Discours sur le système et la vie de Vico
Dans la rapidité du mouvement critique imprimé à la philosophie par Descartes, le public ne pouvait remarquer quiconque restait hors de ce mouvement. Voilà pourquoi le nom de Vico est encore si peu connu en-deçà des Alpes. Pendant que la foule suivait ou combattait la réforme cartésienne, un génie solitaire fondait la philosophie de l’histoire. N’accusons pas l’indifférence des contemporains de Vico ; essayons plutôt de l’expliquer, et de montrer que La Science nouvelle n’a été si négligée pendant le dernier siècle que parce qu’elle s’adressait au nôtre.
Telle est la marche naturelle de l’esprit humain : connaître d’abord et ensuite juger, s’étendre dans le monde extérieur et rentrer plus tard en soi-même, s’en rapporter au sens commun et le soumettre à l’examen du sens individuel. Cultivé dans la première période par la religion, par la poésie et les arts, il accumule les faits dont la philosophie doit un jour faire usage. Il a déjà le sentiment de bien des vérités, il n’en a pas encore la science. Il faut qu’un Socrate, un Descartes, viennent lui demander de quel droit il les possède, et que les attaques opiniâtres d’un impitoyable scepticisme l’obligent de se les approprier en les défendant. L’esprit humain, ainsi inquiété dans la possession des croyances qui touchent de plus près son être, dédaigne quelque temps toute connaissance que le sens intime ne peut lui attester ; mais dès qu’il sera rassuré, il sortira du monde intérieur avec des forces nouvelles pour reprendre l’étude des faits historiques : en continuant de chercher le vrai il ne négligera plus le vraisemblable, et la philosophie, comparant et rectifiant l’un par l’autre le sens individuel et le sens commun, embrassera dans l’étude de l’homme celle de l’humanité tout entière.
Cette dernière époque commence pour nous. Ce qui nous distingue éminemment, c’est, comme nous disons aujourd’hui, notre tendance historique. Déjà nous voulons que les faits soient vrais dans leurs moindres détails ; le même amour de la vérité doit nous conduire à en chercher les rapports, à observer les lois qui les régissent, à examiner enfin si l’histoire ne peut être ramenée à une forme scientifique.
Ce but dont nous approchons tous les jours, le génie prophétique de Vico nous l’a marqué longtemps d’avance. Son système nous apparaît au commencement du dernier siècle, comme une admirable protestation de cette partie de l’esprit humain qui se repose sur la sagesse du passé conservée dans les religions, dans les langues et dans l’histoire, sur cette sagesse vulgaire, mère de la philosophie, et trop souvent méconnue d’elle. Il était naturel que cette protestation partît de l’Italie. Malgré le génie subtil des Cardan et des Jordano Bruno, le scepticisme n’y étant point réglé par la Réforme dans son développement, n’avait pu y obtenir un succès durable ni populaire. Le passé, lié tout entier à la cause de la religion, y conservait son empire. L’Église catholique invoquait sa perpétuité contre les protestants, et par conséquent recommandait l’étude de l’histoire et des langues. Les sciences qui, au moyen âge, s’étaient réfugiées et confondues dans le sein de la religion, avaient ressenti en Italie moins que partout ailleurs les bons et les mauvais effets de la division du travail ; si la plupart avaient fait moins de progrès, toutes étaient restée unies. L’Italie méridionale particulièrement conservait ce goût d’universalité, qui avait caractérisé le génie de la Grande-Grèce. Dans l’antiquité, l’école pythagoricienne avait allié la métaphysique
et la géométrie, la morale et la politique, la musique et la poésie. Au treizième siècle, l’ange de l’école avait parcouru le cercle des connaissances humaines pour accorder les doctrines d’Aristote avec celles de l’Église. Au dix-septième enfin, les jurisconsultes du royaume de Naples restaient seuls fidèles à cette définition antique de la jurisprudence :
scientia rerum divinarum atque humanarum
. C’était dans une telle contrée qu’on devait tenter pour la première fois de fondre toutes les connaissances qui ont l’homme pour objet dans un vaste système, qui rapprocherait l’une de l’autre l’histoire des faits et celle des langues, en les éclairant toutes deux par une critique nouvelle, et qui accorderait la philosophie et l’histoire, la science et la religion.
Néanmoins, on aurait peine à comprendre ce phénomène, si Vico lui-même ne nous avait fait connaître quels travaux préparèrent la conception de son système (Vie de Vico écrite par lui-même). Les détails que l’on va lire sont tirés de cet inestimable monument ; ceux qui ne pouvaient entrer ici ont été rejetés dans l’appendice du discours.
Jean-Baptiste Vico, né à Naples, d’un pauvre libraire, en 1668, reçut l’éducation du temps ; c’était l’étude des langues anciennes, de la scholastique, de la théologie et de la jurisprudence. Mais il aimait trop les généralités, pour s’occuper avec goût de la pratique du droit. Il ne plaida qu’une fois, pour défendre son père, gagna sa cause, et renonça au barreau ; il avait alors seize ans. Peu de temps après, la nécessité l’obligea de se charger d’enseigner le droit aux neveux de l’évêque d’Ischia. Retiré pendant neuf années dans la belle solitude de Vatolla, il suivit en liberté la route que lui traçait son génie, et se partagea entre la poésie, la philosophie et la jurisprudence. Ses maîtres furent les jurisconsultes romains, le divin Platon, et ce Dante avec lequel il avait lui-même tant de rapport par son caractère mélancolique et ardent. On montre encore la petite bibliothèque d’un couvent où il travaillait, et où il conçut peut-être la première idée de La Science nouvelle.
« Lorsque Vico revint à Naples (c’est lui-même qui parle), il se vit comme étranger dans sa patrie. La philosophie n’était plus étudiée que dans les Méditations de Descartes, et dans son Discours sur la méthode, où il désapprouve la culture de la poésie, de l’histoire et de l’éloquence. Le platonisme, qui au seizième siècle les avait si heureusement inspirées, qui pour ainsi dire, avait alors ressuscité la Grèce antique en Italie, était relégué dans la poussière des cloîtres. Pour le droit, les commentateurs modernes étaient préférés aux interprètes anciens. La poésie corrompue par l’afféterie, avait cessé de puiser aux torrents de Dante, aux limpides ruisseaux de Pétrarque. On cultivait même peu la langue latine. Les sciences, les lettres étaient également languissantes. »
C’est que les peuples, pas plus que les individus, n’abdiquent impunément leur originalité. Le génie italien voulait suivre l’impulsion philosophique de la France et de l’Angleterre, et il s’annulait lui-même. Un esprit vraiment italien ne pouvait se soumettre à cette autre invasion de l’Italie par les étrangers. Tandis que tout le siècle tournait des yeux avides vers l’avenir, et se précipitait dans les routes nouvelles que lui ouvrait la philosophie, Vico eut le courage de remonter vers cette antiquité si dédaignée, et de s’identifier avec elle. Il ferma les commentateurs et les critiques, et se mit à étudier les originaux, comme on l’avait fait à la renaissance des lettres.
Fortifié par ces études profondes, il osa attaquer le cartésianisme, non-seulement dans sa partie dogmatique qui conservait peu de crédit, mais aussi dans sa méthode que ses adversaires même avaient embrassée, et par laquelle il régnait sur l’Europe. Il faut voir dans le discours où il compare la méthode d’enseignement suivie par les
modernes à celle des anciens1, avec quelle sagacité il marque les inconvénients de la première. Nulle part les abus de la nouvelle philosophie n’ont été attaqués avec plus de force et de modération : l’éloignement pour les études historiques, le dédain du sens commun de l’humanité, la manie de réduire en art ce qui doit être laissé à la prudence individuelle, l’application de la méthode géométrique aux choses qui comportent le moins une démonstration rigoureuse, etc. Mais en même temps ce grand esprit, loin de se ranger parmi les détracteurs aveugles de la réforme cartésienne, en reconnaît hautement le bienfait : il voyait de trop haut pour se contenter d’aucune solution incomplète : « Nous devons beaucoup à Descartes qui a établi le sens individuel pour règle du vrai ; c’était un esclavage trop avilissant, que de faire tout reposer sur l’autorité. Nous lui devons beaucoup pour avoir voulu soumettre la pensée à la méthode ; l’ordre des scolastiques n’était qu’un désordre. Mais vouloir que le jugement de l’individu règne seul, vouloir tout assujettir à la méthode géométrique, c’est tomber dans l’excès opposé. Il serait temps
désormais de prendre un moyen terme ; de suivre le jugement individuel, mais avec les égards dus à l’autorité ; d’employer la méthode, mais une méthode diverse selon la nature des choses2. »
Celui qui assignait à la vérité le double criterium du sens individuel et du sens commun, se trouvait dès lors dans une route à part. Les ouvrages qu’il a publiés depuis, n’ont plus un caractère polémique. Ce sont des discours publics, des opuscules, où il établit séparément les opinions diverses qu’il devait plus tard réunir dans son grand système. L’un de ces opuscules est intitulé : Essai d’un système de jurisprudence, dans lequel le droit civil des Romains serait expliqué par les révolutions de leur gouvernement. Dans un autre, il entreprend de prouver que la sagesse italienne des temps les plus reculés peut se découvrir dans les étymologies latines. C’est un traité complet de métaphysique, trouvé dans l’histoire d’une langue3. On peut néanmoins faire sur ces premiers travaux de Vico une observation qui montre tout le chemin qu’il avait encore à parcourir pour arriver à La Science nouvelle : c’est qu’il rapporte la sagesse de la jurisprudence romaine, et celle qu’il découvre dans la langue des anciens Italiens, au génie des jurisconsultes ou des philosophes, au lieu de l’expliquer, comme il le fit plus tard, par la sagesse instinctive que Dieu donne aux nations. Il croit encore que la civilisation italienne, que la législation romaine, ont été importées en Italie, de l’Égypte ou de la Grèce.
Jusqu’en 1719, l’unité manqua aux recherches de Vico ; ses auteurs favoris avaient été jusque-là Platon, Tacite et Bacon, et aucun d’eux ne pouvait la lui donner : « Le second considère l’homme tel qu’il est, le premier tel qu’il doit être ; Platon contemple l’honnête avec la sagesse spéculative, Tacite observe l’utile avec la sagesse pratique. Bacon réunit ces deux caractères (cogitare, videre). Mais Platon cherche dans la sagesse vulgaire d’Homère, un ornement plutôt qu’une base pour sa philosophie ; Tacite disperse la sienne à la suite des événements ; Bacon dans ce qui regarde les lois ne fait pas assez abstraction des temps et des lieux pour atteindre aux plus hautes généralités. Grotius a un mérite qui leur manque ; il enferme dans son système de droit universel la philosophie et la théologie, en les appuyant toutes deux sur l’histoire des faits, vrais ou fabuleux, et sur celle des langues. »
La lecture de Grotius fixa ses idées et détermina
la conception de son système. Dans un discours prononcé en 1719, il traita le sujet suivant : « Les éléments de tout le savoir divin et humain peuvent se réduire à trois, connaître, vouloir, pouvoir. Le principe unique en est l’intelligence. L’œil de l’intelligence, c’est-à-dire la raison, reçoit de Dieu la lumière du vrai éternel. Toute science vient de Dieu, retourne à Dieu, est en Dieu4. »
Et il se chargeait de prouver la fausseté de tout ce qui s’écarterait de cette doctrine. C’était, disaient quelques-uns, promettre plus que Pic de la Mirandole, quand il afficha ses thèses de omni scibili. En effet Vico n’avait pu dans un discours montrer que la partie philosophique de son système, et avait été obligé
d’en supprimer les preuves, c’est-à-dire toute la partie philologique. S’étant mis ainsi dans l’heureuse nécessité d’exposer toutes ses idées, il ne tarda pas à publier deux essais intitulés : Unité de principe du droit universel, 1720 ; — Harmonie de la science du jurisconsulte (De constantiâ jurisprudentis), c’est-à-dire, accord de la philosophie et de la philologie, 1721. Peu après (1722) il fit paraître des notes sur ces deux ouvrages, dans lesquels il appliquait à Homère la critique nouvelle dont il y avait exposé les principes.
Cependant ces opuscules divers ne formaient pas un même corps de doctrine ; il entreprit de les fondre en un seul ouvrage qui parut, en 1725, sous le titre de : Principes d’une science nouvelle, relative à la nature commune des nations, au moyen desquels on découvre de nouveaux principes du droit naturel des gens. Cette première édition de La Science nouvelle, est aussi le dernier mot de l’auteur, si l’on considère le fond des idées. Mais il en a entièrement changé la forme dans les autres éditions publiées de son vivant. Dans la première, il suit encore une marche analytique5. Elle est infiniment supérieure pour la clarté. Néanmoins c’est dans celles de 1730 et de 1744 que l’on a toujours cherché de préférence le génie de Vico. Il y débute par des axiomes, en déduit toutes les idées particulières et s’efforce de suivre une méthode géométrique que le sujet ne comporte pas toujours. Malgré l’obscurité qui en résulte, malgré l’emploi continuel d’une terminologie bizarre que l’auteur néglige souvent d’expliquer, il y a dans l’ensemble du système, présenté de cette manière, une grandeur imposante, et une sombre poésie qui fait penser à celle de Dante. Nous avons traduit en l’abrégeant l’édition de 1744 ; mais, dans l’exposé du système que l’on va lire, nous nous sommes souvent rapprochés de la méthode que l’auteur avait suivie dans la première, et qui nous a paru convenir davantage à un public français.
Dans cette variété infinie d’actions et de pensées, de mœurs et de langues que nous présente l’histoire de l’homme, nous retrouvons souvent les mêmes traits, les mêmes caractères. Les nations les plus éloignées par les temps et par les lieux suivent dans leurs révolutions politiques, dans celles du langage, une marche singulièrement analogue. Dégager les phénomènes réguliers des accidentels, et déterminer les lois générales qui régissent les premiers ; tracer l’histoire universelle, éternelle, qui se produit dans le temps sous la forme des histoires particulières, décrire le cercle idéal dans lequel tourne le monde réel, voilà l’objet de la nouvelle science. Elle est tout à la fois la philosophie et l’histoire de l’humanité.
Elle tire son unité de la religion, principe producteur et conservateur de la société. Jusqu’ici on n’a parlé que de théologie naturelle ; la Science nouvelle est une théologie sociale, une démonstration historique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels, à l’insu des hommes et souvent malgré eux, elle a gouverné la grande cité du genre humain. Qui ne ressentira un divin plaisir en ce corps mortel, lorsque nous contemplerons ce monde des nations, si varié de caractères, de temps et de lieux, dans l’uniformité des idées divines ?
Les autres sciences s’occupent de diriger l’homme et de le perfectionner ; mais aucune n’a encore pour objet la connaissance des principes de la civilisation d’où elles sont toutes sorties. La science qui nous révélerait ces principes, nous mettrait à même de mesurer la carrière que parcourent les peuples dans leurs progrès et leur décadence, de calculer les âges de la vie des nations. Alors on connaîtrait les moyens par lesquels une société peut s’élever ou se ramener au plus haut degré de civilisation dont elle soit susceptible, alors seraient accordées la théorie et la pratique, les savants et les sages, les philosophes et les législateurs, la sagesse de réflexion avec la sagesse instinctive ; et l’on ne s’écarterait des principes de cette science de l’humanisation, qu’en abdiquant le caractère d’homme, et se séparant de l’humanité.
La Science nouvelle puise à deux sources : la philosophie, la philologie. La philosophie contemple le vrai par la raison ; la philologie observe le réel ; c’est la science des faits et des langues. La philosophie doit appuyer ses théories sur la certitude des faits ; la philologie emprunter à la philosophie ses théories pour élever les faits au caractère de vérités universelles éternelles.
Quelle philosophie sera féconde ? celle qui relèvera,
qui dirigera l’homme déchu et toujours débile, sans l’arracher à sa nature, sans l’abandonner à sa corruption. Ainsi nous fermons l’école de la Science nouvelle aux stoïciens qui veulent la mort des sens, aux épicuriens qui font des sens la règle de l’homme ; ceux-là s’enchaînent au destin, ceux-ci s’abandonnent au hasard ; les uns et les autres nient la Providence. Ces deux doctrines isolent l’homme, et devraient s’appeler philosophies solitaires. Au contraire, nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les platoniciens, parce qu’ils sont d’accord avec tous les législateurs sur nos trois principes fondamentaux : existence d’une Providence divine, nécessité de modérer les passions et d’en faire des vertus humaines, immortalité de l’âme. Ces trois vérités philosophiques répondent à autant de faits historiques : institution universelle des religions, des mariages et des sépultures. Toutes les nations ont attribué à ces trois choses un caractère de sainteté ; elles les ont appelées
humanitatis commercia
(Tacite), et par une expression plus sublime encore,
fœdera generis humani
.
La philologie, science du réel, science des faits historiques et des langues, fournira les matériaux à la science du vrai, à la philosophie. Mais le réel, ouvrage de la liberté de l’individu, est incertain de sa nature. Quel sera le criterium, au moyen duquel nous découvrirons dans sa mobilité le caractère immuable du vrai ?… le sens commun, c’est-à-dire le jugement irréfléchi d’une classe d’homme, d’un peuple, de l’humanité ; l’accord général du sens commun des peuples constitue la sagesse du genre humain. Le sens commun, la sagesse vulgaire, est la règle que Dieu a donnée au monde social.
Cette sagesse est une sous la double forme des actions et des langues, quelque variées qu’elles puissent être par l’influence des causes locales, et son unité leur imprime un caractère analogue chez les peuples les plus isolés. Ce caractère est surtout sensible dans tout ce qui touche le droit naturel. Interrogez tous les peuples sur les idées qu’ils se font des rapports sociaux, vous verrez qu’ils les comprennent tous de même sous des expressions diverses ; on le voit dans les proverbes qui sont les maximes de la sagesse vulgaire. N’essayons pas d’expliquer cette uniformité du droit naturel en supposant qu’un peuple l’a communiqué à tous les autres. Partout il est indigène, partout il a été fondé par la Providence dans les mœurs des nations.
Cette identité de la pensée humaine, reconnue dans les actions et dans le langage, résout le grand problème de la sociabilité de l’homme, qui a tant embarrassé les philosophes ; et si l’on ne trouvait point le nœud délié, nous pourrions le trancher d’un mot : Nulle chose ne reste longtemps hors de son état naturel ; l’homme est sociable, puisqu’il reste en société.
Dans le développement de la société humaine, dans la marche de la civilisation, on peut distinguer trois âges, trois périodes ; âge divin ou théocratique, âge héroïque, âge humain ou civilisé. À cette division répond celle des temps obscur, fabuleux, historique. C’est surtout dans l’histoire des langues que l’exactitude de cette classification est manifeste. Celle que nous parlons a dû être précédée par une langue métaphorique et poétique et celle-ci par une langue hiéroglyphique ou sacrée.
Nous nous occuperons principalement des deux premières périodes. Les causes de cette civilisation dont nous sommes si fiers, doivent être recherchées dans les âges que nous nommons barbares, et qu’il serait mieux d’appeler religieux et poétiques ; toute la sagesse du genre humain y était déjà, dans son ébauche et dans son germe. Mais lorsque nous essayons de remonter vers des temps si loin de nous, que de difficultés nous arrêtent ! La plupart des monuments ont péri, et ceux mêmes qui nous restent ont été altérés, dénaturés par les préjugés des âges suivants. Ne pouvant expliquer les origines de la société, et ne se résignant point à les ignorer, on s’est représenté la barbarie antique d’après la civilisation moderne. Les vanités nationales ont été soutenues par la vanité des savants qui mettent leur gloire à reculer l’origine de leurs sciences favorites. Frappé de l’heureux instinct qui guida les premiers hommes, on s’est exagéré leurs lumières, et on leur a fait honneur d’une sagesse qui était celle de Dieu. Pour nous, persuadés qu’en toute chose les commencements sont simples et grossiers, nous regarderons les Zoroastre, les Hermès et les Orphées moins comme les auteurs que comme les produits et les résultats de la civilisation antique, et nous rapporterons l’origine de la société païenne au sens commun qui rapprocha les uns des autres les hommes encore stupides des premiers âges.
Les fondateurs de la société sont pour nous ces cyclopes dont parle Homère, ces géants par lesquels commence l’histoire profane aussi bien que l’histoire sacrée. Après le déluge, les premiers hommes, excepté les patriarches ancêtres du peuple de Dieu, durent revenir à la vie sauvage, et par l’effet de l’éducation la plus dure, reprirent la taille gigantesque des hommes antédiluviens. (
Nudi ac sordidi in hos artus, in hæc corpora, quæ miramur, excrescunt.
Taciti Germania.
)
Ils s’étaient dispersés dans la vaste forêt qui couvrait la terre, tout entiers aux besoins physiques, farouches, sans loi, sans Dieu. En vain la nature les environnait de merveilles ; plus les phénomènes étaient réguliers, et par conséquent dignes d’admiration, plus l’habitude les leur rendait indifférents. Qui pouvait dire comment s’éveillerait la pensée humaine ?… Mais le tonnerre s’est fait entendre, ses terribles effets sont remarqués ; les géants effrayés reconnaissent la première fois une puissance supérieure, et la nomment Jupiter ; ainsi dans les traditions de tous les peuples, Jupiter terrasse les géants. C’est l’origine de l’idolâtrie, fille de la crédulité, et non de l’imposture, comme on l’a tant répété.
L’idolâtrie fut nécessaire au monde, sous le rapport social : quelle autre puissance que celle d’une religion pleine de terreurs, aurait dompté le stupide orgueil de la force, qui jusque-là isolait les individus ? — sous le rapport religieux : ne fallait-il pas que l’homme passât par cette religion des sens, pour arriver à celle de la raison, et de celle-ci à la religion de la foi ?
Mais comment expliquer ce premier pas de l’esprit humain, ce passage critiqué de la brutalité à l’humanité ? Comment dans un état de civilisation aussi avancé que le nôtre, lorsque les esprits ont acquis par l’usage des langues, de l’écriture et du calcul, une habitude invincible d’abstraction, nous replacer dans l’imagination de ces premiers hommes plongés tout entiers dans les sens, et comme ensevelis dans la matière ? Il nous reste heureusement sur l’enfance de l’espèce et sur ses premiers développements le plus certain, le plus naïf de tous les témoignages : c’est l’enfance de l’individu.
L’enfant admire tout, parce qu’il ignore tout. Plein de mémoire, imitateur au plus haut degré, son imagination est puissante en proportion de son incapacité d’abstraire. Il juge de tout d’après lui-même, et suppose la volonté partout où il voit le mouvement.
Tels furent les premiers hommes. Ils firent de toute la nature un vaste corps animé, passionné comme eux. Ils parlaient souvent par signes ; ils pensèrent que les éclairs et la foudre étaient les signes de cet être terrible. De nouvelles observations multiplièrent les signes de Jupiter, et leur réunion composa une langue mystérieuse, par laquelle il daignait faire connaître aux hommes ses volontés. L’intelligence de cette langue devint▶ une science, sous les noms de divination, théologie mystique, mythologie, muse.
Peu à peu tous les phénomènes de la nature, tous les rapports de la nature à l’homme, ou des hommes entre eux ◀devinrent▶ autant de divinités. Prêter la vie aux êtres inanimés, prêter un corps aux choses immatérielles, composer des êtres qui n’existent complètement dans aucune réalité, voilà
la triple création du monde fantastique de l’idolâtrie. Dieu dans sa pure intelligence, crée les êtres par cela qu’il les connaît ; les premiers hommes, puissants de leur ignorance, créaient à leur manière par la force d’une imagination, si je puis le dire, toute matérielle. Poète veut dire créateur ; ils étaient donc poètes, et telle fut la sublimité de leurs conceptions qu’ils s’en épouvantèrent eux-mêmes, et tombèrent tremblants devant leur ouvrage. (
Fingunt simul creduntque.
Tacite.
)
C’est pour cette poésie divine qui créait et expliquait le monde invisible, qu’on inventa le nom de sagesse, revendiqué ensuite par la philosophie. En effet la poésie était déjà pour les premiers âges une philosophie sans abstraction, toute d’imagination et de sentiment. Ce que les philosophes comprirent dans la suite, les poètes l’avaient senti ; et si, comme le dit l’école, rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été dans le sens, les poètes furent le sens du genre humain, les philosophes en furent l’intelligence 6.
Les signes par lesquels les hommes commencèrent à exprimer leurs pensées, furent les objets mêmes qu’ils avaient divinisés. Pour dire la mer, ils la montraient de la main ; plus tard ils dirent Neptune. C’est la langue des dieux dont parle Homère. Les noms des trente mille dieux latins recueillis par Varron, ceux des Grecs non moins nombreux, formaient le vocabulaire divin de ces deux peuples. Originairement la langue divine ne pouvant se parler que par actions, presque toute action était consacrée ; la vie n’était pour ainsi dire qu’une suite d’actes muets de religion. De là restèrent dans la jurisprudence romaine, les acta legitima, cette pantomime qui accompagnait toutes les transactions civiles. Les hiéroglyphes furent l’écriture propre à cette langue imparfaite, loin qu’ils aient été inventés par les philosophes pour y cacher les mystères d’une sagesse profonde. Toutes les nations barbares ont été forcées de commencer ainsi, en attendant qu’elles se formassent un meilleur système de langage et d’écriture. Cette langue muette convenait à un âge où dominaient les religions ; elles veulent être respectées, plutôt que raisonnées.
Dans l’âge héroïque, la langue divine subsistait encore, la langue humaine ou articulée commençait ; mais cet âge en eut de plus une qui lui fut propre ; je parle des emblèmes, des devises, nouveau genre de signes qui n’ont qu’un rapport indirect à la pensée. C’est cette langue que parlent les armes des héros ; elle est restée celle de la discipline militaire. Transportée dans la langue articulée, elle dut donner naissance aux comparaisons, aux métaphores, etc. En général la métaphore fait le fond des langues.
Le premier principe qui doit nous guider dans la recherche des étymologies, c’est que la marche des idées correspond à celle des choses. Or les degrés de la civilisation peuvent être ainsi indiqués : Forêts, cabanes, villages, cités ou sociétés de citoyens, académies ou sociétés de savants ; les hommes habitent d’abord les montagnes, ensuite les plaines, enfin les rivages. Les idées, et les perfectionnements du langage ont dû suivre cet ordre. Ce principe étymologique suffit pour les langues indigènes, pour celles des pays barbares qui restent impénétrables aux étrangers, jusqu’à ce qu’ils leur soient ouverts par la guerre ou par le commerce. Il montre combien les philologues ont eu tort d’établir que la signification des langues est arbitraire. Leur origine fut naturelle, leur signification doit être fondée en nature. On peut l’observer dans le latin, langue plus héroïque, moins raffinée que le grec ; tous les mots y sont tirés par figures d’objets agrestes et sauvages.
La langue héroïque employa pour noms communs des noms propres ou des noms de peuples. Les anciens Romains disaient un Tarentin pour un homme parfumé. Tous les peuples de l’antiquité dirent un Hercule pour un héros. Cette création des caractères idéaux qui semblerait l’effort d’un art ingénieux, fut une nécessité pour l’esprit humain. Voyez l’enfant ; les noms des premières personnes, des premières choses qu’il a vues, il les donne à toutes celles en qui il remarque quelqu’analogie. De même les premiers hommes, incapables de former l’idée abstraite du poète, du héros, nommèrent tous les héros du nom du premier héros, tous les poètes, etc. Par un effet de notre amour instinctif de l’uniformité, ils ajoutèrent à ces premières idées des fictions singulièrement en harmonie avec les réalités, et peu à peu les noms de héros, de poète, qui d’abord désignaient tel individu, comprirent tous les caractères de perfection qui pouvaient entrer dans le type idéal de l’héroïsme, de la poésie. Le vrai poétique, résultat de cette double opération, fut plus vrai que le vrai réel ; quel héros de l’histoire remplira le caractère héroïque aussi bien que l’Achille de l’Iliade ?
Cette tendance des hommes à placer des types idéaux sous des noms propres, a rempli de difficultés et de contradictions apparentes les commencements de l’histoire. Ces types ont été pris pour des individus. Ainsi toutes les découvertes des anciens Égyptiens appartiennent à un Hermès ; la première constitution de Rome, même dans cette partie morale qui semble le produit des habitudes, sort tout armée de la tête de Romulus ; tous les exploits, tous les travaux de la Grèce héroïque composent la vie d’Hercule ; Homère enfin nous apparaît seul sur le passage des temps héroïques à ceux de l’histoire, comme le représentant d’une civilisation tout entière. Par un privilège admirable, ces hommes prodigieux ne sont pas lentement enfantés par le temps et par les circonstances ; ils naissent d’eux-mêmes, et ils semblent créer leur siècle et leur patrie. Comment s’étonner que l’antiquité en ait fait des dieux ?
Considérez les noms d’Hermès, de Romulus, d’Hercule et d’Homère, comme les expressions de tel caractère national à telle époque, comme désignant les types de l’esprit inventif chez les Égyptiens, de la société romaine dans son origine, de l’héroïsme grec, de la poésie populaire des premiers âges chez la même nation, les difficultés disparaissent, les contradictions s’expliquent ; une clarté immense luit dans la ténébreuse antiquité.
Prenons Homère, et voyons comment toutes les invraisemblances de sa vie et de son caractère ◀deviennent▶, par cette interprétation, des convenances, des nécessités. Pourquoi tous les peuples grecs se sont-ils disputé sa naissance, l’ont-ils revendiqué pour citoyen ? c’est que chaque tribu retrouvait en lui son caractère, c’est que la Grèce s’y reconnaissait, c’est qu’elle était elle-même Homère. — Pourquoi des opinions si diverses sur le temps où il vécut ? c’est qu’il vécut en effet pendant les cinq siècles qui suivirent la guerre de Troie, dans la bouche et dans la mémoire des hommes. — Jeune, il composa l’Iliade… La Grèce, jeune alors, toute ardente de passions sublimes, violentes, mais généreuses, fit son héros d’Achille, le héros de la force. Dans sa vieillesse, il composa l’Odyssée… La Grèce plus mûre, conçut longtemps après le caractère d’Ulysse, le héros de la sagesse. — Homère fut pauvre et aveugle… dans la personne des rapsodes, qui recueillaient les chants populaires, et les allaient répétant de ville en ville, tantôt sur les places publiques, tantôt dans les fêtes des dieux. Alors comme aujourd’hui les aveugles devaient mener le plus souvent cette vie mendiante et vagabonde ; d’ailleurs la supériorité de leur mémoire les rendait plus capables de retenir tant de milliers de vers.
Homère n’étant plus un homme, mais désignant l’ensemble des chants improvisés par tout le peuple et recueillis par les rapsodes, se trouve justifié de tous les reproches qu’on lui a faits, et de la bassesse d’images, et des licences, et du mélange des dialectes. Qui pourrait s’étonner encore qu’il ait élevé les hommes à la grandeur des dieux, et rabaissé les dieux aux faiblesses humaines ? le vulgaire ne fait-il pas les dieux a son image ?
Le génie d’Homère s’explique aussi sans peine ; l’incomparable puissance d’invention qu’on admire dans ses caractères, l’originalité sauvage de ses comparaisons, la vivacité de ses peintures de morts et de batailles, son pathétique sublime, tout cela n’est pas le génie d’un homme, c’est celui de l’âge héroïque. Quelle force de jeunesse n’ont pas alors l’imagination, la mémoire, et les passions qui inspirent la poésie ?
Les trois principaux titres d’Homère sont désormais mieux motivés : c’est bien le fondateur de la civilisation en Grèce, le père des poètes, la source de toutes les philosophies grecques. Le dernier titre mérite une explication : les philosophes ne tirèrent point leurs systèmes d’Homère, quoiqu’ils cherchassent à les autoriser de ses fables ; mais ils y trouvèrent réellement une occasion de recherches, et une facilité de plus pour exposer et populariser leurs doctrines.
Cependant on peut insister : en supposant qu’un peuple entier ait été poète, comment put-il inventer les artifices du style, ces épisodes, ces tours heureux, ce nombre poétique.... ? et comment eût-il pu ne pas les inventer ? les tours ne vinrent que de la difficulté de s’exprimer ; les épisodes de l’inhabileté qui ne sait pas distinguer et écarter les choses qui ne vont pas au but. Quant au nombre musical et poétique, il est naturel à l’homme ; les bègues s’essaient à parler en chantant ; dans la passion, la voix s’altère et approche du chant. Partout les vers précédèrent la prose.
Passer de la poésie à la prose, c’était abstraire et généraliser ; car le langage de la première est tout concret, tout particulier. La poésie elle-même, quoiqu’elle sortît alors de l’usage vulgaire, reçut aussi les expressions générales ; aux noms propres, qui, dans l’indigence des langues, lui avaient servi à désigner les caractères, elle substitua des noms imaginaires, et conçut des caractères purement idéaux ; ce fut là le commencement de son troisième âge, de l’âge humain de la poésie.
L’origine de la religion, de la poésie et des langues étant découverte, nous connaissons celle de la société païenne. Les poèmes d’Homère en sont le principal monument. Joignez-y l’histoire des premiers siècles de Rome, qui nous présente le meilleur commentaire de l’histoire fabuleuse des Grecs ; en effet Rome ayant été fondée lorsque les langues vulgaires du Latium avaient fait de grands progrès, l’héroïsme romain jeune encore, au milieu de peuples déjà mûrs, s’exprima en langue vulgaire, tandis que celui des Grecs s’était exprimé en langue héroïque.
Le commencement de la religion fut celui de la société. Les géants, effrayés par la foudre qui leur révèle une puissance supérieure, se réfugient dans les cavernes. L’état bestial finit avec leurs courses vagabondes ; ils s’assurent d’un asile régulier, ils y retiennent une compagne par la force, et la famille a commencé. Les premiers pères de famille sont les premiers prêtres ; et comme la religion compose encore toute la sagesse, les premiers sages ; maîtres absolus de leur famille, ils sont aussi les premiers rois ; de là le nom de patriarches (pères et princes). Dans une si grande barbarie, leur joug ne peut être que dur et cruel ; le Polyphème d’Homère est aux yeux de Platon l’image des premiers pères de famille. Il faut bien qu’il en soit ainsi pour que les hommes domptés par le gouvernement de la famille se trouvent préparés à obéir aux lois du gouvernement civil qui va succéder. Mais ces rois absolus de la famille sont eux-mêmes soumis aux puissances divines, dont ils interprètent les ordres à leurs femmes et à leurs enfants ; et comme alors il n’y a point d’action qui ne soit soumise à un Dieu, le gouvernement est en effet théocratique.
Voilà l’âge d’or, tant célébré par les poètes, l’âge où les dieux règnent sur la terre. Toute la vertu de cet âge, c’est une superstition barbare qui sert pourtant à contenir les hommes, malgré leur brutalité et leur orgueil farouche. Quelque horreur que nous inspirent ces religions sanguinaires, n’oublions pas que c’est sous leur influence que se sont formées les plus illustres sociétés du monde ; l’athéisme n’a rien fondé.
Bientôt la famille ne se composa pas seulement des individus liés par le sang. Les malheureux qui étaient restés dans la promiscuité des biens et des femmes, et dans les querelles qu’elle produisait, voulant échapper aux insultes des violents, recoururent aux autels des forts, situés sur les hauteurs. Ces autels furent les premiers asiles,
vetus urbes condentium consilium
, dit Tite-Live. Les forts tuaient les violents et protégeaient les réfugiés. Issus de Jupiter, c’est-à-dire, nés sous ses auspices, ils étaient héros par la naissance et par la vertu. Ainsi se forma le caractère idéal de l’Hercule antique ; les héros étaient héraclides, enfants d’Hercule, comme les sages étaient appelés enfants de la sagesse, etc.
Les nouveaux venus, conduits dans la société par l’intérêt, non par la religion, ne partagèrent pas les prérogatives des héros, particulièrement celle du mariage solennel. Ils avaient été reçus à condition de servir leurs défenseurs comme esclaves ; mais, ◀devenus▶ nombreux, ils s’indignèrent de leur abaissement, et demandèrent une part dans ces terres qu’ils cultivaient. Partout où les héros furent vaincus, ils leur cédèrent des terres qui devaient toujours relever d’eux ; ce fut la première loi agraire, et l’origine des clientèles et des fiefs.
Ainsi s’organisa la cité : les pères de famille formèrent une classe de nobles, de patriciens, conservant le triple caractère de rois de leur maison, de prêtres et de sages, c’est-à-dire, de dépositaires des auspices. Les réfugiés composèrent une classe de plébéiens, compagnons, clients, vassaux, sans autre droit que la jouissance des terres, qu’ils tenaient des nobles.
Les cités héroïques furent toutes gouvernées aristocratiquement ; les rois des familles soumirent leur empire domestique à celui de leur ordre. Les principaux de l’ordre héroïque furent appelés rois de la cité, et administrèrent les affaires communes, en ce qui touchait la guerre et la religion.
Ces petites sociétés étaient essentiellement guerrières (πόλις, πόλεμος). Étranger (hostis), dans leur langage, est synonyme d’ennemi. Les héros s’honoraient du nom de brigands (Voy. Thucydide), et exerçaient en effet le brigandage ou la piraterie. À l’intérieur, les cités héroïques n’étaient pas plus tranquilles. Les anciens nobles, dit Aristote (Politique), juraient une éternelle inimitié aux plébéiens. L’histoire romaine nous le confirme : les plébéiens combattaient pour l’intérêt des nobles, à leurs propres dépens, et ceux-ci les ruinaient par l’usure, les enfermaient dans leurs cachots particuliers, les déchiraient de coups de fouets. Mais l’amour de l’honneur, qui entretient dans les républiques aristocratiques cette violente rivalité des ordres, cause en récompense dans la guerre une généreuse émulation. Les nobles se dévouent au salut de la patrie, auquel tiennent tous les privilèges de leur ordre ; les plébéiens, par des exploits signalés, cherchent à se montrer dignes de partager les privilèges des nobles. Ces querelles, qui tendent à établir l’égalité, sont le plus puissant moyen d’agrandir les républiques.
Pour compléter ce tableau des âges divin et héroïque, nous rapprocherons l’histoire du droit civil de celle du droit politique. Dans la première, nous retrouvons toutes les vicissitudes de la seconde. Si les gouvernements résultent des mœurs, la jurisprudence varie selon la forme du gouvernement. C’est ce que n’ont vu ni les historiens, ni les jurisconsultes ; ils nous expliquent les lois, nous en rappellent l’institution sans en marquer les rapports avec les révolutions politiques ; ainsi ils nous présentent les faits isolés de leurs causes. Demandez-leur pourquoi la jurisprudence antique des Romains fut entourée de tant de solennités, de tant de mystères ; ils ne savent qu’accuser l’imposture des patriciens.
Au premier âge, le droit et la raison, c’est ce qui est ordonné d’en haut, c’est ce que les dieux ont révélé par les auspices, par les oracles et autres signes matériels. Le droit est fondé sur une autorité divine. Demander la moindre explication serait un blasphème. Admirons la Providence qui permit qu’à une époque où les hommes étaient incapables de discerner le droit, la raison véritable, ils trouvassent dans leur erreur un principe d’ordre et de conduite. La jurisprudence, la science de ce droit divin, ne pouvait être que la connaissance des rites religieux ; la justice était tout entière dans l’observation de certaines pratiques, de certaines cérémonies. De là le respect superstitieux des Romains pour les acta legitima ; chez eux, les noces, le testament étaient dits justa, lorsque les cérémonies requises avaient été accomplies.
Le premier tribunal fut celui des dieux ; c’est à eux qu’en appelaient ceux qui recevaient quelque tort, ce sont eux qu’ils invoquaient comme témoins et comme juges. Quand les jugements de la religion se régularisèrent, les coupables furent dévoués, anathématisés ; sur cette sentence, ils devaient être mis à mort. On la prononçait contre un peuple aussi bien que contre un individu ; les guerres (pura et pia bella) étaient des jugements de Dieu. Elles avaient toutes un caractère de religion ; les hérauts qui les déclaraient, dévouaient les ennemis, et appelaient leurs dieux hors de leurs murs ; les vaincus étaient considérés comme sans dieux ; les rois traînés derrière le char des triomphateurs romains étaient offerts au Capitole à Jupiter Férétrien, et de là immolés.
Les duels furent encore une espèce de jugement des dieux.
Les républiques anciennes, dit Aristote dans sa Politique, n’avaient pas de lois judiciaires pour punir les crimes et réprimer la violence.
Le duel offrait seul un moyen d’empêcher que les guerres individuelles ne s’éternisassent. Les hommes, ne pouvant distinguer la cause réellement juste, croyaient juste celle que favorisaient les dieux. Le droit héroïque fut celui de la force.
La violence des héros ne connaissait qu’un seul frein : le respect de la parole. Une fois prononcée, la parole était pour eux sainte comme la religion, immuable comme le passé (fas, fatum, de fari). Aux actes religieux qui composaient seuls toute la justice de l’âge divin, et qu’on pourrait appeler
formules d’actions, succédèrent des formules parlées. Les secondes héritèrent du respect qu’on avait eu pour les premières, et la superstition de ces formules fut inflexible, impitoyable :
Uti linguâ nuncupassit, ita jus esto
(Douze Tables) : Agamemnon a prononcé qu’il immolerait sa fille ; il faut qu’il l’immole. Ne crions pas comme Lucrèce,
tantum relligio potuit suadere malorum
!… Il fallait cette horrible fidélité à la parole dans ces temps de violence ; la faiblesse soumise à la force avait à craindre de moins ses caprices. — L’équité de cet âge n’est donc pas l’équité naturelle, mais l’équité civile ; elle est dans la jurisprudence ce que la raison d’état est en politique, un principe d’utilité, de conservation pour la société.
La sagesse consiste alors dans un usage habile des paroles, dans l’application précise, dans l’appropriation du langage à un but d’intérêt. C’est là la sagesse d’Ulysse ; c’est celle des anciens jurisconsultes romains avec leur fameux cavere. Répondre sur le droit, ce n’était pour eux autre chose que précautionner les consultants, et les préparer à circonstancier devant les tribunaux le cas contesté, de manière que les formules d’actions s’y rapportassent de point en point, et que le préteur ne pût refuser de les appliquer. — Imitées des formules religieuses, les formules légales de l’âge héroïque furent enveloppées des mêmes mystères : le secret, l’attachement aux choses établies sont l’âme des républiques aristocratiques.
Les formules religieuses, étant toutes en action, n’avaient rien de général ; les formules légales dans leurs commencements n’ont rapport qu’à un fait, à un individu ; ce sont de simples exemples d’après lesquels on juge ensuite les faits analogues. La loi, toute particulière encore, n’a pour elle que l’autorité (dura est, sed scripta est) ; elle n’est pas encore fondée en principe, en vérité. Jusque-là, il n’y a qu’un droit civil ; avec l’âge humain commence le droit naturel, le droit de l’humanité raisonnable. La justice de ce dernier âge considère le mérite des faits et des personnes ; une justice aveugle serait faussement impartiale ; son égalité apparente serait en effet inégalité. Les exceptions, les privilèges sont souvent demandés par l’équité naturelle ; aussi les gouvernements humains savent faire plier la loi dans l’intérêt de l’égalité même.
À mesure que les démocraties et les monarchies remplacent les aristocraties héroïques, l’importance de la loi civile domine de plus en plus celle de la loi politique. Dans celles-ci tous les intérêts privés des citoyens étaient renfermés dans les intérêts publics ; sous les gouvernements humains, et surtout sous les monarchies, les intérêts publics n’occupent les esprits qu’à propos des intérêts privés ; d’ailleurs les mœurs s’adoucissant, les affections particulières en prennent d’autant plus de force, et remplacent le patriotisme.
Sous les gouvernements humains, l’égalité que la nature a mise entre les hommes en leur donnant l’intelligence, caractère essentiel de l’humanité, est consacrée dans l’égalité civile et politique. Les citoyens sont dès lors égaux, d’abord comme souverains de la cité, ensuite comme sujets d’un monarque qui, distingué seul entre tous, leur dicte les mêmes lois.
Dans les républiques populaires bien ordonnées, la seule inégalité qui subsiste est déterminée par le cens : Dieu veut qu’il en soit ainsi, pour donner l’avantage à l’économie sur la prodigalité, à l’industrie et à la prévoyance sur l’indolence et la paresse. — Le peuple pris en général veut la justice ; lorsqu’il entre ainsi dans le gouvernement, il fait des lois justes, c’est-à-dire généralement bonnes.
Mais peu à peu les états populaires se corrompent. Les riches ne considèrent plus leur fortune comme un moyen de supériorité légale, mais comme un instrument de tyrannie ; le peuple qui sous les gouvernements héroïques ne réclamait que l’égalité, veut maintenant dominer à son tour ; il ne manque pas de chefs ambitieux qui lui présentent des lois
populaires, des lois qui tendent à enrichir les pauvres. Les querelles ne sont plus légales ; elles se décident par la force. De là des guerres civiles au-dedans, des guerres injustes au-dehors. Les puissants s’élèvent dans le désordre ; et l’anarchie, la pire des tyrannies, force le peuple de se réfugier dans la domination d’un seul. Ainsi le besoin de l’ordre et de la sécurité fonde les monarchies. Voilà la loi royale (pour parler comme les jurisconsultes) par laquelle Tacite légitime la monarchie romaine sous Auguste :
Qui cuncta discordiis fessa sub imperium unius accepit.
Fondées sur la protection des faibles, les monarchies doivent être gouvernées d’une manière populaire. Le prince établit l’égalité, au moins dans l’obéissance ; il humilie les grands, et leur abaissement est déjà une liberté pour les petits. Revêtu d’un pouvoir sans bornes, il consulte non la loi, mais l’équité naturelle. Aussi la monarchie est-elle le gouvernement le plus conforme à la nature, dans les temps de la civilisation la plus avancée.
Les monarques se glorifient du titre de cléments, et rendent les peines moins sévères ; ils diminuent cette terrible puissance paternelle des premiers âges. La bienveillance de la loi descend jusqu’aux esclaves ; les ennemis même sont mieux traités, les vaincus conservent des droits. Celui de citoyen, dont les républiques étaient si avares, est prodigué ; et le pieux Antonin veut, selon le mot d’Alexandre, que le monde soit une seule cité.
Voilà toute la vie politique et civile des nations, tant qu’elles conservent leur indépendance. Elles passent successivement sous trois gouvernements. La législation divine fonde la monarchie domestique, et commence l’humanité ; la législation héroïque ou aristocratique forme la cité, et limite les abus de la force ; la législation populaire consacre dans la société l’égalité naturelle ; la monarchie enfin doit arrêter l’anarchie, et la corruption publique qui l’a produite.
Quand ce remède est impuissant, il en vient inévitablement du dehors un autre plus efficace. Le peuple corrompu était esclave de ses passions effrénées ; il ◀devient▶ esclave d’une nation meilleure qui le soumet par les armes, et le sauve en le soumettant. Car ce sont deux lois naturelles : Qui ne peut se gouverner, obéira, — et, aux meilleurs l’empire du monde.
Que si un peuple n’était secouru dans ce misérable état de dépravation ni par la monarchie ni par la conquête, alors, au dernier des maux, il faudrait bien que la Providence appliquât le dernier des remèdes. Tous les individus de ce peuple se sont isolés dans l’intérêt privé ; on n’en trouvera pas deux qui s’accordent, chacun suivant son plaisir ou son caprice. Cent fois plus barbares dans cette dernière période de la civilisation qu’ils ne l’étaient dans son enfance ! la première barbarie était de nature, la seconde est de réflexion ; celle-là était féroce, mais généreuse ; un ennemi pouvait fuir ou se défendre ; celle-ci, non moins cruelle, est lâche et perfide ; c’est en embrassant qu’elle aime à frapper. Aussi ne vous y trompez pas ; vous voyez une foule de corps, mais si vous cherchez des âmes humaines, la solitude est profonde ; ce ne sont plus que des bêtes sauvages.
Qu’elle périsse donc cette société par la fureur des factions, par l’acharnement désespéré des guerres civiles ; que les cités redeviennent forêts, que les forêts soient encore le repaire des hommes, et qu’à force de siècles, leur ingénieuse malice, leur subtilité perverse disparaissent sous la rouille de la barbarie. Alors stupides, abrutis, insensibles aux raffinements qui les avaient corrompus, ils ne connaissent plus que les choses indispensables à la vie ; peu nombreux, le nécessaire ne leur manque pas ; ils sont de nouveau susceptibles de culture ; avec l’antique simplicité l’on verra bientôt reparaître la piété, la véracité, la bonne foi, sur lesquelles est fondée la justice, et qui font toute la beauté de l’ordre éternel établi par la Providence.
C’est après ces épurations sévères que Dieu renouvela la société européenne sur les ruines de l’empire romain. Dirigeant les choses humaines dans le sens des décrets ineffables de sa grâce, il avait établi le christianisme en opposant la vertu des martyrs à la puissance romaine, les miracles et la doctrine des pères à la vaine sagesse des Grecs ; mais il fallait arrêter les nouveaux ennemis qui menaçaient de toutes parts la foi chrétienne et la civilisation, au nord les Goths ariens, au midi les Arabes mahométans, qui contestaient également à l’auteur de la religion son divin caractère.
On vit renaître l’âge divin et le gouvernement théocratique. On vit les rois catholiques revêtir les habits de diacre, mettre la croix sur leurs armes, sur leurs couronnes, et fonder des ordres religieux et militaires pour combattre les infidèles. Alors revinrent les guerres pieuses de l’antiquité (pura et pia bella) ; mêmes cérémonies pour les déclarer : on appelait hors des murs d’une ville assiégée les saints, protecteurs de l’ennemi ; et l’on cherchait à dérober leurs reliques. — Les jugements divins reparurent sous le nom de purgations canoniques ; les duels en furent une espèce, quoique non reconnue par les canons. — Les brigandages et les représailles de l’antiquité, la dureté des servitudes héroïques se renouvelèrent, surtout entre les infidèles et les chrétiens. — Les asiles du monde ancien se rouvrirent chez les évêques, chez les abbés ; c’est le besoin de cette protection qui motive la plupart des constitutions de fiefs. Pourquoi tant de lieux escarpés ou retirés portent-ils des noms de saints ? c’est que des chapelles y servaient d’asiles. — L’âge muet des premiers temps du monde se représenta, les vainqueurs et les vaincus ne s’entendaient point ; nulle écriture en langue vulgaire. Les signes hiéroglyphiques furent employés pour marquer les droits seigneuriaux sur les maisons et sur les tombeaux, sur les troupeaux et sur les terres. Ainsi, nous retrouvons au moyen âge la plupart des caractères observés déjà dans la plus haute antiquité.
Quand toutes les observations qui précèdent sur l’histoire du genre humain, ne seraient point appuyées par le témoignage des philosophes et des historiens, des grammairiens et des jurisconsultes, ne nous conduiraient-elles pas à reconnaître dans ce monde la grande cité des nations fondée et gouvernée par Dieu même ? — On élève jusqu’au ciel la sagesse législative des Lycurgue, des Solon, et des décemvirs, auxquels on rapporte la police tant célébrée des trois plus glorieuses cités, des plus signalées par la vertu civile ; et pourtant combien ne sont-elles pas inférieures en grandeur et en durée à la république de l’univers !
Le miracle de sa constitution, c’est qu’à chacune de ses révolutions, elle trouve dans la corruption même de l’état précédent les éléments de la forme nouvelle qui peut la sauver. Il faut bien qu’il y ait là une sagesse au-dessus de l’homme....
Cette sagesse ne nous force pas par des lois positives, mais elle se sert pour nous gouverner des usages que nous suivons librement. Répétons donc ici le premier principe de la Science nouvelle : les hommes ont fait eux-mêmes le monde social, tel qu’il est ; mais ce monde n’en est pas moins sorti d’une intelligence, souvent contraire, et toujours supérieure aux fins particulières que les hommes s’étaient proposées. Ces fins d’une vue bornée sont pour elle les moyens d’atteindre des fins plus grandes et plus lointaines. Ainsi les hommes isolés encore veulent le plaisir brutal, et il en résulte la sainteté des mariages et l’institution de la famille ; — les pères de famille veulent abuser de leur pouvoir sur leurs serviteurs, et la cité prend naissance ; — l’ordre dominateur des nobles veut opprimer les plébéiens, et il subit la servitude de la loi, qui fait la liberté du peuple ; — le peuple libre tend à secouer le frein de la loi, et il est assujetti à un monarque ; — le monarque croit assurer son trône en dégradant ses sujets par la corruption, et il ne fait que les préparer à porter le joug d’un peuple plus vaillant ; — enfin quand les nations cherchent à se détruire elles-mêmes, elles sont dispersées dans les solitudes… et le phénix de la société renaît de ses cendres.
Tel est l’exposé bien incomplet sans doute de ce vaste système ; nous l’abandonnons aux méditations de nos lecteurs. Il serait trop long de suivre Vico dans les applications ingénieuses qu’il a faites de ses principes. Nous ajouterons seulement quelques mots pour faire connaître quel fut le sort de l’auteur et de l’ouvrage.
La Science nouvelle eut quelque succès en Italie, et la première édition fut épuisée en trois ans. Plusieurs grands personnages, entre autres le pape Clément XII, écrivirent à Vico des lettres flatteuses. Des savants de Venise qui voulaient réimprimer La Science nouvelle dans cette ville, lui persuadèrent d’écrire lui-même sa vie pour qu’on l’insérât, dans un Recueil des Vies des littérateurs les plus distingués de l’Italie. Mais dans le reste de l’Europe le grand ouvrage de Vico ne produisit aucune sensation. Leclerc, qui avait rendu compte du livre De uno universi juris principio dans la Bibliothèque universelle, ne parla point de La Science nouvelle. Le Journal de Trévoux en fit une simple mention. Le Journal de Leipzig 7 inséra un article calomnieux qui lui avait été envoyé de Naples.
Employé fréquemment par les vice-rois espagnols ou autrichiens à composer des discours, des vers, des inscriptions pour les occasions solennelles, Vico n’en resta pas moins dans l’indigence où il était né. Il ne suppléait à l’insuffisance des appointements de la chaire de rhétorique qu’il occupait à l’université de Naples, qu’en donnant chez lui des leçons de langue latine. Au moment même où il achevait La Science nouvelle, il concourut pour une chaire de droit, et il échoua.
Dans cette position pénible, il faisait toute sa consolation du soin d’élever ses deux filles, qu’il aimait beaucoup, et dont l’aînée réussit dans la poésie italienne. C’était, dit l’éditeur des opuscules de Vico, auquel un fils du grand homme a transmis ces détails, c’était un spectacle touchant de voir le philosophe jouer avec ses filles aux heures que lui laissaient d’ennuyeux devoirs. Un ami qui le trouvait un jour avec elles, ne put s’empêcher de répéter ce passage du Tasse :
C’est Alcide qui, la quenouille en main, amuse de récits fabuleux les filles de Méonie.
Ce bonheur domestique était lui-même mêlé d’amertume. Un de ses enfants fut atteint d’une maladie longue et cruelle. Un autre
◀devint▶ par sa mauvaise conduite la honte de sa famille, et Vico fut obligé de demander qu’il fût enfermé.
À l’avènement de la maison de Bourbon, sa condition sembla s’améliorer, il fut nommé historiographe du roi, et obtint que son fils, Gennaro Vico, dont on connaissait le mérite et la probité, lui succédât comme professeur ; mais ces faveurs venaient bien tard. Il languissait déjà sous le poids de l’âge et des plus douloureuses infirmités. Enfin ses forces diminuant tous les jours, il resta quatorze mois sans parler et sans reconnaître ses propres enfants. Il ne sortit de cet état que pour s’apercevoir de sa mort prochaine, et, après avoir rempli le devoir d’un chrétien, il expira en récitant les psaumes de David, le 20 janvier 1744. Il avait 76 ans accomplis.
Ne quittons point cet homme rare sans apprendre de lui-même comment il supporta ses malheurs : « Qu’elle soit à jamais louée, dit-il dans une lettre, cette Providence qui, lors même qu’elle semble à nos faibles yeux une justice sévère, n’est qu’amour et que bonté. Depuis que j’ai fait mon grand ouvrage, je sens que j’ai revêtu un nouvel homme. Je n’éprouve plus la tentation de déclamer contre le mauvais goût du siècle, puisqu’en me repoussant de la place que je demandais, il m’a donné l’occasion de composer la Science nouvelle. Le
dirai-je ? je me trompe peut-être, mais je voudrais bien ne pas me tromper : la composition de cet ouvrage m’a animé d’un esprit héroïque qui me met au-dessus de la crainte de la mort et des calomnies de mes rivaux. Je me sens assis sur une roche de diamant, quand je songe au jugement de Dieu qui fait justice au génie par l’estime du sage !… 1726. »
Nous rapporterons encore, quoi qu’il en coûte, les dernières lignes qui soient sorties de sa plume :
« Maintenant Vico n’a plus rien à espérer au monde. Accablé par l’âge et les fatigues, usé par les chagrins domestiques, tourmenté de douleurs convulsives dans les cuisses et dans les jambes, en proie à un mal rongeur qui lui a déjà dévoré une partie considérable de la tête, il a renoncé entièrement aux études, et a envoyé au père Louis-Dominique, si recommandable par sa bonté et par son talent dans la poésie élégiaque, le manuscrit des notes sur la première édition de la Science nouvelle, avec l’inscription suivante :
AU TIBULLE CHRÉTIEN
AU PÈRE LOUIS DOMINIQUE
JEAN BAPTISTE VICO
POURSUIVI ET BATTU
PAR LES ORAGES CONTINUELS D’UNE FORTUNE ENNEMIE
ENVOIE CES DÉBRIS INFORTUNÉS DE LA SCIENCE NOUVELLE
PUISSENT ILS TROUVER CHEZ LUI UN PORT UN LIEU DE REPOS[Après avoir rappelé les obstacles, les contradictions qu’il rencontra, il ajoute ce qui suit :] « Vico bénissait ces adversités qui le ramenaient à ses études. Retiré dans sa solitude comme dans un fort inexpugnable, il méditait, il écrivait quelque nouvel ouvrage, et tirait une noble vengeance de ses détracteurs. C’est ainsi qu’il en vint à trouver la Science nouvelle… Depuis ce moment il crut n’avoir rien à envier à ce Socrate, dont Phèdre disait :
« L’envie le condamna vivant, mais sa cendre est absoute. Que l’on m’assure sa gloire, et je ne refuse point sa mort8 ! »
Appendice du discours
Cet appendice renferme la vie de Vico, la liste de tous ses ouvrages et celle des auteurs qui l’ont imité, attaqué, ou simplement mentionné ; enfin l’indication des principaux ouvrages qui ont été écrits sur la philosophie de l’histoire.
Nous ne répéterons pas ici les détails relatifs à la vie de Vico, que nous avons déjà donnés au commencement et à la fin du discours.
Vico naquit en 1668, et non en 1670, comme on le lit dans sa Vie écrite par lui-même. L’éditeur de ses Opuscules a rectifié cette date d’après les registres de naissance. À l’âge de sept ans, il perdit beaucoup de sang par suite d’une chute, et le chirurgien décida qu’il mourrait ou resterait imbécile ; la prédiction ne fut point vérifiée. « Cet accident ne fit qu’altérer son humeur, et le rendit mélancolique et ardent, caractère ordinaire des hommes qui unissent la vivacité d’esprit et la profondeur. »
Après avoir fait ses humanités et surpassé ses maîtres, il se livra avec ardeur à la dialectique ; mais les subtilités de la scholastique le rebutèrent : il faillit perdre l’esprit, et demeura découragé pour dix-huit mois.
Un jour qu’il était entré par hasard dans une école de droit, le professeur louait un célèbre jurisconsulte ; ce moment décida de sa vie…… « Dès ces premières études, Vico était charmé en lisant les maximes dans lesquelles les interprètes anciens ont résumé et généralisé les motifs particuliers du législateur. Il aimait aussi à observer le soin avec lequel les jurisconsultes
pèsent les termes des lois qu’ils expliquent. Il vit dès lors dans les interprètes anciens les philosophes de l’équité naturelle ; dans les interprètes érudits les historiens du droit romain : double présage de ses recherches sur le principe d’un droit universel, et du bonheur avec lequel il devait éclairer l’étude de la jurisprudence romaine par celle de la langue latine. »
Il nous a fait connaître la marche de ses études pendant les neuf années qui suivirent cette époque. Ce n’est point ici un de ces romans où les philosophes exposent leurs idées dans une forme historique ; la route de Vico est trop sinueuse pour qu’on puisse la supposer tracée d’avance.
D’abord la nécessité d’embrasser toute la science qu’il enseignait, l’obligea de s’occuper du droit canonique. Pour mieux comprendre ce droit, il entra dans l’étude du dogme ; cette étude devait le conduire plus tard à « chercher un principe du droit naturel qui pût expliquer les origines historiques du droit romain et en général du droit des nations païennes, et qui, sous le rapport moral, n’en fût pas moins conforme à la saine doctrine de la Grâce »
.
Vers le même temps, la lecture de Laurent Valla, qui accuse de peu d’élégance les jurisconsultes romains, celle d’un autre critique qui comparait la versification savante de Virgile avec celle des modernes, le déterminèrent à se livrer à l’étude de la littérature latine qu’il associa à celle de l’italienne. Il lisait alternativement Cicéron et Boccace, Dante et Virgile, Horace et Pétrarque. Chaque ouvrage était lu trois fois ; la première pour en saisir l’unité, la seconde pour en observer la suite et pour étudier l’artifice de la composition, la troisième pour en noter les expressions remarquables, ce qu’il faisait sur le livre même.
Lisant ensuite, dans l’Art poétique d’Horace, que l’étude des moralistes ouvre à la poésie la source de richesses la plus abondante, il s’y livra avec ardeur, en commençant par Aristote, qu’il avait vu citer le plus souvent dans les livres élémentaires de droit. « Dans cette étude, il observa bientôt que la jurisprudence romaine n’était qu’un art de décider les cas particuliers selon l’équité,
art dont les jurisconsultes donnaient d’innombrables préceptes conformes à la justice naturelle, et tirés de l’intention du législateur ; mais que la science du juste enseignée par les philosophes est fondée sur un petit nombre de vérités éternelles, dictées par une justice métaphysique qui est comme l’architecte de la cité ; qu’ainsi l’on n’apprend dans les écoles que la moitié de la science du droit. »
La morale le ramena à la métaphysique ; mais comme il tirait peu de profit de celle d’Aristote, il se mit à lire Platon, sur sa réputation de prince des philosophes. Il comprit alors pourquoi la métaphysique du premier ne lui avait servi de rien pour appuyer la morale. « Celle du second conduit à reconnaître pour principe physique l’idée éternelle qui tire d’elle-même et crée la matière. Conformément à cette métaphysique, Platon donne pour base à sa morale l’idéal de la justice ; et c’est de là qu’il part pour fonder sa république, sa législation idéales. La lecture de Platon éveilla dans l’esprit de Vico la première conception d’un droit idéal éternel, en vigueur dans la cité universelle, qui est renfermée dans la pensée de Dieu, et dans la forme de laquelle sont instituées les cités de tous les temps et de tous les pays. Voilà la république que Platon devait déduire de sa métaphysique ; mais il ne le pouvait, ignorant la chute du premier homme. »
Les ouvrages philosophiques de Platon, d’Aristote et de Cicéron, dont le but est de diriger l’homme social, l’éloignèrent également « et des épicuriens, toujours renfermés dans la molle oisiveté de leurs jardins, et des stoïciens qui, tout entiers dans les théories, se proposent l’impassibilité ; ce sont morales de solitaires. Mais il admira la physique des stoïciens qui composent l’univers de points, comme les platoniciens le composent de nombres. Il rejeta également les physiques mécaniques d’Épicure et de Descartes. La physique expérimentale des Anglais lui parut devoir être utile à la médecine ; mais il se garda bien de s’occuper d’une science qui ne servait de rien à la philosophie de l’homme, et dont la langue était barbare »
.
Comme Aristote et Platon tirent souvent leurs preuves des mathématiques, il étudia la géométrie pour les mieux entendre ; mais il ne poussa pas loin cette étude, pensant qu’il suffisait de connaître la méthode des géomètres ; « pourquoi mettre dans de pareilles entraves un esprit habitué à parcourir le champ sans bornes des généralités, et à chercher d’heureux rapprochements dans la lecture des orateurs, des historiens et des poètes ? »
De retour à Naples, Vico y trouva cette décadence universelle dont on a vu le tableau. Combien il se félicita de n’avoir pas eu de maître dont les paroles fussent pour lui des lois ; combien il remercia la solitude de ses forêts, où il avait pu suivre une carrière toute indépendante ! Voyant qu’on négligeait surtout la langue latine, il se détermina à en faire un des principaux objets de ses études ; pour mieux s’y livrer, il abandonna le grec, et ne voulut jamais apprendre le français. Il croyait avoir remarqué que ceux qui savent tant de langues, n’en possèdent jamais une parfaitement. Il abandonna les critiques, les commentateurs, et ferma même les dictionnaires. Les premiers n’arrivent guère à sentir les beautés d’une langue étrangère, par l’habitude qu’ils ont de chercher toujours les défauts. La décadence de la langue latine date de l’époque où commencèrent à paraître les seconds. Il ne conserva d’autre lexique que le Nomenclateur de Junius pour l’intelligence des termes techniques. Il lut les auteurs dans des éditions sans notes, en cherchant à pénétrer dans leur esprit avec une critique philosophique. Aussi ses amis l’appelaient-ils, comme on nommait autrefois Épicure, αὐτοδιδάσκαλος, le maître de soi-même
.
On commençait dès lors à connaître son mérite, et les théatins cherchaient à le faire entrer dans leur ordre ; comme il n’était point gentilhomme, ils offraient de lui obtenir une dispense du pape. Vico refusa, et se maria, à ce qu’il paraît, peu de temps après. Vers la même époque, la chaire de rhétorique étant venue à vaquer, il refusait de concourir, parce qu’il avait échoué peu auparavant dans la demande d’une autre place ; mais ses amis se moquèrent de sa simplicité dans les choses d’intérêt ; il concourut et réussit (1697 ou 98).
Cette place lui donna l’occasion d’exposer partiellement, dans une suite de discours d’ouverture, les idées qu’il devait réunir dans son grand ouvrage (1699-1720). Ce sont toujours des sujets généraux « où la philosophie descend aux applications de la vie civile ; il y traite du but des études et de la méthode qu’on doit y suivre, des fins de l’homme, du citoyen, du chrétien. »
Ces discours, généralement admirables par la hauteur des vues, ont une forme paradoxale et quelquefois bizarrement dramatique. L’homme, dit-il dans celui de 1699, doit embrasser le cercle des sciences ; qui ne le fait pas, ne le veut pas sérieusement. Nous ignorons toute la puissance de nos facultés. De même que Dieu est l’esprit du monde, l’esprit humain est un dieu dans l’homme. Ne vous est-il pas arrivé de faire, dans l’élan d’une volonté forte, des choses que vous admiriez ensuite, et que vous étiez tentés d’attribuer à un dieu plutôt qu’à vous-mêmes ? — Dans le discours de 1700, Dieu, juge de la grande cité, prononce cette sentence dans la forme des lois romaines : L’homme naîtra pour la vérité et pour la vertu, c’est-à-dire pour moi ; la raison commandera, les passions obéiront. Si quelque insensé, par corruption, par négligence ou par légèreté, enfreint cette loi, criminel au premier chef, qu’il se fasse à lui-même une guerre cruelle…… puis vient la description pathétique de cette guerre intérieure.
1701. Tout artifice, toute intrigue doivent être bannis de la république des lettres, si l’on veut acquérir de véritables lumières. — 1704. Quiconque veut trouver dans l’étude le profit et l’honneur, doit travailler pour la gloire, c’est-à-dire pour le bien général. — 1705. Les époques de gloire et de puissance pour les sociétés, ont été celles où elles ont fleuri par les lettres. — 1707. La connaissance de notre nature déchue doit nous exciter à embrasser dans nos études l’universalité des arts et des sciences, et nous indiquer l’ordre naturel dans lequel nous les devons apprendre. — Les discours de 1699 et de 1700 sont les seuls qu’on ait conservés en entier ; ils se trouvent dans le quatrième volume du Recueil des Opuscules de Vico.
Nous avons parlé déjà de deux discours plus remarquables encore (De nostri temporis studiorum ratione, 1708. — Omnis divinæ atque humanæ eruditionis elementa tria, nosse, velle, posse, etc. 1719). Le second a été fondu par Vico dans son livre sur l’Unité de principe du droit, qui lui-même a fourni les matériaux de La Science nouvelle.
Le premier ouvrage considérable de Vico, est le traité : De antiquissimâ Italorum sapientiâ ex linguæ latinæ originibus eruendâ, 1710. La lecture du traité plus ingénieux que solide de Bacon, De sapientiâ veterum, lui fit naître l’idée de chercher les principes de la sagesse antique, non dans les fables des poètes, mais dans les étymologies de la langue latine, comme Platon les avait cherchés dans celles de la langue grecque (Voy. le Cratyle). Ce travail devait avoir deux parties, l’une métaphysique, l’autre physique. La première seule a été imprimée, sous le titre indiqué ci-dessus. Vico paraît n’avoir pas achevé la seconde ; il dit seulement en avoir dédié à Aulisio un morceau considérable, intitulé : De æquilibrio corporis animantis. Il y traitait de l’ancienne médecine des Égyptiens. Je n’ai pu me procurer cet opuscule, qui peut-être n’a pas été imprimé. Dans le peu qu’il en cite, on voit qu’il avait soupçonné l’analogie du calorique et du magnétisme.
Le livre De antiquissimâ Italorum sapientiâ, est de tous les ouvrages de Vico celui dont il a le moins profité dans la Science nouvelle. Rien de plus ingénieux que ses réflexions sur la signification identique des mots verum et factum dans l’ancienne langue latine, sur le sens d’intelligere, cogitare, dividere, minuere, genus et forma, verum et æquum, causa et negotium, etc. Nous avons fait connaître dans Vico le fondateur de la philosophie de l’histoire ; peut-être, dans un second volume, montrerons-nous en lui le métaphysicien subtil et profond, l’antagoniste du cartésianisme, l’adversaire le plus éclairé et le plus éloquent de l’esprit du dix-huitième siècle. La traduction de l’ouvrage dont nous venons de parler entrerait dans cette nouvelle publication.
Vico s’occupa bientôt d’un travail tout différent. Le duc de Traetto, Adrien Caraffe, le pria de se charger d’écrire la vie du maréchal Antoine Caraffe, son oncle, d’après les Mémoires qu’il avait laissés. Il y consacra une partie de ses nuits pendant deux ans « et s’efforça d’y concilier le respect dû aux princes avec celui que réclame la vérité »
. L’ouvrage parut en un volume, 1716, et concilia à l’auteur l’estime et l’amitié de Gravina, avec lequel il entretint dès lors une correspondance assidue. Nous n’avons pu trouver ni l’histoire ni les lettres.
Pour se préparer à écrire cette vie, Vico lut le grand ouvrage de Grotius. Nous avons vu quelle révolution cette lecture opéra dans ses idées. On lui avait demandé des notes pour une nouvelle édition du Droit de la guerre et de la paix, et il en avait déjà écrit sur le premier livre et sur la moitié du second, lorsqu’il s’arrêta, « réfléchissant qu’il convenait peu à un catholique d’orner de notes l’ouvrage d’un hérétique9 »
.
Lorsque Vico eut fait paraître ses deux ouvrages, De uno universi juris principio, et De constantiâ jurisprudentis (1721), l’importance de ces travaux et son ancienneté dans l’université de Naples, l’encouragèrent à concourir pour une chaire de droit qui se trouvait vacante. Plusieurs de ses adversaires comptaient bien qu’il vanterait longuement ses services envers l’université ; plusieurs espéraient qu’il s’en tiendrait à l’érudition vulgaire des principaux auteurs qui avaient traité la matière ; d’autres, qu’il se jetterait sur ses principes du droit universel. Il les trompa tous : après une invocation courte, grave et touchante, il lut le commencement de la loi, et suivit une méthode familière aux anciens jurisconsultes, mais toute nouvelle dans les concours. Les applaudissements unanimes de l’auditoire lui faisaient croire qu’il avait réussi ;
il en fut autrement. « Mais voici ce qui prouve que Vico est né pour la gloire de Naples et de l’Italie ; il venait de perdre tout espoir d’avancement dans sa patrie ; un autre aurait dit adieu aux lettres, se serait repenti peut-être de les avoir cultivées ; pour lui il ne songea qu’à compléter son système. »
Nous ajouterons peu de choses à ce que nous avons dit sur les dernières années de Vico, et sur les malheurs qui attristèrent la fin de sa carrière. Une seule anecdote montrera l’état de gêne où il se trouvait, et l’indifférence de ses protecteurs. On a trouvé la note suivante au dos d’une lettre adressée à Vico par le cardinal Laurent Corsini, son Mécène, depuis pape sous le nom de Clément XII. « Réponse de Son Éminence le cardinal Corsini qui n’a pas eu le moyen de m’aider à imprimer mon ouvrage. Ce refus m’a forcé de penser à ma pauvreté. Il a fallu que j’employasse le prix d’un beau diamant, que je portais au doigt, à payer l’impression et la reliure. J’ai dédié l’ouvrage au seigneur cardinal, parce que je l’avais promis. »
L’amitié d’un simple gentilhomme, nommé Pietro Belli, fut plus utile à Vico, qui reconnut ses bienfaits en mettant une préface à sa traduction de la Siphilis de Frascator.
Dans une situation si pénible, il ne laissait échapper aucune plainte. Seulement il lui arrivait quelquefois de dire à un ami que le malheur le poursuivrait jusqu’au tombeau. Cette triste prophétie fut réalisée. À sa mort, les professeurs de l’université s’étaient rassemblés chez lui, selon l’usage, pour accompagner leur collègue à sa dernière demeure. La confrérie de Sainte-Sophie, à laquelle tenait Vico, devait porter le corps. Il était déjà descendu dans la cour et exposé. Alors commença une vive altercation entre les membres de la congrégation et les professeurs, qui prétendaient également au droit de porter les coins du drap mortuaire. Les deux partis s’obstinant, la congrégation se retira et laissa le cadavre. Les professeurs ne pouvant l’enterrer seuls, il fallut le remonter dans la maison. Son malheureux fils, l’âme navrée, s’adressa au chapitre de l’église métropolitaine, et le fit enterrer enfin dans l’église des pères de l’Oratoire (detta de’ Gerolamini), qu’il fréquentait de son vivant, et qu’il avait choisie lui-même pour le lieu de sa sépulture.
Les restes de Vico demeurèrent négligés et ignorés jusqu’en 1789. Alors son fils Gennaro lui fit graver, dans un coin écarté de l’église, une simple épitaphe. L’Arcadie de Rome, dont Vico était membre, lui avait érigé un monument. Le possesseur actuel du château de Cilento, a mis une inscription à sa mémoire dans une bibliothèque peu considérable du couvent de Sainte-Marie de la Pitié, où il travaillait ordinairement pendant son séjour à Vatolla.
Nous avons parlé du peu d’impression que produisit sur le public l’apparition du système de Vico. Lorsque parurent les livres De uno juris principio et De constantiâ jurisprudentis, l’ouvrage, dit-il lui-même, n’éprouva qu’une critique, c’est qu’on ne le comprenait pas. Cependant le fameux Leclerc le comprit, car il écrivit à l’auteur une lettre flatteuse, et témoigna une haute estime pour l’ouvrage, dans la Bibliothèque ancienne et moderne, 2e partie du volume XVIII, article 8.
Lorsque les idées de Vico s’étendirent, et qu’il sentit la nécessité de réunir les deux ouvrages pour les appuyer l’un par l’autre, il entreprit d’abord d’établir son système en montrant l’invraisemblance de tout ce qu’on avait dit sur le même sujet ; l’ouvrage devait avoir deux volumes in-4º. Mais il sentit les inconvénients de cette méthode négative : d’ailleurs un revers de fortune l’avait mis hors d’état de faire des frais d’impression si considérables. Il concentra toutes ses facultés dans la méditation la plus profonde pour donner à son ouvrage une forme positive, et le réduire à de plus étroites proportions. Le résultat de ce nouveau travail fut la première édition de la Science nouvelle, qui parut en 1725.
La Science nouvelle fut attaquée par les protestants et par les catholiques. Tandis qu’un Damiano Romano, accusait le système de Vico d’être contraire à la religion, le journal de Leipzig10 insérait
un article envoyé par un autre compatriote de Vico, dans lequel on lui reprochait d’avoir
approprié son système au goût de l’église romaine
. Vico accepte ce dernier reproche, mais il ajoute un mot remarquable :
N’est-ce pas un caractère commun à toute religion chrétienne, et même à toute religion, d’être fondée sur le dogme de la Providence.
Recueil des Opuscules, t. I, p. 141. — L’accusation de Damiano a été reproduite en 1821, par M. Colangelo11.
On a vu dans le discours, comment Vico abandonna la méthode analytique qu’il avait suivie d’abord pour donner à son livre une forme synthétique. Dans la seconde édition (1730), il part souvent des idées de la première comme de principes établis, et les exprime en formules qu’il emploie ensuite sans les expliquer.
Dans la dernière édition (1744), l’obscurité et la confusion augmentent. On ne peut s’en étonner lorsqu’on sait comment elle fut publiée. L’auteur arrivait au terme de sa vie et de ses malheurs ; depuis plusieurs mois il avait perdu connaissance. Il paraît que son fils Gennaro Vico rassembla les notes qu’il avait pu dicter depuis l’édition de 1730, et les intercala à la suite des passages auxquels elles se rapportaient le mieux, sans entreprendre de les fondre avec le texte auquel il n’osait toucher.
La plupart des retranchements que nous nous sommes permis, portent sur ces additions.
Quoique nous n’ayons point traduit le morceau considérable, intitulé : Idée de l’ouvrage, et que nous ayons abrégé de moitié la Table chronologique, nous n’avons réellement rien retranché du 1er livre. Tout ce que nous avons passé dans la table, se trouve placé ailleurs, et plus convenablement. Quant à l’Idée de l’ouvrage, Vico avoue lui-même, en tête de l’édition de 1730, qu’il y avait mis d’abord une sorte de préface qu’il supprima, et qu’il écrivit cette explication du frontispice pour remplir exactement le même nombre de pages. Ce frontispice est une sorte de représentation allégorique de La Science nouvelle. Debout sur le globe terrestre, la Métaphysique en extase contemple l’œil divin dans le mystérieux triangle ; elle en reçoit un rayon qui se réfléchit sur la statue d’Homère (des poèmes duquel l’auteur doit tirer une grande partie de ses preuves). Le globe pose sur un autel qui porte aussi le feu sacré et le bâton augural, la torche nuptiale et l’urne funéraire, symboles des premiers principes de la société. Sur le devant, le tableau de l’alphabet, les faisceaux, les balances, etc., désignent autant de parties du système.
C’est sur le second livre que portent les principaux retranchements. Le plus considérable des morceaux que nous n’avons pas cru devoir traduire, est une explication historique de la mythologie grecque et latine. Il comprend, dans le deuxième volume de l’édition de Milan (1803), les pages 101-107, 120-138, 147-156, 159, 165-171, 179, 182-185, 216-223, 235-238, 239-240, 254-268. Nous en avons rejeté l’extrait à la fin de la traduction. Pour ne point juger cette partie du système avec une injuste sévérité, il faut se rappeler qu’au temps de Vico, la science mythologique était encore frappée de stérilité par l’opinion ancienne qui ne voyait que des démons dans les dieux du paganisme, ou renfermée dans le système presque aussi infécond de l’apothéose. Vico est un des premiers qui aient considéré ces divinités comme autant de symboles d’idées abstraites.
Les autres retranchements du livre II comprennent les pages 7-12, 40-46, 49, 69-71, 90-92, 188-192, 210, et en grande partie 286-288. Ceux des derniers livres ne portent que sur les pages 78-9, 81-2, 84, 133, 138-140, 143-4.
Nous avons mentionné, à l’époque de leur publication, tous les ouvrages importants de Vico. 1708. De nostri temporis studiorum ratione. — 1710. De antiquissimâ Italorum sapientiâ ex originibus linguæ latinæ eruendâ ; trad. en italien, 1816, Milan. — 1716. Vita di Marcesciallo Antonio Caraffa. — 1721. De uno juris universi principio. De constantiâ jurisprudentis. — Enfin les trois éditions de La Scienza nuova, 1725, 1730, 1744. La première a été réimprimée, en 1817, à Naples, par les soins de M. Salvatore Galotti. La dernière l’a été, en 1801, à Milan ; à Naples, en 1811 et en 1816, ou 1818 ? 1821 ? Elle a été traduite en allemand par M. W. E. Weber, Leipzig, 1822. — Pour compléter cette liste, nous n’aurons qu’à suivre l’éditeur des Opuscules de Vico. M. Carlantonio de Rosa, marquis de Villa-Rosa, les a recueillis en quatre volumes in-8º (Naples, 1818). Nous n’avons trouvé qu’une omission dans ce recueil. C’est celle de quelques notes faites par Vico sur l’Art poétique d’Horace. Ces notes peu remarquables ne portent point de date. Elles ont été publiées récemment. — Les pièces inédites publiées, en 1818, par M. Antonio Giordano, se trouvent aussi dans le recueil de M. de Rosa.
Le premier volume du Recueil des Opuscules contient plusieurs écrits en prose italienne. Le plus curieux est le mémoire de Vico sur sa vie. L’estimable éditeur, descendant d’un
protecteur de Vico, y a joint une addition de l’auteur qu’il a retrouvée dans ses papiers, et a complété la vie de Vico d’après les détails que lui a transmis le fils même du grand homme. Rien de plus touchant que les pages XV et 158-168 de ce volume. Nous en avons donné un extrait. Les autres pièces sont moins importantes. — 1715. Discours sur les repas somptueux des Romains, prononcé en présence du duc de Medina-Celi, vice-roi. — Oraison funèbre d’Anne-Marie d’Aspremont, comtesse d’Althann, mère du vice-roi. Beaucoup d’originalité. Comparaison remarquable entre la guerre de la succession d’Espagne et la seconde guerre punique. — 1727. Oraison funèbre d’Angiola Cimini, marquise de la Petrella. L’argument est très beau :
Elle a enseigné par l’exemple de sa vie la douceur et l’austérité (il soave austero) de la vertu.
Le second volume renferme quelques opuscules et un grand nombre de lettres, en italien. Le principal opuscule est la Réponse à un article du journal littéraire d’Italie. C’est là qu’il juge Descartes avec l’impartialité que nous avons admirée plus haut. Dans deux lettres que contient aussi ce volume (au père de Vitré, 1726, et à D. Francesco Solla, 1729), il attaque la réforme cartésienne, et l’esprit du xviiie
siècle, souvent avec humeur, mais toujours d’une manière éloquente. — Deux morceaux sur Dante ne sont pas moins curieux. On y trouve l’opinion reproduite depuis par Monti, que l’auteur de la Divine Comédie est plus admirable encore dans le purgatoire et le paradis que dans cet enfer si exclusivement admiré. — 1730. Pourquoi les orateurs réussissent mal dans la poésie. — De la grammaire. — 1720. Remercîment à un défenseur de son système. Dans cette lettre curieuse, Vico explique le peu de succès de La Science nouvelle. On y trouve le passage suivant : « Je suis né dans cette ville, et j’ai eu affaire à bien des gens pour mes besoins. Me connaissant dès ma première jeunesse, ils se rappellent mes faiblesses et mes erreurs. Comme le mal que nous
voyons dans les autres nous frappe vivement, et nous reste profondément gravé dans la mémoire, il ◀devient une règle d’après laquelle nous jugeons toujours ce qu’ils peuvent faire ensuite de beau et de bon. D’ailleurs je n’ai ni richesses ni dignité ; comment pourrais-je me concilier l’estime de la multitude ? etc. »
— 1725. Lettre dans laquelle il se félicite de n’avoir pas obtenu la chaire de droit, ce qui lui a donné le loisir de composer La Science nouvelle (Voy. l’avant-dernière page du discours.) — Lettre fort belle sur un ouvrage qui traitait de la morale chrétienne, à Mgr Muzio Gaëta. — Lettre au même, dans laquelle il donne une idée de son livre De antiquâ sapientiâ Italorum. « Il y a quelques années que j’ai travaillé à un système complet de métaphysique. J’essayais d’y démontrer que l’homme est Dieu dans le monde des grandeurs abstraites, et que Dieu est géomètre dans le monde des grandeurs concrètes, c’est-à-dire dans celui de la nature et des corps. En effet, dans la géométrie l’esprit humain part du point, chose qui n’a point de parties, et qui, par conséquent, est infinie ; ce qui faisait dire à Galilée que quand nous sommes réduits au point, il n’y a plus lieu ni à l’augmentation, ni à la diminution, ni à l’égalité… Non-seulement dans les problèmes, mais aussi dans les théorèmes, connaître et faire, c’est la même chose pour le géomètre comme pour Dieu. »
Les réponses des hommes de lettres auxquels écrit Vico, donnent une haute idée du public philosophique de l’Italie à cette époque. Les principaux sont Muzio Gaëta, archevêque de Bari ; un prédicateur célèbre, Michelangelo, capucin ; Nicoló Concina, de l’ordre des Prêcheurs, professeur de philosophie et de droit naturel, à Padoue, qui enseignait plusieurs parties de la doctrine de Vico ; Tommaso Marin Alfani, du même ordre, qui assure avoir été comme ressuscité après une longue maladie, par la lecture d’un nouvel ouvrage de Vico ; le duc de Laurenzano, auteur d’un ouvrage sur le bon usage des passions humaines ; enfin l’abbé Antonio Conti, noble vénitien, auteur d’une tragédie de César, et qui était lié avec Leibnitz et Newton. Vico était aussi en correspondance avec le célèbre Gravina, avec Paolo Doria, philosophe cartésien, et avec ce prodigieux Aulisio, professeur de droit, à Naples, qui savait neuf langues, et qui écrivit sur la médecine, sur l’art militaire et sur l’histoire. D’abord ennemi de Vico, Aulisio se réconcilia avec lui après la lecture du discours De nostri temporis studiorum ratione. Nous n’avons ni les lettres qu’il écrivit à ces trois derniers ni leurs réponses.
Dans le troisième volume des Opuscules, Vico offre une preuve nouvelle que le génie philosophique n’exclut point celui de la poésie. Ainsi sont dérangées sans cesse les classifications rigoureuses des modernes. Quoi de plus subtil, et en même temps de plus poétique que le génie de Platon ? Vico présente, par ce double caractère, une analogie remarquable avec l’auteur de la Divine comédie.
Mais, c’est dans sa prose, c’est dans son grand poème philosophique de la Science nouvelle, que Vico rappelle la profondeur et la sublimité de Dante. Dans ses poésies, proprement dites, il a trop souvent sacrifié au goût de son siècle. Trop souvent son génie a été resserré par l’insignifiance des sujets officiels qu’il traitait. Cependant plusieurs de ces pièces se font remarquer par une grande et noble facture. Voyez particulièrement, l’exaltation de Clément XII, le panégyrique de l’électeur de Bavière, Maximilien Emmanuel ; la mort d’Angela Cimini ; plusieurs sonnets, pages 7, 9, 190, 195 ; enfin un épithalame dans lequel il met plusieurs des idées de La Science nouvelle, dans la bouche de Junon.
Nous ne nous arrêterons que sur les poésies où Vico a exprimé un sentiment personnel. La première est une élégie qu’il composa à l’âge de vingt-cinq ans (1693) ; elle est intitulée Pensées de mélancolie. À travers les concetti ordinaires aux poètes de cette époque, on y démêle un sentiment vrai : « Douces images du bonheur, venez encore aggraver ma peine ! Vie pure et tranquille, plaisirs honnêtes et modérés, gloire et trésors acquis
par le mérite, paix céleste de l’âme, (et ce qui est plus poignant à mon cœur) amour dont l’amour est le prix, douce réciprocité d’une foi sincère !… »
Longtemps après, sans doute de 1720 à 1730, il répond par un sonnet à un ami qui déplorait l’ingratitude de la patrie de Vico. « Ma chère patrie m’a tout refusé !… Je la respecte et la révère. Utile et sans récompense, j’ai trouvé déjà dans cette pensée une noble consolation. Une mère sévère ne caresse point son fils, ne le presse point sur son sein, et n’en est pas moins honorée... »
La pièce suivante, la dernière du recueil de ses poésies, présente une idée analogue à celle du dernier morceau qu’il a écrit en prose (Voy. la fin du Discours). C’est une réponse au cardinal Filippo Pirelli, qui avait loué La Science nouvelle dans un sonnet. « Le destin s’est armé contre un misérable, a réuni sur lui seul tous les maux qu’il partage entre les autres hommes, et a abreuvé son corps et ses sens des plus cruels poisons. Mais la Providence ne permet pas que l’âme qui est à elle soit abandonnée à un joug étranger. Elle l’a conduit, par des routes écartées, à découvrir son œuvre admirable du monde social, à pénétrer dans l’abîme de sa sagesse les lois éternelles par lesquelles elle gouverne l’humanité. Et grâce à vos louanges, ô noble poète, déjà fameux, déjà antique de son vivant, il vivra aux âges futurs, l’infortuné Vico ! »
Le quatrième volume renferme ce que Vico a écrit en latin. La vigueur et l’originalité avec lesquelles il écrivait en cette langue eût fait la gloire d’un savant ordinaire.
1696. Pro auspicatissimo in Hispaniam reditu Francisci Benavidii S. Stephani comitis atque in regno Neap. Pro rege oratio. — 1697. In funere Catharinæ Aragoniæ Segorbiensium ducis oratio. — 1702. Pro felici in Neapolitanum solium aditu Philippi V, Hispaniarum novique orbis monarchæ oratio. — 1708. De nostri temporis studiorum ratione oratio ad litterarum studiosam juventutem, habita in R. Neap. Academiâ. — 1738. In Caroli et Mariæ Amaliæ utriusque Siciliæ regum nuptiis oratio. — Oratiuncula pro adsequendâ laureâ in utroque jure. — Carolo Borbonio utriusque Siciliæ Regi R. Neap. Academia. — Carolo Borbonio utriusque Siciliæ Regi epistola.
1729. Vici vindiciæ sive notæ in acta eruditorum Lipsiensia mensis augusti A. 1727, ubi inter nova literaria unum extat de ejus libro, cui titulus : Principi d’una scienza nuova d’intorno alla commune natura delle nazioni. Cet article, où l’on reproche à Vico d’avoir
approprié son système au goût de l’Église romaine
, avait été envoyé par un Napolitain. La violence avec laquelle Vico répond à un adversaire obscur, ferait quelquefois sourire, si l’on ne connaissait la position cruelle où se trouvait alors l’auteur. « Lecteur impartial, dit-il en terminant, il est bon que tu saches que j’ai dicté cet opuscule au milieu des douleurs d’une maladie mortelle, et lorsque je courais les chances d’un remède cruel qui, chez les vieillards, détermine souvent l’apoplexie. Il est bon que tu saches que depuis vingt ans j’ai fermé tous les livres, afin de porter plus d’originalité dans mes recherches sur le droit des gens ; le seul livre où j’ai voulu lire c’est le sens commun de l’humanité. »
Ce qui rend cet opuscule précieux, c’est qu’en plusieurs endroits Vico déclare que le sujet propre de la Science nouvelle, c’est la nature commune aux nations, et que son système du droit des gens n’en est que le principal corollaire.
1708. Oratio cujus argumentum, hostem hosti infensiorem infestioremque quam stultum sibi esse neminem. Nul n’a d’ennemi plus cruel et plus acharné que l’insensé ne l’est de lui-même. — 1732. De mente heroicâ oratio habita in R. Neap. academiâ. L’héroïsme dont parle Vico est celui d’une grande âme, d’un génie courageux qui ne craint point d’embrasser dans ses études l’universalité des connaissances, et qui veut donner à sa nature le plus haut développement qu’elle comporte. Nulle part il ne s’est plus abandonné à l’enthousiasme qu’inspire la science considérée dans son ensemble et dans son harmonie. Cet ouvrage, qui semble porter l’empreinte d’une composition très rapide, est surtout remarquable par la chaleur et la poésie du style. L’auteur avait cependant soixante-quatre ans.
Ajoutez à cette liste des ouvrages latins de Vico, un grand nombre de belles inscriptions. Voici l’indication des plus considérables : Inscriptions funéraires en l’honneur de D. Joseph Capece et D. Carlo de Sangro, 1707, faites par ordre du comte de Daun, général des armées impériales dans le royaume de Naples. — Autre en l’honneur de l’empereur Joseph, 1711, faite par ordre du vice-roi, Charles Borromée. — Autre en l’honneur de l’impératrice Éléonore, faite par ordre du cardinal Wolfgang de Scratembac, vice-roi.
Nous avons déjà nommé la plupart des auteurs qui ont mentionné Vico (Journal de Trévoux, 1726, septembre ; page 1742). — Journal de Leipzig, 1727, août, page 383. — Bibliothèque ancienne et moderne de Leclerc, tome XVIII, partie II, pag. 426. — Damiano Romano. — Duni ? Governo civile. — Cesarotti (sur Homère). — Parini (dans ses cours à Milan). — Joseph de Cesare. Pensées de Vico sur. … 18… ? — Signorelli. — Romagnosi (de Parme). — L’abbé Talia. Lettres sur la philosophie morale, 1817, Padoue. — Colangelo — (Biblioteca analitica, passim). — Joignez-y Herder, dans ses opuscules, et Wolf dans son Musée des sciences de l’antiquité (tome I, page 555). Ce dernier n’a extrait que la partie de La Science nouvelle relative à Homère. — Aucun Anglais, aucun Écossais, que je sache, n’a fait mention de Vico, si ce n’est l’auteur d’une brochure récemment publiée sur l’état des études en Allemagne et en Italie. — En France, M. Salfi est le premier qui ait appelé l’attention du public sur la Science nouvelle, dans son Éloge de Filangieri, et dans plusieurs numéros de la Revue encyclopédique, t. II, p. 540 ; t. VI, p. 364 ; t. VII, p. 343. — Voy. aussi Mémoires du comte Orloff sur Naples, 1821, t. IV, p. 439, et t. V, p. 7.
Vico n’a point laissé d’école ; aucun philosophe italien n’a saisi son esprit dans tout le siècle dernier ; mais un assez grand nombre d’écrivains ont développé quelques-unes de ses idées. Nous donnons ici la liste des principaux.
Genovesi (né en 1712, mort en 1769). N’ayant pu me procurer que deux des nombreux ouvrages de ce disciple illustre de Vico (les Institutions et la Diceosina), je donne les titres de tous les livres qu’il a faits, en faveur de ceux qui seraient à même de faire de plus amples recherches. — Leçons d’économie politique et commerciale. — Méditations philosophiques (sur la religion et la morale), 1758. — Institutions de métaphysique à l’usage des commençants. — Lettre académique (sur l’utilité des sciences, contre le paradoxe de J.-J. Rousseau), 1764. — Logique à l’usage des jeunes gens, 1766 (divisée en cinq parties : emendatrice, inventrice, giudicatrice, ragionatrice, ordonatrice. On estime le dernier chapitre, Considérations sur les sciences et les arts). — Traité des sciences métaphysiques, 1764 (divisé en cosmologie, théologie, anthropologie). — Dicéosine, ou science des droits et des devoirs de l’homme, 1767 ; ouvrage inachevé. C’est surtout dans le troisième volume de la Dicéosine que Genovesi expose des idées analogues à celles de Vico.
Filangieri (né en 1752, mort en 1788). Quoique cet homme célèbre n’ait rien écrit qui se rattache au système de Vico, nous croyons devoir le placer dans cette liste. À l’époque de sa mort prématurée, il méditait deux ouvrages ; le premier eût été intitulé : Nouvelle science des sciences ; le second : Histoire civile, universelle et perpétuelle. Il n’est resté qu’un fragment très court du premier, et rien du second. J’ai cherché inutilement ce fragment.
Cuoco (mort en 1822). Voyage de Platon en Italie. Ouvrage très superficiel et qui exagère tous les défauts du Voyage d’Anacharsis. Les hypothèses historiques de Vico ont souvent chez Cuoco un air plus paradoxal encore, parce qu’on n’y voit plus les principes dont elles dérivent. Ce sont à peu près les mêmes idées sur l’Histoire éternelle, sur l’Histoire romaine en particulier sur les douze tables, sur l’âge et la patrie d’Homère, etc. Au moment où les persécutions égarèrent la raison du malheureux Cuoco, il détruisit un travail fort remarquable, dit-on, sur le système de la Science nouvelle.
L’infortuné Mario Pagano (né en 1750, mort en 1800), est de tous les publicistes celui qui a suivi de plus près les traces de Vico. Mais quel que soit son talent, on peut dire que, dans ses Saggi politici, les idées de Vico ont autant perdu en originalité que gagné en clarté. Il ne fait point marcher de front, comme Vico, l’histoire des religions, des gouvernements, des lois, des mœurs, de la poésie, etc. Le caractère religieux de la Science nouvelle a disparu. Les explications physiologiques qu’il donne à plusieurs phénomènes sociaux, ôtent au système sa grandeur et sa poésie, sans l’appuyer sur une base plus solide. Néanmoins les Essais politiques sont encore le meilleur commentaire de la Science nouvelle. Voici les points principaux dans lesquels il s’en écarte. 1º Il pense avec raison que la seconde barbarie, celle du moyen âge, n’a pas été aussi semblable à la première que Vico paraît le croire. 2º Il estime davantage la sagesse orientale. 3º Il ne croit pas que tous les hommes après le déluge soient tombés dans un état de brutalité complète. 4º Il explique l’origine des mariages, non par un sentiment religieux, mais par la jalousie. Les plus forts auraient enlevé les plus belles, auraient ainsi formé les premières familles et fondé la première noblesse. 5º Il croit qu’à l’origine de la société, les hommes furent, non pas agriculteurs, comme l’ont cru Vico et Rousseau, mais chasseurs et pasteurs.
Chez tous les écrivains que nous venons d’énumérer, les idées de Vico sont plus ou moins modifiées par l’esprit français du dernier siècle. Un philosophe de nos jours me semble mieux mériter le titre de disciple légitime de Vico. C’est M. Cataldo Jannelli, employé à la bibliothèque royale de Naples, qui a publié, en 1817, un ouvrage intitulé : Essai sur la nature et la nécessité de la science des choses et histoires humaines. Nous n’entreprendrons pas de juger ce livre remarquable. Nous observerons seulement que l’auteur ne semble pas tenir assez de compte de la perfectibilité de l’homme. Il compare trop rigoureusement l’humanité à un individu, et croit qu’elle aura sa vieillesse comme sa jeunesse et sa virilité (page 58).
Il ne nous reste qu’à donner la liste des principaux auteurs français, anglais et allemands qui ont écrit sur la philosophie de l’histoire. Lorsque nous n’étions pas sûr d’indiquer avec exactitude le titre de l’ouvrage, nous avons rapporté seulement le nom de l’auteur.
France. Bossuet. Discours sur l’histoire universelle, 1681. — Voltaire. Philosophie de l’histoire. Essai sur l’esprit et les mœurs des nations, commencé en 1740, imprimé en 1785. — Turgot. Discours sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain. Autre sur les progrès de l’esprit humain. Essais sur la géographie politique. Plan d’histoire universelle. Progrès et décadences alternatives des sciences et des arts. Pensées détachées. Ces divers morceaux sont ce que nous avons de plus original et de plus profond sur la philosophie de l’histoire. L’auteur les a écrits à l’âge de vingt-cinq ans, lorsqu’il était au séminaire, de 1750 à 1754. Voy. le second volume des Œuvres complètes, 1810. — Condorcet. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ; écrit en 1793, publié en 1799. — Mme de Staël, passim, et surtout dans son ouvrage sur la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions politiques. — Walckenaer. Essai sur l’histoire de l’espèce humaine. — Cousin. De la philosophie de l’histoire ; très court, mais très éloquent, dans ses Fragments philosophiques ; écrit en 1818, imprimé en 1826.
Angleterre. Ferguson. Essai sur l’histoire de la société civile, 1767 ; trad. — Millar. Observations sur les distinctions de rang dans la société, 1771. — Kames. Essais sur l’histoire de l’homme, 1773. — Dunbar, Essais sur l’histoire de l’humanité, 1780. — Price… 1787. — Priestley. Discours sur l’histoire ; traduits.
Allemagne. Iselin. Histoire du genre humain, 1764. — Herder. Idées philosophiques sur l’histoire de l’humanité, 1772 (traduit par M. Edgard Quinette, 1837). — Kant. Idée de ce que pourrait être une histoire universelle, considérée dans les vues d’un citoyen du monde (traduit par Villiers dans Le Conservateur, tome II, an VIII). Autres opuscules du même, sur l’identité de la race humaine, sur le commencement de l’histoire du genre humain, sur la théorie de la pure religion morale, etc. (traduits dans le même volume du Conservateur, ou dans les Archives philosophiques et littéraires, tome VIII). — Lessing. Éducation du genre humain, 1786. — Meiners. Histoire de l’humanité, 1786. Voyez aussi ses autres ouvrages passim. — Carus. Idées pour servir à l’histoire du genre humain. — Ancillon. Essais philosophiques, ou nouveaux mélanges, etc., 1817. Voy. philosophie de l’histoire, dans le premier volume ; perfectibilité, dans le second (écrit en français).
Ajoutez à cette liste un nombre infini d’ouvrages dont le sujet est moins général, mais qui n’en sont pas moins propres à éclairer la philosophie de l’histoire ; tels que l’Histoire de la culture et de la littérature en Europe, par Eichhorn ; la Symbolique de Creuzer12, etc.