Chapitre III : Examen de la doctrine de Tocqueville
Après avoir exposé les doctrines de M. de Tocqueville et en avoir fait, je l’espère, ressortir la véritable portée, qu’il me soit permis de présenter quelques observations qui ne changent pas essentiellement le fond de sa pensée, mais qui la complètent. Quoique Tocqueville soit peut-être un des publicistes qui se sont le moins trompés, je pense cependant que sa doctrine pourrait gagner en étendue et en solidité. Un premier défaut déjà reproché au livre de la Démocratie, c’est que la vue de l’auteur y est constamment partagée entre deux objets différents qui, malgré quelques ressemblances essentielles, se refusent à entrer dans un même système : à savoir la démocratie en Europe et la démocratie en Amérique. Il est certain, il est évident que le problème qui agite M. de Tocqueville et qui l’a conduit aux États-Unis, c’est le problème de la démocratie européenne : c’est là même ce qui donne à ce livre sa grandeur, je dirai presque son pathétique, mais ce qui y répand en même temps une certaine obscurité. Tocqueville décrit l’Amérique, et il pense à l’Europe : de là des traits discordants qui ne peuvent s’appliquer à la fois à l’une et à l’autre. Par exemple, dans un des premiers chapitres, il montre que le trait fondamental de la démocratie américaine est l’absence totale de centralisation administrative, et dans le dernier livre de son ouvrage il soutient que cette sorte de centralisation est le plus grand mal des démocraties. Il n’y a pas là sans doute de contradiction, car il n’est pas question du même objet ni de la même société ; mais il est pénible d’être sans cesse transporté d’un hémisphère à l’autre et d’une société à une autre société radicalement différente. Il eût été, je crois, plus simple d’entrer hardiment dans cette difficulté et de décomposer le problème. En traitant à part de l’Europe et de l’Amérique, on fût arrivé peut-être plus aisément à l’unité cherchée. Les lois communes se seraient mieux fait sentir, lorsque les différences auraient été bien accusées. Au reste, cette critique n’est que secondaire et ne tombe pas précisément sur le fond des choses, car M. de Tocqueville ne méconnaît et n’ignore aucune des différences qui distinguent l’Europe de l’Amérique, et il est toujours possible, quoique avec un peu d’effort, de faire, en le lisant, le partage qu’il n’a pas fait ; mais voici une observation d’un ordre bien plus important.
En considérant la démocratie comme un fait, résultat d’une révolution inévitable, M. de Tocqueville s’est affranchi d’une grande difficulté. Il ne s’est pas demandé si ce fait était juste ; il s’est contenté d’affirmer qu’il était inévitable. Sans doute, c’est une grande présomption en faveur de la justice d’une révolution, que de la voir grandir et se développer à travers les temps et les lieux, sans rencontrer jamais d’obstacles invincibles, et tournant au contraire les obstacles en moyens. Cependant cette raison n’est pas décisive. L’histoire du monde se compose de grandeur et de décadence, de justice et d’injustice : il y a lutte entre les bons et les mauvais principes. De bons principes peuvent s’éteindre passagèrement et laisser la place aux mauvais, sans qu’on ait le droit de rien affirmer en faveur de ceux-ci. Les révolutions, même irrésistibles, ne sont pas toujours dignes d’être approuvées. Quel fait plus considérable et plus irrésistible que la recrudescence de l’esclavage après la découverte de l’Amérique ? Voilà un fait qui dure depuis trois ou quatre siècles, et qui peut durer longtemps encore. Conclura-t-on qu’il est juste ? De même la tendance démocratique des temps modernes est un fait manifeste ; mais est-elle légitime ? C’est une autre question.
Un fait n’est pas légitime parce qu’il est ancien ; que sera-ce s’il est récent ? Sans doute M. de Tocqueville a raison de dire, après beaucoup d’autres, que les souverains eux-mêmes, dans leur lutte contre la féodalité, ont travaillé à répandre l’égalité parmi les sujets, et à ce point de vue on peut dire que la révolution démocratique a commencé en France avec Philippe-Auguste ; mais n’est-ce pas changer singulièrement le sens des termes que d’appeler démocratie le règne et le progrès de la monarchie absolue ? Sans méconnaître ce que Henri IV, Richelieu et Louis XIV ont fait pour la nation et même pour l’égalité, il est très-permis de ne pas considérer leur gouvernement comme un gouvernement démocratique. Quelle étrange démocratie que celle de la cour de Louis XIV ! Après tout, la royauté n’a jamais eu d’autre but que de détruire le pouvoir politique des nobles, mais non pas leurs privilèges, leurs faveurs, leurs immunités. Elle a ruiné dans l’aristocratie tout ce qui lui nuisait à elle-même, non pas tout ce qui nuisait au peuple. Elle ne voulait pas d’aristocratie, mais elle voulait une noblesse et une cour. D’ailleurs l’idée fondamentale de la démocratie, c’est la souveraineté populaire. Or quoi de plus opposé à un tel principe que la monarchie de Louis XIV et de Louis XV ? A dire la vérité, la démocratie n’est dans le monde moderne que depuis les révolutions de France et d’Amérique. C’est donc un fait tout récent, et qui n’est pas assez couvert par l’antiquité pour n’avoir pas besoin de se justifier.
Il me semble donc que M. de Tocqueville s’est privé d’une grande force en laissant de côté la question de droit, pour ne s’occuper que du fait. Il a examiné quelles sont historiquement les conséquences bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, de la démocratie. Il n’a pas recherché si la démocratie prise en soi est une cause juste. Or c’est là, en cette question, un poids considérable à apporter dans la balance. Quel œil serait assez perçant pour prévoir et deviner toutes les conséquences qu’un état social aussi nouveau peut produire dans le monde ? L’immensité et l’obscurité du tableau défieront toujours l’observation la plus pénétrante. Si l’on soulève un coin du voile, comme a fait Tocqueville, c’est assez pour la gloire d’un publiciste, ce n’est pas assez pour la sécurité des peuples. Si la démocratie est une cause de hasard, destinée à paraître et à disparaître dans le monde, les peuples s’y précipiteront en aveugles pour jouir dès l’heure présente des prétendus biens qu’elle promet. Si elle est au contraire une cause solide et juste, elle a du temps devant elle, elle peut se donner le mérite de la réflexion et du choix ; elle est tenue de se gouverner avec sagesse, et elle doit peser avec équité et discernement les biens et les maux qu’elle porte en elle. Or c’est là, je crois, qu’est la vérité. La démocratie prise en soi est une cause juste. La souveraineté populaire et l’égalité des conditions sont des principes dont on peut abuser, que l’on peut corrompre, mal entendre, mal appliquer, mais enfin des principes légitimes, bons par eux-mêmes, et une société qui repose sur ces principes est supérieure, toutes choses égales d’ailleurs, à celles qui s’appuient sur des principes opposés.
On a eu raison de soutenir, et c’est l’honneur de l’école doctrinaire, que le seul souverain légitime, le seul souverain absolu, ce n’est pas le prince, ce n’est pas le sénat, ce n’est pas la multitude, mais la justice et la raison, non pas la raison de tel ou tel homme, mais la raison en elle-même, telle qu’elle prononcerait si elle parlait et se manifestait tout à coup parmi les hommes. Le pouvoir arbitraire n’est pas plus légitime dans le peuple que dans le prince, et au-dessus de la volonté du maître, quel qu’il soit, principe de la tyrannie, il faut placer la raison et le droit, principes de la liberté. Jamais les publicistes n’avaient fait cette distinction. Le quidquid principi placuit était leur règle, que le prince d’ailleurs fût le monarque ou le peuple : despotisme de part et d’autre. C’est donc un grand progrès dans la science d’avoir établi que nulle souveraineté n’est absolue, pas même celle du peuple ; mais ce point une fois gagné, ne reste-t-il pas encore à savoir à qui appartient cette souveraineté limitée, la seule qui soit possible à l’homme ? Est-ce à tous, est-ce à quelques-uns, est-ce à un seul ? C’est ici que l’école doctrinaire paraît prêter le flanc à nombreuses objections.
Elle enseigne que, puisque la souveraineté de droit appartient à la raison, la souveraineté de fait doit appartenir aux plus raisonnables, c’est-à-dire aux plus capables. Or il y a, si je ne me trompe, un abîme entre la souveraineté de la raison et la souveraineté des plus raisonnables. Sans doute il est convenable que les plus sages gouvernent, mais cela ne constitue pas pour eux un droit absolu : je dois de la déférence à celui qui est plus sage que moi, je ne lui dois pas obéissance. On me dit que j’obéis à mon médecin : oui, mais je le choisis et j’en puis prendre un autre ; il n’est pas mon maître, je ne suis pas son sujet. Dans l’ordre naturel, nul homme n’est le maître d’un autre homme, quelque supériorité qu’il ait sur lui. D’ailleurs où est la limite des capables et des incapables ? Où commencent, où finissent le sujet et le souverain ? On peut, dans la pratique, fixer conventionnellement une limite, on ne le peut à priori. En supposant qu’il y en ait une, qui la déterminera ? Est-ce tous ? Voilà la souveraineté populaire. Est-ce quelques-uns ? sont-ce les capables ou les incapables ? A quel titre ceux-ci choisiront-ils, et dans l’autre cas les capables ne se décerneront-ils pas à eux-mêmes la souveraineté ? D’ailleurs de quelle capacité s’agit-il ? De la science ? Mais de ce que je sais le sanscrit ou l’algèbre, s’ensuit-il que je sache gouverner l’État ? De la capacité politique ? Mais en quoi consiste-t-elle ? à quel signe se reconnaît-elle ? Si l’on écarte la science, il ne reste que deux signes de capacité : la naissance et la fortune, et ainsi la souveraineté des capables deviendra▶ la souveraineté des nobles et des riches. On rencontre du reste ici une difficulté nouvelle : quel est le degré de cens qui représentera la capacité politique ? Dans la pratique, on peut mépriser cette objection, car on fait comme on peut ; mais en droit il faut autre chose qu’un signe changeant et mobile comme la fortune pour élever ou abaisser un homme au rang de souverain ou de sujet. Je finis par une dernière objection : c’est que la capacité n’est nullement une garantie de justice et de bienveillance dans le souverain. La sagesse politique n’exclut pas la tyrannie. Quel corps politique a jamais été plus capable de gouverner l’État que l’oligarchie vénitienne ? S’en est-il jamais trouvé un plus oppresseur ?
Je conclus que la souveraineté de la raison n’est pas un principe contraire à celui de la souveraineté du peuple, que ces deux doctrines s’expliquent l’une par l’autre. En droit, la société est maîtresse d’elle-même ; nul n’est exclu du droit social, par conséquent de la souveraineté, et quelque distance que la sagesse conseille d’établir entre la théorie et la pratique, c’est une loi des sociétés qui s’éclairent de faire une part de plus en plus grande, suivant les circonstances, à la souveraineté populaire. Les sociétés qui sont sur cette pente ne sont donc pas dans le faux : elles peuvent dépasser le but, aller trop vite, s’égarer même. Elles peuvent, comme les aristocraties et les monarchies de tradition, être passionnées, violentes, serviles, oppressives. Ces égarements n’altèrent pas le droit fondamental qu’elles représentent et qui est la vérité.
J’en dirai autant de l’égalité des conditions. M. de Tocqueville, né dans les rangs de l’aristocratie, a compris la démocratie : cela est admirable. Il l’a même aimée jusqu’à un certain point : cela est plus beau encore. Cependant il ne l’a ni tout à fait aimée, ni tout à fait comprise comme celui qui, sorti des classes autrefois déshéritées, a pu juger par lui-même quels biens il a conquis. Il semble n’avoir aperçu dans l’égalité qu’une augmentation de bien-être parmi les hommes, et presque toujours il réduit la démocratie au développement du bien-être. Sans doute c’est là un des effets et une des tendances de la démocratie, c’est surtout un de ses écueils ; mais la démocratie a une racine plus noble et plus pure, elle ne vient pas seulement du désir de partager les biens de la terre : elle vient du désir plus élevé de faire respecter sa personne et ses droits ; l’amour de l’égalité dans ce qu’il a de meilleur n’est autre chose que le respect de soi-même et la défense de sa dignité.
Nous sommes loin de soutenir que la passion de l’égalité n’ait pas d’autres principes que celui qu’on vient d’indiquer : les uns légitimes, mais inférieurs, comme l’amour du bien-être, d’autres plus bas encore et tout à fait illégitimes, comme l’envie et les appétits brutaux ; mais si l’on prend les aristocraties par leurs grands côtés, il faut prendre aussi les démocraties par ce qu’elles ont de grand. Or le bien des démocraties, quand elles sont sages et honnêtes, c’est qu’il y a un plus grand nombre d’hommes protégés dans leur honneur, dans leur conscience, dans leurs familles, dans leur travail. Cela n’est pas si méprisable.
La révolte des peuples contre les aristocraties a eu peut-être sa cause beaucoup moins dans le partage inégal des avantages sociaux que dans l’irritation causée chez les classes inférieures par le mépris et souvent l’indignité des classes supérieures. L’âme peut encore souffrir la pauvreté, mais non l’humiliation. Lorsque la noblesse, dans les états généraux, forçait le tiers état à parler à genoux, ne préparait-elle pas elle-même contre elle-même de tristes représailles ? Lorsque Fra Paolo, le publiciste du conseil des dix, écrivait : « Que le peuple soit pourvu des choses nécessaires à la vie ! qui voudra le faire taire doit lui remplir la bouche
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; lorsque Richelieu, ennemi des grands, mais né parmi eux, écrivait de son côté : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir… il faut les comparer aux mulets, qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail »
, lorsque ces écrivains laissaient échapper ces outrageantes paroles, ne trahissaient-ils pas par là les sentiments secrets de leur caste ? On n’écrit de pareilles paroles que lorsque les mœurs peuvent les autoriser. Ainsi les grands méprisaient le peuple et lui faisaient sentir le poids de leur mépris. Le peuple a cessé de supporter le mépris, et il a demandé à être respecté à l’égal des grands : tel est le véritable bienfait de la démocratie. Ce n’est pas seulement un accroissement de bien-être, c’est un accroissement de l’être moral ; c’est un gain pour la nature humaine.
Si de la question de principe nous passons à la question de fait, nous trouverons que Tocqueville n’a peut-être pas aperçu complètement ni tous les périls ni tous les avantages de la démocratie. On peut avoir à la fois plus d’inquiétudes et plus d’espérances qu’il n’en a lui-même, suivant que l’on considère certains faits sur lesquels il n’a jeté qu’un regard inattentif.
Quand M. de Tocqueville parle de l’égalité des conditions, il en parle comme d’un fait accompli, définitif, arrêté, dont il faut chercher les conséquences, mais qui en lui-même n’est plus un problème et laisse l’imagination humaine en repos. Sans doute il eût reconnu facilement que cette égalité n’est pas immobile, qu’elle est au contraire en progrès : c’est même ce progrès continu et insensible, ce nivellement lent des classes sociales, cette diffusion du bien-être et des lumières, c’est cet ensemble de faits qu’il appelle d’un seul mot l’égalité des conditions. Cependant il ne paraît pas croire que l’on puisse accuser un tel état social d’être fondé sur le privilège et l’inégalité. Il aperçoit bien quelques écoles utopiques qui rêvent l’égalité des biens ; mais il ne voit là que le rêve de quelques individus, et non un fait social de quelque importance. En un mot, M. de Tocqueville, qui a prévu beaucoup de choses avec une sagacité vraiment surprenante, n’a pas prévu le socialisme, au moins dans ses écrits, car il a été un des premiers à s’en émouvoir comme homme politique8. A la vérité, M. de Tocqueville, ayant été plus qu’aucun autre frappé des excès et des périls de la centralisation, a bien entrevu cette sorte de communisme où pourrait conduire l’abus de l’intervention de l’État en toutes choses, et c’est là une des formes du socialisme ; mais ce n’est pas la plus redoutable, quelque grave qu’elle soit. Avec du temps, des lumières, de l’expérience, on peut réussir à combattre, peut-être même à guérir ce grand mal et cette déplorable tendance. Il y a dans les démocraties un goût si vif d’indépendance individuelle, qu’on peut toujours persuader à l’individu que ce ne serait pas le souverain bien pour lui d’être nourri par l’État et réduit à la condition de pensionnaire de l’administration ; sous ce rapport, le peuple serait peut-être plus facile encore à persuader que les classes éclairées, n’ayant pas été gâté, comme celles-ci, par la douceur des fonctions publiques. Il est si habitué à gagner son pain à la sueur de son front, que son bon sens comprendra sans peine, malgré le cri de ses passions, que chacun doit se suffire, et que la fortune publique n’est faite que pour le bien public, et non pour les besoins et les appétits des particuliers. Ce qui est bien autrement redoutable, c’est le mal que voici. — Supposez une société démocratique née d’une révolution qui a aboli tous les privilèges de l’aristocratie, supposez que dans cette société il y ait encore, comme dans toutes les sociétés du monde, des heureux et des misérables, des riches et des pauvres : croit-on qu’il serait difficile de persuader à ceux-ci que la pauvreté des uns et la richesse des autres sont le résultat de certains privilèges des classes supérieures, et viennent de l’oppression des pauvres par les riches ? Au lieu de rapporter ces faits à leurs vraies causes, qui peuvent sans doute être combattues et jusqu’à un certain point vaincues, mais très-lentement, très-difficilement, grâce aux efforts persévérants de chaque classe, à la concorde de toutes, à un régime de paix et de liberté, combien n’est-il pas plus aisé de faire croire à l’ignorance que le mal vient des privilèges du capital et de la propriété ! Et comme on a vu une révolution réussir par l’abolition immédiate des privilèges aristocratiques, les imitateurs sans génie ne trouveront-ils pas tout simple de proposer le même moyen, et d’appeler le prolétariat à la nuit du 4 août de la propriété ? Lorsqu’une société en est arrivée à se partager ainsi en deux sociétés hostiles qui combattent non pour le pouvoir, non pour la liberté, mais pour l’existence, et qui se disputent le tien et le mien, quel espoir et quel remède peut-il subsister, sinon la paix dans l’obéissance ?
Tel est l’ordre de faits qu’on aurait voulu voir décrit et jugé par M. de Tocqueville. Comme il n’a jamais rien pensé d’une manière commune, il nous eût laissé sur ce point des observations intéressantes et instructives9. Sans doute il a vu ces faits en 1848, mais il les a vus du milieu même de la lutte, et non avec le désintéressement et l’impartialité d’un juge. On aurait voulu qu’il nous apprît si, suivant lui, le mal dont les symptômes viennent d’être esquissés n’est qu’à la surface de notre société, ou s’il a déjà pénétré au fond ; si ce malentendu redoutable n’est que le résultat de certaines prédications violentes, ou s’il tient à la nature des choses. On aurait aimé qu’il s’expliquât sur les plaintes des réformateurs, qu’il appréciât le mérite de leurs plans, qu’il expliquât enfin comment, dans sa pensée, ce débat pouvait se résoudre. C’est ce qu’il n’a pas fait. En 1835, il n’a pas songé à ce problème ; en 1848, il l’a vu, mais de trop près : il était alors trop assiégé par les faits et trop découragé pour l’examiner avec le désintéressement du penseur et du savant.
Ce problème n’est pas un petit problème. Rien de plus difficile à définir, à préciser, à limiter, que la notion d’égalité. Le christianisme avait résolu la difficulté en transportant cette idée dans l’ordre religieux. Tous sont frères et égaux en Jésus-Christ, ce qui laisse ici-bas la porte ouverte à toutes les différences de condition ; mais lorsqu’on a transporté cette idée de l’ordre moral et religieux dans l’ordre social et politique, on a été bien embarrassé. La raison et l’expérience nous disent que les hommes sont à la fois égaux et inégaux. En quoi sont-il égaux, en quoi inégaux ? C’est ce qu’il n’est pas facile de savoir. Dès qu’on a laissé entrevoir aux hommes que la plupart des inégalités qui les séparaient étaient artificielles, ils sont aussitôt tentés de croire qu’elles le sont toutes. Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que les inégalités nous pèsent d’autant plus qu’elles sont moindres, et que ceux qu’on envie avec le plus d’amertume sont ceux qui ne nous surpassent que de très-peu. Posant en principe l’égalité des hommes sans pouvoir fixer de limites certaines, la démocratie éveille chez tous des ambitions jalouses que rien ne peut satisfaire. L’esprit, qui n’est plus arrêté comme dans le temps des castes par des faits sacrés, traditionnels, et par les obstacles de toute nature que le hasard et la coutume avaient mis entre les hommes, l’esprit, qui a contracté l’habitude de pousser chaque principe à ses dernières conséquences, s’indigne d’autant plus de tout ce qui semble faire résistance à ses théories. Aussi voyons-nous que jamais cris plus redoutables n’ont été poussés en faveur de l’égalité que dans ce siècle, qui est celui où les hommes ont été le plus égaux. Et l’on ne peut guère espérer faire taire ces cris en leur donnant satisfaction sur quelques points, puisque la plus grande satisfaction qui ait jamais été donnée en ce monde à l’esprit d’égalité, je veux dire la révolution française, a eu précisément pour effet de produire cette race de niveleurs insatiables et effrénés. Je le répète, est-ce là un fait accidentel et passager, un résidu de l’esprit révolutionnaire qui doit disparaître peu à peu et céder la place à un sage esprit de progrès ? Est-ce au contraire un mal incurable de la démocratie ? J’incline à la première de ces deux solutions, qui est la moins décourageante ; mais je n’oserais absolument nier la seconde. Il faudrait plus de faits que nous n’en avons à notre disposition pour trancher la question. Au reste, si l’on résolvait cette terrible difficulté dans le sens le moins favorable, on ne s’éloignerait cependant pas des vues générales de M. de Tocqueville, car cet esprit de nivellement à outrance appelle le pouvoir absolu, soit qu’il triomphe, soit qu’il succombe. Il en a besoin pour réussir, et la société en a besoin pour se défendre contre lui. C’est donc un des phénomènes par lesquels se manifeste la tendance des sociétés démocratiques vers le pouvoir concentré.
Quant aux avantages de la démocratie, Tocqueville leur a-t-il rendu tout à fait justice ? Il est très-vrai sans doute que la démocratie, en détruisant les pouvoirs moyens, les privilèges locaux, les corporations, les titres personnels, a laissé l’individu seul et désarmé en face de l’État ; mais en même temps qu’elle le prive des points d’appui, des forces artificielles de l’ancien régime, elle le protège à son tour par des libertés générales, qui, à la vérité, ne s’appliquent pas à tel individu en particulier, mais à tous. Je ne suis plus protégé contre le pouvoir public à titre de prince du sang, de seigneur, de parlementaire, de bourgeois, comme possédant tel nom, ayant acheté telle charge, jouissant de telle immunité, ayant été gratifié de telle charte. Non ; mais je suis protégé à la fois contre le pouvoir public et contre l’oppression particulière comme membre de la société humaine. Ce sont ces libertés générales qui, loin d’être en contradiction avec la démocratie, sont de son essence même ; ce sont elles qu’elle doit conquérir, compléter, organiser, bien comprendre. Quelques-unes d’entre elles sont assurées, d’autres ne demandent qu’à l’être, d’autres le seront un jour. J’en citerai principalement trois : la liberté de penser, la liberté de conscience, la liberté de l’industrie. La liberté de penser a grandi avec la société moderne et avec l’esprit d’égalité ; elle est aujourd’hui un de nos besoins les plus impérieux. Sans doute cette liberté peut souffrir des accidents de la politique, et je ne doute pas que si une société, même démocratique, était privée longtemps de toute liberté publique, elle ne vît à la longue s’altérer et s’éteindre la liberté de la pensée spéculative. Sans doute, dans toutes les sociétés, il y a certaines institutions qui peuvent être mises à l’abri de la discussion par l’inquiétude jalouse de la société et par l’intérêt de la sécurité publique ; mais, à prendre les choses d’une manière générale et dans leur ensemble, on ne peut nier qu’au xviie
siècle il n’y eût plus de liberté de pensée en Hollande qu’en France, qu’il n’y en ait plus aujourd’hui en Amérique qu’en Russie, et dans la France de nos jours que dans celle du moyen âge. Il est permis de soutenir le mouvement de la terre sans aller en prison comme Galilée, l’infinité du monde sans être brûlé comme Bruno ; on peut être panthéiste et même athée sans craindre le supplice de Michel Servet et de Vanini. M. de Tocqueville, dans une lettre à M. de Corcelles, se plaint « de ce que certains esprits voient dans la liberté illimitée de philosopher contre lecatholicisme une compensation suffisante à la perte des autres libertés. »
J’avoue que c’est là un vilain sentiment ; mais, sans soutenir que cette liberté puisse tenir lieu de toutes les autres, au moins faut-il reconnaître que c’est une liberté, par conséquent une limite à la toute-puissance de l’État. Sans doute une majorité toute-puissante, comme en Amérique, peut empêcher l’individu de penser ce qui ne lui convient pas ; mais il restera toujours un champ très-étendu de pensée libre, et de ce retranchement la liberté pourra toujours faire peu à peu des sorties et prendre pied sur le terrain qui lui est interdit. La liberté de penser, au moins dans l’ordre spéculatif et scientifique, est donc une première limite à l’esprit de tyrannie des démocraties.
Il y a une autre liberté, liée à la précédente, et qui sert également de frein à l’omnipotence démocratique : c’est la liberté religieuse. Il est juste de remarquer que c’est dans des sociétés démocratiques, en Hollande, en Amérique, que l’on a vu les premiers exemples de la liberté religieuse. La France, qui, depuis le xviiie
siècle et surtout de nos jours, a les principaux caractères d’une société démocratique, a établi chez elle la liberté religieuse, et c’est une des conquêtes de 89 auxquelles elle est le plus attachée. On peut discuter sur le plus ou le moins, trouver que la liberté de prosélytisme n’est pas assez facilitée, on peut enfin s’inquiéter d’avance pour les cultes futurs ; mais quant aux points les plus essentiels de la liberté religieuse, on ne peut nier qu’ils ne soient solidement garantis. Enfin, s’il y a lieu à de graves discussions sur les rapports de l’Église et de l’État, il n’y en a pas sur l’indépendance de la conscience. C’est là, il faut le dire, la plus grande victoire des temps modernes : « Nous sommes ici, vous et moi, disait naguère M. Guizot au Père Lacordaire, les preuves vivantes et les heureux témoins du sublime progrès qui s’est accompli parmi nous dans l’intelligence et le respect de la justice, de la conscience, des droits, des lois divines, si longtemps méconnues, qui règlent les devoirs mutuels des hommes, quand il s’agit de Dieu et de la foi en Dieu. Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappé au nom de Dieu ; personne ne prétend plus à usurper les droits et à devancer les arrêts du souverain juge. »
Il est enfin une troisième liberté qui tend à grandir de plus en plus : c’est la liberté industrielle. Ici, à la vérité, je me rencontre précisément sur le terrain où M. de Tocqueville croit sentir le plus clairement la main toute-puissante de l’État. — Le progrès de l’industrie, dit-il, amène le développement de la puissance publique de trois manières : d’abord l’industrie, en réunissant un grand nombre d’hommes dans des cités populeuses, appelle des lois de police, une surveillance compliquée et coûteuse, la crainte des révolutions et par conséquent l’augmentation de la force publique ; en second lieu, un pays où l’industrie prospère a besoin de routes, de ponts, de ports, de canaux : de là un immense déploiement des travaux publics, et par suite de la puissance de l’État. En outre, dans un pays industriel, l’État lui-même se fait industriel et tend à ◀devenir▶ le chef de toutes les industries. Les industries ne vivent que d’associations, et l’État surveille et contrôle toutes les associations. — Tout cela est vrai, parfaitement observé, et les conséquences de cet état de choses ont été cent fois signalées par les économistes. Et cependant on peut affirmer que, toute proportion gardée, il y a aujourd’hui infiniment plus de liberté industrielle qu’il n’y en avait avant 1789. C’est ce qu’attestent les plus fervents défenseurs de la liberté du travail, les plus énergiques adversaires de l’intervention de l’État dans l’industrie10. Que l’on compare le régime actuel au régime de Colbert, qui a duré, à peu près sans changement, jusqu’à la révolution, et l’on verra à quel point l’industrie était asservie, non-seulement par les corporations, mais par les règlements de l’administration centrale11. Ces règlements déterminaient la longueur et la largeur des étoffes, les dimensions des lisières, le nombre des fils de la chaîne, la qualité, des matières premières et le mode de fabrication. Des inspecteurs des manufactures, officiers dépendants des intendants, marquaient les étoffes, visitaient les foires, coupaient les marchandises défectueuses, appointaient les procès de communauté. Au xviiie siècle, des règlements nouveaux soumettaient les comptes des corporations à l’examen du procureur du roi. On multipliait les ordonnances sur les prohibitions, sur le plomb et la marque, on paralysait les fabricants par la crainte des châtiments, on étouffait l’industrie sous le poids des formalités, sans pouvoir détruire la fraude, contre laquelle on luttait. Il est donc incontestable que la société démocratique de 89 est bien plus favorable à la liberté de l’industrie que la société aristocratique de l’ancien régime.
Il y a donc des libertés générales qui sont nées ou qui ont grandi avec la démocratie, et qui ne sont point par conséquent incompatibles avec elle. On peut en réclamer d’autres, on peut étendre encore le domaine de celles-là : c’est là l’objet de la politique appliquée. Il suffit à la science que la liberté et l’égalité n’aient rien de contradictoire. A la liberté de privilège, la démocratie cherche à substituer la liberté de droit commun. L’individu est-il donc vraiment diminué parce que son droit, au lieu d’être fondé sur sa situation extérieure, l’est sur sa qualité d’homme ? Là est la question. N’étant plus soutenu par le dehors, il n’a de grandeur que celle qu’il trouve en lui-même. Aura-t-il la force de la défendre contre tout ce qui l’envahit et la menace ? C’est ce qu’il faudra voir, et c’est ici que M. de Tocqueville est pénétrant et profond. Cependant il est vrai de dire que la vraie destinée de l’homme est de valoir par soi-même et non par sa condition. La démocratie met donc l’homme dans l’état où il doit être ; mais c’est à lui d’être ce qu’il doit être. Je crois volontiers que l’égalité, dans les premiers moments de la jouissance, et lorsque la grandeur de la lutte a cessé, tend à répandre un certain esprit de médiocrité parmi les hommes ; mais je ne désespère pas qu’avec le temps, et si elles échappent à l’anarchie et au despotisme, les sociétés démocratiques ne finissent par découvrir pour l’individu un nouveau genre de grandeur, égale ou supérieure même à celle de l’aristocratie. Pour y arriver, il ne faut point laisser diminuer l’idée de l’homme et du citoyen, et c’est en quoi il faut applaudir à la pensée générale qui a inspiré M. de Tocqueville, tout en corrigeant quelques-unes de ses pensées particulières.
Il nous reste, pour compléter cette étude, à interroger M. de Tocqueville sur ses doctrines philosophiques et religieuses. Chose remarquable, Tocqueville, qui avait un esprit si philosophique, si porté à rechercher le comment et le pourquoi des choses historiques et politiques, n’avait aucun goût pour la philosophie elle-même. Son esprit n’était nullement tourné de ce côté. Cependant la philosophie le touchait par deux endroits : d’abord comme un grand et noble exercice de l’esprit, et en second lieu par son influence sur les institutions politiques. Ces deux vues lui inspiraient pour la métaphysique, qu’il n’aimait pas, une sorte d’estime respectueuse. Il en parle avec un sens très-juste et très-fin dans cette belle lettre à M. de Corcelles : « Comme vous, mon cher ami, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la métaphysique, peut-être parce que je ne m’y suis jamais livré sérieusement, et parce qu’il m’a toujours paru que le bon sens amenait aussi bien qu’elle au but qu’elle se propose ; mais néanmoins je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle a eu un attrait singulier pour plusieurs des plus grands et même des plus religieux génies qui aient paru dans le monde, en dépit de ce que dit Voltaire, que la métaphysique est un roman sur l’âme. Les siècles où on l’a le plus cultivée sont en général ceux où les hommes ont été le plus attirés hors et au-dessus d’eux-mêmes. Enfin, quelque peu métaphysicien que je sois, j’ai toujours été frappé de l’influence que les opinions métaphysiques avaient sur les choses qui en paraissaient le plus éloignées et sur la condition même des sociétés. Il n’y pas, je crois, d’homme d’État qui dût voir avec indifférence que la métaphysique dominante dans le monde savant prît son point de départ dans la sensation ou en dehors decelle-là, car les idées abstraites qui se rapportent à l’homme finissent toujours par s’infiltrer, je ne sais comment, jusque dans les mœurs de la foule. »
Quelque peu métaphysicien qu’il fût, il avait bien pénétré le sens de certaines doctrines, en particulier du panthéisme, et il expliquait parfaitement le secret de son empire dans le siècle où nous vivons. Un des premiers, il a montré le lien étroit qui unit le panthéisme et l’esprit de démocratie exagéré. « On ne peut nier, disait-il dans la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, publiée en 1840, que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. »
A peu près vers le même temps, un philosophe de profession, Théodore Jouffroy, disait au contraire que le panthéisme avait peu de chances de succès dans les nations occidentales. Ici le publiciste voyait plus clair que le philosophe. Il était contre le panthéisme politiquement. « Le grand péril des âges démocratiques, soyez-en sûr, écrit Tocqueville, c’est la destruction ou l’affaiblissement excessif des parties du corps social en présence du tout. Tout ce qui relève de nos jours l’idée de l’individu est sain ; tout ce qui donne une existence à part à l’espèce et grandit la notion du genre est dangereux. L’esprit de nos contemporainscourt de lui-même de ce côté. La doctrine des réalistes, introduite dans le monde politique, pousse à tous les excès de la démocratie : c’est elle qui facilite le despotisme, la centralisation, le mépris des droits particuliers, la doctrine de la nécessité, toutes les institutions qui permettent de fouler aux pieds les hommes, et qui font de la nation tout, et des citoyens rien. »
La même pensée est fortement développée dans la seconde partie de la Démocratie en Amérique. C’est en se plaçant au même point de vue qu’il attaque la doctrine du fatalisme historique, trop répandue à cette époque, et défend contre elle l’idée de la responsabilité des nations. « Une pareille doctrine, dit-il, est particulièrement dangereuse à l’époque où nous sommes : nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre arbitre, parce que chacun d’eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse ; mais ils accordent encore volontiers de la force et de l’indépendance aux hommes réunis en corps social. Il faut se garder d’obscurcir cette idée, car il s’agit de relever les âmes, et non d’achever de les abattre. »
Sur un autre point, j’admire également la finesse de l’auteur, mais je n’approuve pas autant sa conclusion. Il montre comment la doctrine de l’intérêt bien entendu est conforme à l’esprit démocratique. « Il n’y a pas de pouvoir sur la terre, dit-il, qui puisse empêcher que l’égalité croissante des conditions ne porte l’esprit humain vers la recherche de l’utile, et ne dispose chaque citoyen à se resserrer en lui-même. »
Il y a en effet bien des raisons, et trop longues à énumérer, pour qu’il en soit ainsi ; je ne sais cependant s’il faut dire : « La doctrine de l’intérêt bien entendu me semble la mieux appropriée aux besoins des hommes de notre temps. C’est principalement vers elle que l’esprit des moralistes de nos jours doit se tourner. »
Sans doute il est bon d’éclairer l’intérêt et de montrer que le bien de tous peut se concilier avec le bien de chacun ; mais faut-il s’en tenir là et laisser aux siècles aristocratiques l’honneur de parler des beautés de la vertu, tandis que nous ne parlerons que de ses avantages ? Faut-il renoncer à dire que le mutuel dévouement des hommes est noble et généreux, et se contenter d’affirmer qu’il rapporte autant qu’il coûte ? Il semble qu’ici l’auteur laisse un peu trop paraître son dédain pour les sociétés démocratiques, puisqu’il les juge complètement incapables d’entendre parler de la vertu d’une manière désintéressée. Il semble même qu’il n’est pas ici entièrement fidèle à sa doctrine, qui consiste en toutes choses et partout à revendiquer la grandeur. Il dit avec raison : « Éclairez les hommes à tout prix, car je vois approcher le temps où la liberté, la paix publique et l’ordre social lui-même ne pourront se passer de lumières. »
Est-il donc contraire aux lumières de cultiver la vertu pour elle-même, et d’obéir au devoir, parce qu’il est le devoir ? Ce serait une triste chute pour l’humanité, et sans compensation, si, en passant des siècles aristocratiques aux siècles démocratiques, il fallait renoncer à voir dans la vertu autre chose qu’un égoïsme éclairé.
Il n’entre pas dans mon sujet d’examiner quelles étaient les pensées intimes de Tocqueville sur la religion. Si nous en croyons un juge éclairé en matière si délicate, « sa foi tenait peut-être de la raison plus que du cœur. Il n’avait pas atteint cette sphère où la religion ne nous laisse plus rien qui ne prenne sa forme et son ardeur. Ce fut la mort qui lui fit le don de l’amour. »
Ainsi parle le Père Lacordaire. Dans sa jeunesse, Tocqueville avait douté ; mais il s’était arrêté dans le doute, et son esprit, curieux surtout des choses politiques, semble avoir mis en réserve les vérités révélées pour s’exercer en toute liberté sur le reste. C’était donc principalement dans ses rapports avec la politique qu’il considérait la religion : non qu’il fût de ces publicistes, comme Machiavel et Hobbes, pour qui la religion n’est qu’un instrument de gouvernement. Au contraire, il y voyait un instrument et une garantie de liberté, le contre-poids le plus salutaire et le plus nécessaire aux maux et aux périls de la démocratie. C’était là une de ses pensées les plus persistantes et les plus invétérées. Il lui semblait que plus l’homme s’accorde de liberté sur la terre, plus il doit s’enchaîner du côté du ciel, qu’il est incapable de supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique, enfin « que, s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie. »
Quelque pénétré qu’il fût de la nécessité de cette alliance entre la liberté et la religion, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés qu’elle rencontrait de notre temps. Il voyait bien qu’en fait la religion est souvent d’un côté, et la liberté d’un autre. C’était une de ses grandes tristesses, et plus d’une fois, dans sa correspondance avec M. de Corcelles, il se plaint de cette étrange contradiction. C’est aussi sous l’empire de cette inquiète préoccupation qu’il adressait à M. Albert de Broglie la question suivante, qui, de la part d’un écrivain, un peu suspect de libre pensée, ne laisserait pas que de passer pour indiscrète : « Pourquoi la religion chrétienne, qui, sous tant de rapports, a amélioré l’individu et perfectionné l’espèce humaine, a-t-elle exercé, surtout à sa naissance, si peu d’influence sur la marche de la société ? Pourquoi, à mesure que les hommes ◀devenaient▶ individuellement plus humains, plus justes, plus tempérants, plus chastes, paraissaient-ils ◀devenir chaque jour plus étrangers à toutes les vertus publiques ? De telle sorte que la grande société nationale semble plus corrompue, plus lâche, plus infirme dans le même temps où la petite société de la famille est mieux réglée ! Vous touchez à ce sujet en plus d’un endroit, jamais à fond, ce me semble. Il mériterait, suivant moi, d’être traité à part, car enfin nous ne prenons ni l’un ni l’autre au pied de la lettre, et comme règle de morale publique, de rendre à César ce que nous lui devons, sans examiner quel est César, et quel est le droit et la limite de sa créance sur nous. Ce contraste, qui frappe dès les premiers temps du christianisme, entre les vertus chrétiennes et ce que j’ai appelé les vertus publiques, s’estsouvent reproduit depuis. Il n’y en a pas dans ce monde qui me paraisse plus difficile à expliquer, Dieu, et après lui la religion qu’il nous a donnée, devant être comme le centre auquel les vertus de toute espèce doivent aboutir, ou plutôt d’où elles sortent aussi naturellement les unes que les autres, suivant les occasions et les différentes conditions des hommes. Cette grande question me semble digne de votre esprit, et celui-ci capable de la saisir et d’y pénétrer. »
C’est là un grand problème, trop grave peut-être pour être traité ici en quelques mots, mais qui montre avec quelle pénétration hardie Tocqueville abordait les questions les plus délicates ; peut-être la demi-liberté qu’il s’accordait sur ces matières ne lui permettait-elle pas de le sonder dans toute sa profondeur.
Il nous semble que M. de Tocqueville pose la question en termes bien absolus, lorsqu’il n’admet aucun milieu entre la foi avec la liberté et l’incrédulité avec la servitude. Une société peut exister sans être toute croyante, ni toute incrédule. Il peut se faire entre la raison et la foi une lutte généreuse à l’avantage de l’une et de l’autre. On se dispute les âmes, non plus par la menace du bûcher, mais par la discussion, par la persuasion.
On se fait des conquêtes réciproques. Lorsque cela arrive, on crie de part et d’autre à l’apostasie, à la défection ; mais la plupart du temps, ces sortes de conversions naissent des vrais besoins de l’âme, partagée entre le doute et la foi. Or, cette situation, que l’on peut déplorer au point de vue du salut des âmes, n’a rien qui rende impossible la liberté civile et politique. Si Tocqueville a exagéré une pensée qui lui était chère, il faut reconnaître en même temps qu’il avait le sentiment le plus juste, lorsqu’il demandait à la religion et à l’Église de s’unir à la liberté au lieu de la combattre, et à la liberté de respecter la religion et l’Église au nom de ses principes mêmes ; mais il est plus facile de réconcilier les idées que les intérêts et les passions.
Si nous essayons de résumer cette analyse de l’œuvre accomplie par M. de Tocqueville comme publiciste et comme philosophe, nous reconnaissons qu’il a rendu à la politique un incontestable service en lui restituant son caractère de science, qu’elle avait perdu presque entièrement dans notre siècle. Depuis la Révolution, les passions se mêlaient sans cesse aux doctrines, et il était presque impossible de séparer les écoles des partis. Tocqueville, au contraire, se plaçait à une hauteur et dans un lointain où il n’était plus guère accessible aux passions et aux préjugés. De là ce caractère de placidité noble et de haut désintéressement qui a été si justement admiré dans son grand ouvrage. Ce n’est pas qu’il fût indifférent aux choses de son temps, car on sent dans tous ses écrits une émotion contenue qui témoigne d’une âme vivement préoccupée ; mais cette émotion, qui lui donnait l’ardeur de la recherche, n’était pas assez violente pour le dominer et l’aveugler. Il y a beaucoup d’analogie entre lui et M. Jouffroy. L’inquiétude que celui-ci éprouvait sur la destinée humaine, Tocqueville la ressentait pour la destinée des sociétés. L’un et l’autre étaient intérieurement atteints d’une secrète mélancolie devant les obscurités et les redoutables mystères de ce double problème ; l’un et l’autre contenaient leur âme dans leurs écrits, et ne laissaient paraître que la curiosité du vrai et la lente et patiente recherche des faits humains. L’un aimait à se replier sur lui-même et à surprendre dans l’intimité de la conscience les différences les plus subtiles des faits intérieurs ; l’autre portait un regard non moins attentif sur les faits du dehors : il les démêlait avec le même plaisir, avec la même finesse, avec la même sincérité. Dans le plaisir de la recherche, ils oubliaient la passion qui les avait inspirés. De là, chez l’un et chez l’autre, ce contraste d’un esprit si calme et si éclairé, et d’une âme si mélancolique, si inquiète et si émue.
Tocqueville a eu le goût des faits politiques dans un temps où la plupart des esprits n’aimaient que les systèmes politiques : il apportait à la recherche et à l’analyse des institutions la même ardeur et la même passion qu’Augustin Thierry et M. Guizot appliquaient à l’étude des origines du moyen âge, et Cuvier à l’histoire des révolutions du globe. Les sociétés humaines, comme tous les objets de la nature, sont des phénomènes très-complexes, qui ne peuvent être la plupart du temps devinés à priori. Sans doute on peut bien fonder une sorte de politique absolue en partant de l’idée de la nature humaine et de la notion abstraite de l’État, et c’est par là seulement qu’on arrive à la notion du droit et du devoir dans les sociétés. Il ne faut pas dédaigner cette politique spéculative, et peut-être manque-t-elle un peu trop dans les écrits de M. de Tocqueville. Il n’en est pas moins vrai qu’il ne suffit pas de savoir ce qui doit être, il faut encore observer ce qui est. La richesse et la fécondité des faits humains dépassent toute prévision, et les lois générales ne peuvent être découvertes que par les procédés mêmes des sciences naturelles, l’observation et l’expérience, avec cette différence que, dans les sciences de la nature, c’est le savant qui expérimente, tandis que, dans les sciences politiques, c’est la société qui fait elle-même les expériences pour l’instruction des savants. C’est ce qui a lieu surtout dans les temps modernes. Lorsque les esprits aventureux ont jeté en avant quelques hypothèses, les sociétés se mettent à les vérifier un peu au hasard. Fidèles aux règles prescrites par Bacon, elles varient l’expérience, la transportent, la renversent, la prolongent ou la suspendent ; procédant par exclusion et élimination, elles rejettent tantôt un élément, tantôt un autre ; souvent même elles s’abandonnent à ce que Bacon appelle les hasards de l’expérience, sortes experimenti, comme pour voir ce qui en arrivera ; et c’est ce qu’on appelle les révolutions Les publicistes recueillent les résultats de ces expériences si bien préparées ; ils constatent et comparent les faits : ils en forment des lois. Voilà la politique expérimentale telle que Tocqueville l’a comprise et l’a conçue.
Cette manière d’entendre la politique pourrait avoir des inconvénients entre les mains d’un esprit corrompu, comme Machiavel, ou un peu trop indifférent, comme Aristote et quelquefois Montesquieu ; car, en se contentant d’observer comment les hommes agissent, on peut oublier comment ils devraient agir, et prendre leur conduite habituelle pour règle et pour mesure du juste et du droit. Que faut-il pourtant conclure de là ? C’est que la politique ne se suffît pas à elle-même et qu’elle doit reposer sur le droit naturel et sur la morale ; c’est ce que pensait M. de Tocqueville. « Sa visée, dit-il en parlant de Platon, qui consiste à introduire le plus possible la morale dans la politique, est admirable. »
Pénétré de ce principe, quoiqu’il ne fût lui-même qu’un publiciste observateur, il n’est jamais indifférent entre le bien et le mal, et il apportait dans la politique un esprit de haute moralité qu’il n’aurait jamais trouvé par la politique seule. Toutefois, s’il ne faut pas conclure de ce que font les hommes à ce qu’ils doivent faire, il ne faut pas conclure davantage de ce qu’ils doivent faire à ce qu’ils feront en réalité. Il reste donc toujours à examiner comment les choses se passent, et ce qui advient des principes abstraits, lorsqu’ils sont réalisés par les hommes et parmi les hommes. C’est ici que la politique spéculative est en défaut et qu’elle doit appeler à son secours la politique expérimentale.
Si l’on cherche maintenant à quelle conclusion la méthode précédente a conduit M. de Tocqueville, on verra qu’en dehors des vues particulières, qui sont très-nombreuses dans ses écrits, il a mis en pleine lumière cette loi aperçue par quelques auteurs, mais que nul n’avait encore développée comme lui. « Le plus grand péril des démocraties, c’est l’affaiblissement et la ruine de l’individualité humaine. »
D’où il tire cette règle pratique : « Tout ce qui relève l’individu est sain. »
Sa morale était conforme à sa politique : c’était la morale stoïcienne, la morale de l’effort et de la volonté. Elle a inspiré ces belles maximes éparses dans sa correspondance : « En toutes choses, il faut viser à la perfection ; — ce monde appartient à l’énergie ; — la grande maladie de l’âme, c’est le froid. »
Sa vie même a été une confirmation de ses doctrines ; c’était une nature noble et haute, admirablement sincère, ayant toujours devant les yeux la grandeur morale ; c’était une personne, une âme, un caractère.
Comme les écoles et les partis n’aiment guère plus que les gouvernements qu’on leur dise leurs vérités, les démocrates ont toujours tenu M. de Tocqueville en défiance et ne l’ont jamais considéré comme un des leurs. Homme des anciennes races, il se mêlait de trouver à redire à l’idole du siècle. Il ne pensait pas que le peuple fût nécessairement parfait, irréprochable, infaillible ; il pensait que, tout en développant la démocratie d’un certain côté, il était urgent en même temps de la tempérer, de la surveiller, de la retenir ; il accusait, enfin, la démocratie de répandre partout un esprit d’uniformité, de médiocrité et de servitude. Toutes ces hérésies devaient singulièrement déplaire à une école très-intolérante et très-passionnée. Et cependant M. de Tocqueville est certainement un des amis les plus sérieux, les plus éclairés, les plus sincères que la démocratie ait eus de notre temps. Sans doute il est cruel à une cause qui s’est toujours donnée pour la cause de la liberté de s’entendre dire, et cela sans passion, et même avec bienveillance, qu’elle porte la servitude dans son sein, et qu’il lui faudra lutter contre ses plus violents instincts pour rester libre. Cet avertissement cependant est le salut de la démocratie : c’est pour l’avoir méconnu dans la bouche de tous les sages qu’elle a toujours succombé sous les périls du dehors ou les périls du dedans. Il est digne de la démocratie qui se croit, à raison, je l’espère, la loi future de l’humanité, d’éviter les écueils où ont échoué Athènes et Florence. Ce n’est pas parce qu’elle s’étendra sur un plus grand espace et s’appliquera non plus à de petites cités, mais à de grands peuples, que la démocratie verra ses périls diminuer ; ils ne peuvent que croître avec son empire. Si elle parvient à se persuader de ces vérités et à se corriger de ses principaux vices, elle devra de la reconnaissance à M. de Tocqueville comme à l’un de ces maîtres sévères que l’on maudit dans l’enfance et qu’on honore avec gratitude à l’âge de l’expérience et de la maturité.