II
Nous continuerons d’entretenir nos lecteurs de la Correspondance de Diderot avec
mademoiselle Voland. En avançant dans cette intéressante lecture, nous trouvons Diderot
qui prend de l’âge ; et, il faut l’avouer, l’influence de l’âge se fait sentir plus
d’une fois dans toute la portion amoureuse et galante du second volume ; Diderot, vers
la fin, a déjà cinquante-cinq ans, et mademoiselle Voland en a un peu plus de
quarante-cinq. Il y a toujours sans doute beaucoup de tendresse et de douce intimité
dans les lettres du philosophe à sa maîtresse ; mais la passion éclatante, épurée, et
par moments sublime, a disparu dans une causerie plus molle, plus patiente, plus
désintéressée ; les nouvelles, les anecdotes, les conversations sur toutes choses, s’y
trouvent comme auparavant ; une analyse ingénieuse et profonde du cœur y saisit toujours
et y amuse ; mais la verve de l’esprit supplée fréquemment à la flamme attiédie de la
passion ; un gracieux commérage, si l’on peut parler ainsi, occupe et
remplit les heures de l’absence ; on s’aime, on se le dit encore, on ne sera jamais las
de se le dire ; mais par malheur les cinquante ans sont là qui avertissent
désagréablement le lecteur et le désenchantent sur le compte des amants ; les amants
eux-mêmes ne peuvent oublier ces fâcheux cinquante ans qui leur font l’absence moins
douloureuse, la fidélité moins méritoire, et qui introduisent forcément dans
l’expression de leurs sentiments les plus délicats, je ne sais quelle préoccupation
sensuelle qui les ramène à la terre et les arrache aux divines extases de l’âme où
s’égare et plane en toute confiance la prodigue jeunesse. De là bien des images peu
séduisantes, bien des détails qu’on voudrait voiler ; quelque chose de suranné qui ne
ragoûte pas, quelque chose de railleur et de grivois qu’on n’attendait guère, et parfois
même du cynisme qui offense. Que Diderot engraisse, que sa panse s’arrondisse, qu’il ait
des indigestions et prenne médecine ; que mademoiselle Voland elle-même paie de
quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop
,
cela nous choque en eux pour longtemps et gâte à nos yeux bien des effusions encore
vives et de fraîches réminiscences d’amour. Pour l’amour noble, idéal, comme pour la
poésie, il n’y a que deux âges, jeunesse et vieillesse ; dans l’intervalle, quand
l’amour profond et passionné existe, il faut qu’il se cache et se garde des témoins ; il
intéresse malaisément un tiers ; il se complique de mille petitesses et misères du corps
et de l’âme, d’obésité, d’ambition : on a peine à y croire, on ne peut l’admirer.
Lamartine a dit, en parlant du souffle de la poésie :
Ce vent qui sur nos âmes passe,Souffle à l’aurore ou souffle tard ;Il aime à jouer avec grâceDans des cheveux qu’un myrte enlaceOu dans la barbe du vieillard.
Il en est pareillement de l’amour. Le juste et vertueux Booz trouvant Ruth endormie à
ses pieds ; Anacréon montrant sa barbe argentée à la jeune Ionienne aussi blanche et
aussi souple qu’un lis ; don Ruy Gomez de Sylva proposant à dona Sol son amour vrai,
profond, paternel, amical
: voilà les types uniques des vieillards qui
peuvent aimer sans ridicule. Et encore on doit observer que ces types sont tous rejetés
dans une époque antique, sous la tente du patriarche, sous les portiques corinthiens de
la Grèce, dans le château castillan du Moyen-Âge. De nos jours, et en habit bourgeois de
mode plus ou moins récente, il serait à peu près impossible à un amour de plus de
soixante ans d’intéresser sans faire sourire. M. Casimir Delavigne lui-même n’a pas
vaincu cette difficulté dans l’École des Vieillards. Reste donc pour nous
intéresser, pour exciter notre sympathie et nos larmes, l’amour jeune, c’est à-dire
l’amour depuis la première adolescence jusqu’aux derniers ans de la virilité, depuis
Chérubin jusqu’à Othello. Entre ces limites, l’intérêt le plus gracieux, celui des
jeunes filles et des jeunes gens qui n’ont pas encore aimé, est surtout pour l’amour
jeune, adolescent, plein de pudeur et de mystère, pour le premier et le plus frais
amour ; l’admiration et la sympathie des âmes fortement remuées par les passions
s’attachent de préférence à l’amour plus complet, plus sévère et aussi plus fatal, tel
qu’il éclate souvent au milieu de la virilité ou même sur le déclin, résumant et
consumant du dernier coup toutes les puissances de notre être. Nous trouvons cette sorte
d’amour énergiquement exprimée dans une pièce de vers inédits adressée à un jeune homme
qui se plaignait d’avoir passé l’âge d’aimer :
Va, si tu veux aimer, tu n’as point passé l’âge ;Si le calme te pèse, espère encore l’orage ;Ton printemps fut trop doux, attends les mois d’été ;Vienne, vienne l’ardeur de la virilité,Et, sans plus t’exhaler en pleurs imaginaires,Sous des torrents de feu, au milieu des tonnerres,Le cœur par tous les points saignant, tu sentiras,Au seuil de la beauté, sous ses pieds, dans ses bras,Tout ce qu’avait d’heureux ton indolente peineAu prix de cet excès de la souffrance humaine ;Car l’amour vrai, tardif, qui mûrit en son temps,Vois-tu, n’est pas semblable à celui de vingt ans,Que jette la jeunesse en sa première sève,Au blondi duvet, vermeil et doré comme un rêve ;C’est un amour profond, amer, désespéré,C’est le dernier, l’unique ; on dit moins, j’en mourrai ;On en meurt ; — un amour armé de jalousie,Consumant tout, honneur et gloire et poésie ;Sans douceurs et sans miel, capable de poison,Et pour toute la vie égarant la raison.
L’amour de Diderot pour mademoiselle Voland fut un de ces amours de l’été de la vie, profonds, mûris, irrémédiables, et qui ne demanderaient que des obstacles pour devenir▶ orageux. Mais les orages n’éclatèrent pas, parce que les obstacles furent à peu près nuls. On ignore comment Diderot fît la connaissance de mademoiselle Voland ; il la vit probablement dans quelque voyage qu’il fit aux environs de Langres, où elle demeurait avec sa mère. Cette mère, assez accommodante, malgré les épigrammes que Diderot lui adresse, n’opposa qu’une gêne assez légère à la bonne intelligence et aux projets des amants. Diderot, qui avait déjà aimé plus d’une fois et avec passion, mais qui avait fini par trouver à sa femme trop peu d’esprit, et à madame de Puisieux trop peu d’honneur, recueillit toute son âme, toute sa chaleur égarée de cœur et de vertu, toutes ses facultés surabondantes de sensibilité et de génie, pour les consacrer à tout jamais au seul être qu’il en jugeât digne. Mais, les années s’accumulant et aucun obstacle n’irritant plus son amour, hormis quelques contrariétés d’absence, il dut s’établir entre sa maîtresse et lui une intimité paisible et solide, une espèce de ménage en correspondance dans lequel les jeux d’espièglerie convenue et mille traits familiers de pointe galante ou grivoise effleuraient à peine à la surface cette constante et profonde affection. Après tout, comme Diderot, en écrivant à sa maîtresse, n’écrivait que pour elle, et songeait assez peu à son lecteur de 1830, il faut bien s’accommoder de bonne grâce à cette variation de tons qui se fait remarquer dans le cours de sa correspondance ; il y aura toujours assez d’endroits à relire et à admirer. Assez de qualités rapides de penseur et d’écrivain rachèteront toujours cette passion qui sommeille et se ralentit avec l’âge dans le bonheur et la sécurité.
Ce qui m’a le plus frappé dans ce second volume, comme différence avec le premier, c’est la spirituelle et subtile analyse, la poursuite infinie et déliée de certaines nuances de passions, de certains replis du cœur ; le récit délicat, l’explication malicieuse et vraie de plusieurs singularités de sentiments. Diderot, dans quelques-uns de ces endroits, se reproche de marcher sur les brisées de Marivaux ou de Crébillon fils ; mais il a bien autrement de profondeur, de réalité et de goût ; Crébillon fils toutefois, dans ses ouvrages, plus estimables qu’on ne le croit communément, a tracé plus d’une analyse de cœur ingénieuse et civilisée qui soutiendrait assez bien le parallèle avec quelques passages de Diderot. Celui-ci ressemble fort à l’auteur des Égarements ou des Matines de Cythère, quand il nous explique, page 66 du second volume, pourquoi les libertins sont si bien venus dans le monde, tout libertins qu’ils sont. Il le surpasse de beaucoup par le ton et la couleur, lorsque, parlant d’une femme de sa connaissance que mademoiselle Voland jugeait coquette, il dit :
« Vous vous trompez ; elle n’est point coquette ; mais elle s’est aperçue que cet intérêt vrai ou simulé que les hommes portent aux femmes, les rend plus vifs, plus ingénieux, plus affectionnés, plus gais ; que les heures se passent ainsi plus rapides et plus amusées ; elle se prête seulement : c’est un essaim de papillons qu’elle assemble autour de sa tête, le soir elle secoue la poussière qui s’est détachée de leurs ailes, et il n’y paraît plus. »
C’est avec madame Legendre surtout que notre philosophe aime à
marivauder
, comme il dit, à l’égal de la fée Taupe de
Crébillon
. Cette belle raisonneuse de madame Legendre y prêtait assez ;
c’était la sœur de mademoiselle Voland, prudente, sérieuse, réfléchie, de réputation
sévère, ne méritant pas mal le sobriquet d’Uranie qu’on lui avait donné.
Elle avait un mari à qui elle était fidèle, ce qui ne l’empêchait pas de garder des
soupirants qu’elle éludait. Était-ce insouciance, coquetterie, naïveté ? Cela intriguait
fort notre philosophe, qui aimait beaucoup madame Legendre, et osait la railler de ce
petit faible assez commun même chez les honnêtes femmes. Il lui en interprétait fort
industrieusement les causes ; il lui en déduisait fort au long les conséquences ; et
elle de nier, de rire, et de s’obstiner toujours à demeurer fidèle à son mari tout en
leurrant ses amants.
« J’allai samedi à Mouceaux avec l’ami Naigeon. A neuf heures j’étais chez madame Legendre. Elle revenait du spectacle ; elle était morte de lassitude, et elle tombait de sommeil. Nous nous assîmes sur des chaises de paille dans l’antichambre de son fils, où nous n’avions qu’un quart d’heure à passer. Cependant elle dénouait ses rubans, elle détachait ses jupons, et nous y étions encore à une heure et demie du matin. Nous parlâmes beaucoup de M***, je lui prédis qu’avant trois mois elle en entendrait une déclaration en forme. « Vous vous trompez. — C’est vous-même. — Il est froid. — Il s’échauffera. — Personne n’est plus réservé. — D’accord ; mais voici son histoire : il croira vous estimer seulement, et il vous aimera. Il sera peut-être plus longtemps qu’un autre à démêler la nature de ses sentiments ; mais il la démêlera. Il voudra vaincre sa passion ; mais il n’y réussira plus ; il la renfermera longtemps, il se taira, il sera triste, mélancolique ; il souffrira ; mais il s’ennuiera de souffrir ; il jettera des mots que vous n’entendrez point, parce qu’ils ne seront pas clairs. Il en jettera de plus clairs que vous n’entendrez pas davantage ; et l’impatience et le moment amèneront une scène, je ne sais quelle, peut-être des larmes, peut-être une main prise et dévorée, peut-être une chute aux genoux, et puis des propos troublés, interrompus de votre part, de la sienne. — Le beau roman ! comme votre tête va et arrange ! — Mais, si j’avais introduit un pareil personnage dans un roman, et que je lui eusse fait tenir cette conduite, comment le trouveriez-vous ? — Vrai. — Et pourquoi dans le roman, sinon parce qu’il l’est en nature ? — Laissez-moi en repos ; vous m’embarrassez. — Mais savez-vous qu’avant cela, peut-être me prendra-t-il pour confident ? — Cela ne se peut ; mais si cela était, que lui diriez-vous ? — Ce que je lui dirais ? Ce qu’Horace disait à un ami qui était ◀devenu amoureux de son esclave : “Il est beau, il est adroit, il a des mœurs, de l’esprit, des connaissances, c’est un enfant parfait de tous points ; mais je vous en préviens, il est un peu fuyard…” ». Et puis voilà des éclats de rire, la lassitude qui s’oublie, le sommeil qui s’en va et la nuit qui se passe à causer. »
Il y a encore une autre conversation où il lui explique toute la valeur de ce mot je vous aime ; c’est un petit chef-d’œuvre d’analyse morale exquise, assaisonnée d’épigrammes et nuancée de volupté. Les lecteurs curieux de ces sortes de cas particulier trouveront, pages 209 et 319, un petit roman métaphysique où toutes les finesses de l’amour-propre et de la coquetterie, toutes les jalousies et les délicatesses de l’amitié, sont en jeu et luttent pour ou contre un sentiment profond sincère et désespéré, c’est presque un pendant à l’histoire d’une Jeune grecque moderne, par l’abbé Prévost ; c’est une rareté précieuse, comme M. de Stendhal en a réuni plus d’une dans son livre de l’Amour.
Mais Diderot, dans ce volume, n’est pas tellement occupé d’anecdotes et d’analyses piquantes, qu’il ne trouve encore, chemin faisant, d’occasions pour le sublime. Nous n’en citerons qu’un seul exemple :
« Cet autre moine-ci était un galant homme, d’un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l’amour paternel. Je lui dis que c’était une des plus puissantes affections de l’homme. « Un cœur paternel, repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer. Cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… que ne lui avait-on pas dit ? L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensai juste. » Là je m’arrêtai, et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici à chez moi. « Soixante lieues, mon père, et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ?… » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel ; et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue24. »