(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Dupont-White »
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(1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Dupont-White »

Dupont-White26

I

Dupont-White, l’auteur de l’Individu et l’État 27, a ajouté une préface à la seconde édition de son livre. Travaillée avec beaucoup de soin et surtout écrite avec cette impulsion qui est particulière à l’auteur, cette préface a la prétention d’être une réponse aux objections qu’a soulevées le livre qu’elle précède. Toutefois ce n’est pas une de ces défenses par pieds, pouces et lignes, comme en font souvent les faiseurs de systèmes, s’appelassent-ils Montesquieu ! L’amour-propre de Dupont-White n’est pas aussi chétif que cela. C’est de la discussion reprise d’assez haut et soutenue, sur des points contestés qu’il ne modifie pas et qu’il cherche à élucider. Dupont-White nous a fait l’honneur de nous envoyer sa nouvelle préface.

Tout d’abord nous avions pensé que cet envoi direct était une marque de sympathie et d’entente. Pour nous, en effet, Dupont-White n’est pas tout le monde, et nous l’avons dit avec assez d’expression, ce semble, tout en signalant les faussetés, les confusions et le danger de son livre de l’Individu et l’État. Selon nous, Dupont-White a la qualité la plus rare dans ce temps d’énervés : il a du muscle dans la pensée, et il nous paraissait en avoir assez pour vaincre les sottises de son temps et se dépêtrer de ce chaos. Nous l’avions appelé un de Maistre à l’état d’enveloppement, qui n’était pas sorti, mais qui peut-être sortirait. Pourquoi, dans cette seconde édition d’un livre qui ressemble bien plus à la glaise énergique d’un sculpteur qu’à son marbre achevé et définitif, le de Maistre possible n’aurait-il pas fait au moins un effort pour sortir ? Pourquoi cette seconde édition n’aurait-elle pas été un retour vers le vrai, d’un esprit vigoureux averti par ceux qui l’aiment ou par sa propre réflexion ? Eh bien, si nous l’avons cru un moment, l’illusion n’a pas été longue !

Dupont-White n’a rien changé aux idées de son livre. Sa préface atteste, au contraire, cet enfoncement un peu plus profond dans l’erreur, qui chez les natures de ce poids doit être avant peu une disparition complète. Dans ces conditions d’impénitence finale devant la Critique, l’envoi de la préface avait un caractère qui n’était pas précisément de la sympathie. Nous avions rêvé creux. C’était quelque chose plutôt comme la flèche avec la fameuse inscription : À l’œil droit de Philippe ! Nous ne sommes pas Philippe, mais nous avons les deux yeux et nous allons nous en servir.

II

Et, d’ailleurs, y a-t-il ici un autre Philippe que les individualistes, auxquels Dupont-White répond uniquement dans son livre et qu’il n’éborgne pas ; car, pour éborgner quelqu’un, il faut de nécessité qu’il ait les deux yeux. Les individualistes, aveuglés par un système qui est la ruine et la négation de toute solidarité politique et humaine, ne sont pas cependant les seuls adversaires de Dupont-White et de son système. Nous aussi nous croyons à l’État et nous voulons la prépondérance de l’État ; mais y croyons-nous et la voulons-nous comme la veut et y croit Dupont-White ? Ce n’est pas tout que d’être amoureux de l’État ; c’est honorable, mais improductif.  Il faut plus que cela quand on prend en main sa cause. Qu’est-ce que l’État pour ce publiciste de l’État ? Est-ce une abstraction, ou bien une réalité qui se circonscrit, se détermine et se définit ? Nous avons ouï dire que Guizot, l’illustre maître (et qui l’est trop) de Dupont-White, avait autrefois des joies singulières, des pâmoisons d’Ixion qui presse sa nuée sur son cœur, quand il disait ce simple mot, qui fut du reste toute sa politique : « le gouvernement ! » Dupont-White aurait-il un amour pareil et des possessions aussi plaisamment innocentes ? Il adore l’État, et c’est très bien ; mais quel État ?… Est-ce l’État n’importe qui ?… L’État X ?… l’État, qui n’est pas aujourd’hui ce qu’il était hier et qui ne sera plus demain ce qu’il est aujourd’hui ?… L’État abonné aux révolutions périodiques, livré à un Louis Blanc ou à un Considérant quelconque, au sortir d’un scrutin quelconque ? Voilà ce que Dupont-White ne nous dit pas et ce qu’il ne sait point, car nous l’avions mis en demeure de nous le dire, s’il le savait, et il se tait là-dessus dans sa préface comme s’il ne nous avait pas compris. Telle est la question, pourtant, qui domine cette matière. Dans l’intérêt même du progrès, incessamment ajourné par la révolution, ce que l’amoureux de l’État devrait se proposer, s’il n’était pas un risible étreigneur de nuées, c’est, dans un livre comme celui-ci, la plus grande longévité possible à donner à l’établissement de l’État dans la conviction affermie de l’opinion publique. Pour cela, encore une fois, il faut dire ce que c’est que l’État. Dupont-White, qui, avec son nom mêlé de français et d’anglais, est, dit-on, un Suisse, entend probablement, quand il dit l’État, la constitution politique d’une patrie, et, puisqu’il écrit en français et ne parle pas expressément de Genève, il entend par l’État la France. Si l’État, dans son livre, ne veut pas dire la France, il ne dit rien. Or, c’est précisément la question française que nous voulons une dernière fois lui poser !

III

Pour nous, en effet, encore plus que pour lui, toute cette grosse philosophie politique dans laquelle il sonne comme dans une trompe, avec des efforts à se démonter le cerveau, n’est rien de plus qu’une petite question d’histoire, et d’histoire de France. Nous ne sommes pas cosmopolites et nous ne croyons pas aux abstractures. L’État, cette chose en l’air, n’existe pas ; mais il y a une chose sur terre qui s’appelle l’État pour nous, et c’est la France. Or, la France depuis Clovis, c’est-à-dire depuis qu’elle est, la France est constituée d’une certaine manière qu’il est aisé d’analyser, quoique les historiens, dupes des formes que revêt l’histoire à sa superficie, n’aient pas souvent pénétré jusqu’à cette facile profondeur. Sortie des flancs de l’idée chrétienne, la France se résume et se constitue dans la double unité de la famille et de l’ordre : — de la famille, que le père nourrit, domine et défend, et qu’il doit représenter tant au profit de sa propre prépondérance qu’au profit de celle de l’État ; de l’ordre, dont la magistrature dessine la circonférence, l’armée le rayonnement, et le sacerdoce le centre. Magistrature, armée, sacerdoce, triple force de l’ordre éternel, appuyées à la force triple de la famille représentée par ses chefs, voilà la force majeure des pays, et visiblement, pour qui sait ouvrir les yeux et regarder, les deux degrés électoraux que Dieu a rangés autour du pouvoir, et dont, en réalité, seul il dispose. Cette constitution du pays a entièrement échappé à l’auteur de l’Individu et l’État. S’il en avait eu la notion, il serait sorti du vague des définitions qu’il entasse dans sa préface et qui s’y détruisent les unes les autres. Il aurait vu que l’État, en France du moins, n’est rien de plus que la famille chrétienne et l’ordre appuyant le pouvoir, et se ralliant virtuellement à lui pour la logique d’un seul et même intérêt. Alors il aurait vu nettement, et aurait pu nous dire, ce que c’est que le pouvoir, qui surnage dans les temps de crise et qui sort indéfectiblement d’un fourreau d’épée. Pour Dupont-White, le pouvoir n’est jamais que la résultante de l’occasion, le trait d’union de circonstances entre elles, enfin l’accident sans moralité et sans solidité que les révolutions font et peuvent défaire, et qu’elles ont fait et défait six fois, hélas ! depuis soixante-six ans !

Tout autant que les individualistes, enfants trouvés ou perdus de Jean-Jacques Rousseau, auxquels il fait justement la guerre, Dupont-White n’a pas même l’air de se douter que l’État réel, dont il change les définitions aux pages viii, xiii xix, xx de sa préface, enfermé dans le cadre des mœurs, tient essentiellement dans cette double réserve de la famille et de l’ordre toujours retrouvée à la marée basse de toute révolution, et que peuvent toujours sortir de là, à la voix du législateur et du pouvoir, ramassé par le premier caporal venu, l’organisme social et la vie ! Sur ce point le passé ne lui a pas appris l’avenir, et tous les deux ne lui ont pas révélé l’inébranlable nature des choses. Quatorze cents ans d’histoire n’ont pas pesé dans les bassins faussés de sa balance. En vain, quand nous examinâmes son livre de l’Individu et l’État, lui avions-nous indiqué cet ensemble de faits, posés comme un intermédiaire entre l’État, qu’il ne précisait point, et l’individualisme, qu’il traitait à peu près (et avec raison) comme un tourbillon de poussière. Eh bien, aujourd’hui comme alors, il continue opiniâtrement de ne voir jamais que les deux extrêmes en présence — l’élu triomphant du jour, quel qu’il soit, et l’anarchie des grandes cités, sans autre contrat entre eux que les éventualités de ce suffrage encore plus individuel qu’universel, et dont l’homme d’État des temps futurs fécondera un jour le principe !… Certes ! jamais aveuglement ne fut plus complet. Jamais plus infortunée théorie ne tendit, par-dessous un livre, une main plus faible aux sociétés secrètes et aux révolutions. Avec cette notion de l’État, rabaissée jusqu’au chien même de Thémistocle, que devenait le de Maistre possible que notre critique avait cru entrevoir à travers les indécisions, les confusions et les ténèbres d’un livre dont nous avions noté avec espérance quelques éclairs ? Ah ! nous sommes tombés de bien haut. Malgré son amour pour l’État, ce mystère des mystères dans son livre, cet incompressible persistant qui disparaît à chaque révolution sans cesser d’être, Dupont-White n’est, au fond, qu’un individualiste comme les autres, un individualiste sans le savoir, lequel, avec des airs d’Hercule, file un coton assez maigre, sur une quenouille assez mince, aux pieds de l’Omphale du progrès !

Et son progrès, d’ailleurs, est aussi vague que son État lui-même, cet État qui n’est pas seulement une force, comme il le dit à la page xxii de la préface, mais une séduction, un prestige, une impulsion morale et variée. Dupont-White subdivise le progrès en plusieurs genres, dont il attribue fort arbitrairement les uns à l’État et les autres à l’Individu. Or, ici, la question de l’État, qui est toute la question de son livre, vient de nouveau se poser à propos du progrès, et si cette question, qui dévore tout, reste sans solution et sans lumière, elle projette la misère de son indécision sur toutes les idées de l’auteur : « L’État — dit-il — ne crée pas toujours le progrès, mais il peut le créer. » Et voilà que l’éternel embarras recommence ! Quel est l’État qui crée le progrès ? Est-ce Louis XVI absolu, — concessionnaire, — ou décapité ? Est-ce l’État résistant par un Cromwell ou un Bonaparte, ou l’État devenu le valet des utopies en vogue, des expédients transitoires, des passions armées et triomphantes aujourd’hui, mais qui seront vaincues demain ? Questions qui reviennent de toutes parts, et au milieu desquelles Dupont-White (un vigoureux esprit pourtant !) tourne dans le vide de l’abstraction, comme s’il était le derviche ou la toupie de son propre cercle vicieux.

IV

Il n’y a point de plus triste spectacle, et peut-être n’y en a-t-il pas de plus désespéré. Dupont-White a enterré, dans la préface du livre qu’il réédite, un avenir qui aurait pu être beau. En le publiant, il n’a pas fait pour reculer ce nouveau pas dans la voie de ce doctrinarisme faux qui n’est déjà plus l’histoire, quoiqu’il ait la prétention de la dominer. Malgré la force d’un esprit qu’il finira par énerver, et sur laquelle nous avons assez insisté, l’auteur de l’Individu et l’État a prouvé une fois de plus, et pour son compte, à quel degré la manie des théories vagues et l’idéologie philosophique portait malheur à la netteté de la pensée. Issu de Guizot le doctrinaire, mais avec un tour d’esprit autrement vivant et enflammé que celui de son maître, Dupont-White s’est contenté de recommencer la balançoire connue entre l’idée abstraite de l’État et l’idée abstraite de l’Individu, et de nous refaire, sous une autre forme, la vieille cote mal taillée entre l’autorité et le progrès reprise tant de fois ! Assurément, une si profonde vulgarité ne valait guères la peine d’occuper le loisir d’un esprit qui a le sens pratique et résolu des choses, et dont le livre (s’il l’était pas une étude de rhéteur) devait être une espèce le Traité du prince, élevé à la hauteur des périls que court la civilisation elle-même à cette heure, et armer l’État, puisqu’il en veut la prépondérance, contre les révolutions ou l’esprit révolutionnaire qui le diminuent chaque jour un peu davantage, en attendant qu’ils l’aient renversé !

C’est cette arme à donner à l’État que Dupont-White n’a point trouvée, si elle existe, ou qu’il n’a pas su lui forger. Pratiquement, son livre n’est pas. À qui l’appliquerait on ? Qui pourrait-il éclairer ? Comme tous les soi-disant penseurs politiques qui se placent en dehors d’une nationalité déterminée, Dupont-White n’a dû rien comprendre à cet État qui, chez nous, s’appelle la France, et, de fait, il n’y a rien compris. Quand il dit « l’État », tout le long de son livre, impossible de croire qu’il la nomme et veut parler d’elle. Il ne sait ni la figurer ni la montrer dans son individualité profonde, ni la dessiner dans ses attributs invariables. Il ne nous en donne pas le signalement une seule fois ! Le génie de la figuration d’un peuple, qui dresse ce peuple tout vivant et le fait flamber par les différences en face des autres peuples, sur le fond d’une civilisation commune, ce génie spécial de la figuration qui est le génie de l’histoire, Dupont-White n’en a pas une lueur. Qui sait ? à l’origine il l’avait peut-être ; mais l’abstraction à laquelle il l’expose aura éteint son flambeau. Toujours est-il que, ce génie manquant, tout manque à l’esprit qui cherche le mot de ce grand mystère : le pouvoir politique, soit dans l’action, soit dans la contemplation de l’histoire. En effet, pour les hommes d’État qui sauvent les nations comme pour les historiens qui devinent ce qui pourrait ou ce qui eût pu les sauver, la première condition est de les connaître, de les aimer et de leur plonger dans le cœur ce regard perçant de la tendresse qui voit peut-être plus clairement que le génie. Dupont-White n’a pas ce regard. Il appartient à l’école sans âme des penseurs politiques qui se perdent par leur impersonnalité même. C’est un métaphysicien en histoire. Nous aurions mieux aimé un historien.