés a entièrement disparu ; mais ce qui n’a point péri, c’est l’influence encore subsistante de toutes les origines, de toutes les raisons d’être. On n’a cru jamais qu’on ne dût étudier l’homme que dans le vieillard. Vous voyez une voûte hardie se soutenir d’elle-même ; si vous voulez savoir comment cette voûte a pu être construite, il faut que vous rétablissiez, par la pensée, l’échafaudage dont la charpente a disparu, et sans lequel la voûte n’existerait point à présent.
Pour achever notre première comparaison, l’homme enfin parvient à la vieillesse, à la décrépitude, à la mort. Les sociétés humaines se régénèrent et renaissent pour commencer une nouvelle vie, après avoir passé par des périodes assez peu en rapport avec celles qui amènent la mort de l’homme, et surtout sa renaissance ; car ici finit toute espèce d’analogie : la perpétuité des sociétés humaines et l’immortalité de l’être spirituel n’ont aucune ressemblance, l’une étant placée dans le temps et dans la sphère du monde sensible, l’autre s’élançant hors des limites du temps et dans la sphère infinie d’un monde où ne règnent que les lois de l’intelligence.
Au milieu de tant de vicissitudes, l’esprit humain marche toujours ; car il faut qu’il marche même pour franchir des déserts, même pour sortir des lieux et des temps que l’ignorance ou la tyrannie changent en vastes solitudes. Je n’irai pas chercher bien loin la preuve de cette assertion. L’esprit humain ne vient-il pas de traverser, sans en éprouver aucun retardement, tout le despotisme de Bonaparte, c’est-à-dire le despotisme le mieux conçu et le plus savant qui ait jamais existé, puisqu’il était décoré de la gloire militaire, toujours si séduisante pour les hommes, et qu’il avait forgé ses chaînes avec le secours de tous les arts et de toutes les industries d’une civilisation avancée ?
L’esprit humain survit aussi aux catastrophes qui viennent quelquefois changer la face du globe. Une arche mystérieuse, chargée des destinées nouvelles, vogue toujours au-dessus des grandes eaux.
Au reste, je n’ai pas besoin d’expliquer qu’il ne s’agit point ici du système de la perfectibilité, tel qu’il a été entendu dans ces derniers temps ; car alors j’aurais à assigner les limites naturelles de cette perfectibilité, qui ne sont autres que les limites mêmes de la liberté de l’homme. Or c’est un sujet d’examen qui ne peut manquer de se présenter ailleurs. J’ai donc seulement voulu dire que les générations humaines sont toutes héritières les unes des autres ; que le genre humain, dans son ensemble, ne forme en quelque sorte qu’un seul tout, ce qui nous mettrait sur la voie de fournir quelques épreuves de plus à la doctrine de la solidarité. Mais cette haute doctrine, qui fait la base de toutes les religions, qui a été si admirablement perfectionnée dans le christianisme, qui a toujours subsisté comme sentiment primitif parmi les hommes, qui est si morale, puisqu’elle explique à la fois le sacrifice, le dévouement et le malheur, cette haute doctrine ne doit pas, en ce moment, attirer notre attention.
Ne sortons point de ce qui fait la matière de ce chapitre ; et, après les considérations générales auxquelles nous venons de nous livrer, entrons dans quelques développements et quelques remarques de détail : ne mettons pas trop de soin à faire des applications particulières ; elles se montreront d’elles-mêmes par la suite.
L’esprit humain marche toujours, avons-nous dit, car il est doué d’un pouvoir immense, celui de la continuité d’action ; mais sa marche est progressive, avons-nous dit encore, car rien ne surgit soudainement dans le monde. Comme l’enfant naît, croît et s’élève en présence de ses parents, ainsi les idées nouvelles qui s’introduisent dans la société naissent, croissent et s’élèvent en présence des idées anciennes qui leur ont donné le jour. Quelques hommes marchent en avant : les opinions de ces hommes de choix s’étendent peu à peu, et finissent par être l’opinion de l’âge suivant, qui, à son tour, voit naître d’autres idées, destinées aussi à être d’abord celles du petit nombre, puis les idées dominantes, et enfin les idées de tous. Une génération ne commence pas et ne finit pas dans un désert : aucun fait n’est isolé ; rien, en un mot, n’existe de soi et sans raison de son existence. Sous un certain point de vue on pourrait affirmer que toutes les générations, qui sont contemporaines aux yeux de Dieu, le sont aussi aux yeux du sage.
Quelquefois les erreurs mêmes mènent à la vérité ou s’y mêlent jusqu’à ce que l’alliage en ait été séparé. Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est que la vérité repose souvent au fond de l’erreur comme le germe d’un fruit délicat est protégé par la dure enveloppe du noyau. Ainsi Descartes osa fonder la certitude sur le doute universel : ainsi Newton dut passer par les tourbillons de Descartes pour parvenir à la grande et unique loi de la gravitation. Que faut-il surtout à l’intelligence ? le mouvement, comme à la matière ; et le mouvement ne manque jamais ni à l’une ni à l’autre. Les fausses religions elles-mêmes révèlent et prouvent les principes de la vraie religion : toutes les fois, par exemple, que, dans le polythéisme, un homme a rencontré le sentiment de l’amour, il a rencontré le christianisme, et il a été ce que Tertullien appelait une âme naturellement chrétienne.
Les opinions humaines ne ressemblent donc point à la pièce de toile que le tisserand commence et achève : toutes se croisent, et se feutrent, pour ainsi dire. La trame est de tous les jours, la chaîne est éternelle, et Dieu seul la connaît. Le genre humain peut être considéré comme un seul tout, ainsi que nous l’avons déjà remarqué ; et c’est dans cette considération élevée que l’on rencontre une des bornes assignées par la Providence à notre liberté. L’homme a non seulement à porter le joug de son être matériel ; il a aussi à suivre les mouvements qui lui sont imprimés par le tout dont il fait partie. L’individualité n’est point, pour lui, dans ce monde. Nos destinées futures ont donc cela de fatal, qu’elles sont, en quelque sorte, la conséquence nécessaire de nos destinées passées.
Les hommes de choix, qui marchent en avant, ne sont point cependant créateurs, car l’homme n’a pas reçu la puissance de créer ; mais ils ont, au-dessus des autres, une haute faculté de lire dans le fond des choses : ils ne sont que précurseurs. Dans le chapitre où sera développée la théorie de la parole, nous trouverons peut-être une explication, du moins plausible, de ce phénomène. Mais ce que nous disons ici ne doit point être oublié, lorsque nous en serons venus à cette partie de notre examen.
M. de Bougainville dit fort bien que la Grèce est en petit l’univers, et que l’histoire grecque est un excellent précis de l’histoire universelle. On trouve, en effet, dans ce coin de terre, l’exemple de toutes les formes de gouvernement. Ne dirait-on pas que toutes les combinaisons sociales y ont été épuisées pour l’instruction des hommes ? L’existence si diverse et si variée de ces peuples est une poésie tout entière, depuis leurs temps héroïques et fabuleux jusqu’à leur décadence et à leur mort. Leurs législateurs furent des poètes et des musiciens. Leurs prêtres et leurs sages furent des poètes encore. Les poètes conduisaient aux combats, et chantaient la gloire des héros après la victoire. Les palmes des jeux olympiques étaient égales aux trophées de la gloire. La liberté n’était autre chose que la jouissance des arts. Les villes s’honoraient d’un athlète célèbre aussi bien qu’elles se disputaient la naissance d’un poète illustre. Les vainqueurs aux combats du ceste avaient des statues dans les places publiques et dans les temples, comme le guerrier qui avait versé son sang pour la patrie. Jamais la beauté n’eut un culte plus solennel. C’était donc à la Grèce qu’il appartenait de donner le code des lois qui régissent encore l’empire de l’imagination. Les peuples, les institutions, les monuments, tout a péri ; et ce code immortel subsiste toujours. Une voix mélodieuse semble sortir continuellement de tous ces débris, et donner le prestige d’une existence nouvelle à tant de créations du génie. Ainsi le phénix se compose un bûcher symbolique de mille plantes odorantes, expire au milieu des flammes et des parfums, et renaît de ses poétiques cendres pour recommencer sa vie merveilleuse. Ainsi encore ces mêmes peuples de la Grèce, souvent dispersés par des malheurs qui sont ◀devenus▶ l’héritage exclusif des muses, jettent à toutes les époques et sur tous les rivages de fabuleuses ou d’héroïques colonies destinées à perpétuer les souvenirs brillants de la gloire ou les rêves aimables de l’imagination.
Ne disons point, au reste, qu’une telle peinture soit un jeu de l’esprit : les traditions de la poésie ne sont-elles pas aussi une réalité ? La remarque de M. de Bougainville s’appliquait seulement aux temps historiques de la Grèce ; j’ai voulu l’étendre à tous les temps qui ont illustré cette péninsule si célèbre dans les fastes de l’esprit humain : c’était pour la rendre plus générale, et par conséquent plus vraie. J’espère, d’ailleurs, qu’elle pourra nous conduire à des résultats de quelque importance.
Il y a, n’en doutons pas, des peuples qui sont types, et qui renferment dans leur histoire celle des autres peuples. La haine pour les traditions juives a, dans ces derniers temps, jeté les hommes hors de bien des vérités, et, entre autres, hors de celle que nous venons d’énoncer. Les livres de l’Ancien Testament sont à la fois historiques et symboliques : ce double attribut a épouvanté la raison de nos sages. Je n’aurais pas osé le présenter de suite, si je n’avais eu auparavant un exemple analogue dans l’histoire d’un peuple profane. Mais celle des Juifs offre des considérations d’un tout autre ordre. Les destinées, des enfants de la promesse ne sont point l’image seulement des destinées particulières de tel ou tel peuple ; elles sont l’image et l’histoire même du genre humain. Ici, il faut abaisser sa pensée, et admirer en silence le magnifique tableau tracé par Bossuet. Il ne nous a pas été donné des ailes de feu pour nous élever à une telle hauteur, et pour planer ainsi sur les générations et sur les siècles.
Cependant, s’il m’est permis de m’arrêter un instant sur les parties moins élevées du sujet qui nous occupe, nous n’aurons pas besoin du vaste regard de l’aigle de Meaux. Notre courte vue ne doit point nous empêcher d’apercevoir un soin paternel de la Providence à choisir certains peuples pour diriger et mûrir les idées des autres. Et, comme rien ne peut être abandonné à des chances contingentes, nous serons bien obligés d’admettre une direction constante et immédiate, au moins pour les peuples dont nous parlons. Qui prolongea, par exemple, le séjour des rois pasteurs dans les plaines de Sennaar, si ce n’est la Providence de Dieu, qui voulait que le plus bel ouvrage de la création fût soumis à de longues et paisibles observations, pour qu’elles servissent ensuite à inspirer les Galilée et les Newton ? Qui put déterminer les premiers habitants de l’Égypte à choisir pour leur séjour cette immense et limoneuse vallée du Nil ? N’est-ce point parce qu’il fallait un berceau pour les sciences humaines ; et que ce berceau ne pouvait être qu’une terre rendue habitable à force de travaux ?
Oui, j’en suis convaincu, et ma conviction repose sur l’autorité des siècles ; oui, chaque peuple a sa mission. Les uns lèguent au monde les arts de l’imagination, les autres lui donnent les sciences exactes, d’autres sont établis gardiens des traditions, dépositaires des doctrines primitives. Les peuples, dès leur origine, ont le pressentiment de leurs destinées futures. C’est que Dieu, lorsqu’il donne une mission à un peuple, lui donne le pressentiment de cette mission. « Souviens-toi, ô Romain ! disait Virgile, qu’à toi seul appartient de donner des lois à l’univers : tels seront les seuls arts dignes de toi. »
Ce que Virgile disait, du temps d’Auguste, était l’expression de la pensée même de ce peuple, qui, à toutes les époques, fondait toujours pour l’éternité, et affectait l’empire du inonde. Mais le poète n’avait pu connaître la véritable mission du peuple-roi. Les Romains, en portant partout la guerre, et en rassemblant toutes les nations sous le même joug, comme les œufs d’une seule couvée, préparaient l’univers
à la prédication universelle de l’Évangile. Le roi d’une petite contrée aride sort un jour de l’enceinte des montagnes stériles où est assis l’étroit domaine que déjà son père voulut agrandir. Il s’élance de là comme l’aigle s’élance de son aire. Ce royal et magnanime aventurier réussira-t-il dans ses projets gigantesques ? Oui, il réussira, mais à accomplir ce que Dieu veut de lui. Les conquêtes d’Alexandre furent un torrent qui ne fit que passer ; toutefois elles répandirent au loin la connaissance de la langue grecque, destinée à servir d’organe aux premiers apôtres de la vérité, aux premiers martyrs de la foi chrétienne, comme elle avait servi auparavant à préparer, par la culture des lettres, et par des doctrines morales, un grand nombre de nations barbares à recevoir la semence de la parole.
Non seulement la Providence avait pris soin de rassembler les peuples sous une même domination, et de les réunir dans les liens d’une même langue, elle avait pris bien d’autres précautions pour que la Bonne nouvelle fût plus universellement accueillie. Ainsi les traditions de la déchéance de l’homme circulaient dans le monde ; et celles d’un Réparateur de la nature humaine, d’un Médiateur entre Dieu et l’homme, circulaient en même temps. Ainsi les oracles des sibylles annonçaient un siècle nouveau ; et cette grande prophétie, née du besoin des peuples, inspirait à Virgile de beaux vers dont lui-même ignorait le sens profond. Ainsi l’apôtre des nations, saint Paul, en arrivant pour la première fois à Athènes, cette ancienne métropole des lumières, des sciences et des arts, y trouva l’autel du Dieu inconnu.
On peut suivre les progrès des idées morales chez les païens, en comparant la nécromancie d’Homère dans l’Odyssée, le Tartare et l’Élysée de Virgile, le Songe de Scipion, et enfin l’Enfer de Plutarque, dans son traité des Délais de la Justice divine. Pour le remarquer en passant, Plutarque a épuisé, dans ce beau traité, toutes les raisons qui peuvent porter la Divinité à retarder la punition des coupables ; il n’en a omis qu’une, et la meilleure de toutes, le respect que Dieu s’est imposé pour la liberté de l’homme.
Le platonisme fut, sous quelques rapports, une heureuse préparation à la religion de Jésus-Christ. Le platonisme a donc été utile avant et après le christianisme : avant, pour y préparer les hommes ; après, pour les confirmer dans leur croyance.
Une idée sublime reposait inconnue dans les traditions du vieil Orient, où, sans doute, et nous le savons à présent, elle se rattachait à des traditions primitives. Cette idée, qui consistait à faire de Dieu même le type de l’homme et de ses facultés, fut étendue, dans les doctrines platoniciennes, de l’intelligence aux sentiments. Dans de si sublimes théories, Dieu même, source et modèle de toutes les perfections, ◀devint aussi la source merveilleuse, le modèle incompréhensible du dévouement. Cette pensée, trop grande pour germer toute seule dans l’imagination de l’homme, ne put qu’être inspirée d’en haut.
Il en est ainsi de toutes les idées qui auraient le plus choqué la raison humaine dans le christianisme. Dieu avait pris soin de les jeter d’avance au sein de la société, pour qu’elles parussent moins étranges, pour qu’ensuite elles pussent être défendues contre les attaques des esprits forts.
Le peuple juif n’était donc pas seul exclusivement chargé du dépôt de la vérité. Qu’on y réfléchisse, et l’on verra que ce qui conserve les religions fausses, ou les propage, avant comme après la venue de Jésus-Christ, c’est ce qu’elles renferment de chrétien.
Croyez-vous aussi que l’islamisme eût fait tant et de si rapides progrès, sans la parole de vie qui fut prononcée sur Ismaël ? Mais, ne craignons pas d’en faire la remarque, puisque l’occasion s’en présente, Voltaire a bien méconnu l’esprit des traditions lorsqu’il a composé sa tragédie de Mahomet. Entraîné par sa haine pour les institutions religieuses, il a voulu faire une satire allégorique, pensée indigne de toute poésie ; et c’est ce qui l’a égaré : il commit déjà la même faute lorsqu’il fit prononcer à Jocaste des sentences générales d’une impiété sans vraisemblance. Ces tristes allusions, auxquelles un esprit si élevé daigna trop souvent descendre, font gémir sur lui et sur le siècle qui l’encouragea par ses applaudissements. Nous ne nous plairions point aujourd’hui à voir pour la première fois de tels égarements d’une imagination vive et railleuse, qui se joue en même temps et des préjugés et des affections des peuples ; nous avons pénétré trop avant dans le sérieux de la pensée. Nous savons que quelque chose de mystérieux, d’irrésistible, repose dans toutes les croyances, et que toutes sont revêtues d’une puissance terrible. Les religions fausses n’existent, sans doute, que par une force de tradition qui les lie aux révélations vraies ; et elles sont, en quelque sorte, une émanation même de ces révélations. La vérité seule peut toujours subsister.
Le développement de cette idée n’est point de mon sujet : mais si jamais elle est traitée avec quelque profondeur, la sagesse humaine sera obligée de reculer devant une telle lumière ; et la science philosophique sera tout étonnée de n’avoir pas du moins entrevu les voies de la Providence.
S’il est vrai que chaque peuple ait une mission à remplir, un ministère à exercer à l’égard des autres peuples, qui pourrait nier l’antique mission du peuple français, et son ministère auguste en Europe ? Son roi appartient à la plus ancienne race royale qui existe, une race dont l’origine se confond avec le berceau même de la religion de l’Europe, qui est en même temps le berceau de notre monarchie. Ce n’est donc point par hasard que ce roi reçut le nom de fils aîné de l’Église, c’est-à-dire fils aîné de la société européenne. N’allez pas dire qu’un tel titre lui a été conféré un jour, à une date que précise l’histoire, et à cause de ses condescendances à l’égard du Siège pontifical. L’une et l’autre assertion seraient démenties. Lorsque l’on trouve pour la première fois cette expression, elle est déjà consacrée par la tradition ; et l’on sait que nos rois n’ont jamais été moins jaloux que les autres de leur indépendance dans leurs rapports avec la cour de Rome. Convenons plutôt que ce titre est le signe de ce qui est la manifestation d’un fait non contesté. Le Tasse, qui parmi les poètes modernes a fait la seule épopée dont la conception se rapproche de l’épopée ancienne ; le Tasse vient ici nous offrir l’appui de son témoignage. Il n’était point Français, et il a pris ses héros parmi nos ancêtres ; il ne pouvait faire autrement, puisqu’il avait à créer une épopée européenne. Le roi de France gouverne donc un peuple qui fut et qui sera toujours le chef des peuples modernes. Et c’est encore la Providence de Dieu qui nous a donné cette langue dont tous les caractères affectent l’universalité.
Le dépôt des idées conservatrices de la société fut un instant confié à l’Angleterre ; mais elles étaient là comme en séquestre, et dépouillées de toute force extérieure. La mission de l’Angleterre fut alors celle d’un gardien qui ne peut pas user de la chose confiée ; c’était une sorte de fidéicommis. Cette mission temporaire ne devait durer qu’autant que se prolongeraient en France l’anarchie et l’usurpation. L’Angleterre avait accueilli avec respect nos nobles exilés : elle croyait, en cela, n’avoir fait qu’accomplir les saints devoirs de l’hospitalité à l’égard du malheur. Elle ignorait alors que, seulement dépositaire des idées conservatrices de la société, elle devait aussi religieusement garder les augustes représentants des traditions sociales. Ainsi elle croyait n’obéir qu’à un sentiment d’humanité, et elle suivait un conseil de la Providence. L’Angleterre, au reste, ne pouvait s’arroger les prérogatives de la France, car le signe de la domination ne lui avait pas été accordé ; je veux dire notre langue, qui est la langue européenne.
Cependant les idées qui doivent diriger la société générale n’étaient point restées tout à fait stationnaires. Un peuple, séparé du reste de l’Europe par ses mœurs beaucoup plus que par les montagnes qui forment ses limites naturelles, se saisit du mouvement progressif. Il manquait aussi à l’Espagne la magistrature de la langue. Maintenant cette Espagne généreuse, qui a laissé déjà échapper une fois l’empire du monde, a repris ses fonctions naturelles dans la société. Il paraît qu’elle est destinée à conserver encore quelque temps, à l’extrémité de l’Europe, le dépôt des vieilles traditions de l’ordre de choses qui vient de finir ; il est peut-être, en effet, utile qu’il reste des témoins de plusieurs âges de civilisation.
Nous pourrions à présent jeter un coup d’œil sur les autres peuples de l’Europe ; sur cette Italie qui a régné successivement par la puissance des armes et par les conquêtes pacifiques des arts de l’imagination, et qui, divisée en une foule de petits états, est réunie par un même esprit public ; sur cette Allemagne, dont la langue, encore dans le travail de son perfectionnement, est si favorable à la fermentation de toutes les idées : mais on ne peut pas tout épuiser dans un chapitre.
Dans ce soin de la Providence à choisir des peuples-types, on trouverait encore une des solutions du grand problème de l’accord de la liberté de l’homme avec le gouvernement de Dieu, car toutes les vérités sont sur la même route.
Mais si chaque peuple a une mission, ne peut-on pas dire que chaque homme a la sienne à l’égard de la société où il est né, quelquefois même à l’égard du genre humain tout entier ?
Omnia propter electos.
Il serait peut-être permis d’affirmer, dans un autre sens, que tout est fait dans le monde pour un certain nombre d’hommes. À chaque âge il y a des rois qui gouvernent, des généraux qui gagnent de grandes batailles, des poètes et des philosophes qui laissent un nom, des savants qui étendent le domaine des sciences ; et, autour des rois, des générations obscures qui s’éteignent au pied du trône ; et, autour des grands capitaines, des soldats sans renommée qui ont acheté de leur vie la gloire de leur général ; et, autour des poètes, des philosophes, des savants, une multitude vaine et tumultueuse qui a honoré de ses suffrages le fruit de tant de veilles, sans laisser elle-même aucune trace dans la mémoire des hommes. C’est que Dieu a ses organes au sein de la civilisation, soit pour l’éclairer, soit pour la défendre, soit pour l’embellir. Dieu, dans l’Écriture, nomme Cyrus son Christ. Il nous a donné la liberté, afin que nous puissions mériter ou démériter ; mais, en même temps, il a placé au milieu de nous des maîtres de doctrines. L’esprit
humain forme comme un vaste firmament éclairé de toutes parts d’étoiles de différentes grandeurs.
Ne dirait-on pas encore qu’il y a des dynasties dans le monde intellectuel et dans celui de l’imagination, aussi bien que dans le gouvernement des sociétés humaines ? Voyez, en effet, cette nombreuse postérité qui doit en quelque sorte le jour à Homère, et qui a régné trois mille ans sur notre poésie : dites-moi comment tous ces nombreux descendants d’Aristote ont conservé l’empire de la philosophie pendant tant de siècles. Ne pourrait-on pas faire un arbre généalogique de toutes les races poétiques ou intellectuelles qui ont mené le genre humain ? Expliquez, si vous le pouvez, l’inspiration par laquelle ces chefs de dynasties ont saisi le sceptre des imaginations et des esprits. Représentez-vous le vieillard de Chio, pauvre, aveugle, délaissé, errant, parmi les solitudes, ou mendiant son pain parmi les peuples des villes : est-ce là ce roi de l’épopée, promettant au monde et Virgile, et le Tasse, et Milton ? Non, non, il ne faut point s’abuser : il y a je ne sais quoi d’extraordinaire et de divin dans les créations du plus beau génie qui fut jamais. Une voix inconnue se fit jadis entendre à un homme qui s’est appelé Homère ; et cette voix ensuite a retenti, pleine de mille doux charmes, parmi les générations humaines.
N’y aurait-il pas quelque chose de semblable dans l’élection des chefs de dynasties royales ? Virgile, que l’on peut considérer comme le dernier des poètes antiques, donne à Énée le nom de père. Une telle épithète renferme un vaste sens : elle signifie non seulement chef d’un peuple, mais encore père du siècle futur, fondateur d’une société humaine, souche d’une race destinée à régner. Je cite plus volontiers les poètes que les politiques, parce que je regarde les poètes comme les véritables annalistes du genre humain, et que les politiques ou les philosophes sont trop souvent des hommes séduits par des théories sans fondement et sans fécondité. Ils parlent en leur propre nom, au lieu d’invoquer les muses, c’est-à-dire le génie des traditions.
Qu’il me soit permis de citer ici la théocratie des Juifs, parce que chez ce peuple, qui à cause de cela, fut appelé le peuple de Dieu, la Providence a rendu visibles ses voies. Elle a jugé à propos, pour l’instruction des hommes de faire connaître une seule fois les moyens qu’elle emploie toujours. La théocratie des Juifs nous montre donc comment se fait l’élection des races royales. Dieu, qui s’est réservé le haut domaine sur les peuples, n’a pu leur abandonner le choix de ceux par qui il veut diriger leurs destinées.
Lorsque Bonaparte se saisit du gouvernement consulaire, tous les écrivains travaillèrent à la restauration de l’édifice social avec une ardeur au-dessus de tout éloge, avec une sorte d’unanimité qui donnait les plus justes espérances. On propageait dans les journaux et dans les écrits les bonnes doctrines littéraires, qui tiennent de si près aux bonnes doctrines de la société. Le siècle de Louis XIV fut goûté de nouveau ; et, pour le remarquer en passant, on sentait, surtout dans les feuilles quotidiennes, un instinct monarchique dont il était bien facile de tirer parti, mais que l’on sut tourner habilement au seul profit du despotisme. On n’a pas vu assez combien Bonaparte a été favorisé par les circonstances ; on n’a pas vu assez combien il lui eût été possible de relever l’autel des croyances sociales, dont les débris n’étaient pas encore enfoncés dans la poussière des décombres ; et combien on allait au-devant de lui pour l’accomplissement de l’œuvre de la régénération. Il est certain que s’il eût été un homme marqué pour sauver, au lieu d’être un homme marqué pour détruire, il eût été le législateur actuel de l’esprit humain. Dieu, en retirant à Bonaparte un pouvoir qui fut essentiellement, et par sa nature, temporaire et conditionnel, ne s’est point repenti, selon la belle expression de l’Écriture ; car Bonaparte ne fut qu’un auxiliaire du temps, pour hâter la destruction.
Louis XVIII a eu une tâche bien plus difficile à remplir que celle qui se présentait à l’époque où finit le règne absurde du Directoire. Louis XVIII, resté le père du peuple, avait à cicatriser la double plaie de la révolution et de l’usurpation. Lorsqu’il est remonté sur le trône de ses ancêtres, les traditions monarchiques s’étaient effacées ; il était obligé d’enseigner de nouveau la liberté à ses peuples, et le temps lui manquait pour consolider la royauté, comme le temps avait manqué à Bonaparte pour consolider le despotisme. L’époque actuelle a cela de remarquable, que le temps manque toujours, ou est toujours sur le point de manquer aux institutions ; tant est violente la force d’expansion des idées nouvelles. Les peuples, par une sorte d’instinct qui ne les trompe jamais, sentaient que le retour de leurs anciens rois était pour eux-mêmes le retour de leurs anciennes prérogatives et de leurs espérances nouvelles ; mais ils étaient trop impatients d’en jouir. Nous avons déjà signalé ce qu’une telle situation des esprits a eu de malheureux ; et nous ne devons point revenir sur cette affligeante peinture.
Je n’ai fait qu’indiquer dans ce chapitre la marche progressive de l’esprit humain : ce serait la matière d’un beau livre, qui est au-dessus de mes forces. J’abandonne à la méditation des sages le simple essai que je viens de présenter.
Dans la suite de cet écrit les voies de la Providence nous seront souvent montrées ; souvent aussi nous rencontrerons les limites de la liberté de l’homme. Ainsi les aperçus qui font le sujet de ce chapitre trouveront, dispersés çà et là, leurs compléments nécessaires ; et peut-être en résultera-t-il un ensemble de doctrines, mais seulement par inductions, et non point dogmatiquement. Quoique le plus souvent plusieurs idées soient conçues en même temps, et dussent marcher de front, cependant l’imperfection de nos organes et des moyens qui nous ont été donnés pour exprimer ces idées nous oblige à ne les produire que successivement. C’est ce qui me fait désirer que le lecteur arrive jusqu’à la fin de cet ouvrage avant de le juger.
Le génie éminemment allégorique de l’antiquité n’a point échappé à la vaste intelligence de Bacon, mais il n’en a développé qu’une partie. Celle qu’il n’a point aperçue, ou qu’il a négligée, donnerait ici lieu à d’importantes observations : je m’en abstiendrai aussi, parce que je ne veux point être accusé d’être guidé par un esprit de système ; mais qu’il me soit permis de puiser, dans le peu que nous connaissons de ce génie allégorique, une hypothèse qui pourra servir à faire mieux sentir, par la suite, plusieurs choses qu’il me serait assez difficile d’expliquer. Je supposerai donc, sans m’arrêter même à
justifier cette supposition, quelque vraisemblable qu’elle soit, je supposerai que, chez les anciens, les initiations ne fussent, à proprement parler, qu’une imitation de la vie actuelle : l’initié passait par une suite d’épreuves qui servaient à développer ce qui était déjà en lui ; on ne lui révélait point la vérité, mais on la faisait naître de l’ébranlement de ses propres facultés ; on ne la lui disait point ; on la lui faisait trouver, en écartant les obstacles qui s’opposaient à ce qu’elle se montrât. Maintenant, si nous retournons la supposition, ne pouvons-nous pas admettre que la vie est une sorte d’initiation qui sert à manifester, dans l’homme, l’être intellectuel et l’être moral ? De chaque chose, de chaque état de choses, il sort une révélation. Le spectacle de la nature est une immense machine pour les pensées de l’homme. Les propriétés des êtres, les instincts des animaux, le spectacle de l’univers, tout est voile à soulever, tout est symbole à deviner, tout contient des vérités à entrevoir, car la claire vue n’est pas de ce monde. Ce grand luxe de la création, cet appareil de corps célestes semés dans d’espace comme une éclatante poussière, tout cela n’est pas trop pour l’homme, parce que l’homme est un être libre et intelligent, parce que l’homme est un être immortel. « Dieu, comme dit Moïse, a fait le soleil, la lune, les astres,
pour le service de toutes les nations qui vivent sous le ciel. »
Mais n’oublions pas que si chaque chose produit une révélation, les sociétés humaines sont les dépositaires naturelles et impérissables de ces révélations successives et continues. Nous interrogerons donc, à son tour, l’organe universel de toutes ces révélations, cette voix du genre humain donnée par Dieu même, la parole.