(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Les regrets. » pp. 397-413
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Les regrets. » pp. 397-413

Les regrets.

J’aurais grand besoin cette fois qu’un moraliste fin, discret, adroit et prudent, un Addison, me prêtât son pinceau sans mollesse et sans amertume : car c’est d’un mal moral que je voudrais traiter, et d’un mal présent ; j’ai en vue de décrire la maladie d’une partie notable de la société française (de la fleur et non pas du fond de cette société), et, en la décrivant au naturel, de faire sentir à de belles et fines intelligences qu’elles ont tort de loger et d’entretenir si soigneusement en elles un hôte malin qui, à la longue, est de nature à porter atteinte à la santé même de l’esprit.

Qu’est-ce donc que ce mal dont est visiblement atteinte depuis quelque temps une partie de la société brillante et pensante ? C’est l’ironie, c’est le dépit, moins encore le regret de ce qui n’est plus, que l’étonnement, la surprise, la colère d’assister à ce qui est, et à ce qui est sans nous. On n’en revient pas de n’avoir plus à gouverner le monde. Tant qu’il n’y a eu que chute, catastrophe, anarchie universelle, on a eu du bon sens, de la philosophie, et quelques-uns même du courage ; après la première secousse, qui a été rude, on ne s’est pas trop abandonné, on est revenu à soi et on a donné la main à d’autres ; on a travaillé à remettre la société à flot et à s’y remettre soi-même. Était-ce donc le seul espoir de ressaisir le gouvernail, qui soutenait tous ces naufragés de la veille revenant sur l’eau, quand on les voyait si activement, pour leur part, aider à construire le radeau après la perte du navire ? N’était-ce donc pas le sentiment du péril immense et le désir du salut commun ? Le fait est que, durant les trois années d’un état précaire pour la France et presque déshonorant pour la civilisation d’un grand peuple, les mêmes hommes, après le premier étourdissement passé, ont assez pris leur parti, qu’ils ont assez bien vécu et n’ont pas trop désespéré, et que depuis qu’il y a un établissement régulier, il leur semble qu’on ne puisse plus vivre : c’est que cet établissement s’est fait sans eux, c’est que ce régime n’est plus le leur ; on supporte encore la chute, non pas le remplacement.

Le grand malheur des révolutions fréquentes et périodiques auxquelles notre France s’est vue sujette depuis quarante ans, a été de faire de vastes coupes réglées dans les générations qui formaient la tête de la société, de les déposséder presque en masse du pouvoir en un seul jour, et de donner aux générations survenantes le caractère d’une conquête et d’une invasion. L’Empire tombe en 1814 et en 1815 ; les serviteurs de l’Empire, à peu d’exceptions près, sont jetés de côté à l’instant, et la face de la France gouvernante est renouvelée. La Restauration tombe en 1830 ; les hommes de la Restauration disparaissent, et une nouvelle génération se saisit du gouvernement de la société dans toutes les directions et à tous les degrés. C’est cette génération, accoutumée au pouvoir durant dix-huit ans, pleine encore de force, de capacité, d’intelligence, se ramifiant dans les classes élevées et dans les moyennes, qui, frappée à son tour, est malade en ce moment du genre d’irritation que je signale. Naturellement, c’est toujours le dernier pouvoir tombé qui est le plus irrité contre celui qui succède : l’avant-dernier est déjà fait à la patience.

Cette irritation, qui, je le répète, n’était pas née après la chute même et dans l’intervalle anarchique qui a duré près de quatre ans ; cette irritation, qui était alors paralysée et par la peur très permise et par des retours d’espérance, s’est développée au plus haut degré depuis l’établissement d’un régime qui annule ces espérances en même temps qu’il rassure contre les craintes extrêmes. On a du loisir et de la liberté d’esprit et l’on se croit en droit d’en profiter sans beaucoup de reconnaissance. Il s’est donc déclaré aussitôt, dans une partie de cette belle société à la fois outrée et rassurée, une disposition frondeuse, railleuse, qui se manifeste de mille manières ironiques depuis longtemps tombées en désuétude, par des journaux à la main, par des bulletins publiés à l’étranger, par des couplets à la Maurepas, que sais-je ? Tout cela ne mériterait pas même l’attention, si la disposition fondamentale qui est là-dessous ne tendait à persister jusque dans de bons et graves esprits, à les envahir, ou, si c’est trop dire, à les marquer d’un coin qu’on ne se serait jamais attendu à trouver en eux. La prétention, en effet, des principaux chefs de cette génération qui ne relevait ni du droit divin ni d’aucun principe préconçu, et qui arrivait à la politique par l’étude des choses et de l’histoire, était de tout comprendre ; et, depuis quelque temps, ils me semblent, en vérité, ne se plus mettre en peine de cela. Dans ce moment, même, qu’ils daignent, je les en prie, ne pas prendre ou donner le change sur ma pensée : je ne viens pas ici conseiller d’épouser le pouvoir, mais simplement de ne pas le nier avec obstination, de ne pas bouder la société qui l’a ratifié, le fond et le vrai de la société de notre temps.

Les regrets et les affections, je les conçois, je les respecte ; là où de tels sentiments sincères se rencontrent, on ne peut que passer en s’inclinant. Les principes, je les conçois aussi, je les respecte également, à condition qu’ils soient nets et avérés. Si dans les hommes irrités dont je parle, il en est qui aient gardé le culte des purs sentiments libéraux, de la vieille liberté entendue comme en 89 ou en 1819, qui aient aimé cette liberté de la même manière avant et pendant le pouvoir, qui n’aient jamais senti, alors qu’ils étaient les maîtres, qu’il fallait faire fléchir les principes eux-mêmes devant les nécessités publiques et les périls imminents, s’il est de tels hommes qui aient conservé chastement en eux ce premier idéal de la nature humaine et de la nature française gouvernable, à ceux-là je leur accorde tout ; de tels modèles sont beaux de temps en temps à contempler à distance dans l’histoire. Respect aux Thraséas partout où il s’en rencontre ! Si la France en possède deux ou trois, qu’elle en garde les bustes, en attendant les statues.

Mais ici quelques remarques sont nécessaires : la prétention et la ressource de tous les pouvoirs déchus est d’invoquer aussitôt la justice et de s’identifier avec elle. Quand nous étions jeunes et que nous entendions ceux qu’on appelait alors les hommes de l’Ancien Régime raisonner de politique, que disaient-ils ? « Nous sommes les représentants du droit, de la justice, de la vérité et de la légitimité sociale ; vous, au contraire, enfants de la Révolution, vous êtes des usurpateurs et des hommes du fait. » Cela nous faisait sourire, car nous raisonnions sur ce grand fait révolutionnaire, nous montrions qu’il avait été provoqué, justifié en partie, qu’il avait ses raisons d’être ; et les plus fortes têtes d’entre nous poussaient cette logique des événements jusqu’à établir par maximes une sorte de loi et de fatalité historique inévitable. Aujourd’hui, un grand nombre de ces jeunes hommes d’alors, après avoir passé par le pouvoir et par le gouvernement à leur tour, se voyant déchus à l’improviste et dépossédés, vont recommencer, s’ils n’y prennent pas garde, le raisonnement des hommes d’autrefois ; ils vont vous démontrer point par point qu’ils représentent le droit, la justice, la légitimité sociale ; tout cela, à les entendre, est en eux seuls et non pas en d’autres : ils en gardent le dépôt, et ils vous en parleront avec autant de zèle et de componction qu’aurait pu faire un bon royaliste au lendemain de juillet 1830. Pour un simple observateur désintéressé, ce changement subit de rôles est extrêmement curieux.

L’autre jour, j’entendais causer un homme de grand esprit, un ancien ministre de l’Instruction publique sous Louis-Philippe, et qui a, durant des années, administré, sous un titre ou sous un autre, cette branche importante du pouvoir ; il critiquait les innovations récentes apportées dans l’enseignement ; et, sur quelques observations générales qui lui étaient faites, et qui méritaient au moins d’être écoutées : « Je crois à la vérité absolue, s’écria-t-il en rompant la conversation, je crois au bien. » Il appelait apparemment le bien ce qu’il avait fait ; le mal, c’était ce que faisaient les autres.

Nous sommes tous plus ou moins tentés de parler ainsi, si nous nous livrons à la vivacité de notre premier mouvement et si ce que Pascal appelait la pensée de derrière ne nous avertit. Le danger, aujourd’hui, pour quantité d’esprits distingués, atteints dans leurs habitudes, dans leur symbole politique, et qui ont à se plaindre des choses, serait de se fixer dans une disposition habituelle de rancune, d’hostilité sans grandeur, de jugement ironique et satirique : il en résulterait une altération, à la longue, dans le fond même de leur esprit et de leur jugement. Rappelons-nous, encore une fois, pour ne pas les imiter, ces hommes d’esprit que nous avons connus dans notre jeunesse et qui nous paraissaient plus ou moins d’un autre âge : ils avaient cessé de prendre la société de droit fil ; ils avaient contracté leur pli à une certaine date restée pour eux mémorable bien plus que pour nous. M. de Lally-Tollendal et ses amis s’étaient arrêtés à un certain jour de l’Assemblée constituante ; la justice et la vérité politique se prolongeaient pour eux jusqu’à ce jour-là, et ne subsistaient pas vingt-quatre heures de plus. Sur tout le reste, ils parlaient bien et semblaient ouverts ; mais gare si l’on abordait ce côté ! Il y en avait d’autres qui disputaient encore sur les chances qu’aurait eues l’entreprise militaire de M. de Bouillé, si la fuite de Louis XVI avait réussi en juin 1791. Combien de montres s’étaient ainsi arrêtées durant la Révolution à tel ou tel jour de secousse violente ! Tâchons donc, même quand nous ne prendrions aucun plaisir au temps qui passe, de remonter notre montre tous les soirs et de la tenir à l’heure ; c’est une habitude excellente pour l’esprit.

Avez-vous jamais réfléchi à ce que c’était que ces hommes de la Chambre de 1815, dont en général les montres s’étaient arrêtées subitement au 18 Brumaire, et qui, après quinze ans d’isolement, de colère ou de bouderie à l’écart, se virent un jour appelés à l’exercice d’un gouvernement nouveau et à remettre en vigueur les formes parlementaires et délibératives ? On pouvait croire, au premier abord, qu’il y avait de leur côté de la ressource, parce que leurs caractères n’étaient point usés, et parce qu’ils avaient vécu en dehors du tourbillon qui entraînait l’Europe. « Ils avaient dû trouver, disaient d’ingénieux publicistes, dans leurs pensées toujours refoulées, un exercice qui doublait leurs forces. » C’était une erreur. Ces hommes de la Chambre de 1815 arrivèrent ou revinrent impraticables parce qu’ils étaient violents, parce qu’ils avaient accumulé en silence mille aigreurs et mille rancunes, parce qu’ils étaient restés, dix années durant, à l’état de pistolets chargés : quand on vint à vouloir s’en servir de nouveau, ils éclatèrent dans la main qui les employait.

Hommes de la génération de 1830, tombés en 1848, désormais évincés et très ajournés, vous qui vous êtes toujours piqués de tout comprendre dans l’histoire, et qui, par l’étude, par les idées, par une habituelle et libre ouverture de l’intelligence, vous êtes crus et êtes, en effet, si supérieurs aux plus hommes d’esprit de cette race de 1815, n’admettez en vous trop longtemps aucun grain d’aigreur et d’amertume, aucun levain pareil au leur et qui est de nature à se loger si aisément au cœur de l’homme. Votre faible a été, de tout temps, de vous croire privilégiés, ne vous y fiez pas trop ; vous êtes hommes aussi, vous êtes dans une époque critique ; ne vous fixez pas dans le dépit. Les fortes colères vaudraient encore mieux. Mais plutôt mettez votre honneur et votre supériorité à n’avoir ni dépit ni colère, à garder de vos idées ce que vous en croyez juste et durable, sauf à les confronter perpétuellement avec l’état de la société, à les corriger sans cesse par l’observation de ce monde qui marche et qui change, et qui de nos jours tourne si vite à l’indifférence du passé. « Il est inutile de se fâcher contre les choses, disait Mme de Staël, car cela ne leur fait rien du tout4. » Ce que je demande ici est difficile ; le mérite vous en sera plus grand. Il y a un mal terrible et rebelle à guérir, une maladie non décrite et qui n’a pas pris place encore dans les livres de médecine ; je l’ai peu observée directement, je l’ai entrevue toutefois, et je me la suis fait raconter par des témoins, et presque par des malades eux-mêmes : je puis en donner un léger aperçu que de plus experts compléteront.

Cette maladie est celle du pouvoir perdu. Elle est déjà bien ancienne, elle l’est, presque autant que le monde, mais longtemps elle a été limitée à un petit nombre de cas, ou bien elle prenait une autre forme. Du temps de la monarchie et de la Cour, elle se confondait avec la maladie du courtisan disgracié ou de la perte de la faveur ; depuis l’émancipation de la société et la participation plus ou moins directe d’un grand nombre à l’exercice du pouvoir, la maladie, dans sa forme simple, s’est fort répandue, et il y a des moments où elle a le caractère d’une épidémie. Ne la prenons que dans les exemples saillants et dignes d’être observés.

Pascal, qui avait si bien pénétré l’homme dans sa grandeur et dans sa misère, et qui, en son âme ardente, s’était représenté plus d’une fois sans doute les vives images de l’ambition politique, a écrit, comme pour s’en dégoûter :

Prenez-y garde ! Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a, dès le matin, un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et, quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les envoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

En effet, le pouvoir, considéré au point de vue moral, et sous sa forme la plus générale, consiste à ne pas s’appartenir un seul moment, à faire de grandes choses peut-être, mais à être envahi aussi par les petites, à n’avoir pas une minute à soi dès le réveil : tel est le plaisir. L’espoir des grandes actions vous tente et vous soutient, j’aime à le croire : en attendant, les actions vaines ne prennent pas moins de place. Les affaires et les gens vous assiègent, vous cherchent, vous poursuivent. Les importuns et les sots même entre les solliciteurs ne vous déplaisent pas ; ils donnent le sentiment de ce qu’on peut, même quand on refuse. Le moi humain se dilate et s’étend comme naturellement à tout ce qui entoure. Il y a une expression en grec qui m’a toujours frappé : pour signifier un homme d’importance, un héros, un chef, on dit : Ceux qui sont autour de lui. Par exemple, au lieu de nommer tout simplement Achille ou Agamemnon, on dira : Ceux qui sont autour d’Achille ou d’Agamemnon, tant on est loin de concevoir le personnage isolé et sans son cortège ! Ainsi de tout temps pour l’homme de pouvoir : il n’est jamais seul. Mais qu’il tombe : le soir même de la disgrâce, m’assure-t-on, subitement, rudement, avec une brutalité dont je n’ai jamais été témoin, le vide se fait autour de lui ; quand je dis le soir, ce n’est peut-être que le lendemain ; car je ne puis supposer que, pour la forme, quelques politesses au moins n’arrivent pas ; puis, la cérémonie faite, il ne reste que les amis. On sent alors qu’on n’est plus que soi, qu’on n’a plus dans les mains cet aimant qui attirait. Les premiers jours on a peine à s’y accoutumer ; on attend machinalement, habitué qu’on est à recevoir son occupation du dehors ; il semble que l’huissier soit en défaut. Mais rien n’est plus vrai pourtant, votre porte ne s’ouvre plus que pour un petit nombre ; il faut peu à peu s’y faire. Si quelqu’un entre alors pour une affaire particulière, quelque subalterne surtout, on le retient, on amène la conversation sur la chute récente, sur l’ingratitude des hommes, sur l’état général des affaires publiques qui se gâte et devient tout à fait affligeant : on s’épanche, on cherche de l’écho. C’est ici que la différence des humeurs et des caractères se déclare, et aussi celle de l’éducation. Je connais des hommes d’une nature sociale heureuse et d’un bon sens bien tempéré qui ont peut-être retrouvé leur philosophie dès le soir même. Je sais des gens de goût qui ont pu ressentir l’amertume, mais qui l’ont dissimulée galamment : une grande fortune et une situation faite sont un excellent coussin dans la chute, pour parer aux contrecoups. Les natures moins délicates ou moins maîtresses d’elles-mêmes ne peuvent se retenir ; il en est qui s’exhalent en propos vifs et outrageants, d’autres tournent au tendre et à l’élégie. M. de Chateaubriand éclatait tout haut avec rage et menaces ; M. de Martignac avait des bons mots et des soupirs. M. de Serre, emportant sa blessure au foie en silence, s’en allait mourir à Naples ; M. de Villèle, moins idéal et plus positif, s’en allait faire les affaires de sa province, de sa commune et de sa municipalité, et il les fait encore : sur une échelle ou sur une autre, est-ce que toutes les affaires ne se ressemblent pas ? Dans le vieux temps, Sully, après la mort de Henri IV, prenait le bon parti, celui qui sied aux ministres survivants d’une grande époque et d’un grand règne : il en dictait l’histoire à quatre secrétaires à la fois, et se la faisait raconter tout le long du jour, s’enfermant et se murant ainsi dans ses souvenirs. Il devenait même poète du coup, et rimait l’éloge de Henri IV et son propre Adieu à la Cour en deux pièces de vers qui se sont conservées. Au temps de la Fronde, un disciple de Richelieu et qui n’était pas indigne de lui pour sa capacité et son ardeur, M. de Chavigny, dans ses heures de disgrâce, faisait visite au monastère de Port-Royal-des-Champs et tâchait de s’y complaire à la pénitence ; effort pénible et qui ne durait pas ! D’Aguesseau, à Fresnes, pas plus que L’Hôpital en sa maison de Vignay, ne doit se considérer comme un ministre en disgrâce ; c’était un magistrat homme d’études, qui retrouvait, un peu mélancoliquement peut-être, mais sans trop d’ennui, les habitudes de la vie de cabinet. Maurepas, qui fut exilé vingt-cinq ans dans sa terre, après avoir été ministre et avant de le redevenir, avait passé ce long intervalle avec une légèreté de grand air, qui faisait illusion, même à Montesquieu : « J’arrive de Pontchartrain avec Mme d’Aiguillon, où j’ai passé huit jours très agréables, écrivait-il ; le maître de la maison a une gaieté et une fécondité qui n’a point de pareille. Il voit tout, il lit tout, il rit de tout, il est content de tout, il s’occupe de tout. C’est l’homme du monde que j’envie davantage : il a un caractère unique. » Maurepas se consolait par la légèreté et la satire, et en faisant collection de tous les noëls moqueurs où l’on chansonnait les gens.

La plus belle disgrâce ministérielle que l’on puisse citer est celle du duc de Choiseul à Chanteloup ; elle fut triomphante d’abord comme une faveur ; l’idée de popularité commençait à naître. N’y comptez pas trop cependant ; les premiers jours de Chanteloup sont enivrants ; mais je ne répondrais pas des autres, et on ne nous a pas tenus au courant de la suite. En récompense, voici un charmant et naïf tableau d’une autre disgrâce un peu antérieure, de celle du comte d’Argenson, ancien ministre de la Guerre sous Louis XV, et renvoyé en 1757 pour avoir pris parti contre Mme de Pompadour au moment de l’assassinat de Damiens ; la page qu’on va lire de Marmontel est un renseignement précieux pour la peinture de la maladie morale que nous étudions :

Dans l’un de ces heureux voyages que je faisais à Saumur, dit-il en ses Mémoires, je profitai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d’Argenson, l’ancien ministre de la Guerre, que le roi y avait exilé. Je n’avais pas oublié les bontés qu’il m’avait témoignées dans le temps de sa gloire. Jeune encore, lorsque j’avais fait un petit poème sur l’établissement de l’École militaire, dont il avait le principal honneur, il s’était plu à faire valoir ce témoignage de mon zèle. Chez lui, à table, il m’avait présenté à la noblesse militaire comme un jeune homme qui avait des droits à sa reconnaissance et à sa protection. Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. Ô mes enfants ! quelle maladie incurable que celle de l’ambition ! quelle tristesse que celle de la vie d’un ministre disgracié ! Déjà usé par le travail, le chagrin devait achever de ruiner sa santé. Son corps était rongé de goutte, son âme l’était bien plus cruellement de souvenirs et de regrets ; et, à travers l’aimable accueil qu’il voulut bien me faire, je ne laissai pas de voir en lui une victime de tous les genres de douleur.

En me promenant avec lui dans ses jardins, j’aperçus de loin une statue de marbre ; je lui demandai ce que c’était. « C’est, me dit-il, ce que je n’ai plus le courage de regarder » ; et en nous détournant : « Ah ! Marmontel ! si vous saviez avec quel zèle je l’ai servi ! Si vous saviez combien de fois il m’avait assuré que nous passerions notre vie ensemble, et que je n’avais pas au monde un meilleur ami que lui ! Voilà les promesses des rois ! voilà leur amitié ! » Et, en disant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes.

Le comte d’Argenson, bien qu’il fût caustique d’esprit, était de ceux, on le voit, qui dans le malheur tournent à l’élégie et à l’attendrissement ; il en est d’autres qui, de colère, auraient montré le poing à cette statue du roi, et l’auraient peut-être mise à bas s’ils l’avaient osé : « Je ne suis plus ministre, donc tu ne seras plus roi. » C’est ainsi que quelques-uns ont raisonné.

Le soir, continue Marmontel parlant toujours de cette visite chez le comte d’Argenson, pendant que l’on soupait, nous restions seuls dans le salon. Ce salon était tapissé de tableaux qui représentaient les batailles où le roi s’était trouvé en personne avec lui. Il me montrait l’endroit où ils étaient placés durant l’action : il me répétait ce que le roi lui avait dit ; il n’en avait pas oublié une parole. « Ici, me dit-il en parlant de l’une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils était mort : le roi eut la bonté de paraître sensible à ma douleur. Combien il est changé ! rien de moi ne le touche plus. » Ces idées le poursuivaient ; et, pour peu qu’il fût livré à lui-même, il tombait comme abîmé dans sa douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, allait bien vite s’asseoir auprès de lui, le pressait dans ses bras, le caressait ; et lui, comme un enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa consolatrice, les baignait de ses larmes, et ne s’en cachait point.

Le malheureux, qui ne vivait que de poisson à l’eau, à cause de sa goutte, était encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût été sensible ; car il était gourmand. Mais le régime le plus austère ne procurait pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus m’empêcher de lui paraître vivement touché de ses peines : « Vous y ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque cela m’eût été si facile. » Peu de temps après, il obtint la permission d’être transporté à Paris. Je l’y vis arriver mourant, et j’y reçus ses derniers adieux.

Tous les traits sont à remarquer dans ce vif et véridique tableau, notamment celui-ci qui est pris sur nature, lorsque d’Argenson se reproche de n’avoir pas assez fait pour Marmontel, quand il était puissant. Nous avons vu ainsi des ministres qui, après leur chute, disaient volontiers à tous ceux qu’ils rencontraient en chemin : « J’ai eu bien des torts envers vous, je ne vous ai pas traité comme je l’aurais dû. » Rendez-leur le pouvoir demain, ils en feront autant52.

Une autre remarque plus frappante porterait sur l’espèce de conseil que le digne Marmontel donne à ses enfants en leur présentant ce triste exemple de l’ambition politique. De nos jours cette ambition a fait tant de progrès et a tellement gagné toutes les classes et tous les ordres d’esprits, que ce ne sont plus seulement les d’Argenson qui en sont atteints, ce sont les Marmontel eux-mêmes qui en sont victimes. Le nombre diminue de plus en plus, même parmi les gens de lettres, de ceux qui peuvent dire comme d’Alembert : « Je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu’à l’étude, à la retraite, et à la société la plus bornée et la plus libre. »

On a, ce me semble, la maladie suffisamment décrite ; ajoutez-y cependant, pour la situation d’aujourd’hui, une complication très grave, le mal de la parole perdue, ce qui est cuisant après un gouvernement d’orateurs. Mais ceci ouvrirait toute une veine nouvelle et nous mènerait trop loin. Le remède à ce mal immodéré des regrets, quand on ne le trouve point dans une grande égalité d’humeur et dans le tempérament naturel, est dans le travail, dans l’occupation sérieuse et suivie, dans tout ce qui maintient la force et l’équilibre de l’esprit, et qui se communique à l’âme. Si la partie élevée de nous-même ne nous parle pas assez haut, consultons du moins la partie sensée dans le silence. Qu’on se dise bien, en y réfléchissant, que, s’il est peu de douleurs qui attirent la pitié des autres, il n’en est aucune de moins sympathique que celle des ambitieux ou des gouvernants déçus. Je crois bien ne pas trop différer en cela de la société de mon temps : je sais gré à tout gouvernement qui me procure l’ordre et les garanties de la civilisation, le libre développement de mes facultés par le travail : je le remercie et suis prêt, pour mon humble part, à l’appuyer. Mais, cela dit, n’entrons pas dans le domaine du cœur ; ne touchons pas trop la corde du sentimental. Surtout je ne puis, pour mon compte, avoir grande pitié des gens auxquels il n’est arrivé d’autre malheur inconsolable que celui de ne me plus gouverner.

Il est un exemple qui, depuis quelque temps, me frappe, et dans lequel il est impossible de ne pas reconnaître de l’élévation native et de la force : je veux parler de celui de M. de Lamartine. Il y a des années que je ne suis guère accoutumé à le flatter ; pourtant, depuis qu’il a perdu le pouvoir sans en avoir fait l’usage qu’il pouvait, et bien qu’il en gémisse tout bas peut-être, il n’en laisse rien percer dans ses écrits ; il produit avec l’abondance qu’on sait, mais sans amertume, sans y mêler de ressentiment personnel, et sans s’écrier à toute heure que les temps sont changés, que le monde va de mal en pis. Là est l’écueil, là est la tentation en effet pour ceux qui ont dû se lever de table avant la fin du repas : ils aiment à se persuader qu’à partir de là l’empoisonnement commence. Il est permis à l’un de ceux qui se tiennent debout à regarder, de leur répondre : Non, le monde n’est pas en train d’aller plus mal depuis hier seulement ; s’il dégénère, c’est de votre temps et du temps de vos pères que cela a commencé, non pas du jour où vous n’y avez plus la haute main. Les générations ne sont pas à la veille de tomber dans la barbarie parce qu’elles apprendront un peu plus de sciences et un peu moins de lettres proprement dites, parce qu’on saura des mathématiques, de l’astronomie physique, de la botanique et de la chimie, qu’on se rendra mieux compte de cet univers où l’on vit et qu’il était honteux d’ignorer. Un esprit bien fait, qui saura ces choses, et qui y joindra assez de latin pour goûter seulement Virgile, Horace et Tacite (je ne prends que ces trois-là), vaudra tout autant pour la société actuelle et prochaine que des esprits qui ne sauraient rien que par les livres, par les auteurs, et qui ne communiqueraient avec les choses réelles que par de belles citations littéraires. À ce monde nouveau, pour l’intéresser, il faudra une littérature différente, plus solide et plus ferme à quelques égards, moins modelée sur l’ancienne, et qui, aux mains des gens de talent, aura elle-même son originalité. Telle est mon espérance ; j’aime à compter sur des successeurs. Il est difficile aux hommes de notre âge, avec nos habitudes et nos goûts, d’être des satisfaits ; c’est assez d’éviter le faible des mécontents. N’ayons pas un intérêt d’amour-propre et de métier à ce que la société aille mal, à ce que toutes les fautes se commettent. Malheur à qui vit longtemps en espérant les fautes d’autrui ! Il commet lui-même la plus grande, et il en est puni dans la droiture et dans l’étendue de son intelligence. Il commence à voir à contresens le monde, et, si un retour de fortune lui ménage un rôle dans l’avenir, il n’y rentre plus qu’à contretemps. On m’assure qu’il y a pour le moment des protestants français qui croient à la révocation de l’édit de Nantes ; il y a des universitaires qui croient ou qui crient à l’invasion du Moyen Âge : eh bien ! des gens qui croiraient de ces choses dix ans de suite, n’en sortiraient pas sans un tic fâcheux dans l’esprit. C’est assez user, pour aujourd’hui, du conseil et du sermon : mais démentons, je vous en supplie, ce moraliste chagrin que je rencontrais l’autre jour, et qui me disait en souriant : « Vous ne savez pas ? je suis en ce moment occupé à observer et à vérifier un fait curieux : Comment les générations évincées, si elles n’y prennent garde, passent vite à l’émigré du dedans, à l’ultra, au voltigeur de Louis XV, ou comment les ailes de pigeon leur poussent. Et je le vérifie sur des gens qui se piquaient d’être graves et intelligents avant tout, et, comme ils le disaient, de comprendre. Les graves eux-mêmes tournent à l’ironique et au frivole. » Je l’arrêtai court ; je lui soutins, pour l’honneur de ma génération, qu’il avait tort, que cela ne se passerait point ainsi ; mais je me promis pourtant de pousser le cri d’alarme, d’avertir les intéressés mêmes, et de le faire de la seule manière dont ces sortes d’avis peuvent se donner, c’est-à-dire publiquement, à mes risques et périls. Je leur rappelle donc, pour qu’ils s’en méfient, ce qu’ils savent aussi bien que moi : De toutes les dispositions de l’esprit, l’ironie est la moins intelligente. De toutes les passions, le dépit est la plus petite ; et, de tout temps, ç’a été peut-être la plus grande des passions françaises53.