(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIV. Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XIV. Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune. »

Chapitre XIV.
Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune.

Nous voici parvenus au panégyrique de Pline, le premier et le plus célèbre de tous les panégyristes d’empereurs que nous ayons. Pline est assez connu ; on sait qu’il fut un des premiers orateurs de son siècle. Il était trop vertueux pour n’avoir rien à craindre sous Domitien ; mais la mort du tyran le sauva. Nerva et Trajan le chérirent ; et ce qui met le comble à sa gloire, il fut le rival et l’ami de Tacite. Tous deux également célèbres, et tous deux jouissant de la gloire l’un de l’autre, ils goûtaient ensemble dans le commerce de l’amitié et des lettres, ce bonheur si pur que ne donnent ni les dignités, ni la gloire, et qu’on trouve encore moins dans ce commerce d’amour-propre et de caresses, d’affection apparente et d’indifférence réelle, qu’on a nommé si faussement du nom de société, commerce trompeur qui peut satisfaire les âmes vaines, qui amuse les âmes indifférentes et légères, mais repousse les âmes sensibles, et qui sépare et isole les hommes, bien plus encore qu’il ne paraît les unir. Il faut voir dans les lettres de Pline même, tous les détails de cette union si douce ; on partage et l’on envie les charmes de leur amitié : ils voulaient vivre, ils voulaient mourir ensemble ; ils désiraient, quand ils ne seraient plus, que la postérité unît encore leurs noms, comme leurs âmes l’avaient été pendant la vie. Qu’on me pardonne de m’être arrêté un moment sur le spectacle d’une amitié si touchante ; il est doux, même en écrivant, de pouvoir se livrer quelquefois aux mouvements de son cœur : et j’aime encore mieux un sentiment qui me console, qu’une vérité qui m’éclaire.

Pline était consul quand il prononça ce panégyrique célèbre. On a dit que pour le mériter, il n’avait manqué à Trajan que de ne pas l’entendre. Heureusement il ne fut pas prononcé comme il est écrit. Ce n’était d’abord qu’un remerciement, avec quelques éloges ; mais Pline, avant que de le publier, le travailla. Il en fit presque un nouvel ouvrage, et lui donna par degrés cette étendue que la plupart des hommes ne pardonneraient pas même à une satire. Pour bien juger de son mérite ou de ses défauts, il faudrait le lire soi-même. Ceux qui ont reçu de la nature une âme forte, ceux qui ont le bonheur ou le malheur de sentir tout avec énergie, ceux qui admirent avec transport et qui s’indignent de même, ceux qui voient tous les objets de très haut, qui les mesurent avec rapidité et s’élancent ensuite ailleurs, qui s’occupent beaucoup plus de l’ensemble des choses que de leurs détails, ceux dont les idées naissent en foule, tombent et se précipitent les unes sur les autres, et qui veulent un genre d’éloquence fait pour leur manière de sentir et de voir, ceux-là sans doute ne seront pas contents de l’ouvrage de Pline ; ils y trouveront peut-être peu d’élévation, peu de chaleur, peu de rapidité, presqu’aucun de ces traits qui vont chercher l’âme et y laissent une impression forte et profonde ; mais aussi il y a des hommes dont l’imagination est douce et l’âme tranquille, qui sont plus sensibles à la grâce qu’à la force, qui veulent des mouvements légers et point de secousses, que l’esprit amuse, et qu’un sentiment trop vif fatigue ; ceux-là ne manqueront pas de porter un jugement différent. Ils aimeront dans Pline la grâce du style, la finesse des éloges, souvent l’éclat des idées. Ils ne seront pas entraînés, mais ils s’arrêteront partout avec plaisir. Si chaque idée n’est pas nouvelle, ils la trouveront chaque fois présentée d’une manière piquante. Souvent elle ressemblera pour eux à ces figures qui s’embellissent encore par le demi-voile qui les couvre. Alors ils goûteront le plaisir d’entendre ce que l’orateur ne dit pas, et de lui surprendre, pour ainsi dire son secret. On sent que c’est là en même temps, et un plaisir de l’esprit, parce qu’il s’exerce sans se fatiguer ; et un plaisir d’amour-propre, parce qu’on travaille avec l’orateur, et qu’on se rend compte de ses forces, en faisant avec lui une partie de son ouvrage. Mais aussi ce genre d’agrément tient à des défauts. Plus on veut être piquant, et moins on est naturel. Il arrive dans les ouvrages ce qu’on voit en société : le désir éternel de plaire rapetisse l’âme et lui ôte le sentiment et l’énergie des grandes choses. Cette recherche importune des agréments arrête les mouvements libres et fiers de l’imagination, et l’oblige sans cesse à ralentir sa marche. Le style devient agréable et froid. Ajoutez la monotonie même que produit l’effort continuel de plaire, et le contraste marqué entre une petite manière et de grands objets.

Il serait à souhaiter qu’on ne fût pas en droit de faire à Pline une partie de ces reproches ; peut-être en mérite-t-il à d’autres égards. Jusque dans les louanges que le consul donne au prince, il y a un détail minutieux de petits objets ; j’ose même dire que le ton n’a pas toujours la noblesse qu’il devrait avoir. Des Romains, dans ce panégyrique, ont l’air d’esclaves à peine échappés de leurs fers, qui s’étonnent eux-mêmes de leur liberté, qui tiennent compte à leur maître de ce qu’il veut bien ne les pas écraser, et daigne les compter au rang des hommes ; mais c’est bien plus la faute du temps que de l’orateur. Telle est l’influence du gouvernement sur l’éloquence et sur les arts. Des âmes qui ont été longtemps abattues, ne se relèvent pas aisément ; et l’habitude d’avoir été courbé sous des chaînes, se remarque même quand on peut marcher en liberté. Tacite lui-même, Tacite, dont l’âme était si fière et si haute, sentait ce malheur, et il s’en plaignait. « Telle est la faiblesse humaine, disait-il ; partout les remèdes sont plus lents que les maux, et il est bien plus facile d’étouffer le génie que de le ranimer. »

Malgré ces remarques générales, il y a dans le panégyrique de Pline plusieurs endroits d’une véritable éloquence, et où l’on remarque de l’élévation et de la force. Tel est celui où il parle de la vie farouche et solitaire de Domitien, qu’il peint « enfermé dans son palais, comme une bête féroce dans son antre, tantôt s’y abreuvant, pour ainsi dire, du sang de ses proches, tantôt méditant le meurtre des plus illustres citoyens, et s’élançant au-dehors pour le carnage. L’horreur et la menace gardaient les portes du palais, et l’on tremblait également d’être admis et d’être exclus. On n’osait approcher ; on n’osait même adresser la parole à un prince toujours caché dans l’ombre, et fuyant les regards, et qui ne sortait de sa profonde solitude que pour faire de Rome un désert. Cependant dans ces murs même et dans ces retraites profondes auxquelles il avait confié sa sûreté, il enferma avec lui un dieu vengeur des crimes27. » Et un moment après il nous peint les statues de Domitien abattues, une foule empressée, le fer et la hache à la main, ardente à mutiler ces images d’or, comme si leurs coups tombaient sur le tyran. Il nous montre ces figures autrefois menaçantes, dévorées par les flammes, et l’objet de l’effroi public changeant de forme, pour servir désormais à l’usage et aux plaisirs des citoyens28.

Pour achever de faire connaître le caractère et le genre d’éloquence de Pline, je vais citer quelques pensées détachées de ce panégyrique qui, avec ses défauts, est encore un des ouvrages les plus estimables de l’antiquité.

« Notre empereur, dit-il, est d’autant plus grand, qu’il croit n’être qu’un citoyen comme nous. Il se souvient qu’il est homme, il se souvient qu’il commande à des hommes29

« Les riches ont d’assez grands motifs pour donner des citoyens à l’État, il n’y a qu’un bon gouvernement qui puisse encourager les pauvres à devenir pères. Que les bienfaits du prince soutiennent ceux que la confiance de ses vertus a fait naître ; négliger le peuple pour les grands, c’est croire que la tête peut subsister en affamant le corps ; c’est hâter la chute de l’État30.

« Les libéralités et les secours peuvent sans doute beaucoup, pour exciter à avoir des enfants ; mais l’espérance de la liberté et de la sûreté peuvent encore plus. Que le prince ne donne rien, pourvu qu’il n’ôte rien ; qu’il ne nourrisse pas, mais aussi qu’il ne tue point : et les enfants naîtront en foule31.

« En détruisant les délateurs, votre sage sévérité a empêché qu’une ville fondée sur les lois, ne fût renversée par les lois32.

« Ce serait déjà bien assez que la vertu ne fût pas funeste à ceux qui l’ont : vous faites plus ; elle leur est utile33.

« Vos prédécesseurs aimaient mieux voir autour d’eux le spectacle des vices que des vertus ; d’abord parce qu’on désire que les autres soient ce qu’on est soi-même ; ensuite parce qu’ils croyaient trouver plus de soumission à l’esclavage, dans ceux qui ne méritaient en effet que d’être esclaves34.

« Le prince qui permet d’être vertueux, fait peut-être plus pour les mœurs, que celui qui l’ordonne35.

« Du moment qu’on est prince, on est condamné à l’immortalité ; mais il y en a deux, celle des vertus et celle du crime ; le prince n’a que le choix36.

« Prince, pour juger des hommes, rapportez-vous-en à la renommée ; c’est elle qu’il faut croire, et non pas quelques hommes : car quelques hommes peuvent et séduire, et être séduits, mais personne n’a trompé un peuple entier, et un peuple entier n’a jamais trompé personne37.

« Sous un prince plus grand que ses aïeux, ceux qui ont créé leur noblesse seraient-ils donc moins honorés, que ceux qui n’ont qu’hérité de la leur38 ?

« Quand on est dans la première place du monde, on ne peut plus s’élever qu’en abaissant sa propre grandeur39.

« Trop longtemps les sujets et le prince ont eu des intérêts différents ; aujourd’hui le prince ne peut plus être heureux sans les sujets, ni les sujets sans le prince40.

« Dans certaines assemblées, ce qui est approuvé avec transport de tous, est ce qui déplaît le plus sûrement à tous41.

« Vous avez des amis parce que vous l’êtes vous-même, car on commande tout aux sujets, excepté l’amour. De tous les sentiments, l’amour est le plus fier, le plus indépendant et le plus libre. Un prince peut-être peut inspirer la haine sans la mériter et la sentir ; mais à coup sûr il ne peut être aimé, s’il n’aime lui-même42. »

On voit dans tous ces morceaux quelle est l’âme et le tour d’esprit de l’orateur ; ce sont des pensées toujours vraies, et quelquefois fortes, aiguisées en épigrammes, et relevées toujours par un contraste ou de mots, ou d’idées. On peut assurément blâmer ce genre d’éloquence, qui n’est point le meilleur, mais il n’en faut pas moins estimer les vérités utiles et nobles, dont cet ouvrage est rempli. Gardons-nous de pousser trop loin cette attention subalterne, qui pèse les phrases dans une balance, et fait plus d’attention aux mots qu’aux idées. Il importe encore plus, je crois, d’être bon citoyen, qu’excellent orateur ; et s’il est utile de ne pas corrompre le goût, il vaut encore mieux ne pas corrompre les hommes et les princes.