Préface
Les pièces de diverses formes, maximes, réflexions, portraits, caractères, dont se compose ce volume, ont la même origine que mes Notes biographiques. Sous un autre titre elles en sont le complément. Si je les ai intitulées Rêveries d’un malade, c’est qu’elles ont été, pour le plus grand nombre, écrites en 1870 et 1871, en un temps où je n’avais ni la santé de l’âme, ni celle du corps. Depuis lors, le recueil s’est accru d’autres pièces, composées dans une situation qui, pour l’âme, n’a pas changé. Toutes sont bien véritablement des fruits de mélancolie.
A quoi bon alors, me dira-t-on, faire voir le jour à des enfants qui, de mon aveu, ne sont pas nés valides ? Je n’ai pas laissé d’en faire la réflexion. Mais de même que la gaieté n’est pas la meilleure disposition d’esprit pour trouver la vérité, de même la mélancolie n’est peut-être pas la pire. J’ajoute qu’à force de relire ces pensées, moins pour les raffiner que pour les vérifier et pour en ôter les mots de trop, j’ai fini par croire que les fruits étaient peut-être meilleurs que l’arbre, et les enfants mieux portants que leur père. J’ai même hésité si je n’en changerais pas le titre, comme trop peu attrayant, outre la disgrâce d’être en latin. Mais je le garde parce que je n’en sais pas qui convienne mieux au livre, et que bon nombre de morceaux étant des portraits ou des esquisses de personnes, il y a de la charité à laisser aux originaux, qui d’aventure s’y reconnaîtraient, le droit de dire que j’ai en effet rêvé, et qu’ils n’ont rien de commun avec les fantômes d’un malade.
Peut-être trouvera-t-on que, pour un pur lettré, j’ai donné trop de place à la politique dans ces Rêveries. Ce n’est pas, du moins, à la politique que j’ai faite ; c’est à celle dont j’ai souffert.
Post-Scriptum. — Pour l’arrangement définitif de ce volume il m’a manqué la main habile et dévouée qui m’avait été d’un secours si précieux pour l’impression de mes Souvenirs et Notes biographiques, la main de mon ami et ancien élève Person. Il m’a manqué sa fertilité ingénieuse à trouver les moyens de faire valoir honnêtement une publication, son érudition si fine et si variée, son tact si discret. Il avait ébauché un plan, proposé un ordre pour la diversité capricieuse et le décousu de pièces d’étendue si inégale, de sujets si différents. Ce travail est un des derniers qui l’aient occupé, parmi de très savantes recherches sur les origines latines de la langue française, et dans toute l’activité de ses devoirs de professeur où il se ménageait si peu.
Bien que sachant par expérience ce que pouvait perdre mon livre à n’être pas suivi jusqu’au jour de sa publication par un tel surveillant, de confiance autant que par attention pour sa mémoire, je donne son travail tel qu’il l’a laissé. En somme, pour un livre de ce genre, l’ordre des matières importe moins que leur qualité, et m’eût-il été possible d’en trouver un meilleur, je n’en aurais pas voulu à la condition d’effacer la trace de Person.
Mais combien plus m’a-t-il manqué quand il s’est agi de la révision du fond, du choix définitif des maximes et des portraits, du triage entre les choses à garder et les choses à sacrifier, afin de rester dans la vérité et de ménager ma mémoire ! Pour tout cela je ne le trouve plus à mes côtés, attentif à tout, pesant tout avec une liberté de conseil que lui inspirait son amitié.
Dans les dernières pensées qu’il m’a données, sur son lit de mort, il s’inquiétait pour moi de ce que l’âge, une mauvaise santé, une vue très affaiblie ajouteraient aux difficultés de cette partie de ma tâche. Il regrettait tendrement de n’avoir pas su se conserver pour m’aider à les résoudre. C’est l’honneur d’un vieil écrivain d’avoir des amis jeunes que n’aient pas effarouchés les rides de son visage, les désenchantements de son expérience et les sévérités de son goût. J’ai eu le bonheur d’en compter quelques-uns. Aucun n’a plus fait que Person pour m’être le plus cher de tous. Aucun ne m’a fait plus goûter, dans un amour commun pour les lettres, le charme de l’affection qui lie un vieillard et un jeune homme. Il m’intéressait à ce qui sera quand je ne serai plus, et m’ouvrait les yeux à des choses que je n’avais pu ou pas voulu voir, à des connaissances que j’étais tout près de dédaigner comme inutiles. Il me sauvait du travers noté par Horace parmi les incommoda qui circonviennent le vieillard1, de cette peur de l’avenir qui mène si souvent à n’y prévoir que du mal. Cher Person ! Je remplirais des pages de ses louanges s’il n’y avait pas des disciples de La Rochefoucauld pour dire que trop de louanges données à un ami, exposent au soupçon d’en vouloir attirer une partie sur soi.
Un tel ami me faisant défaut, où trouver, pour mes Aegri Somnia, qui le suppléât dans tout ce qui n’était pas chez lui qualité native, ou long acquis d’un professeur arrivé à l’âge mûr ?
Dans le premier trouble où me jetait sa perte, je n’avais pas vu, à côté de moi, un de mes secours naturels, un petit-fils que me cachaient des travaux d’une autre sorte que ceux de Person. En voyant ma peine, il s’est offert à m’aider, et il y était prêt, ayant gardé et cultivé tout ce qu’en fait de goût et de bonne langue il avait appris, sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, de professeurs tels que M. Alfred Croiset et M. Merlet. Si mes Aegri Somnia ont bon air, ils le devront, après Person, à André Romberg-Nisard.
Pensées et caractères
Une maxime doit être un fruit de l’arbre de la vie. Quand ce fruit est mûr, il se détache de la branche et tombe de lui-même dans la main. Si l’arbre ne le produit pas naturellement, ne cherchez de maximes, ni dans le lieu commun — elles seraient — banales ni dans le paradoxe — elles seraient fausses.
Abstenez-vous ; aucune loi ne condamne un honnête homme à écrire des maximes.
Il n’est pas vrai que l’homme s’ignore. Ce qui le lui fait croire, c’est que, ne s’ignorant pas, il ose néanmoins s’aimer.
Si la chance vous a fait l’ami d’un homme destiné à la gloire, ne souhaitez pas qu’elle lui vienne de son vivant. Dans tout pays et surtout dans le nôtre, la gloire, avant le temps qui la consacre, se confond bien vite avec la mode, et c’est la mode qui, à force d’appeler « juste » Aristide, le fit envoyer en exil. Souhaitez plutôt à cet ami qu’au déclin d’une vie tenue en haleine jusqu’au bout par les contradictions nécessaires de la critique et de l’apologie, il ait la douceur d’ouïr dans ses derniers rêves les voix lointaines de la postérité qui l’appelle.
On ne se souvient guère des morts que pour en incommoder les vivants. On ne fouille les cendres des pères que pour les jeter au visage des fils.
L’expérience se paye si cher, qu’il faut bien pardonner à ceux qui l’ont acquise de la prendre pour la sagesse.
C’est le propre de la calomnie de prêter aux calomnies l’exact contre-pied de leurs
qualités. Elle ne s’amuse pas aux nuances. Elle ne dit pas d’un homme de grande taille,
qu’il est mal proportionné, elle dit qu’il est petit ; d’un ingambe, non qu’il marche sans
grâce, mais qu’il boite ; d’un tempérant, non qu’il s’oublie quelquefois à table, mais que
tous les soirs on le ramasse dessous. Elle sait bien que les témoins de leur vie n’en
croiront rien. Mais il s’en répandra dans le public un doute, un soupçon, de quoi fournir
aux mauvais propos de ceux qui ne leur veulent pas de bien. Son calcul est juste. C’est
proprement ce que veut dire le mot célèbre : « Calomnions, il en reste toujours
quelque chose. »
Quand vous avez sujet de louer quelqu’un, gardez-vous de ne lui donner que son dû. Bien que le propre des louanges bien données soit d’être modérées, trouvez donc l’homme qui, loué modérément, croie l’être comme il le mérite ?
Le fond d’un homme se découvre mieux dans ce qu’il dit des autres, que dans ce qu’il dit de lui-même.
Tel qui croit voir dans le trop parler de soi la marque d’un sot, ne la voit pas dans le trop penser de soi.
Il y a des parents et même des amis pour qui l’homme qui tombe ne se fait jamais assez de mal ; il faudrait, pour leur plaire, qu’il fût tué sur le coup.
De l’avantage d’être incommode
Je ne sais pas de meilleur moyen, pour avoir la vie commode, que d’incommoder les autres. Qui donc, dans une famille, est moins contredit que l’esprit faux, plus ménagé que le mauvais caractère, plus obéi que le violent, moins interrompu que le bavard ? Il n’est tel, pour se faire faire place dans la rue, qu’un maçon qui revient, tout blanc de plâtre, de son ouvrage. Nous imposons plus facilement nos défauts que nous ne faisons accepter nos qualités.
Tout ce qu’un bon acteur sait feindre de joie, dans une scène de reconnaissance, un bon esprit l’éprouve réellement quand il rencontre la vérité.
Le fil dont on renoue les amitiés rompues n’est qu’un fil d’araignée.
L’ironie des choses
Tout se tourne contre les gens tombés, hommes et choses. Pour les hommes, il en a toujours été ainsi, depuis qu’il y a des élévations et des chutes. Des choses, on le remarque moins ; car quelle apparence que les disgrâces de la fortune touchent en rien les choses ? Elles les touchent pourtant. De quelle façon ? Je ne le sais. Toujours est-il que contre les gens tombés, on les voit se mettre de la partie avec les hommes.
Ariston, dans les honneurs hier, est aujourd’hui victime d’une de ces grandes spoliations qu’on appelle par euphémisme révolutions. Que ses amis ne le connaissent plus, que ses débiteurs se croient ses créanciers, que ses fournisseurs, qui se disaient assez payés par l’honneur seul de sa clientèle, l’accablent de notes arriérées, avec intérêts composés ; que le jour où il va demander un bon office à un ancien ami, resté en place, l’huissier qui le faisait jadis entrer par la porte dérobée, lui demande s’il a une lettre d’audience ; que son portier le trouve logé bien haut ; que tout le monde enfin, obéissant comme à un mot d’ordre de la fortune, lui marchande jusqu’aux civilités, Ariston ne s’en étonne point ; il sait son Ovide :
Tempora si fuerini nubila…
Ce qui l’étonne, c’est de voir les choses s’en mêler. Les unes lui échappent, comme si
elles voulaient fuir un homme en disgrâce. Les autres lui résistent, comme si elles
savaient qu’il a perdu le droit de commander. Il a un rendez-vous d’affaires, et il a
besoin de savoir l’heure ; sa montre, sur laquelle ses amis avaient longtemps réglé la
leur, s’est tout à coup arrêtée. Il veut s’asseoir dans le vieux fauteuil de famille, où
il avait l’habitude de se reposer, dans un demi-sommeil, des fatigues de la vie publique ;
le fauteuil se rompt sous lui. « Prenez garde à cette statuette ! »
crie-t-il à la femme de ménage qui a remplacé son valet de chambre. La statuette tombe et
se brise. Il cherche dans sa bibliothèque, si longtemps négligée, le livre des gens en
retraite, les Essais de Montaigne ; le livre manque. Une lettre qu’il
attend avec une impatience douloureuse court après son frère, qui est en voyage.
Parlerai-je de son argent ? De tous les amis qui nous quittent avec les temps prospères,
l’argent s’en va le premier. Nul ne voit venir de plus loin le nuage de la disgrâce.
Ariston, qui prévoyait les mauvais jours, avait déposé chez un banquier des économies
honorables ; le banquier a levé le pied et emporté l’argent. Je me trompe, c’est l’argent
qui a suivi le banquier pour le récompenser de l’avoir préféré à l’honneur. Ariston me
conte ses aventures. « Ce sont, lui dis-je, de méchants traits de la nature des
choses ; il y en a de pires. Je ne sais qu’un moyen d’y échapper, c’est de vivre rez
terre. Encore y serait-on trop haut pour ceux qui vivent dans les trous. »
On fait à tout âge des amitiés passagères ; on n’en fait de durables que dans la jeunesse. Pendant quelque temps, on les confond, et il semble même qu’on ait plus en gré les amis des autres âges que ceux de la jeunesse. Mais que la mort, en faisant des vides parmi eux, nous donne sujet de les comparer, comme alors nous sentons, par la différence de nos regrets, que nous aimions dans les uns nos convenances, dans les autres des parties de nous-mêmes !
Platon définit l’homme : l’être religieux par excellence. On pourrait dire que c’est par le caractère religieux, ou par ce qu’on pourrait appeler le don du divin, que l’homme se distingue des animaux, auxquels il ressemble plus ou moins par la raison, et même par ces vertus humaines, comme les appelle le même Platon, qui se rattachent à l’intérêt bien entendu. Car qu’est-ce, je vous prie, que l’instinct des animaux, sinon une espèce de vertu animale qui se rattache à l’intérêt bien entendu, à savoir à la satisfaction de leurs besoins par les moyens les plus propres ; et qu’est-ce, par analogie, que la raison chez le plus grand nombre des hommes, sinon un certain raisonnement pour se prouver à eux-mêmes qu’ils font bien en faisant ce qu’ils veulent, en ne faisant pas ce qu’ils ne veulent pas ?
C’est donc bien véritablement par le sens du divin que la raison, devenue▶ alors, pour parler encore comme Platon, « divine », élève certains hommes au-dessus des autres, et que l’homme est infiniment au-dessus des animaux.
« L’âme, dit Platon, est après les dieux ce qu’il y a en nous de plus divin, comme
elle est ce que nous avons de plus en propre. »
C’est la doctrine cartésienne
qui nous prouve notre existence par notre pensée, et notre corps par notre âme.
Il n’est pire sot que le sot qui a du mérite, parce qu’il emploie ce mérite soit à se cacher à lui-même sa sottise, soit à s’y obstiner comme au meilleur de son mérite.
Ce matin, par un beau dimanche de septembre, je vois passer sur la place de l’église deux groupes de gens de la campagne. Les uns reviennent de la première messe, les autres vont à la seconde. Les premiers sont de bonne humeur, comme on l’est après le devoir rempli. Les autres ont l’air grave de gens qui commencent à se recueillir. Je les vois, et je me demande dans quel dessein il a plu à Dieu de se rendre plus manifeste à leur humble intelligence qu’au philosophe, qui le cherche par l’esprit sans avoir au cœur la volonté de le trouver. Est-ce en leur accordant le don d’une vue claire et familière de sa providence, qu’il a voulu les dédommager de la bassesse de leur condition, et expliquer le mystère redoutable de la coexistence des petits et des pauvres dans la société humaine ?
Pour n’être ni marié ni père, un homme de cœur n’échappe pas aux devoirs ni aux soucis paternels. C’est un père qui a laissé faire ses enfants par d’autres. On engendre aussi par le cœur.
Regardez bien à qui vous faites confidence de vos joies ou de vos peines. Si c’est de vos joies, il y a gros à parier que votre confident n’a guère eu de joies dans sa vie. Si c’est de vos peines, il est probable qu’il en a connu de plus grandes. Dans l’un ou l’autre cas, vous risquez fort de lui paraître indiscret. Combien de gens mettent de la vanité à se croire les plus à plaindre d’entre les hommes !
Dans la ruine de la patrie, M*** n’a qu’un souci, c’est que tout, dans son appartement, soit en ordre et à sa place. La même délicatesse de sens l’avertit qu’un objet n’est pas d’aplomb, et qu’il y a de la poussière sur un meuble. Rendons-lui d’ailleurs cette justice que, tel il est chez lui, tel il se montre chez les autres. Puérile ou non, il fait profiter le public de son innocente manie.
M*** vient me voir, un jour de mauvaises nouvelles. A peine entré, il s’aperçoit qu’un de
mes tableaux penche ; il le redresse. Le marbre de la pendule avait été essuyé d’une main
molle ; je le surprends y passant son mouchoir. Il sort et je dis à ma domestique :
« Quand M. M*** reviendra, faites qu’il trouve un plumeau. »
Le père qui, au temps où nous vivons, voit son fils occuper librement sa jeunesse d’un travail honnête, quel qu’il soit, n’a que faire de s’inquiéter de le conduire. Le jeune homme a la seule règle de mœurs qui subsiste dans la ruine de toutes les autres, le goût du travail. Par là il est préservé des folies contemporaines, et il garde, pour l’âge viril, le trésor de ses forces.
Que peut souhaiter de mieux pour son fils le père le plus exigeant ?
Voilà un homme à qui j’ai fait tout le bien que j’ai pu, mais pas tout le bien que j’ai voulu ; il va disant partout que je lui ai nui deux fois.
Il est certaines fautes qui s’expieraient mieux par la perte de la mémoire que par le repentir, tant il se mêle de secrète douceur au remords qu’on en a. La conscience qui les réprouve ne peut pas faire entendre sa voix sans réveiller le cœur qui les regrette.
Un de nos plus âpres manieurs d’argent — combien le connaissent pour avoir laissé de leur laine à son buisson ? — tire un si gros intérêt de son temps, qu’à lui en prendre une minute, fût-ce pour lui souhaiter le bonjour, on a l’air de le voler. Comme il n’est pas incivil, il vous rend votre politesse, mais d’une voix si brève, et d’un visage si furtif, qu’on est tenté de lui dire : « Combien vous dois-je ? »
Pourquoi, dans le discours, cette locution si fréquente « défendre la vérité », là où le sens voudrait simplement « exposer, exprimer » ?
C’est que la vérité est toujours en péril.
Il n’y a pas de découverte plus agréable, pour l’obligé, que celle d’un défaut chez le bienfaiteur. Il se fait en lui aussitôt une compensation du service qu’il a reçu et du tort que ce défaut a pu faire à d’autres, et le voilà soulagé, comme un débiteur qui vient de recevoir quittance.
Hier, revenant de ma promenade accoutumée dans la forêt, je vois passer près de moi, marchant d’un pas alerte, un lourd, fagot de bois mort sur la tête, une jeune fille de quinze à seize ans. Tandis que, d’une main, elle tenait son fardeau en équilibre, de l’autre elle portait à sa bouche un bouquet de fraises sauvages, cueillies dans la clairière, et y mordillait du bout de ses jolies dents. Tout à coup, débouchent de la haie voisine quatre ou cinq enfants qui, reconnaissant la fillette, courent au-devant d’elle avec des cris de joie. Elle, sans ralentir sa marche, leur montre le bouquet de fraises, et les enfants de courir de plus belle et de l’entourer, les mains tendues vers le bouquet. Ce fut au plus petit qu’elle le donna. L’enfant d’abord fit mine de s’éloigner de ses compagnons, comme pour manger les fraises tout seul ; puis, se ravisant, il les rejoignit et partagea son butin avec eux.
1er septembre 1882.
A quel signe reconnait-on le bonheur ?
Bon nombre d’hommes trouvent en eux-mêmes un certain bonheur sans émotion, semblable à « l’indolence » où les stoïciens faisaient consister le souverain bien. Ce bonheur n’est pas le vrai ; à peine en est-il l’ombre. Le vrai, celui dont nous sommes avertis par une douceur secrète qui se coule en notre cœur, nous ne pouvons nous le donner tout seuls ; il faut que les autres nous y aident, en en prenant leur part.
C’est, dit-on, une loi de la physique, qu’une lumière allumée la nuit, dans une solitude nue, où nul objet alentour ne la réverbère, se consume inaperçue et n’éclaire qu’elle-même. Pareillement, si à la faculté d’être heureux, l’homme ne joint pas le désir de faire du bien, loin de jouir de son privilège, il n’en a même pas le sentiment. Mais qu’il vienne une occasion qui le tire tout à coup de son inertie, qu’une souffrance le trouve compatissant, un malheur secourable, la chaleur qui couvait en lui s’éveille, éclate, et, dans le moment qu’un autre en ressent l’effet, il en est échauffé lui-même. Ainsi, par une admirable harmonie du monde physique et du monde moral, de même que la lumière n’existe que par le rayonnement, ni le rayonnement que par la présence d’objets qui la réfléchissent, de même le bonheur véritable n’est qu’un reflet et comme un rejaillissement du bien sur le bienfaiteur.
Pourquoi cette dépense effrénée de vos talents, Calliphon, et cette exposition perpétuelle de votre personne ? On ne voit, on n’entend que vous. Vous ne descendez d’une estrade que pour monter sur un tréteau. Politique, religion, éducation, morale, à quoi ne touchez-vous pas ? Nous savons bien qu’en battant tous ces chemins, ce n’est ni la gloire, ni le pouvoir que vous courez, deux choses hors de vos prises. Que cherchez-vous donc, Calliphon ? Serait-ce un nom dans les lettres ? En ce cas, il est grand temps ; déjà vos cheveux tirent du gris au blanc, et votre voix chevrotte aux fins des phrases. Faites-nous quelques bonnes pages, non en français de scénario, mais en français d’écrivain : moins que cela, une page, une seule, Calliphon ; sinon j’ai grand’peur, qu’après tout ce bruit, avec votre forte voix ne s’éteigne votre nom.
Dans le mal qui se dit de nous, derrière nous, il y a des vérités qu’on n’ose pas nous dire en face. Sachons les démêler, et si désagréable qu’en soit la découverte, faisons-en notre profit. Nous avons tant d’intérêt à ne pas nous tromper sur nous-mêmes, qu’il nous faut y employer bravement jusqu’aux propos des médisants.
Vous croyez que deux et deux font quatre ? Erreur. C’est seulement pour ceux qui y ont intérêt.
Celui qui, le jour où s’ouvre une souscription patriotique ou de bienfaisance, y apporte un sou, donne plus que celui qui, le jour de la clôture, souscrit pour un louis.
Le sceptique affirmatif
Parmi nos sceptiques en crédit, j’en sais un dont les doutes orgueilleux impliquent l’interdiction à autrui de soulever les questions qu’il n’a pas résolues, et de regarder où il. n’a pas vu clair. C’est B*** R***. Ses points d’interrogation sont comme les drapeaux que plantent, au nom du roi, les découvreurs de terres sans maître. Ils ne signifient pas l’occupation, mais la défense d’occuper.
Pour mille qui jugent, il en est un qui sait. Par malheur, celui qui sait croit n’avoir plus rien à apprendre, en sorte qu’il ne se trompe guère moins que les mille qui jugent sans, savoir.
Par une contradiction de nos mœurs, tandis que la médecine est de plus en plus en discrédit, le crédit des médecins augmente. J’en crois voir la raison. Si la médecine est discréditée, c’est que tout le monde connaît plus de cas où elle a laissé mourir le malade, que de cas où elle l’a guéri, et si le médecin est en crédit, c’est que chacun se persuade que le sien est le bon.
Chroanthe serait un écrivain, s’il ne voulait pas l’être trop. Ce n’est pas assez pour lui que chaque mot parle, il faut qu’il crie. Il ne croit être entendu que s’il vous assourdit, ni vous remuer qu’en vous bousculant. Mais il y a tant de dons naturels dans son talent, et tant d’industrie dans son travers, que je ne serais pas loin de l’admirer, si je pouvais seulement le supporter.
Je lis, dans un éloge que fait Littré d’un savant professeur, « qu’après avoir
traversé, comme Jouffroy, la terrible nuit où se consomma le naufrage de nos plus chères
croyances, il avait mis, à la place de la religion de sa mère, une foi formée d’études,
d’histoire, de physiologie et de morale, dont le seul dogme peut se résumer en ces trois
mots : raison, liberté, démocratie ».
Comme chacun de ces mots porte en soi son
évidence ! Comme la raison est bon juge des choses qui la contrarient ou qui la
dépassent ! Comme il est aisé de définir la liberté et de démontrer la démocratie ! Et que
le compte est long à faire de ceux qui, marchant à ces trois vacillantes lumières, n’ont
pas donné contre un écueil ! Les croyances perdues sont comme les années envolées ; on ne
se refait pas plus une foi qu’on ne se redonne une jeunesse.
S. B. ne donne pas de poignées de mains ; il tend ses doigts, écartés, froids et mous.
Vrai disciple de Diogène, il en pratique la maxime, « qu’il faut donner la main à
ses amis, mais sans fermer les doigts.2 »
Dans les grands écrivains du xviie siècle, et dans ceux du xviiie qui ont gardé la tradition, l’image n’est que la pensée elle-même jaillissant d’un cerveau pour qui penser et imaginer n’est qu’un seul et même acte. Chez les écrivains de cette fin du xixe siècle, l’image vient après la pensée, pour en déguiser sous un oripeau l’insignifiance ou la vulgarité.
Un jour, après avoir entendu discourir P. P., j’écrivis dans mon portefeuille : « P. P. a trop de ressources dans l’esprit pour l’avoir droit. »
Combien, parmi les romans de la fin de ce siècle, ne sont que de maigres bouquets de fleurs vraies, grossis avec des fleurs de papier !
Ce qui fait tant d’adversaires à nos vieilles études, c’est l’ignorance de ce qu’on leur doit et la prétention de ne rien devoir qu’à soi-même. Ajoutez-y, chez quelques-uns, le plaisir de faire une dernière espièglerie d’écolier aux maîtres de leur jeunesse.
Des funérailles d’apparat qu’on a faites à B***, je n’ai rien à dire, sinon qu’au moment de mourir, il s’est trop employé à aller au-devant. Homme de bien, d’ailleurs, il joignait au mérite de l’être le faible de vouloir le paraître, et ce que faisait sa main droite il ne défendait pas à sa main gauche de le savoir. S’il payait galamment toutes ses dettes envers son pays, il en retenait l’escompte. Il laissait volontiers parler pour lui ses actions, mais en les soufflant. Trop friand de cette fumée, qu’on appelle la popularité, tout en aimant mieux la tenir des mains honnêtes, il ne la refusait pas de mains équivoques, et plutôt que de la manquer, il l’eût acceptée en désespéré de mains malfaisantes. La politique de notre temps fait de ces pharisiens-là : B*** n’en était qu’un des meilleurs.
1880.
Le plus gros des scandales causés par les écrits licencieux de X*** ce n’est pas que de la plume d’un tel écrivain, un des princes du savoir, on ait vu sortir des pages à rendre jaloux le marquis de Sade, c’est qu’en nos temps relâchés, il ne se soit trouvé, pour s’en émouvoir, que deux sortes de lecteurs, les uns affectant de se choquer de ce qu’au fond ils pensent comme lui, les autres ne pouvant s’en indigner sans en être secrètement chatouillés.
Ne nous pressons pas d’admirer les gens nés avec des talents, non plus que les gens nés riches. Car quel mérite ont-ils eu à naître, ceux-ci avec les dons de l’esprit, ceux-là au milieu de richesses amassées par leurs pères ? C’est déjà beaucoup d’en prendre notre parti, et de ne pas murmurer contre les dispensations de la Providence qui leur a prodigué ce qu’elle a refusé aux autres. Attendons-les à l’usage qu’ils feront de leur privilège. Si cet usage est bon, s’il révèle, non pas le hasard du don, mais l’œuvre méritoire de l’emploi, c’est le moment de les admirer. Nous ferons plus pour les privilégiés de l’esprit ; si, comme l’auteur d’un discours naturel3, dont parle Pascal, ils ont fait montre, non de leur bien, mais du nôtre, nous les aimerons.
Avec des airs imposants d’observateur, de penseur et d’écrivain, et plus d’un bonheur
dans ce triple emploi de son esprit, Tocqueville eût mieux observé, pensé avec plus de
justesse, écrit d’un style plus original, s’il n’avait pas cru faire du Montesquieu. Ce
n’est pas qu’il ne s’en défende bien haut. Écrivant à un ami : « Je n’ai pas,
dit-il, ouvert depuis dix ans unvolume de Montesquieu. J’ai tâché, au contraire, de
pratiquer plus particulièrement les auteurs dont la forme est la plus éloignée de la
sienne, Voltaire, par exemple.4 »
Voilà, si je sais lire, un démenti qui vaut un aveu, car si, depuis dix ans, il avait
cessé de fréquenter Montesquieu, n’est-ce pas la preuve qu’au temps où il en était plein,
son esprit en dut recevoir le branle et la forme, et qu’il lui en restait tout au moins,
comme au vase d’Horace, « le parfum dont il avait été d’abord imprégné5 »
? Après
tout, ce n’est pas un si petit mérite que de s’être pénétré de Montesquieu jusqu’à faire
dire à Royer-Collard : « Depuis Montesquieu, il n’a paru rien de pareil à la
Démocratie en Amérique. Mais soit : Tocqueville affirme n’avoir pas
voulu imiter Montesquieu ; il est de bonne foi ; qu’on lui en donne acte. »
Voici un an à peine que Victor Hugo est mort, et déjà, parmi des éloges dont les uns sont et seront toujours mérités, dont les autres sont dictés par des convenances d’anniversaire ou des complicités politiques, je vois reparaître, sous des plumes en crédit, la plupart des réserves que j’exprimais, il y a cinquante ans, dans le Victor Hugo en 1836 6.
Octobre 1886.
Toutes choses considérées, connaissant l’homme depuis un demi-siècle, l’ayant ouï plus d’une fois parler et prêcher, ayant lu ses livres aussi longtemps qu’ils n’ont pas été le même livre avec des titres différents, je commence à croire que, sauf dans le lyrique qu’il a de génie, dans l’érotique où il écrit d’abondance de cœur, dans la satire où il a l’ongle, la dent et le venin, ce grand chanteur le plus souvent chante faux.
Il y eut une époque de sa vie où, parmi quelques notes discordantes, il chanta juste. Ce n’est pas lorsque de sa voix de tête il faisait écho au refrain banal « de l’autel et du trône » ; c’est lorsque de sa voix naturelle il chantait, dans des strophes passionnées et sincères, sa jeunesse envolée et les premiers mécomptes de son âge mûr. J’entends encore ces belles mélodies qui éveillaient dans mon cœur, plus jeune que le sien de quelques années, des tristesses du même genre. Depuis que, laissant la gloire pour la popularité par la politique, il a repris sa voix de tête pour chanter le refrain tout contraire de la haine au prêtre et au roi, je me donne le plaisir mélancolique de relire ses poésies de désillusionné, écrites pour la seule gloire, et que la gloire a consacrées.
Tout, dans ce que je viens de lire des lettres de Mérimée, bien qu’écrites avec aisance et esprit, est si particulier, si individuel, avec une intention si marquée de ne ressembler à personne, que n’y trouvant rien qui me parle de moi, je ferme un livre où l’auteur ne parle que de lui.
— Le beau grief, va s’écrier quelque admirateur, qu’il n’ait pas songé à vous !
Oui vraiment, à moi, ou, si vous aimez mieux à ce qu’il y a en moi de l’homme de tous les temps. Et pourquoi pas, je vous prie, si d’autres épistoliers, qui le valent bien, m’ont fait cet honneur, si madame de Sévigné, Voltaire et, deux mille ans avant eux, Cicéron, ont mis dans leurs lettres quelque chose à mon adresse ? Au risque d’aggraver mon tort, j’ajoute que les plus grands de ces écrivains sont ceux où je me trouve le plus souvent de ma personne.
Qu’est-ce donc que la gloire des livres, sinon l’accord de tous les lecteurs éclairés pour s’y reconnaître ? Où manque cet accord, il n’y a, au lieu de gloire, qu’une réputation à débattre entre érudits.
Pauvres mères, tout, même la joie, leur est un sujet de larmes. J’en sais une qui va donner sa fille à un jeune homme d’élite, savant avec modestie, pieux avec liberté, qui a gardé, pour un mariage d’inclination, son cœur et son corps intacts. Une autre, dans le même temps, marie son fils dans une famille considérée et prospère, à une belle jeune fille qui a appris le devoir comme on apprend les choses dont on a la vocation. Certes ce sont là deux maisons bénies ? Les amis se réjouissent, les indifférents sont touchés, les parents envient le bonheur des deux mères. J’y vais le même jour pour les féliciter. Je les trouve toutes les deux en pleurs, et je me demande si je suis venu la veille d’un mariage ou le lendemain d’un enterrement.
La politique
La politique, aux mains des gens éclairés, fonde et conserve les sociétés humaines ; aux mains de tout le monde, elle les détruit.
Pour qui veut arriver par la politique, tous les chemins sont bons, hors le droit.
Un gouvernement fort ne gêne que deux sortes de gens, les mauvais citoyens et ceux qui, pour vouloir gouverner, sont en train de le ◀devenir▶.
La plupart des gouvernements tombent, soit faute de savoir tout ce qu’ils pensent, soit peur de le vouloir.
Le progrès, c’est pour chacun la chose qui lui manque. Pour le pauvre, c’est l’argent ; pour l’ouvrier, la place du patron ; pour le journaliste, un gros emploi, peu à faire et de longues vacances ; pour l’avocat, un ministère, fût-ce celui de la guerre ; pour tous enfin, c’est de posséder ce qu’ils sont incapables de gagner.
Dressez, si vous le pouvez, une liste de toutes les injustices qui se commettent par la prévention, par la rivalité, par l’intérêt, par l’ignorance où nous sommes les uns des autres ; dépouillez tous les auteurs de maximes ; feuilletez les casuistes, ces chercheurs consommés de points délicats ; vous n’aurez pas le compte exact des injustices de l’esprit de parti. J’en sais que vous oubliez, ne fût-ce que les vôtres. Laissez donc la liste ouverte, pour qu’un autre les y mette, en y ajoutant les miennes.
De toutes les modes françaises, les constitutions étant les plus changeantes, je ne me
souviens pas d’avoir lu aucune de celles qui, depuis un demi-siècle, ont régi notre pays.
Averti par un certain flair de ce qui donne la durée aux écrits, toutes les fois qu’on m’a
mis sous les yeux une constitution, j’ai fait comme l’ours de La Fontaine, flairant
« le compagnon qui fait le mort »
, et se disant à lui-même :
Ôtons-nous, car il sent.
Je me suis ôté d’auprès ces pages sans lendemain, comme on s’ôte d’auprès un enfant mort-né.
Pour faire vivre une constitution sur notre sol si remuant, il faudrait commencer par y planter et par y acclimater le goût d’obéir à la loi.
Je ne puis trop admirer la simplicité du peuple criant de la même voix : Vive la République ! et A bas la bourgeoisie ! comme si la République avait d’autre père que le bourgeois ! Où sont donc, je vous prie, les grands seigneurs et les gentilshommes qui peuvent lui disputer l’honneur de cette paternité ? C’est assez que d’aucuns aient aidé l’accouchement, qui eussent fait meilleure figure à une autre besogne. Aujourd’hui, qui sont les hommes en qui la République se personnifie, par qui elle trône, sinon des bourgeois ? Qui a le plus d’intérêt à la garder, sinon la bourgeoisie ? Elle en occupe ou en brigue toutes les places ; par ses financiers et ses gens d’affaires, elle en tire tout l’argent. C’est sa chose, et pour comble, elle a persuadé au peuple que c’est la sienne.
Quand la passion de gouverner est entrée dans le cœur d’un homme, elle en chasse le sens moral. Si cet homme est un de ces esprits bien faits qui aiment l’honnête pour sa ressemblance avec la raison, pour peu qu’il se croie sûr d’arriver où il veut par le droit chemin, il ne lui déplaît pas de le prendre. Il en éprouve même une satisfaction secrète dans la partie de son âme que la passion de gouverner n’a pas encore gâtée. Mais vient-il à douter que les bons moyens le puissent mener au but, ne vous attendez pas qu’il recule ; à défaut des bons, il y employera les mauvais.
S’il est vrai que les meilleurs des gouvernants soient des hommes de cette sorte, comment les gouvernés doivent-ils en user avec eux ? Les considérer comme les agents nécessaires des affaires humaines, et, tantôt par le concours, tantôt par la critique modérée, les aider dans leur tâche ; honorer, dans ce qu’ils l’ont pour le bien public, moins leur intention que la loi d’ordre divin qui le leur fait vouloir ; et quand ils veulent le contraire, loin d’en être surpris, s’y tenir tout préparés, et avoir des mœurs publiques pour leur faire échec.
Les amis politiques sont des gens qui, liés entre eux par une habitude de mal parler du prince, des ministres, des lois, des juges, de l’église, du pape, de la bourgeoisie, du peuple et, généralement, de tout ce qui gêne leurs prétentions ou leurs convoitises, s’imaginent que, pour avoir toujours été d’accord contre tout le monde, ils sont amis. Vienne le premier dissentiment, il prouve avec scandale que les pires inimitiés sont faites d’amitiés politiques.
Pour un homme médiocre dont il plaît au prince de faire un ministre, il fait de tous les hommes médiocres des prétendants au pouvoir, et de tous les hommes de talent des mécontents.
Dans un pays où l’esprit de parti est tout l’esprit politique, s’il arrive aux opposants d’avoir une fois raison contre le pouvoir, n’allez pas croire qu’ils le doivent à plus de sens, de prévoyance ou d’attention aux intérêts publics. Ne songeant, cette fois encore, qu’à contredire, ils ont eu la chance de dire juste. Qu’ils ne se donnent donc pas, au lendemain des revers, pour des prophètes qui n’ont pas été écoutés. Ils se vantent. La fortune a justifié leur passion, non leur jugement. Le pouvoir a eu tort ; ils n’ont pas eu raison.
Asellus est un de ces hommes politiques de pacotille qui arrivent au crédit par l’argent, et à l’argent par les affaires, c’est-à-dire par le bien d’autrui. Nous étions membres de la même assemblée. A n’y pas regarder de près, nous paraissions une manière d’amis. Il parlait de toutes choses sans savoir, la main dans la poche de son gilet, remuant des pièces d’or comme caution de ses paroles. Depuis quelque temps, le vide du personnage me donnait sur les nerfs, et je cherchais un honnête prétexte pour rompre. La séance d’hier me l’a fourni. Asellus venait d’y parler.
— Eh bien, me dit-il, que vous semble de ma harangue ?
— Je n’y vois qu’un mot de trop.
— Et lequel. Athénien ?
— Émotionner ; vous l’avez dit deux fois ; c’était assez d’une.
Asellus se mordit la lèvre. Depuis lors, nous étant rencontrés, il fit comme s’il ne me voyait pas. C’est ce que je voulais. Ô mes vrais amis, quelle heureuse perte que celle d’un ami de rencontre !
En France où l’autorité est à la fois si nécessaire et si faible, l’opposition est une faute politique, qui a des degrés. L’opposant du premier degré n’est pas le moins coupable.
Dans l’antique Égypte on ne jugeait les rois qu’après leur mort. Chez les modernes on est plus pressé : c’est de leur vivant qu’on les juge, et l’on rend l’arrêt en les renversant. Ce sont là les hautes œuvres de la passion politique, certainement inconnue dans l’antique Égypte.
— Qu’est-ce donc que cette passion de nos modernes ?
— Je veux bien vous le dire ; mais, d’abord informez-vous de quelles autres passions est travaillé l’homme qui a la passion politique. En attendant, contentez-vous de savoir que rien n’est plus loin d’une vertu.
Il ne s’en faut souvent que d’un gros vice ou même d’une vieille dette de café, qu’un homme quelconque ne ◀devienne▶ un homme politique.
L’esprit d’opposition est une gourme que jettent les hommes destinés à gouverner, et que gardent jusqu’à la fin ceux qui ne savent ni commander ni obéir.
Soyons justes, même envers le solliciteur. Ce n’est pas lui qui fait au ministre nouveau la première visite, c’est l’important. Le solliciteur attend discrètement que l’hôtel ministériel ait reçu son hôte : l’important l’y devance, au risque d’être pris pour le valet de chambre qui vient préparer les logements.
Vera verum vocabula
Civilisation : barbarie raffinée.
Politique des nationalités : convoitise de la terre d’autrui.
La Providence : le canon Krupp.
Le Progrès : la chance d’attraper par une révolution ce qu’on n’a pas su mériter par des talents, ni gagner par le travail.
« Vive la République ! » Mort à tout ce qui me déplaît ou me gêne, à mes concurrents, il mes créanciers ; mort aux riches qui ont ce que je n’ai pas, aux magistrats et aux gendarmes qui m’empêchent de le prendre !
Un général doublé d’un avocat est moins qu’un général et moins qu’un avocat.
La pire de nos misères publiques, c’est de n’en pas connaître les vraies causes. De là,
les injustices, les aigreurs, les calomnies reçues et rendues, l’âpreté des
récriminations, les haines où se consume toute la force de la nation ; de là toutes ces
« mauvaises joies de l’âme »
que Virgile nous montre accroupies au seuil
de son enfer. La connaissance des causes ôterait de nos cœurs tout le fiel que l’ignorance
y amasse, et mettrait à la place une tristesse virile et indulgente. Mais quel moyen d’y
arriver ? Je n’en sais qu’un, c’est que nul ne se croie innocent du malheur de tous. Le
commencement d’une telle connaissance devrait être une confession.
De grâce, ne me demandez pas de saluer, dans les révolutionnaires de 1848 et de 1870, des supériorités méconnues, que la France aveuglée avait trop tardé à mettre aux affaires. Ami voleur, Mercure vous a été propice : prenez tout, mais laissez-moi le droit de ne pas vous honorer.
Le journalisme qui sait tout, ne sait pas que passer par ses verges n’est pas plus infamant que passer par ses louanges n’est glorieux.
Ceux qui veulent changer de gouvernement se préparent à changer d’injustices, de convoitises et de mécomptes.
Avec la session des Chambres commence et finit, en France, la fête des Saturnales de la parole. J’y voudrais envoyer tous les sourds-muets, pour les réconcilier avec leur infirmité.
La politique est une sorte de tripot où tout le gain est pour les joueurs, et toute la perte pour la galerie.
Voyez-vous là-bas, debout, devant l’échoppe de la marchande de journaux, ce passant qui regarde, la bouche béante, les caricatures des puissances du jour ? De combien s’en est-il fallu qu’il ne fût l’une d’entre elles, et qu’il n’eût, lui aussi, sa caricature ? De moins que rien ; peut-être d’un léger travers, comme de boire sans soif et de parler sans penser.
A voir la façon dont certains journalistes se jugent entre eux, on se demande si c’est faute de se connaître, ou pour se connaître trop bien.
Les clubs
Quoi donc ? Faudra-t-il mourir sans avoir vu quelque nouveau Cromwell, suscité de Dieu
qu’ils nient ou qu’ils blasphèment, entrer dans un de ces lieux de malheur qu’ils
appellent clubs, et comme le premier Cromwell leur dire : « Allons, votre heure est
venue, finissez cet odieux bavardage, sortez ! »
Puis, à mesure qu’ils
passeront, apostropher leurs orateurs : « Vous, citoyen avocat, qui n’avez de toute votre
vie plaidé qu’une seule cause, la vôtre, dans un procès pour délit d’outrages à un agent
de la force publique ; vous, citoyen médecin, qui ne vivez que de médecine illicite ;
vous, citoyen, homme de lettres, qui voulez brûler nos bibliothèques pour nous punir de ne
pas lire vos livres ; et vous, auditeurs imbéciles de ces parleurs malfaisants, montons
ici pour les écouter et les croire, loups dans la rue pour vous jeter sur les honnêtes
gens qu’ils vous dénoncent ; vous tous qui êtes ici pour n’être pas avec vos femmes et vos
enfants, dans ces galetas d’où vous pourriez les tirer par le travail ; envieux de
quiconque parmi vous s’élève en vous donnant le bon exemple, ennemis de ceux qui vous
aident, et mordant la main qu’on vous tend, hors d’ici ! Sortez, disparaissez ; et que, de
cette salle lavée au chlore et à la chaux, on fasse une école où vos enfants apprendront,
malgré vous, à croire en Dieu, à obéir à la loi du travail, et à ne pas vous
ressembler ! »
Si vous ne m’accordez pas, tout d’abord, que la principale cause de corruption dans les pays libres est la compétition politique, n’allons pas plus loin.
Si vous me l’accordez, vous ne nierez pas que plus les compétiteurs sont nombreux, et, partant, de qualité inférieure, plus la corruption est grande.
Et, comme de toutes les formes de gouvernement, celle qui suscite le plus de compétiteurs de cette qualité est la République, vous conclurez avec moi que le plus corrupteur des gouvernements est le gouvernement républicain.
De l’allusion politique dans les cours publics
Un des pièges les plus grossiers de renseignement public, c’est l’allusion politique.
Bon nombre de professeurs y tombent volontairement, les uns dans le désir de se rendre populaires, les autres pour cacher à l’auditoire l’insuffisance de leur préparation, ou la médiocrité de leur fond. En ce qui me concerne, j’ose dire que soit pour l’apologie, soit pour la critique, je me suis toujours abstenu de ce moyen d’effet, quoiqu’il soit sûr, et malgré la tentation de l’exemple.
Une seule fois pourtant, je me départis de ma discrétion. C’était au lendemain, non de
l’établissement, mais du campement passager sur le sol monarchique de la France, de ce qui
s’est appelé la révolution de 1848. Professeur d’éloquence latine au Collège de France,
j’expliquais dans les Annales de Tacite l’admirable récit du complot où
périt Galba. J’en étais au passage où l’historien note l’attitude équivoque du tribun
Julius Martialis, qui commandait un des postes du camp des prétoriens. Cet officier, dit
Tacite, « soit que l’énormité d’un crime si imprévu l’eût déconcerté, soit qu’il
craignît, si la contagion venait à s’étendre au loin dans le camp, de se perdre en y
résistant, donna sujet à plusieurs de le soupçonner de complicité »
.
— Trait admirable et vrai de tous les complots ! m’écriai-je, comme assailli malgré moi par le souvenir du 24 Février.
Et, voyant avec quel redoublement d’attention j’étais écouté :
— Je puis vous prendre à témoins, dis-je à l’auditoire, du soin que je mets à éviter les allusions politiques. Mais celle-ci m’a pris à la gorge !
Le bruit avait couru, en effet, qu’un de nos généraux d’Afrique avait laissé l’émeute franchir en toute liberté le pont de la Concorde, « faute d’ordres », disait-il, comme si, dans la conscience de tout soldat chargé du maintien de la paix publique, l’ordre n’était pas écrit en lettres toujours lisibles, de barrer le passage à toute émeute qui la met en péril !
J’avais, pour mon compte, soupçonné dans ce général un autre Julius Martialis. Au moment même où l’émeute se portait sur la Chambre des députés, je traversais, pour m’y rendre, la place de la Concorde. Un régiment de cavalerie l’occupait. Comme je m’étonnais de le trouver là, et non à l’entrée du pont, je vis un des officiers atteint d’une pierre par un émeutier de quinze à seize ans. Il recevait l’injure sans faire un mouvement !
— Comment, lui dis-je, vous laissez-vous lapider par un gamin ?
— Qu’y faire ? répondit-il ; nous n’avons pas d’ordres.
Qui donc avait à en donner sinon ce général, n’en eût-il pas reçu lui-même de plus-haut ?
Abandon ou défection, ce spectacle me navra, et je me dirigeai vers la Chambre, murmurant
le mot de Tacite : — Prœbuit suspicionem
conscientiæ.
Arrivé au pont, j’eus une autre surprise. Ce fut de rencontrer, revenant du palais Bourbon, ému, lui aussi, mais pour d’autres causes, M. Thiers, ami politique de M. Guizot. J’étais très réservé avec M. Thiers, en dépit de l’attrait, et quoique à mon début dans les lettres il m’eût été bienveillant. Mais, à ce moment, la violence de l’occasion me fit sortir de ma réserve, et, allant à lui :
— Permettez-moi, lui dis-je, de vous féliciter de n’avoir pas pris part à cette campagne des banquets qui nous amène à une campagne de la Révolution !
— Je n’accepte que la moitié du compliment, me dit-il ; si je n’ai pas voulu paraître de ma personne dans un banquet, c’est qu’il ne me convenait pas d’y entendre dire du mal des lois de Septembre que j’ai contribué à faire voter. Mais la campagne ne me déplaît pas. J’en ai laissé la conduite à Barrot. C’est l’homme de ces choses-là, parce qu’il est…
Je tais le vrai mot dont se rapproche le plus « simple d’esprit ».
Je n’insistai pas, et m’éloignai, très persuadé que je n’avais pas interrompu l’illustre homme d’État dans des réflexions mélancoliques sur la fragilité de nos établissements politiques, encore moins dans un examen de conscience sur les vraies causes de l’émeute, mais peut-être au milieu de calculs pratiques sur le rôle qu’il avait à y jouer.
Pour revenir à ma leçon du Collège de France, Tacite m’offrait une autre allusion dans
cette réflexion, où, parlant du complot d’Othon : « Telle fut, dit-il, la
disposition des esprits dans ce forfait détestable, que peu le conçurent, plusieurs le
voulurent, tous le souffrirent. »
L’application à la révolution de Juillet était
poignante. L’auditoire la fit de lui-même. Je ne l’y provoquai point. C’eût été de la
politique. L’allusion aux tergiversations intéressées de Julius Martialis n’était que de
la morale historique.
Dans les Mémoires du prince de Metternich, je lis au tome Ier, à l’article sur la famille de Napoléon, ce jugement sur Murat : « Murat
n’était qu’un soldat, mais soldat de la Révolution et doué d’un certain instinct de
domination que j’ai constammentvu être l’apanage des Jacobins. »
Rien de plus vrai. C’est ce qui fait que les Jacobins forment un genre dans l’espèce homme. On naît Jacobin. Dominer sans avoir les talents qui rendent supérieur aux autres, sans avoir par aucun travail, par aucun service rendu au public, mérité l’obéissance ; dominer parce qu’on veut commander et qu’on ne le peut par aucun moyen, c’est là le trait du genre. Et, comme conséquence, impossibilité de se subordonner, de se soumettre ; haine de tout ce qui a le commandement ou le gouvernement par les moyens légitimes ; esprit de critique sans cesse en action ; curiosité infatigable des choses de la politique. Leur unique état est d’en parler ; et comme ils y pensent sans cesse et ne pensent pas à autre chose, qu’ils lisent tout ce qui s’en écrit, qu’ils écoutent tout ce qui s’en dit, qu’ils n’ont d’autre sujet de conversation et de discours et parlant d’autre langue, ils y acquièrent une facilité, une abondance de paroles, qui les mettent en crédit dans notre pauvre pays si amoureux de paroles, et persuadent à ceux qui consacrent toutes leurs facultés et tout leur temps à leur état, qu’il y a là une science qu’ils ignorent et une supériorité qu’ils doivent reconnaître.
Passe encore, quand à cet instinct de domination se joignent des qualités qui le modèrent, ou des talents qui mêlent quelque bien au mal dont il est constamment la cause. Mais les exemples en sont très rares, et le nombre est grand des Jacobins qui ne sont que Jacobins.
Sire, sire, quand vous avez à faire des ministres, ayez souci des honnêtes gens qui auront à servir l’État sous leurs ordres. Ne leur donnez pas à obéir à qui n’a pas qualité pour commander ; ne forcez pas des Français à s’incliner, à défaut d’un homme, devant un habit brodé. Nous ne sommes pas en Orient. Chez nous, le souverain ne prend pas ses ministres pour ses aises, et comme chaussures à son pied. Il a le devoir de les chercher, et, s’il cherche bien, il trouve, dans une élite où l’opinion les lui montre, les hommes qui, par leurs talents et par l’intégrité de leur vie, se sont acquis le droit de dire aux princes, selon le besoin des affaires : oui ou non.
L’éloquence et les avocats politiques
La parole qui tombe de la tribune française est comme la pierre jetée par l’enfant dans la mer. Celui-là seul qui a fait les lois des corps sait où va disparaître, en s’effaçant par degrés, la ride que dessine à la surface la chute de la pierre. Celui-là seul qui a pétri le cœur de l’homme sait jusqu’à quelle profondeur une parole éloquente va remuer la mer humaine. De là, pour l’orateur, le devoir de s’abstenir de ces mots vagues et engageants, dont la portée lui est inconnue, et que chacun interprète selon ses espérances. Malheureusement cette sorte d’hommes est plus occupée de rechercher l’applaudissement de ces espérances, que du devoir de gouverner sa parole.
Bien parler est un don divin. J’y songe en entendant ceux qui ne l’ont pas et qui parlent.
La nation française, qui a tant d’esprit, est celle où les mots font le plus de sots. M. Thiers était très fertile en mots de ce genre d’efficacité. Parlant à une assemblée sortie d’un désastre national, où trois ou quatre partis, unis d’abord par une opposition commune au gouvernement tombé, puis bientôt séparés par l’usage à faire de sa succession, se coudoyaient et se regardaient de travers :
« La République, disait-il, est le gouvernement qui nous divise le
moins. »
Et voilà cette assemblée, tout à coup assotée, qui le croit, sauf à
voir le lendemain, par la claire vue de l’expérience, que, de toutes les formes de
gouvernement, la République est celle qui engendre le plus de partis et où les partis se
subdivisent en plus de factions.
Le même Thiers disait à la même assemblée : « Napoléon a perdu la France par son
génie. »
Et l’assemblée d’applaudir à ce mot, bien que deux fois faux : d’abord
parce que pour avoir restitué à la chute de Napoléon ce qu’elle avait pris de trop, la
France n’a point été perdue ; ensuite parce que la vraie cause de ce revirement de
fortune, ce n’est pas le génie de Napoléon, mais les éclipses de son génie.
« Le roi règne et ne gouverne pas. » « Les libertés nécessaires »
, autres
mots, en d’autres temps, du même homme, qui ont fait deux fois sot ce même pays, où il ne
s’est pas trouvé d’oreilles pour retenir, ni d’esprits pour méditer le seul des mots de
M. Thiers qui soit une vérité : « Avec les mots, on mène notre pays bien
loin. »
1880.
Chez les Athéniens, la règle du fameux tribunal de l’aréopage interdisait ce que Bossuet appelle « l’éloquence trompeuse ». Que ne s’avisèrent-ils de l’interdire à l’Agora où les tromperies de l’éloquence devaient être mortelles à leur pays !
Entre l’avocat factieux et le factieux qui n’est pas avocat, si vous me donnez à choisir, c’est ce dernier que mon cœur préfère.
Chacun a son mot parasite. C’est au discours ce que le tic est au visage. S***, ennuyeux discoureur, a le sien, d’ailleurs fort respectable. Chaque fois qu’il prend la parole, son premier mot est : « Mon Dieu ! » et l’auditoire d’achever tout bas le verset : « Ayez pitié de nous ! »
Je me résigne à l’avocat d’affaires, puisqu’il manque un ordre de juges pour juger tous les procès d’affaires sans le mensonge des plaidoiries. J’honore l’avocat jurisconsulte parce qu’il interprète la loi, et qu’il est la lumière du juge. Pour l’avocat politique, depuis que je vois mon pays périr par sa funeste industrie, je lui préfère les gendarmes.
Les orateurs se persuadent trop volontiers que celui qui a dit : « Le silence est d’or ! » ne pensait pas à eux.
« Mot et language, dit Montaigne, marchandise si vulgaire et si vile, que qui plus
en a n’en vault à l’aventure que moins. »
Paroles admirables qu’il faudrait inscrire en lettres d’or à la porte d’entrée de toute-assemblée délibérante.
L’avocat Faber
Voilà près d’un quart de siècle qu’on nous donne l’avocat Faber pour un grand orateur. A
la vérité, on ne songe pas à le comparer aux grands orateurs d’Athènes et de Rome, ni aux
illustres du siècle dernier, Mirabeau, les deux Pitt, Fox, Shéridan, ni à ceux de notre
temps, un Robert Peel, un Berryer, un Guizot, un Thiers, un Montalembert, un Rouher.
Pourquoi donc l’appeler grand, ou ne pas appeler ceux-ci d’un autre nom ? L’avocat Faber
est un grand orateur, soit : allez lui dire qu’il y a quelqu’un dans Paris qui n’en
convient pas, un esprit chagrin, un jaloux, un pédant, qui ne goûte point le fiel
distillé, ni la haine cadencée ; dites-lui que, pouvant un jour de grande séance
l’entendre commodément d’une tribune réservée, sur le velours d’une banquette, ce délicat
aima mieux rester chez lui, et lire au coin de son feu les pages où Quintilien commente la
belle maxime de Caton : « L’orateur est un homme de bien, habile en l’art de
parler7 »
; ou je connais bien mal le cœur humain, ou ce seul
récalcitrant lui gâtera sa gloire.
Autrefois toute citation d’un auteur était précédée de la simple formule : « dit-il, disait-il. » La formule d’aujourd’hui est : « s’écrie-t-il, s’écria-t-il. » Petit travers parmi tant de gros travers de nos mœurs parlementaires et parlières. Tout auteur nous est un orateur, et à la façon dont nous citons, on dirait un propos de tribune.
Dans les Notes biographiques du feu duc de Broglie, je savoure le passage
où, parlant des embarras du roi Louis-Philippe à son avènement, « il vivait,
dit-il… tout à la disposition de la gent tapageuse et criarde des avocats et des
légistes, dont chaque clique voulait mettre à son tour la main sur lui »
. Est-ce
clair ? pour emprunter au duc de Broglie un mot fameux qui mit fin à sa vie
ministérielle.
Berryer ou l’orateur-avocat
I
Tandis que le brillant historien des Césars, M. de Champagny, successeur
de Berryer à l’Académie française, prononçait l’éloge de l’orateur-avocat, cherchant
honnêtement ce qui est resté de l’homme dans « l’ombre d’un grand nom »
,
il me semblait voir une main se promenant par les airs pour tâcher de saisir le
vent.
Est-ce à dire que l’éloquence de Berryer ait été quelque chose comme le « flot sonore »
d’un célèbre orateur, contemporain d’Auguste, G. Haterius, « flot sonore, dit
Tacite, qui s’évanouit avec lui8 »
?
Ce serait pousser les choses à l’excès. Mais il est très vrai qu’il y eut, dans la
grande parole de Berryer, du canorum illud et
profluens
d’Haterius, et qu’il y en eut assez pour qu’au temps même de ses
plus belles prouesses oratoires, on se fît une idée plus haute de l’éloquence politique.
Aux yeux de plus d’un bon juge, Guizot dans les grands jours, Thiers tous les jours,
Montalembert, à la voix veloutée et mordante, qui ne parlait ni en professeur, ni en
avocat, ni en journaliste, Dupin, si excellent quand il était bon, passaient, pour
l’efficace du discours, avant Berryer. Pour moi, en ce temps-là l’humble collègue de
Berryer et de ses illustres émules9, j’ai le souvenir qu’ils
m’amenaient à leur avis, celui-ci souvent, celui-là quelquefois, cet autre par aventure,
ne fût-ce qu’en me fournissant les vraies raisons de persister dans le mien. De leurs
discours mémorables il n’en est guère dont je n’aie gardé, comme d’un bon sermon,
quelque vérité qui ajoutait à ma valeur morale. Que m’est-il resté de ceux de Berryer ?
Rien, sinon ce qui reste d’un éblouissement passager, ou ce qu’on retient d’un concert
où un grand artiste sans invention n’exécute que sa propre musique. On se souvient de
l’exécution ; on a oublié la musique.
Berryer ne me persuada jamais. Non que son idéal d’un roi de droit divin, gouvernant un pays libre, eût de quoi effaroucher ma passion de lettré pour les grandeurs monarchiques de l’ancienne France, ni que j’eusse, hélas ! à opposer un idéal à son idéal. Bien que son drapeau ne fût pas le mien, Berryer ne trouvait en moi aucune prévention, aucun préjugé intraitable. J’étais d’un autre parti, mais je l’étais sans esprit de parti, sachant bien ce que je ne voulais pas, ignorant si ce que je voulais était meilleur ; aimant le vrai, sans le confondre avec ma convenance, et sans le borner à ma conservation ; en somme, prévenu fortement pour une seule chose, l’autorité, comme le bien qui assure tous les autres dans notre pays. Si Berryer m’eût démontré que la France de la Révolution, éclairée d’en haut, en viendrait à résipiscence, jusqu’à placer ses libertés nouvelles sous l’égide de sa vieille royauté, j’étais prêt à lui en donner acte et, tout au moins, à examiner.
Il ne me le démontra pas. Il croyait à la légitimité ; mais il n’avait pas cette foi qui ne se contente pas du sentiment, qui se nourrit et s’entretient par la science, par le raisonnement, par une longue habitude de méditer sur les mêmes choses. Berryer aimait la royauté de droit divin, comme on aime une belle légende. Quant à son libéralisme, si vous en ôtiez un fond très léger de généralités de sentiments, et un certain commerce d’avances et de courtoisie avec toutes les oppositions, le reste n’avait ni le caractère d’un système, ni même la consistance d’une opinion. C’était assez pour échauffer une tête vive, où, comme la rime chez les poètes, les mots suscitaient les idées ; c’était trop peu pour opérer des conversions politiques.
Plus d’une fois, entendant Berryer et surpris de ne l’écouter que d’une oreille distraite, je m’imaginais sa doctrine aux mains d’un penseur, d’un Royer-Collard, par exemple. Je songeais à ce que la science d’un tel homme, sa puissante méditation, auraient donné de corps au fantôme oratoire de l’illustre avocat ; combien cette image de la liberté moderne, demandant à l’antique royauté son contrepoids et sa garantie, aurait eu grand air devant nos institutions de circonstance et d’expédients, nées de cette idolâtrie du droit sans devoir, où nous a amenés l’habitude de tout recevoir de l’État, sans lui rien donner !
Certes, si un tel penseur n’eût pas réussi à nous ramener, repentants ou réconciliés, aux pieds du comte de Chambord, tout au moins ses graves enseignements nous eussent-ils laissé, sur les bienfaits de la stabilité comme sur les périls de l’esprit de progrès, des impressions propres à faire renaître dans notre pays la foi politique.
II
Après l’art de persuader l’auditeur, il y a l’art de le contrarier à propos. Ce n’est pas la moins belle partie de l’éloquence politique et c’est peut-être la plus efficace. Je parle, pour l’avoir connue, de cette contrariété salutaire qui nous trouble dans nos affirmations, qui nous force d’y regarder et quelquefois d’en rabattre, qui nous déshabitue peu à peu de croire que les opinions des autres sont des intérêts et nos intérêts des opinions.
Berryer ne me contraria jamais de cette façon-là. Tel il m’avait trouvé au commencement, tel il me laissait à la fin de sa harangue. Je n’en dirai pas de même de ces autres illustres que j’ai nommés. Que de fois suis-je sorti d’une séance où l’un d’eux avait occupé la tribune, me débattant contre quelque vérité tombée de sa bouche, poursuivi jusqu’au milieu des miens, harcelé jusque dans mon sommeil par cette vérité importune, ne sachant comment y contredire, et pourtant ne voulant pas m’y rendre, par cette fidélité au drapeau qu’on estime plus en politique que la fidélité à la vérité !
Il n’est pas d’orateur que j’aie admiré avec plus de désintéressement que Berryer. Je le soupçonnais de ne vouloir guère de moi que mes applaudissements, et je ne les lui marchandais pas. Je savais que cela ne tirait pas à conséquence. En battant des mains au jeu du grand acteur, je ne m’engageais à rien. Personne ne pensait à m’en demander compte. Il n’eût pas été si commode d’applaudir quelqu’un des autres diseurs éloquents de vérités désagréables. Si je m’avisais de les admirer, il fallait qu’il n’y parût pas. Les partis font, sur ce point, une police sévère. La plus légère marque d’approbation donnée à l’orateur opposant est notée comme une tentation de déserter. Aux plus beaux endroits de son discours, on ne vous permet qu’une immobilité de parti pris. Quand Berryer parlait, on pouvait se mettre à l’aise, et n’avoir pas de honte de son plaisir ; ce n’était pas de la politique, c’était de l’art.
III
Le jour où Berryer fut élu à l’Académie française, il dit avec grâce que, pour un académicien, il était bien empoché, n’ayant jamais su ni lire, ni écrire. Ni écrire, prenons-le au mot, puisqu’il n’a rien écrit. Ni lire, j’en fus témoin le jour de sa réception, où son discours, la seule pièce qu’il ait écrite, le parut si peu et fut si médiocrement lu, qu’un de mes voisins me dit :
— Votre Académie eût bien dû le dispenser de cette écriture et de cette lecture, et lui permettre de parler sans papier.
Il avait raison. Le don de parler, où il ne fut pas surpassé, et l’action, où il n’eut pas d’égal, voilà tout Berryer.
S’il faut croire, avec Démosthène, qui s’y connaissait, que l’action est tout l’orateur, nul, en nos jours, ne fut plus orateur que Berryer. Chez nul autre, l’action ne fut l’effet d’un accord plus harmonieux de qualités extérieures plus éminentes. Il les avait toutes : un visage noble et épanoui ; un regard fier avec beaucoup de douceur et de caresses ; une voix dont la puissance ne trouva jamais d’ouïe rebelle, qui pouvait monter sans être criarde, descendre sans être sourde, s’enfler sans déclamer ; un geste qui colorait, fortifiait, achevait la parole, et qui, par sa variété expressive, était comme une seconde voix. D’une taille moyenne, à la tribune il paraissait très grand, alors qu’enlevé du soi par ses paroles, comme par des ailes puissantes, il semblait planer sur l’auditoire.
Pareille chose ne s’est vue qu’au théâtre de l’Opéra, il y a cinquante ans, à ces représentations mémorables d’Athalie, où Talma jouait le rôle du grand prêtre. Quand je veux me redonner une des plus vives joies de ma jeunesse, je n’ai qu’à me souvenir de cette scène de la prophétie, où, se dressant sur ses pieds, comme pour voir, par-dessus les têtes de la foule, se lever, dans le lointain horizon des temps, une aurore mystérieuse, il disait du ton de la surprise et du ravissement, et comme prêt à quitter la terre :
Quelle Jérusalem nouvelleSort du fond du désert, brillante de clartés,Et porte sur son front une marque immortelle.Peuples de la terre, chantez !
Jamais illusion plus forte ne fut l’effet d’un art plus consommé. Talma, de taille moyenne, lui aussi, grandissait à mesure qu’il parlait, et le même acteur, qu’au lever du rideau on trouvait presque trop petit pour l’ampleur du costume de grand prêtre, dans la scène de la prophétie paraissait un géant.
Je n’oublierai jamais une certaine séance où Berryer, arrivé au point le plus vif de son discours, l’œil en feu, la sueur au front, les lèvres gonflées et bleuâtres, dont une légère écume blanchissait les coins, sa parole roulant comme un flot qui ne connaît pas de rivage, on lui cria de tous les bancs, comme si l’on eût craint que son cœur ne se rompît :
— Reposez-vous !
— Non, fit-il, je prie la Chambre de me laisser continuer.
Et il continua, encore plus emporté et débordé, comme il arrive au torrent après l’obstacle franchi.
De quoi parlait-il ? Il s’agissait, s’il m’en souvient, de la question des sucres. Berryer y plaidait pour la canne à sucre contre la betterave. Vous voyez d’ici tout son discours. La canne à sucre est le principal produit de nos colonies ; nos colonies l’expédient à la métropole qui leur apporte en échange ses produits. Par qui se fait ce double transport ? Par toute une marine marchande où se recrute notre marine militaire. Or, où va la marine française va le pavillon défenseur des faibles, libérateur des opprimés, appelé est salué par tout ce qui souffre… et le reste. Par quelle rhétorique naturelle il développait et précipitait ces raisons, et comment l’avocat s’élevait jusqu’aux cimes de l’éloquence politique, il m’est plus aisé de ne pas l’oublier que de l’exprimer.
Sous cette action irrésistible, je ne pesais pas les raisons ; j’entendais un magnifique instrument dont toutes les cordes vibraient de concert, et je vibrais à l’unisson. Un moment, mes yeux se mouillèrent de larmes. Me penchant alors vers mon collègue Vitet, qui siégeait sur les mêmes bancs que moi :
— Savez-vous, lui dis-je, pourquoi je pleure ? Je vérifie la justesse du mot de Buffon
sur l’éloquence : « C’est le corps qui parle au corps. »
Mon esprit était indifférent, mais tous mes nerfs tressaillaient.
Tel m’a paru Berryer, orateur politique. Si ce n’est plus qu’un nom, ce nom signifie quelque chose dans la langue de la gloire. Les générations futures regretteront de n’avoir pas entendu « le monstre », et peut-être ce regret empêchera-t-il quelque vaillant stagiaire de dormir. Certes, c’est là un beau lot, surtout quand l’homme ainsi loti a goûté tous les enivrements et recueilli tous les profits de la gloire viagère. Il n’y a au-dessus d’un tel orateur que l’orateur-écrivain, qui lui-même n’a au-dessus de lui que les hommes divins auxquels il a été donné de fonder ou de conserver les sociétés humaines.
Quintius ou l’éloquent
I
« J’ai peur, mon excellent ami, écrit Horace à Quintius, que sur ton propre
fond, tu en croies plus les autres que toi-même10. »
Le Quintius, dont il s’agit ici, est-il celui que le poète, dans une ode gracieuse, exhorte à ne pas s’agiter pour les besoins d’une vie à laquelle si peu suffit, mais plutôt à venir boire, de compagnie avec lui, à l’ombre d’un platane ou d’un pin, la tête parfumée du nard d’Assyrie ?
Que ce soit le Quintius de l’ode ou tout autre, ce devait être un homme d’esprit et un galant homme, puisqu’on pouvait lui dire ses vérités.
Son faible était, à ce que dit Horace, de se croire un sage parce que le public lui en donnait le nom, et un homme heureux, parce que tout Rome (Omnis Roma) vantait son bonheur. Notre poète le gourmande tout de bon.
« Rentre en toi-même, lui dit-il, quand tu t’entends appeler sage ; est-ce bien le nom que tu mérites ? Eh ! s’il plaisait à la foule de te dire en parfaite santé, te mettrais-tu à table en cachant mal le frisson qui ferait trembler tes doigts jusque dans le plat11. »
J’ai connu, de nos jours, le pendant de ce Quintius. C’était aussi un homme de beaucoup d’esprit et probablement de plus d’esprit que le Romain. Il avait, dans un autre genre, le même faible. Parce que « tout Paris » vantait son éloquence, il se croyait éloquent. Et de fait, le titre en est si beau que, pour se le faire redire sans cesse, il avait imaginé tout un plan de conduite. Soit qu’il parlât ou qu’il écrivit, il tenait son éloquence sur les frontières de toutes les opinions, dans ces généralités inoffensives dont toutes sont d’accord. Sur ce terrain étroit, mais sûr, il se mouvait avec tant de souplesse, que le nom d’éloquent lui était unanimement donné. S’il n’obtenait pas l’assentiment qui est le gain des opinions franches, il avait l’applaudissement qui est le profit des opinions complaisantes. Non que, sur les sujets des disputes entre les hommes, Quintius n’eût sa manière de voir personnelle. Mais il ne s’en ouvrait guère qu’aux inférieurs, devant lesquels il se dédommageait de ce que lui coûtait sa neutralité caressante auprès des puissants. J’ajoute, par le peu qui en transpirait au dehors, qu’en général Quintius pensait très sainement, et je cherchais pour quel intérêt il renonçait à s’en faire honneur dans le public, ou par quel travers il exceptait de sa justesse d’esprit son jugement sur lui-même.
II
Que n’eut-il, pour se voir au vrai, un ami de l’humeur d’Horace, qui, j’imagine, lui aurait écrit ceci, ou quelque chose d’approchant :
Çà, mon cher Quintius, on vous appelle non seulement éloquent, comme on fait pour tous les avocats, mais l’éloquent. Dites-moi, vous croyez-vous digne de ce nom ?
Est-ce dans vos livres que vous êtes cet éloquent ? Est-ce à la tribune ? Parlons d’abord de vos livres. Y trouve-t-on la véritable éloquence ? Voyons, aidez-moi. Vous savez le fin de ces choses-là, et le peu que j’en connais, je l’ai appris de vous. Si je nomme un Descartes, un Pascal, un Bossuet, un Fénelon et tel autre de cette grande famille : « Voici, me dites-vous, des écrivains éloquents ! » Cherchons moins haut, rabattons-nous sur les auteurs qui, dans des œuvres inégales, ont écrit des pages éloquentes. Qui, je vous prie, les a fait éloquents, sinon l’amour de la vérité ? Vous en êtes d’accord, Quintius. Eh bien, si c’est à ce prix qu’un écrivain est éloquent, dites, quelle vérité aimée par vous, quel désir de la persuader aux autres vous en a mérité le nom ?
Pour l’éloquence de tribune, je veux bien n’en pas mettre le modèle trop haut. Laissons à Cicéron qui croyait s’y pourtraire en pied, quoiqu’il s’en défende, son orateur idéal. Prenons un type plus accessible, celui par exemple, qu’avec un sentiment si juste de l’éloquence politique, Fénelon a esquissé en ses aimables dialogues, que vous savez par cœur. Notre temps a connu plusieurs orateurs de ce genre. Qui les a fait éloquents ? Ce n’est pas seulement la lecture des bons modèles, — vous l’avez immense et incessante ; — une vaste mémoire, — Mnémosyne elle-même vous l’a soufflée au berceau ; — une facilité naturelle et acquise, — nul ne vous y surpasse ; c’est encore et surtout la force d’esprit qui conçoit un sujet, la méditation qui le féconde, l’ordre lumineux qui le range dans la tête de l’orateur, la connaissance des ressorts par lesquels on conduit les âmes aux fins les plus opposées, une logique si serrée qu’on la prend pour la raison elle-même, la faculté de ressentir la passion des autres et de leur inspirer la sienne ; quelque chose enfin d’invisible qui aiguillonne et emporte l’orateur, comme le dieu harcelant de son fouet les chevaux d’Hippolyte. Voilà l’orateur à la tribune. Est-ce bien là votre portrait, Quintius ?
— Si ce n’est pas moi, me direz-vous, que suis-je donc ?
— Vous allez le savoir, Quintius. Et d’avance, quoique votre lot ne soit pas le gros, n’en soyez pas trop mécontent. Tel qu’il est, c’est celui de bien peu d’hommes. Rassurez-vous donc. Vous n’êtes pas si laid qu’on le dit ; vous avez ce qu’il y a de plus beau après la beauté ; vous avez la physionomie.
L’esprit chez vous abonde, et quel esprit ! Non pas cette fertilité de traits qui ne sont ni vrais ni faux, et qui donnent aux gens le très fugitif plaisir de la surprise, mais l’esprit de bon sens, celui que le cadet des deux Chénier définit en cet heureux vers didactique :
Esprit, raison qui finement s’exprime,sans compter que, dans vos discours, ne manque pas le genre de trait qui aiguise la pensée, pour la rendre plus pénétrante. Vous avez quelques belles parties de l’écrivain, l’élégance, le nombre, les nuances, et, — le mot n’est-il pas de vous ? — l’imagination du style. Parmi des impropriétés secrètes, ordinaire défaut des écrivains qui sentent faiblement les choses, ou qui ne font que les entrevoir, le mot propre vous vient par moment et il y est de création. Si vous en aviez plus souvent la bonne fortune, on dirait de vous : « Celui-là est un écrivain ! » Combien plus le dirait-on, Quintius, si vous pensiez moins à paraître éloquent qu’à l’être ? Mais vous n’évitez rien avec plus de soin que ce qui fait l’écrivain original. Vous êtes sans doctrine.
Deux écoles littéraires ont été en présence aux plus beaux jours de votre talent et de votre crédit. Toutes deux ont estimé votre esprit ; aucune ne s’est réclamée de vous. Vous avez donné assez de gages à toutes les deux, pour que l’une pût vous louer sans vous compromettre avec l’autre. C’est peut-être conduire habilement sa réputation viagère ; mais ce n’est pas ainsi qu’on fait œuvre qui dure. Votre style est à l’image de votre conduite. Il côtoie les deux courants de la tradition et de la nouveauté, entre la peur d’être trop simple et la peur d’être trop hardi. Je sais, au xviie siècle, un très habile homme qui vous ressemble ; il y a deux cents ans, Quintius, vous vous appeliez Fléchier.
J’ai dit tout à l’heure ce qui vous manque de l’orateur politique. Mais je n’ai dit qu’une partie de ce que vous en avez. Il y faut joindre un organe harmonieux et mordant, et, pour fond oratoire, de quoi faire a toute occasion un discours. Don précieux dans notre pays si amoureux de paroles, où c’est assez, pour compter dans une assemblée, de ne pas rester court à la tribune. Même vous improvisez. Ne m’avez-vous pas dit, un jour, que, comme l’odeur de la poudre donne aux soldats l’envie de se battre, le bruit de la parole vous poussait à parler ? Enfin, le meilleur de l’éloquence, vous l’avez ; c’est le jugement. Qui vous a entendu dans les Chambres peut témoigner que ni l’écho de votre voix, ni vos gestes, ni ce que la parole publique fait monter de fumée aux cerveaux les plus froids, ne troublaient ce jugement. Pourquoi donc, étant si près du but, n’y avez-vous jamais touché ? C’est, Quintius, que, dans un gouvernement de discussion, vous ne discutez pas, vous ne réfutez pas, vous n’êtes ni à l’attaque ni à la défense. A peine vous défendez-vous vous-même. Si vous êtes poussé, vos apologies, plus timides que modestes, ne provoquent pas de réponse. C’est, pour jouer sur votre mot, de la poudre qui ne monte au cerveau de personne.
Dans la chaire du haut enseignement, vous avez paru plus près de l’éloquence. N’ayant point de contradictions à craindre, vous vous teniez plus près de votre vraie pensée, et, moins défiante, votre parole était plus expressive. Vous aviez même des hardiesses, comme pour vous racheter de certaines circonspections intéressées de vos écrits. Quant au talent de dire, on vous soupçonnait à tort de réciter une leçon apprise. C’est une illusion qu’a pu faire à vos auditeurs votre incomparable mémoire. Vous avez en effet l’air de réciter tout ce que vous dites. Penser et savoir par cœur est pour vous ce qu’est pour Ovide écrire et versifier, une seule et même opération de l’esprit. Qu’importe après tout ? En fait d’enseignement par la parole, le moyen, pas plus que le temps, ne fait rien à l’affaire. Et vous avez réussi avec éclat. Il est vrai que vos leçons n’allaient au fond de rien ; mais on n’en sortait pas sans en rapporter quelques vues judicieuses sur les prolégomènes ou sur les accessoires du sujet, ni sans se savoir gré d’une heure passée à vous entendre parler avec tant d’esprit des choses de l’esprit. Même vous auriez le prix de l’éloquence didactique, si, dans le même temps et du haut de la même chaire, deux esprits supérieurs ne nous eussent appris en quoi diffère l’orateur du professeur éloquent.
Des médisants vous ont appelé rhéteur. L’injure n’est pas si grave qu’ils le croient. N’est pas rhéteur qui veut, et pour l’être de votre façon, il faut plus d’esprit que n’en ont ces médisants. Si, par trop de complaisance pour votre réputation, vous avez risqué de vous en donner le travers, du moins vous n’en avez pas le ton déclamatoire et la pompe, et vous en avez la facilité et l’élégance sans l’affectation.
Vous êtes… Qu’êtes-vous encore, Quintius ? Je ne sais, je vous cherche et je ne suis pas peu embarrassé pour vous définir. Je ne vous veux pas au premier rang. Vous-même vous ne vous y souffririez pas. Mais reléguer au second un homme doué, au degré où vous l’êtes, de mémoire, d’esprit, et de jugement, je ne puis m’y résoudre.
Quand je vous loue de votre jugement, pourquoi ne puis-je toucher au plus beau de vos dons, sans toucher au plus gros de vos défauts ? Vous n’avez pas, Quintius, le courage de votre jugement. Vous jugez à huis clos, dans l’ombre du privé, après vous être assuré si l’on ne vous entend pas du dehors ; en public, vous délaissez vos opinions. Ah ! Quintius, Quintius, si vous aviez su préférer, en vous, ce don d’un jugement vrai, à la souplesse d’esprit par laquelle vous vous dérobez à ses lumières ; si ce que vous chuchotez à l’oreille de quelque obscur habitué de votre salon, vous le disiez tout haut ; si loin d’éluder la contradiction, vous affrontiez le combat ; si vous cherchiez l’éloquence, dans le fond des choses et dans le vôtre, non dans les yeux et les sourires des gens qui ont intérêt à vous dire éloquent, quels services vous rendriez à votre pays, et quel lustre s’en répandrait sur votre nom !
III
Qui sait si ce langage caché dans une lettre confidentielle, emmiellé de choses flatteuses, court à l’endroit des critiques, développé aux louanges, n’eût pas ramené Quintius à lui-même, et changé la vanité qu’il avait de ses avantages mondains en une confiance virile en ses qualités ? Malheureusement « un ami véritable » est chose aussi rare que « douce », et si j’en crois ceux qui ont pratiqué le Quintius français, il n’avait pas su se faire des amis. Il lui manquait ce qu’Aristote appelle « l’entraînement à l’aimer12 ». J’ajoute que, pour donner et faire goûter des conseils de ce genre, il faut plus que la vérité dans l’amitié, il faut l’autorité. Un Horace n’y serait pas de trop. C’est donc un rêve que je viens de faire. Mais peut-être n’ai-je pas fait tort à Quintius en rêvant qu’il y avait en lui deux Quintius, dont le moins bon a été un très brillant esprit, dont le meilleur eût inscrit son nom parmi les maîtres de l’éloquence.
L’homme qui sur son propre fond en a cru les autres plus que lui-même, voit enfin arriver le jour où les gens qui avaient coutume de lui dicter, comme un mot d’ordre, ce qu’il devait penser de lui, s’ennuient d’une complaisance à laquelle ils n’ont plus d’intérêt. Nous nous lassons plus vite des réputations que nous avons faites, que des gloires qui se font sans nous. Notre homme voit donc diminuer de jour en jour les visites du soir. Il s’étonne, il s’inquiète. Voilà qu’on ne l’appelle plus « l’éloquent » !… Est-ce donc qu’il aurait cessé de l’être ? Est-ce qu’en si peu de temps les choses auraient changé ? Il est vrai, elles ont changé dès hier, et l’habitude qu’on avait de le louer a pris fin aujourd’hui. Quintius sort, il erre dans la ville comme en quête de lui-même. Il va chez un de ses preneurs qu’il croit plus fidèle, parce qu’il en est le plus récent. Le prôneur parle de tout à Quintius excepté de Quintius. Seulement, vers la fin de sa visite, il lui fait, d’une bouche avare, l’aumône de quelques-unes des louanges qu’il lui prodiguait autrefois.
Pareille disgrâce était-elle arrivée au Quintius romain ? Horace, du moins, l’en menace.
« C’est fort bien, lui dit-il, d’aimer à s’entendre appeler sage. Mais ceux qui
te donnent ce nom, demain, s’il leur plaît, ils peuvent te le reprendre. Ainsi fait ce
peuple envers les indignes auxquels il a décerné les faisceaux ; un beau jour il les
leur ôte. »
Quintius profita-t-il de l’avis ? Finit-il par s’en rapporter à Horace, qui le voulait simplement galant homme, plutôt qu’aux bavards intéressés qui le proclamaient un sage ? Pourquoi non ? Le conseiller devait rendre le conseil si aimable !
Pour le Quintius français, je vis le jour où ceux qui l’avaient si longtemps appelé « l’éloquent » se demandèrent ce qu’ils gagnaient à prolonger l’illusion de ce pauvre homme. Ils y auraient gagné de ne pas se démentir et d’avoir un peu de charité. Ils aimèrent mieux se mettre à l’aise. Quintius se vit abandonné. Ce qu’il fit pour retenir des gens qui lui échappaient, ce qu’il y dépensa de sourires et de paroles caressantes, je n’y puis penser sans pitié. Il y allait en désespéré, et, comme l’orphelin d’Homère qui s’attache au manteau des amis de son père, il avait de ces mots qui voulaient dire : « Ne me reconnaissez-vous donc pas. » Lui, si longtemps écouté et applaudi, on ne se gênait pas pour insinuer qu’il rabâchait. On décidait sans lui ce qu’autrefois il décidait à lui seul. On jugeait les choses et on faisait le choix des personnes sans le consulter, et quand il hasardait un avis, il me semblait voir un vieil acteur omis dans la distribution des rôles de la nouvelle pièce, qui demande timidement : « Et moi, quel rôle me donnera-t-on ? »
IV
Je n’avais pas accepté toute la célébrité de Quintius, et je me permettais d’estimer plus ses vraies qualités que celles qu’on lui prêtait. J’admirais, dans son vaste acquis, parmi des connaissances superficielles et d’apparat, les idées qu’il s’était assimilées, et dont il avait accru son fond comme d’une acquisition légitime. A l’époque même où commença pour lui l’abandon, tandis que ses écrits, de plus en plus faibles par l’effet de l’âge et par leur faiblesse originelle, n’offraient plus guère que des fleurs fanées, sa conversation, moins étincelante, était plus substantielle. A mesure qu’il demandait moins aux hommes, il leur donnait davantage. Comme les vins des bons crus, il s’améliorait en vieillissant, et depuis qu’il était moins écouté il méritait plus de l’être.
Un jour, je ne pus m’en tenir, et je le lui dis. Que j’eusse mieux fait de me taire ! Quintius n’avait pas de candeur, et il ne croyait pas à celle des autres. Il crut que je voulais réduire tout son mérite au bon sens bourgeois, et il reçut avec un sourire de dépit des louanges auxquelles manquait l’épithète d’« éloquent ». Je le vis se tourner d’un air suppliant vers ceux qui la lui avaient si souvent donnée, les priant du regard de le tromper une fois encore. C’est ainsi que ses derniers jours l’ont trouvé, employant les restes de son esprit à ignorer son vrai mérite, triste, soucieux, et, dans de si vives clartés sur tant d’hommes et de choses, restant dans l’obscurité sur lui-même.
Il faut donc connaître son esprit comme son cœur ; c’est là la morale de l’histoire des deux Quintius. Pour le cœur, la chose est aisée. On connaît son cœur par sa conscience. Y voit clair qui le veut, et nul n’est admis à ne pas le vouloir. Mais l’esprit ne se connaît pas comme le cœur, d’une seule et même vue. Chacun a sans doute la plus grosse part du sien ; il n’en a pas le tout. Que de choses s’y introduisent du dehors, sans compter la mode qui s’y rend quelquefois maîtresse à tel point qu’on voit des gens d’esprit tenir ce qui leur vient du dehors pour ce qu’ils ont le plus en propre !
Ajoutez à ces causes extérieures d’illusions sur soi-même, la vanité si bien connue du poète qui a dit :
Nul n’est content de sa fortune,Ni mécontent de son esprit.
Il est donc difficile de démêler son esprit de tant de choses qui n’en font pas partie. Mais, difficile ou non, il faut s’en imposer le tâche. C’est le premier devoir de tout homme qui attire assez les yeux sur lui par ses talents, pour qu’il se trouve des gens intéressés à la tromper sur lui-même. Et il faut y réussir sous peine de se voir comme le Quintius français, au terme de sa vie, dépossédé de ce qu’on croyait être, et incapable de savoir ce que l’on est.
La liberté et les faux libéraux
Vous me demandez pourquoi je ne m’intéresse pas à la liberté. C’est que je n’aime pas à porter de l’eau à la rivière, ni ne me soucie des gens bien portants. La liberté est si forte, que je la vois désormais condamnée à n’avoir plus pour serviteurs que des courtisans.
Parlez-moi d’une chose qui n’aurait pas trop de l’aide de tout le monde pour se soutenir, parce qu’elle est faible, fût-elle appuyée par une armée ; parce que, sous la pourpre royale, elle est pauvre ; parce que le trône où elle s’assied est le plus chancelant des escabeaux ; parlez-moi de l’autorité, par qui tout subsiste et qui seule, en modérant la liberté, la rend possible. C’est à elle que je m’intéresse, comme le naufragé s’intéresse à la planche qui le porte ; et quand je la vois près de périr, je me reproche, comme un tort de conduite, de n’avoir plus ni jeunesse, ni santé, à mettre à son service.
Si la France, à l’exemple d’Ulysse se bouchant les oreilles avec de la cire, et se faisant lier à son mât pour échapper aux enchantements des sirènes, ne s’attache pas de tout son cœur et de tout son esprit au principe d’autorité, le temps n’est pas loin où les sirènes de la liberté l’entraîneront en ces gouffres sans fond, d’où l’on ne remonte jamais.
Le libéral, c’est quiconque a une convoitise. Voilà pourquoi il y a tant de libéraux.
La qualité de la convoitise fait la qualité du libéral. Celui qui convoite le pouvoir vaut mieux que celui qui convoite l’argent. Mais tenez pour sûr que ni l’un ni l’autre ne se soucie de la liberté.
Comme la religion, la politique a ses mystiques. Il se peut qu’on trouve un mystique dans l’opinion républicaine ; dans l’opinion libérale, je le cherche encore.
D’un malade imaginaire auquel ressemble la france de 1867
J’ai dans mes connaissances un malade imaginaire. Il a de commun avec celui de Molière une excellente santé. Il en diffère en ce point qu’il a foi, non pas aux médecins, comme Argan, mais aux livres de médecine. Chaque matin, il y cherche à quel endroit de son précieux corps il souffre, et il le trouve. Il se croirait mort pour tout de bon, si, par ses lectures médicales, il ne s’assurait qu’il n’est que mourant.
Je sais qui ressemble à ce malade. C’est la pauvre France d’aujourd’hui. Son cas est d’avoir foi aux journaux. Elle y lit chaque matin qu’elle n’est pas libre ; elle regarde ses mains, et elle y voit des menottes. Elle est libre pourtant, Dieu le sait, Dieu qui l’a faite si libre qu’elle le fut même sous Louis XIV ; car vous ne voulez pas me faire croire qu’au temps du plein épanouissement de son génie, la France était esclave. Cependant elle se consume, demandant en vain à des institutions éphémères la liberté qu’elle tient de sa nature et de ses mœurs, ayant la proie et courant après l’ombre13 !
La liberté ne m’a jamais vu dans ses salons, les jours où elle avait des salons ; mais l’autorité m’a quelquefois vu dans les siens. A la vérité, c’était le plus souvent vers la porte de sortie. Toujours est-il qu’on m’y trouvait. C’est qu’en France, où la liberté est le fort et l’autorité le faible, les gens de mon humeur, s’il leur faut à toute force faire la cour à quelqu’un, la font plus volontiers au faible qu’au fort.
Voulez-vous savoir ce que sont ◀devenus▶ les libéraux hargneux qui faisaient la vie si dure au gouvernement d’hier ? Consultez l’Annuaire d’aujourd’hui. C’est là que, tout à la fois, vous les trouverez et saurez pourquoi ils y sont.
J’ai un voisin de campagne qui n’aime pas les libéraux et qui ne s’en cache guère. Nous en causions un jour, et je confesse que nous n’en disions pas de bien.
— L’espèce n’en est pas d’hier, dis-je entre autres choses. Le bon roi David les
connaissait bien, pour avoir eu affaire à eux. Écoutez plutôt ce qu’il en dit en deux
endroits de ses psaumes. Dans l’un, il les définit : Liberales sic vocantur, quia libérales sunt erga semet ipsos
. Dans l’autre, il
demande au Seigneur de l’en débarrasser : Domine, Domine,
libéra nos a liberalibus
!
— Que dites-vous là, s’écrie mon voisin ? Se peut-il que, dès le temps du roi David, il y ait eu des libéraux, et qu’il ait si bien connu leur politique ? Que je vous envie de savoir de si belles choses ! De grâce, indiquez-moi les passages, que j’aie le plaisir de les lire de mes yeux.
— Je plaisante, lui dis-je, David n’a rien écrit de pareil, et je n’ai voulu que flatter votre passion par un méchant propos de mon cru, en mauvais latin.
— Je le regrette, dit-il, surtout pour le second verset, que j’aurais ajouté à ma prière du soir.
J’ai peine à souffrir même le libéral désintéressé, parce qu’il sert de caution au libéral par intérêt.
Pourquoi les Français préfèrent l’égalité à la liberté
Depuis 1789 la France est une grande société démocratique, fondée sur le principe de l’égalité.
Que cherchait, que voulait clairement et résolument l’immense majorité de la nation dans ce mélange de vérités et de chimères, qui agitaient alors toutes les têtes, et dans la confusion sanglante qui en fut le premier résultat ? La destruction de tous les privilèges, c’est-à-dire l’égalité.
On cherchait, on voulait en même temps la liberté, c’est-à-dire le droit de contrôler les actes des pouvoirs publics. Mais on la voulait moins pour elle-même, que comme un moyen de poursuivre plus efficacement et d’atteindre plus vite le vrai but, l’égalité. C’est ainsi que, par la liberté, toutes les autorités de tout ordre, religieuses, politiques, parlementaires, les bonnes comme les mauvaises, ont été attaquées, renversées ou réformées au profit de l’égalité.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Peu importe. Cela est, nécessairement, irrévocablement ; et pourquoi ce qui est nécessaire et irrévocable ne serait-il pas un bien ?
A quoi bon alors ces plaintes de certains délicats de la politique sur le mauvais goût qu’ont les Français de préférer le but au moyen, à la liberté l’égalité ?
Depuis qu’ils ont vu la liberté, employée d’abord à détruire les privilèges, ◀devenir▶, aux mains des parleurs, un instrument de révolution, sont-ils si mal avisés de persévérer à aimer mieux, des deux grandes conquêtes de 1789, celle qui fait l’honneur et la protection de tous, que celle qui fait les affaires de quelques-uns ?
Que le vénéré duc de Broglie, du haut de son titre de duc et de son immense fortune,
parlant des infidélités que les Français font à la liberté, ait écrit ceci :
« Toute nation qui n’a pas en soi le goût d’être libre n’a rien de mieux à faire
qu’à chercher un maître, et quand elle l’a trouvé, ce qui ne manque guère, que de s’y
tenir »
;
Qu’Alexis de Tocqueville, assez pourvu, lui aussi, des biens de naissance et de fortune
pour n’exercer d’autre profession que celle de candidat permanent au poste de ministre,
déclare « que ce qui a manquéaux Français pour être libres, c’est le goût de
l’être »
; qu’il dise ailleurs, avec un peu de déclamation et d’abus des fausses
légendes, « que les Français aiment mieux le fouet de Louis XIV et les éperons de
Napoléon que les rudes épreuves de la liberté14 »
; je crois voir des pairs d’Angleterre
égarés dans le terre à terre de notre société démocratique.
Quel est donc ce goût dont ils sont si fiers, et qui les rend si méprisants pour qui ne l’a pas ? J’accorde, non par civilité, mais par justice, qu’ils ont aimé la liberté poux eux et pour les autres. Ils l’ont aimée, je le veux bien, le jour où elle les a incommodés, tout comme le jour où elle les a servis. Mais leur ferait-on injure, si l’on croyait qu’à cette extrême jalousie du droit de contrôle, il a pu se mêler, à leur insu, le désir secret d’être en passe, à leur tour, d’avoir affaire à ce droit ?
Il est donc vrai que, même chez les parfaits de la politique, le goût de la liberté n’est pas inséparable de l’ambition de gouverner, et que si c’est une vertu, cette vertu n’est pas pure de tout intérêt. De quel droit, dès lors, dédaignent-ils ceux qui, n’étant ni de condition, ni d’étoffe à prétendre au gouvernement, se montrent tièdes pour le droit de contrôler ceux qui gouvernent ? Quel crime peut-on leur faire de leur peu d’empressement à venir, les jours d’élection, voter pour des mandataires qui en usent si souvent avec leurs mandants comme certains intendants avec les fils de famille ?
Ayons donc la candeur de l’avouer, la nation française ne s’intéresse sérieusement qu’à l’égalité. Mais son goût n’est pas plus platonique que le goût de la liberté chez ses adorateurs. Elle aime l’égalité pour le bien qu’elle en a reçu, et plus encore pour le bien qu’elle en attend. Elle sent qu’il y a quelque chose encore à conquérir, même après les conquêtes de 1789. Celles-ci lui ont donné la liberté de conscience, l’égale répartition de l’impôt. Nul n’est inquiété dans sa manière de prier Dieu, ni même pour ne pas le prier du tout, si bon lui semble15. Le faible, dans ses contestations avec le fort, sait qu’il peut compter sur la justice. Le petit champ n’a rien à craindre du parc auquel il confine, et la pierre qui lui sert de borne suffit pour arrêter même le souverain.
Voilà ce que la nation a gagné. N’a-t-elle rien à gagner de plus ? A défaut de l’égalité parfaite, connue seulement au pays des chimères, est-il si difficile de trouver certaines inégalités qui, pour n’être pas des privilèges, n’en doivent pas moins être adoucies ou corrigées ? Est-il impossible, par exemple, d’améliorer le régime du travail ? Tout est-il dit sur une répartition plus équitable de ses fruits entre le capital et l’ouvrier ? C’est le problème du temps. Toute la nation y est attentive, et pour le plus grand nombre qui vit du travail de chaque jour, le besoin de chaque jour l’y fait penser. C’est pour cela que, parmi les politiques, le crédit est surtout aux économistes, et, parmi les économistes, à ceux qui ouvrent aux peuples les plus belles perspectives.
Est-ce à dire que les Français sont indifférents à la liberté ? Pourrait-on impunément leur enlever le peu qu’il leur plaît d’en pratiquer ? Je ne conseillerais à personne de s’y risquer. Ils y tiennent d’abord comme à l’auxiliaire naturel de l’égalité ; puis, pour la satisfaction de se croire consultés et écoulés dans la conduite de leurs affaires. De là à s’intéresser à ce que les habiles appellent le jeu des institutions, à être touchés de cette « beauté particulière » que les artistes de la politique admirent dans les gouvernements de la parole, de là à prendre parti dans ces tournois où des orateurs se disputent à qui prouvera le premier qu’il s’entend mieux à parler qu’à gouverner, il y a loin. Pour mon compte, je ne les blâme pas de goûter médiocrement un genre de jeu où le moins que gagnent les joueurs c’est de s’y amuser, et où le seul qui perd, c’est le public de la galerie.
Les Français ont une autre raison de préférer l’égalité à la liberté. Ils savent d’instinct et par l’histoire que toujours, en dépit des apparences, leur pays a été un pays de liberté, et que personne n’est de force ni d’humeur à y empêcher le contrôle. Le contrôle, ils l’exercent, directement et en personne, par tant de libres paroles que le vent porte, de tous les points du territoire, aux oreilles des gouvernants. Contrôle plus vrai que celui des assemblées délibérantes, et finalement, le mieux écouté.
Donc, il faut en prendre son parti. Au lieu de chicaner les Français sur ce qu’ils aiment peu, ou n’aiment pas du tout, il faut les éclairer sur ce qu’ils préfèrent, les contenter où ils voient juste, leur résister où ils se trompent, et, par une attention sincère et soutenue à tous les mouvements de l’esprit d’égalité, empêcher qu’il ne dégénère en un sauvage esprit de nivellement.
En cette fin du xixe siècle, après bientôt cent ans que nos pères ont conquis la liberté de conscience, le Français qui, sachant lire dans son esprit, n’y voit pas, en une place d’honneur, le respect des croyances d’autrui, n’est pas un Français ; suis-je même certain qu’il est un honnête homme ?
La liberté et l’autorité
Dieu a fait l’homme libre, mais il l’a fait libre dans l’ordre. Je suis certain de ma liberté, mais je le suis encore plus de l’ordre qui la limite et qui la règle. Plus les sociétés humaines se rapprochent du plan divin, c’est-à-dire plus la liberté s’y meut dans l’ordre, plus ces sociétés sont grandes et prospères.
De ces deux choses si excellentes, l’une pourtant l’est plus que l’autre. Avec l’ordre sans la liberté on a vu des nations florir et durer des siècles ; avec la liberté sans l’ordre, où est le peuple qui ait eu un lendemain ? C’est que l’ordre implique nécessairement une certaine liberté, et presque tout ce qu’il en faut aux gens qui ne veulent entreprendre sur personne. Au contraire, la liberté implique si peu l’ordre, qu’elle ne se rend maîtresse qu’en le détruisant.
Lequel de M. Guizot ou de M. Thiers a été le vrai libéral16 ?
Quand j’entrai à la Chambre des députés, j’y trouvai à l’état de tradition établie l’opinion que M. Guizot était le représentant exclusif du principe d’autorité, et M. Thiers celui du principe de liberté. Mes premières et mes dernières impressions ont été, tout au rebours de cette opinion, que M. Thiers était véritablement l’autoritaire, et M. Guizot le libéral. Seulement M. Guizot était libéral de réflexion plus que d’instinct, et par jugement plus que par impulsion ; ce qui est, à mon avis, la meilleure manière de l’être. Sa longue expérience, son profond savoir des choses de l’histoire et de la politique, lui avaient appris que, si les deux principes sont nécessaires à la bonne conduite des gouvernements modernes, ils le sont inégalement, les exemples étant nombreux de sociétés qui ont été prospères sans la liberté politique, tandis qu’on n’en cite pas un seul d’une société qui ait subsisté, fût-ce un seul jour, sans autorité. D’où la conséquence qui a été la constante pratique de M. Guizot, que dans le cas de querelles entre les deux principes, le devoir de l’homme d’État est de porter résolument secours au plus nécessaire.
C’est cet esprit que me parut personnifier M. Guizot, tout à la fois, et avec la même sincérité, autoritaire et libéral. Dans le rôle très effacé que m’avaient fait à la Chambre mon humeur, le sentiment de mon peu d’aptitude pour la politique, et surtout mon amour passionné pour les lettres, ayant besoin d’un guide, je m’étais attaché à lui. Il paraissait impossible, non seulement que la liberté eût à craindre des disgrâces d’un esprit si élevé et si large, mais encore que l’autorité et la liberté ne fissent pas désormais bon ménage dans un pays qui ne pouvait pas plus se passer de l’une que de l’autre. C’est donc sans scrupule que, durant les quelques années où j’eus l’honneur d’exercer, quoique indigne, une parcelle de pouvoir législatif, je restai invariablement fidèle à M. Guizot, non comme à un chef infaillible, mais comme au plus sûr qu’offrît le personnel des hommes d’État d’alors aux députés conservateurs.
I
Le champion prétendu intolérant du principe d’autorité me rendit un jour témoin de son respect pour la contradiction, sous la forme la moins respectable, celle d’un opposant sans talent. C’était en 1847. On discutait à la Chambre des députés un projet de loi qui contenait quelque disposition restrictive de je ne sais plus quelle liberté. Un orateur de la gauche était à la tribune. Je ne trouve pas son nom dans ma mémoire, probablement parce qu’il n’a rien fait ni dit pour l’y mettre. C’était un de ces députés obscurs qu’on entend sans les écouter, et qui, en paraissant à la tribune, peuvent voir les auditeurs s’évader à pas discrets par les deux portes de l’hémicycle. Il ne parlait pas pour la Chambre, qui se dérobait, mais pour les journaux de son parti, et pour les politiques de son endroit. M. Guizot était seul au banc des ministres, le visage tourné vers l’orateur. Quoique je fusse d’habitude parmi les plus prompts à fuir les harangueurs malencontreux, j’étais resté à ma place, attendant le moment de parler au ministre d’une affaire que j’avais à cœur. Je n’imaginais pas qu’il prit plus d’attention que la Chambre aux critiques de ce contradicteur. Jugeant donc l’occasion bonne, je descendis à son banc comme au lieu le plus commode pour me donner audience. A mes premières paroles :
— Attendez, me dit-il, j’ai des raisons pour écouter ce qui se dit en ce moment.
Je m’assis derrière lui, et faisant de nécessité vertu, je fis comme M. Guizot, j’écoutai. Quand le harangueur eut fini :
— Qu’y a-t-il donc dans ce discours, dis-je à M. Guizot, qui ait mérité votre attention ?
— Rien pour vous, dit-il, ni pour la Chambre. Mais je l’ai écouté d’abord par devoir, puis pour apprendre quelque chose des dispositions du public auquel il a parlé par-dessus nos têtes, enfin parce qu’il y a toujours du bon à prendre dans les critiques d’un adversaire.
Telle était, dans l’autoritaire, la part du libéral. Mais s’il acceptait sincèrement la liberté, comme une des conditions de la société moderne, c’est de la façon qu’un homme d’honneur accepte virilement un adversaire nécessaire, qu’un homme sensé accepte la nature des choses. Il était libéral par raison, et je ne crois pas, en le disant, lui faire plus de tort qu’à la liberté. C’est, au contraire, d’inclination et par sentiment qu’il aimait l’autorité, même dans d’autres mains que les siennes. Il savait la respecter et lui porter secrètement faveur, même quand le dépositaire n’en était pas de son goût.
Le matin du 2 Décembre, je venais d’apprendre l’envahissement par la force armée et l’évacuation de l’Assemblée constituante. N’y voyant d’abord qu’une revanche de la révolution de Février, je courus chez M. Guizot lui dire la satisfaction que j’en ressentais. Il était dans son cabinet, assis à son bureau, et, quoique déjà informé, sans apparence d’émotion et écrivant.
— Est-ce qu’il vous déplaît, lui dis-je, de voir ceux qui vous ont renversé renversés à leur tour ?
— Non, vraiment, me dit-il en souriant, et de ce côté-là, le coup d’État ne m’est pas désagréable. Mais quel en sera le lendemain ?
Et il fit quelques réflexions sur la loi fatale qui fait sortir les révolutions des intempérances de la liberté, et des révolutions, à leur tour, les dangereux appels aux répressions du pouvoir absolu. Il parlait en sage, désormais sans intérêt, et en homme d’État qui avait accepté noblement la retraite. Du reste il ne récrimina contre personne, bien qu’en lui nommant les plus atteints par le coup d’État, je lui en eusse donné la tentation.
En ce qui me concerne, la révolution de 1848 m’ayant enlevé, du même coup, mes fonctions administratives, et l’honneur, alors gratuit, de représenter mon pays natal à la Chambre des députés, j’étais plus touché, je l’avoue, des abus de la liberté que de l’appréhension du despotisme. Mais je me gardai bien d’en faire la remarque. Quoique traité par M. Guizot avec une grande bienveillance, je ne me sentais pas en situation de lui demander des confidences, ni de l’interroger sur une conjoncture où il avait eu à peine le temps de se consulter avec lui-même. Ce fut assez pour moi de l’avoir surpris au moment où il ne savait pas mauvais gré au coup d’État de son air de ressemblance avec un rétablissement du principe d’autorité.
II
On ne risque pas de calomnier M. Thiers en disant qu’il était d’une humeur toute différente. Il aimait la liberté comme le seul moyen pour les opposants de supplanter les gouvernants ; il aimait l’autorité tant qu’il la tenait dans ses mains. Sitôt qu’il ne l’exerçait plus, il cessait de la croire nécessaire. L’inventeur du mot célèbre sur les « libertés nécessaires » n’y comprenait pas la liberté de n’être pas de son avis. Il ne la souffrait pas plus chez les morts que chez les vivants, pas plus des faits que des personnes. Ses ouvrages historiques fourmillent d’exemples de son faible à cet égard. En vain tous les témoignages s’accordent-ils pour faire tenir à un personnage telle ou telle conduite, si ce personnage ne lui agrée pas, c’est assez pour qu’il lui en prête une toute contraire, qui donne raison à sa prévention. Il nie comme inexactes, ou il omet comme n’ayant pas été prononcées, les paroles les plus authentiques. Il faut voir dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire jusqu’où il en pousse l’abus contre le duc de Bassano, un des ministres les plus sensés et les plus intègres de Napoléon Ier. Serait-ce qu’au moment où il avait été amené à apprécier les actes du père, ministre des affaires étrangères de Napoléon Ier, le fils occupait les fonctions de grand chambellan de Napoléon III ?
Témoin, en 1847, d’un acte de la vie politique de M. Guizot, où le libéral s’était montré dans le défenseur du principe d’autorité, je l’avais été, vingt ans auparavant, de la façon dont M. Thiers, le type du libéral, entendait la liberté d’autrui. Rédacteur en 1829 au Journal des Débats, je venais d’y faire paraître un article sur l’Histoire de la Révolution française. Parmi beaucoup d’éloges sincères, je m’élevais contre la doctrine favorite du livre, cette logique des faits qui, en temps de révolution, impose irrésistiblement le crime à des hommes nés honnêtes gens. Je donnais à cette logique son vrai nom. J’appelais ambition, envie, convoitise, la prétendue force des choses qui avait fait des Girondins des régicides sans conviction. Mon article laissait peut-être au lecteur plus de préventions contre la théorie fataliste de l’historien que d’admiration pour son talent. L’autorité du journal qui avait publié l’article lui donnait le caractère d’une protestation.
Quelques jours après, je recevais la visite de l’éditeur de M. Thiers. C’était, s’il m’en souvient, un libraire du nom de Lecointe. Il commença par me faire de la part de l’historien des compliments dont je me réservai d’apprécier la sincérité d’après ce qu’il allait y ajouter. Ce qu’il y ajouta, ce fut l’expression du regret qu’avaient causé à l’historien mes remarques sur le fatalisme historique de son livre.
— M. Thiers, me dit-il, en a été fort peiné. Il craint, et je crains comme lui, qu’elles ne nuisent au débit du livre. L’ouvrage est lourd ; si le Journal des Débats lui est défavorable, il se vendra mal.
— J’en suis vraiment fâché, dis-je, mais je ne puis ni changer d’avis, ni faire que mon article n’ait point paru.
— Il est vrai, dit le libraire ; il faut bien que M. Thiers prenne son parti de votre premier article. Mais vous en annoncez d’autres, où, sans doute, vous insisterez sur la thèse du premier ; c’est de ceux-là que M. Thiers vous demande, comme un service personnel, de faire le sacrifice. Au surplus, ajouta-t-il d’une voix et d’un air de tentateur, toute peine méritant salaire, la suite de votre travail vous sera payée. Je suis autorisé à vous en faire l’offre.
— Assez, monsieur Lecointe, dis-je, en lui montrant, sous un presse-papier, le manuscrit du second article ; tout ce que je puis faire pour M. Thiers, c’est de n’y rien changer.
Il prit son chapeau et sortit.
Cette tentative sur ma conscience, la seule fortune que j’eusse alors, et la seule que j’aie jamais eue, me fit voir à qui j’avais affaire. Ma qualité de journaliste m’avait jusque-là valu quelques politesses de M. Thiers ; j’allais le voir de loin en loin. Son accueil aurait pu me donner l’ambition d’être parmi ceux qui jouissaient du personnage en robe de chambre, et de prendre ma part des régals que donnait à ses amis son merveilleux esprit. Quand je vis qu’il estimait assez peu ses contradicteurs pour leur faire offrir d’acheter leur silence, et que le seul moyen d’être de sa société c’était d’être de sa suite, je cessai mes visites.
Ce n’est que douze ans après que je le revis à la Chambre des députés. Je n’y fus pas des moins charmés de la prodigieuse dextérité de sa parole, la goûtant toujours, y croyant rarement. Attaché d’inclination à la personne, et d’instinct à la politique de M. Guizot, je prenais d’autant plus de plaisir à écouter son rival oratoire, que j’étais plus assuré contre l’envie de le suivre. Aussi bien, sauf à se garder de ses conclusions, on ne pouvait que trouver du profit à adopter toutes ses prémisses, à souscrire aux vérités de bon sens et d’expérience, de philosophie politique et d’histoire appliquée, qui faisaient le fond de son éloquence.
III
Vers le milieu de 1867, M. Thiers qui s’occupait de questions scientifiques, qui lisait Newton et croyait entendre Laplace, désira s’éclaircir de quelques doutes sur des points de physique générale. Il pria M. Pasteur de lui indiquer, parmi les jeunes maîtres de l’École normale supérieure, le mieux préparé pour l’y aider. M. Pasteur lui recommanda M. Mascart, alors maître de conférences de physique17. M. Mascart allait chez M. Thiers pour exposer ses principes, et M. Thiers, à son tour, venait au laboratoire de l’École pour assister aux expériences de M. Mascart. La guerre de 1870 interrompit ces entretiens entre le jeune maître et le vieillard, doublement illustre par la politique et par les lettres, qui se faisait étudiant. J’ai ouï dire que cet étudiant n’était pas des plus dociles. Il n’y avait d’égal à sa rare faculté d’intuition que son obstination pétulante à nier l’évidence qui le contrariait. Il faisait tête aux faits et aux lois, et parfois, sous les formes les plus courtoises, l’élève traitait le maître en simple contradicteur.
Directeur de l’École normale à cette époque, je ne pouvais pas être indifférent au lustre que recevait notre établissement d’un étudiant tel que lui. Un peu surpris, je l’avoue, qu’il y fût venu plusieurs fois, sans m’en informer, me privant ainsi du plaisir de lui faire les honneurs de la maison, je m’en plaignis doucement à Mignet. Il trouva la chose quelque peu incorrecte, et il l’expliqua par un simple oubli, qui allait être, me dit-il, réparé. En effet, deux ou trois jours après, je recevais la carte de M. Thiers. J’y répondis par l’envoi immédiat de la mienne.
La première fois que nous nous rencontrâmes dans la cour de l’École, nous ne pensâmes ni l’un ni l’autre à nous éviter. M. Thiers me parla comme à une vieille connaissance, et moi je lui assurai que j’avais prétexté une convenance de règlement pour me ménager une occasion de le voir. Il prit à gré l’explication, et il se félicita du profit qu’il tirait des leçons de M. Mascart. Puis, par la pente de ses idées, il en vint à la politique. Il n’ignorait point mes sentiments sur le second Empire, et il était homme de trop d’esprit pour vouloir me chagriner en me parlant de l’Empereur en opposant. Loin de là, il en fit un éloge qui ne parut point lui coûter. Les réserves qu’il y mêla semblaient moins des critiques d’adversaire que de sincères appréhensions, qui, à ce moment du règne, n’étaient que trop fondées. Ce qu’il montra, dans ce court entretien, de bon sens, de bonhomie et de grâce, me laissa si charmé qu’après l’avoir reconduit jusqu’à la porte, rentré dans mon cabinet, je me mis à déplorer les servitudes de la discipline politique qui m’obligeaient à traiter en suspect un tel homme et à me défendre de sa séduction.
L’air de confiance dont il venait de me parler m’avait d’autant plus touché que, plus
de trente ans après le premier grief de mes réserves sur son fatalisme historique, je
lui en avais donné un second. Rendant compte, dans le Moniteur universel,
du dernier volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, je m’étais
plaint que, dans le récit de la fin politique de Napoléon Ier,
M. Thiers se fût mis si vite contre lui du parti de ses malheurs. Après avoir lu de mes
yeux que l’Angleterre, en refusant, sur l’avis complaisant de ses jurisconsultes, de
recevoir comme hôte un tel vaincu, puis, en l’enchaînant sur le rocher de Sainte-Hélène,
n’avait fait qu’user du droit de « toutes les sociétés d’enchaîner les êtres
reconnus dangereux »
, il m’avait paru que, légitime ou non, ce n’était pas à
un historien français à reconnaître ce droit, et j’avais relevé la chose en termes vifs.
Le directeur du Moniteur officiel soumit les épreuves de mon article au comte Walewski,
alors ministre d’État. Celui-ci s’en émut. Il me fit prier de passer à son cabinet et, à
peine entré, me tendant les épreuves :
— Lisez, me dit-il, les passages marqués au crayon rouge, et dites-moi si, dans les bons rapports où je suis et tiens à rester avec M. Thiers, je puis les laisser arriver sous ses yeux.
Je les parcourus et je dis au ministre :
— Si M. Thiers, ancien journaliste, excepte des libertés nécessaires celle d’une critique honnête et respectueuse, je conviens qu’il n’aurait pas tort de se fâcher. Mais, quoi ! pouvais-je lire froidement l’absolution donnée par un historien français au supplice prémédité de Sainte-Hélène ?
Le ministre me reprit des mains le journal, relut le passage, et me dit :
— C’est pourtant la vérité18. Entre la taire et la rendre agréable à M. Thiers, je ne vois pas de milieu.
— J’en vois un, moi, repris-je, c’est de mettre mon article dans mes cartons. La perte ne sera pas grande.
— Non, vraiment, dit le comte, l’article passera tel qu’il est. Si M. Thiers s’en plaint, j’en fais mon affaire.
L’article parut le lendemain. J’ignore comment le prit M. Thiers. Me fit-il l’honneur de lire mes critiques ? Ou, les ayant lues, s’avoua-t-il à lui-même qu’il en avait mérité quelque chose ? De ces deux suppositions, la première serait de ma faute, la seconde serait à sa louange.
Napoléon III
Ils en avaient un, en ces dernières années qui, par la sincérité de son amour pour les petits, rappelait les meilleurs princes, un Henri IV, le roi de la « poule au pot », un Louis XII, un saint Louis, et, pour sortir de notre histoire, un Trajan, un Marc-Aurèle. Jaloux d’élever leur condition morale, il ne souffrait pas que le serment du serviteur ne fît pas foi contre le maître, celui de l’ouvrier contre le patron. Il ne craignait pas d’ôter à la justice un moyen certain de décision, en faisant rayer du code Napoléon l’article qui consacrait justement cette inégalité. Il était si compatissant à leurs souffrances, si occupé de leurs besoins, que, sans compter ce qu’il leur donnait de sa bourse, les fondations, les institutions destinées à leur venir en aide se multipliaient à sa voix. A qui lui opposait, soit les difficultés de législation, soit celles d’exécution, il répondait invariablement par ces deux mots : « Pourquoi pas ? », lassant et décourageant les esprits les plus pratiques et les plus persuasifs par ce muet refus de comprendre que le secours ou la réparation fût impossible.
Ils l’avaient avec eux, ils l’avaient pour eux. D’une famille qui datait son avènement du leur, ◀devenue▶ souveraine par le même mouvement qui, en 1789, les avait émancipés, dont les parchemins n’étaient que les dictées du code civil et les minutes des décrets d’égalité qui sanctionnaient cette émancipation, il n’appelait, il n’imaginait de progrès, il ne faisait de rêves que pour eux. Les chances de la guerre ayant tourné contre lui, ils se sont joints à l’Allemagne pour le chasser !
Il y avait eu, au xive siècle, un roi de France du nom de Jean. Jamais règne n’avait été plus malheureux. La France envahie par deux armées anglaises ; la bataille perdue à Poitiers, quoique les Français y eussent l’avantage du nombre ; le roi prisonnier ; Paris livré au roi de Navarre par son prévôt des marchands, rien n’avait manqué aux infortunes nationales. Le monarque n’en était pas tout à fait innocent. Violent, obstiné, téméraire, il n’avait guère de royal que la fidélité au serment et le courage. Cependant, par une illusion généreuse et touchante, la France le crut bon parce qu’il avait été malheureux, et le roi Jean fut appelé Jean le Bon.
Celui dont je parle, après dix-huit années d’une prospérité qui a été la réserve des temps calamiteux, après des guerres glorieuses par la politique du chef et par la bravoure des soldats, où ne pas déchoir du plus grand nom militaire moderne était de la gloire ; après avoir donné à la France le premier rôle et la parole décisive dans les conseils de l’Europe, celui-là fut à son tour vaincu et prisonnier. Mais les années heureuses ne rachetèrent ni les fautes de la dernière, ni les malheurs plus grands que les fautes ; et lui, le véritablement « bon », il reçut de ceux de ses citoyens qu’il avait le plus aimés, des surnoms dont jamais historien, respectant sa plume, ne voudra salir ses récits !
Gardez-vous de juger après sa chute un gouvernement qui vous a fait du bien ; ce n’est pas un besoin de justice qui vous y porte, c’est l’ingratitude qui commence.
Quand, après vingt années d’un règne prospère et, à certains jours, glorieux, un chef d’empire tombe avec l’empire lui-même, je me garde bien de le justifier, et je me garde encore plus de l’accuser. Il faut ajourner tout jugement jusqu’au temps où les passions refroidies et les blessures cicatrisées permettront à la vérité de parler. Ce temps viendra-t-il jamais pour le chef du second Empire ? Autant demander s’il viendra un jour où les générations futures n’auront plus d’affection ni de haines intéressées à faire mentir le passé. De telles chutes dépassent si prodigieusement les fautes, qu’à Dieu seul il appartient de les juger. Lui seul connaît ce que les hommes ont fait librement dans ce qu’il a résolu éternellement.
Chaque gouvernement a sa période d’ascension et sa période de déclin. Dans la première, tout réussit, même les fautes ; dans la seconde, tout échoue, même les succès. La pleine fortune pour un chef de gouvernement, la gloire peut-être, c’est de mourir entre les deux.
Quel est ce personnage que le prince vient de prendre à part dans l’embrasure d’une fenêtre, et qu’il écoute avec une attention si flatteuse ? Certes si jamais homme a eu l’oreille d’un chef d’État, c’est celui-là ; et Dieu soit loué ! car je suppose qu’il entretient le prince de pensées de bien public. Dites-moi le nom de ce conseiller si sage que je l’apprenne à mes enfants ! — C’est Fontanarose qui vante au prince les vertus de son orviétan !
X*** était un tant soit peu faiseur de livres. Le prince le fit placer dans une bibliothèque. C’était mettre le rat dans un fromage. Le prince est tombé du trône. Que fait le rat ? Il déjeune le matin d’un journal qui calomnie le prince, et soupe le soir d’une brochure qui l’insulte.
Dupin, après l’approbation du 10 décembre, disait à Louis-Napoléon :
— Eh bien, maintenant que vous voilà le maître, il faut mettre le suffrage universel de côté !
— Que me dites-vous là ? que je supprime ce qui m’a fait le maître !
— Bah ! dit Dupin, on ne se sert pas de l’eau du baptême pour les usages domestiques.
Souvenirs sur M. Rouher
En voyant la très petite place que je fais dans mes Aegri Somnia à un personnage aussi considérable que l’a été M. Rouher, plus d’un lecteur sera peut-être tenté de passer ces pages dont le nombre est si disproportionné à l’importance du sujet. Je n’ai pourtant pas dû les grossir, ne voulant point courir le risque de prendre les souvenirs des autres pour les miens. Quels qu’aient été mes sentiments pour cet homme illustre, et quoique j’aie pu l’approcher souvent, je ne me départirai pas pour lui de ma réserve habituelle à l’égard des hommes publics que m’a plus souvent cachés que montrés la politique. Dans l’élite de ces hommes, M. Rouher a été plus qu’un grand orateur, il a l’ait partie, non pars parva, d’un règne. C’est plutôt de ses qualités éminentes que de ses fautes, plutôt de ses talents que de sa fortune, que lui est venu le titre de vice-empereur ; sobriquet sous les plumes ennemies ; sous les plumes impartiales, juste qualification avec une légère pointe de critique. Pour écrire une étude de quelque étendue sur un homme qui a joué un tel rôle, il faudrait faire l’histoire d’au moins la moitié d’un règne. Je n’ai pour un tel travail, ni qualité ni compétence. D’ailleurs, le temps du bon jugement sur les hommes et les choses du second Empire est encore loin. Nous qui en avons été contemporains, plus ou moins dans la foule, nous ne pouvons guère être que des témoins à charge ou à décharge, avec nos illusions et nos passions. C’est aux générations qui nous suivront à juger nos témoignages et à rendre le verdict. Sous peine donc de faire dire que, pour être si court sur un tel sujet, autant valait n’en point parler, je me bornerai à rappeler deux ou trois traits de la vie publique de M. Rouher assez caractéristiques, ce semble, pour que les futurs historiens du second Empire n’aient pas le droit de les négliger.
I
Au mois de mars 1871, j’habitais un village dans les environs de Bruxelles, lorsque j’appris par les journaux l’avanie dont M. Rouher, revenant le 22 d’Angleterre en France, avait été victime à Boulogne-sur-Mer. Très ému de cette nouvelle, j’accourus chez son gendre, M. de la Valette, qui résidait alors à Bruxelles. M. Rouher venait d’y arriver. Je le trouve à table, en manches de chemise, déjeunant de bonne humeur et de bon appétit d’œufs sur le plat, le mets favori de ce Lucullus. Son visage meurtri, ses yeux, cernés par des bleus ne parlaient que trop de l’étrange façon dont la République conservatrice, présidée par M. Thiers, lui avait souhaité la bienvenue. Il nous raconta l’aventure, simplement, sans émotion apparente, mais non sans une pointe d’ironie amère. Il nous dit comment, à peine le pied sur le quai de Boulogne, il avait été arrêté, emmené, bientôt poussé comme un malfaiteur dangereux à la sous-préfecture, par une populace qui l’insultait de ses cris, le menaçait de ses gestes, l’empêchait d’avancer. A ce moment, un soldat, un chasseur à pied, s’approcha de lui, et prenant un air de sauveur :
— Ne craignez rien, lui dit-il, je vais vous débarrasser de cette canaille.
Tandis que M. Rouher, sans défiance, fait quelques pas en avant, le soldat, vrai soldat d’une telle armée, lui assène un coup de poing sur l’œil. Cette lâche et brutale bestialité, au lieu de troubler M. Rouher, redouble ses forces ; à son tour, il écarte le misérable soldat d’abord, puis les plus proches émeutiers, et jouant des bras et des poings en vrai fils de l’Auvergne, il atteint la sous-préfecture et, d’un bond, en franchit le perron, laissant aux mains des émeutiers des lambeaux de sa redingote. Le tout se passait en présence d’une police qui paraissait avoir pour instruction de laisser à M. Rouher le soin de protéger sa personne. Heureusement, il ne s’y était pas épargné.
— Voyez-vous ce biceps, nous dit-il, en nous montrant son bras tendu, c’est à lui que j’ai dû de n’être pas écharpé par la République de M. Thiers.
Ce fut la seule allusion qu’il fit au chef du gouvernement.
M. Rouher était incapable de haine ; il ne pensa jamais à faire scandale de l’indigne traitement qu’il avait subi. La seule vengeance qu’il en tira quand l’Assemblée de 1871 souffrit enfin qu’il parût à la tribune, ce fut d’incommoder M. Thiers par ses admirables réfutations des prétendus gaspillages financiers imputés au second Empire par les apologistes du régime nouveau.
II
A quelques jours de là, M. Rouher partait pour Paris dans le même train qui nous y ramenait, ma femme et moi. A Feignies, où le convoi s’arrête pour la visite des bagages, je le rencontrai, au moment où, reconduit par le chef de gare qui, chapeau bas, lui ouvrait la portière, il regagnait son compartiment.
— Voyagez-vous seul ? lui demandai-je. Sur sa réponse affirmative :
— Eh bien, lui dis-je, cher président (c’est le titre que continuaient à lui donner ses anciens collègues du Sénat), voulez-vous permettre à ma femme et à moi, de prendre place à côté de vous ?
Il nous fit monter avant lui.
M. Rouher savait tous mes sentiments pour sa personne. L’entretien n’eut donc pas de peine à s’engager entre nous sur le ton d’une parfaite confiance. Le grand orateur, si agréable causeur quand il en avait le temps, y fut charmant. Le caprice de la conversation nous avait amenés sur un sujet qui lui était cher, et pour de bonnes raisons : la politique du libre échange. Il nous en parla comme à des gens qui, pour en être très curieux, n’y étaient guère préparés. Et il le fit avec une netteté si lumineuse, il usa de tours si ingénieux pour approprier la matière à notre incompétence, qu’une demi-heure passée à l’écouter nous parut un moment. Il nous expliqua par quel mécanisme de compensations les traités de 1860 avaient préservé notre commerce et nos finances du contrecoup de la guerre d’Amérique. Comparant l’ensemble de nos affaires avec les États-Unis avant et après le traité, il nous montra qu’au lieu d’une catastrophe commerciale à laquelle la France n’eût pas échappé sous le régime des tarifs, le régime nouveau n’avait ni entravé, ni ralenti chez nous le progrès de la fortune publique. De la banquette où il était assis, il déployait, devant son auditoire de deux personnes, cette présence de mémoire et ces richesses de parole qui avaient fasciné de grandes assemblées, entrant dans le détail des chiffres aux deux époques, n’omettant rien, n’oubliant rien de ce qui pouvait rendre la comparaison concluante.
Dans le tableau qu’il nous traçait du mouvement des transactions entre les deux pays, nous avions à la fois une statistique saisissante de leurs besoins économiques et une image de leurs mœurs. Bref, il nous donna les grosses raisons de la question comme il eût pu les exposer à la tribune, moins ce que la tribune fait dire de trop à l’orateur le plus maître de sa langue, moins le geste par lequel il semble jeter sa parole à des auditeurs du dehors par-dessus la tête de ceux du dedans. Nous étions ravis de voir si clair dans un sujet si obscur, et d’apprendre de la bouche de ce grand serviteur de la France des choses qui honoraient notre pays. Est-il besoin de dire qu’en nous parlant de ces choses, M. Rouher ne pensait pas à tirer un plaisir d’amour-propre de notre attention, ou plutôt de notre admiration ? L’affaire était une de celles auxquelles il avait le plus pensé, auxquelles il pensait encore, quoique déchu sans retour du poste où il pouvait faire profiter son pays de ses pensées. Peut-être aussi, par une complaisance bien permise de sa mémoire, se souvenait-il plus volontiers de l’acte de gouvernement auquel il avait eu le plus de part et qui lui fournissait une occasion naturelle de rendre témoignage à l’auguste signataire des traités de 1860.
Quoi qu’il en soit, après la révolution qui l’avait précipité de si haut, à quelques jours de l’outrage de Boulogne-sur-Mer, pouvant s’ouvrir en toute confiance à un compagnon d’infortune sur la catastrophe qui, d’une élévation bien inégale, nous avait fait descendre au même niveau, ses premiers épanchements étaient des confidences d’affaires. Là était son génie particulier, là était son cœur. Engagé dans la politique par son talent de parole, son inclination était restée fidèle aux affaires. Un peu plus qu’avocat éminent dans la politique, dans les affaires il était homme d’État du premier ordre. Son plus beau titre fut d’avoir fait servir la politique à la préparation ou à l’achèvement des affaires qui ne pouvaient pas se passer de son concours. Sur l’homme politique, les jugements de l’histoire seront divers. Elle n’en portera qu’un bon sur le ministre et l’orateur d’affaires. Parmi les noms dont s’honorent, dans cet ordre de travaux, la France et l’Angleterre du xixe siècle, à côté des noms anglais, en tête des noms français, elle placera celui de M. Rouher.
III
Je trouve, dans mes souvenirs, un naïf témoignage de la préférence qu’il donnait aux affaires sur la politique. Je dînais chez lui le jour de la séance mémorable (4 février 1868), où il avait fait voter une loi favorable à la presse par la même assemblée qui, deux ans auparavant, sous l’action irrésistible de la même éloquence, rejetait par 267 voix contre 63, un vœu de progrès dans le sens des idées libérales19.
Sauf deux ou trois personnes, tous les invités appartenaient au Corps législatif. Tous avaient applaudi ou s’étaient résignés à ces deux politiques contradictoires. Ils arrivaient chez l’amphytrion encore tout émus des prodigieux efforts d’éloquence qu’il avait dû faire pour les amener à se déjuger. Ils n’étaient pas plus contents d’eux-mêmes que de lui. Réunis au salon avant qu’on se mît à table, j’avais reçu de quelques-uns d’entre eux d’amères confidences sur ce qu’il venait de leur arracher. Avec une secrète colère où se mêlait l’admiration, et, chez deux ou trois d’entre eux, de trop justes pressentiments des dangers que faisait courir à l’Empire la mobilité de cette politique, tous se plaignaient tout haut de lui, disant qu’ils allaient manger d’un pain bien dur et qu’ils ne manqueraient pas de trouver mauvais son dîner.
Seul des invités appartenant au Sénat, je devais à cette qualité l’honneur d’être assis à table à côté de M. Rouher. Je ne manquai pas de lui rapporter, en émoussant les pointes, ce qui venait de se dire, dans son salon, du vote de la loi, et la mauvaise humeur avec laquelle on parlait de son triomphe. Il m’écouta d’un air d’indifférence, et coupant court au sujet :
— Et chez vous, dit-il (c’est du Sénat qu’il parlait), qu’a-t-on fait aujourd’hui ?
— On a discuté sur les acquits à caution.
— Ah ! la belle question, dit-il, avec un soupir de regret ; que j’aurais voulu la traiter ! Et qui a parlé ?
— M. Forcade de la Roquette.
— L’heureux homme ! Quel beau sujet il avait là !
M. Rouher parlait d’abondance de cœur. Je crois sans peine, qu’en ce temps du malheureux essai de l’empire libéral, s’il en avait eu le choix, il eût volontiers changé de rôle avec M. Forcade de la Roquette, et mieux aimé traiter des acquits à caution que de défendre des lois d’expédient qui devaient être sans lendemain !
Au sujet de « l’empire libéral », j’ai une réparation à lui faire. Quoique aimant
l’homme autant que j’admirais l’orateur, je m’étais laissé gagné à la prévention de
beaucoup de personnes, nullement hostiles à l’Empire, qui interprétaient le revirement
de M. Rouher par le vulgaire désir de rester ministre. Il m’était même échappé à ce
sujet un mot cruel : « Rouher, avais-je dit, était en passe d’être homme d’État ; il a
mieux aimé rester avocat ». Et faisant une supposition où me portait mon peu de goût
pour les avocats politiques : « Je suis sûr, avais-je ajouté, qu’en sortant des
Tuileries, où Rouher avait accepté d’être l’organe de la nouvelle politique, à peine au
bas du grand escalier, déjà sa fertilité d’avocat lui avait suggéré les arguments de
métier propres à persuader au Corps législatif qu’en votant la loi, il ne se donnait pas
un démenti. » J’ignorais ce que j’ai su plus tard dans le plus grand détail, son premier
refus à l’Empereur, sa répugnance insurmontable à soutenir la loi sur la presse dans la
même enceinte où il avait opposé à un amendement libéral le never,
never ! de lord Chatham, l’offre de sa démission, l’insistance de l’Empereur se
déclarant lié par ses engagements, l’Impératrice suppliant avec larmes M. Rouher
« de ne pas les abandonner »
, enfin le ministre pleurant lui-même, et
cédant au souverain dans lequel il ne voyait plus qu’un ami malheureux.
Je m’étais donc trompé. J’avais soupçonné un motif équivoque où il n’y avait que le plus respectable des motifs. Il m’était désormais démontré que si, dès la dernière marche du grand escalier, Rouher avait déjà trouvé les raisons qu’il devait faire valoir, ces raisons étaient sorties du même cœur que les larmes qu’il venait de mêler à celles de sa souveraine.
La scène est poignante. Mais quelque vertu qu’on y ait montrée de part et d’autre, elle est plus à regretter qu’à admirer. Il en coûta cher au principal acteur d’avoir laissé les choses en venir aux attendrissements et aux sacrifices inutiles. Quarante ans auparavant, il en avait coûté tout autant au vieux roi Charles X d’avoir pris pour ministres des amis personnels qui étaient d’humeur à faire dégénérer les conseils en scènes de larmes. On demandait à l’un d’eux, M. de Peyronnet (si j’ai bonne mémoire), qui avait refusé d’abord de souscrire aux ordonnances de Juillet, pourquoi il avait fini par les signer.
« Ami personnel du roi, dit-il, je n’ai pas eu le courage de refuser à l’ami ce
que me demandait le souverain. »
Par un refus politique, il avait la chance d’ébranler le vieux roi, et peut-être l’eût-il fait reculer. En cédant il le perdit et se perdit avec lui. Tous les dévouements sont louables en eux-mêmes, mais ils ne le sont pas tous également ; je tiens pour le plus méritoire en politique, celui par lequel un ministre sauve du même coup son souverain et lui-même.
Quelques notes sur moi-même
N’en croyez pas le portrait que vous font de moi les gens que j’ai obligés ; je ne suis pas si laid.
Des écrivains moraux m’imputent d’avoir dit qu’il y a deux morales ; ce que je sais de leur vie me fait regretter de ne l’avoir pas dit.
Dans un pays où le plus grand tort des hommes et des choses est la durée, n’ai-je pas été bien avisé de réfléchir toute ma vie sur ce qui fait durer les livres !
Il y a des personnes qui trouvent ma fortune (ce n’est pas d’argent qu’il s’agit) fort au-dessus de mon mérite, et qui semblent en avoir quelque humeur. Je ne la dois du moins à aucune des puissances qui font arriver les gens en dépit du peu qu’ils valent. Je ne sache ni un parti, ni un journal, ni un salon, ni un prélat, ni une femme galante, qui m’aient poussé. De tous ceux qui, depuis trente ans, dans la politique, l’enseignement et les lettres, ont eu le pouvoir de faire et de défaire, nul ne m’a vu hanter son antichambre, ni fatiguer ses huissiers. Est-ce en tenant table que je me serais fait des protecteurs ? Ma table est de celles où l’on ne reçoit que les amis qui tiennent plus à l’hôte qu’à sa cuisine.
Enfin, je n’ai pas l’éloquence, ni ce qui mène tout aussi loin, la propriété de parler facilement de ce que j’ignore. Qui donc a fait de moi, presque sans moi, une façon de personnage ? Serait-ce quelque chose que ces personnes ne veulent pas voir, et que moi-même, je n’ose pas croire20 ?
Mon illustre confrère, Mignet, amené par le hasard de la conversation à faire mon
portrait à une personne qui me l’a dit, l’acheva par ces mots : « Et puis, il est
modeste. »
D’un juge si excellent, j’aurais mauvaise grâce à refuser la louange
qu’il me donnait devant un interlocuteur sans intérêt. Le même Mignet, dans le cours du
même entretien, avait bien voulu me reconnaître, entre autres traits, le goût. Ce serait
donc pour ne m’en être pas excepté, que j’aurais été modeste.
Cela a été une inconséquence de ma destinée plutôt que de ma volonté, de me voir enveloppé dans la politique, sans en avoir le goût ni les mœurs ; d’être entraîné dans ses chances, sans en avoir ni voulu, ni su jouer le jeu ; complice de ses fautes sans en être coupable ; et, finalement, d’en payer les frais sans en avoir eu les profils.
Dans la liste des ouvrages dont Napoléon Ier voulait former sa
bibliothèque de campagne, on lisait ceci : « Corneille, tout ce qui en reste. »
« Voltaire, tout ce qui en reste. »
J’en aurais pu faire la devise de mon
Histoire de la Littérature française, où j’ai entendu ne juger que « ce
qui reste », c’est-à-dire ce qui sera toujours vrai.
Je ne dis bien que ce que j’ai sur le cœur ; or c’est surtout ce qu’on a sur le cœur qu’il faut taire. Voilà pourquoi je suis plus connu par mon silence que par mes discours.
Assez d’honnêteté pour n’être pas un intrigant m’a consolé de trop peu de talent pour être un ambitieux.
Je suis payé pour ne pas aimer le genre d’interrègne qui, sous le nom de république, a remplacé, deux fois en vingt ans, la monarchie. Mais si le temps est venu de reconnaître que les opinions républicaines sont des idées, non des convoitises, et que le nombre des vrais républicains ne se réduit pas, comme je l’avais cru, à quelques rêveurs honnêtes qui mettent de leur innocence jusque dans leurs rêveries ; si, dans la catastrophe sans exemple, où la plus vieille des grandes nations européennes, déjà déchue du titre de grande, combat pour ne pas cesser d’être une nation, l’esprit républicain réussit à susciter les dévouements qui sauvent et à faire aimer la mort, du fond de ma ruine personnelle je chanterai le cantique de délivrance, et abjurant une opinion de quarante années, je confesserai la république !
P. S. — Hélas ! la république vient de signer la capitulation de la France. Sous le coup de cet ineffable malheur, est-ce que je me souviens de ce que j’ai pensé autrefois, est-ce que je sais ce que je pense aujourd’hui de la république ?
J’ai eu trop peu de talent pour être un homme d’État, et trop d’amour du vrai pour être un homme de parti. Aussi ne m’a-t-on jamais vu ni le compétiteur des gouvernants, ni leur dupe.
J’ai quelquefois rêvé la gloire, pour faire tomber mon mépris de plus haut.
Plus je vieillis, plus je vois se rétrécir le cercle des choses qui doivent se dire, et s’élargir le cercle des choses qu’il faut taire.
Je ne sais pas m’intéresser aux apparences. C’est pour cela que je n’ai jamais aimé le
monde. Quand j’entre dans un salon, il me semble entrer au milieu de masques, seul en
habit de ville. Je ne sais point parler, si je ne parle de mon fond, ni écouter qui ne me
parle pas du sien. La Rochefoucauld a dit : « La confiance fournit plus à la
conversation que l’esprit. »
Où je n’ai à faire ni à recevoir de confidences, je
me tais.
Parmi les critiques qui me font l’honneur de s’occuper de moi, ceux qui me veulent du mal, comme ceux qui ne me veulent pas de bien, s’accordent pour m’attribuer le titre que je mérite le moins, celui de savant, et pour me donner la qualification qui m’est la plus déplaisante, celle d’avocat. Je ne suis pas savant, ayant plus appris et lu dans mon fond que dans les livres ; et quelle apparence que la rhétorique des avocats, la plus ancienne et la plus constante de mes aversions littéraires21, se soit glissée dans mes livres ? Faut-il donc croire qu’on y a mis de la malice, les uns me qualifiant de savant, pour ne pas me reconnaître quelque mérite d’invention, les autres d’avocat, pour n’avoir pas à me donner la louange d’être convaincu et sincère ?
Je suis à l’âge où l’on se répète volontiers, comme pour s’exercer à dire adieu à la vie, ce charmant vers d’Horace :
Linquenda tellus, et domus, et placens Uxor.
Je l’ai souvent aux lèvres ; mais j’y fais cette légère variante, qui, sans en changer la mesure, marque mieux l’ordre de mes regrets, aux approches du départ suprême :
Linquenda conjux, et domus, et placens Tellus22.
Décembre 1883.
J’ai gardé des maux très curables, pour n’avoir pas su attendre mon tour à la consultation des médecins en renom. J’aime mieux la maladie que de faire antichambre chez le remède.
Mon enseignement à l’école normale jugé par Bersot
Bersot qui n’a rien écrit d’indifférent, a publié23 une très agréable notice sur Garsonnet, son ancien camarade à l’École normale supérieure, et, comme lui, un de mes anciens et plus chers élèves. On y lit ce qui suit :
L’École normale a changé bien des fois et changera bien des fois encore ; il en sort les générations les plus différentes. Les uns vont, la plume au vent, et émerveillent le public par la liberté de leur allure ; les autres se réservent sans cesse, ne produisent que peu, rarement, et à leur corps défendant. Garsonnet était de ces derniers ; il ne fut pas alors le seul. Quand on fera l’histoire de notre maison, il conviendra d’y donner une place considérable à l’enseignement de M. Désiré Nisard. Il nous apportait des principes de goût et comme une religion littéraire ; il admirait, il nous faisait admirer par raisons les chefs-d’œuvre de la littérature française, surtout le xviie siècle, où il la voyait dans sa perfection ; il nous dégoûtait de ce qu’il a spirituellement appelé la littérature facile, et il nous a communiqué pour la vie le respect de la langue et du génie français ; il a rendu un service inappréciable à l’enseignement des lettres en France.
Maintenant sera-t-il permis de dire que l’admiration qu’il inspirait pour les grands écrivains avait quelque danger ? On les voyait si haut, si loin, qu’on n’osait pas écrire de peur d’écrire quelque chose qui ne fût pas digne d’eux. On était éperdu devant Bossuet, et paralysé par cet effroi. Plusieurs ne s’en sont pas remis.
Je n’avais pas lu ce passage sans émotion, ni — est il besoin de le dire ? — sans réflexion. A l’époque où Bersot l’a écrit, il dirigeait l’École normale. Je le voyais fort peu, et seulement dans nos rencontres à l’Institut, ou au conseil supérieur de l’instruction publique, où nous siégeâmes ensemble quelque temps. Ses opinions politiques, fort différentes de mes sentiments, marquaient de leur teinte tout ce qu’il disait ou écrivait, et ne lui donnaient guère le désir de visiter un ancien sénateur du second Empire. Pour moi, mes derniers souvenirs ne m’attiraient guère vers l’École normale24. Je n’en fus que plus touché du bon témoignage que me rendait Bersot ; mais je n’en fus point surpris, le sachant très capable de justice, et même de quelque chose de plus, dans l’occasion, pour un ancien maître qui l’avait aimé. Je lui écrivis avec les familiarités d’autrefois, et, après les remerciements : « S’il est vrai, lui dis-je, que l’admiration que j’inspirais à mes élèves pour nos grands écrivains ait eu pour effet d’en décourager quelques-uns éperdus devant Bossuet, et paralysés par cet effroi, je ne mérite pas l’éloge que vous faites de mon enseignement. Pour ces peureux d’écrire, que, par parenthèse, il m’arrivait quelquefois de gourmander, en ancien maître désappointé dans ses espérances, leur stérilité volontaire avait pour cause, non pas mes leçons, mais leur humeur, et, pour plusieurs d’entre eux, la vocation qui les avait faits plus professeurs qu’écrivains. Et vous, Bersot, qui m’avez si souvent entendu glorifier les modèles, est ce que vous n’avez écrit qu’à votre corps défendant » ?
J’aurais pu ajouter : « et vos autres camarades de l’École, Havet, Jules Simon, Saisset, Janet, Lévêque, Martha, Geffroy, Bouillier, pour ne nommer que quelques-uns de mes anciens élèves, ◀devenus▶ mes confrères à l’Institut, toutes ces diversités de talent avec le trait commun d’une langue saine, leurs ouvrages témoignent-ils qu’ils aient eu peur d’écrire ? Ils en avaient le don et le goût. Peut-être ai-je eu le mérite de les en avertir ; et si j’ai pu les y aider, c’est en les poussant dans leur direction naturelle. »
Parmi les élèves que mon enseignement aurait, à en croire Bersot, découragés sans remède,
il nomme, outre Garsonnet qui est le sujet de la notice, Delzons et Jacquinet, ce dernier
le seul survivant des trois. Pour Garsonnet je prie le lecteur de concilier, s’il le peut,
avec les conditions qui font l’écrivain solide et fécond, l’aimable portrait que trace
Bersot de « cet homme d’esprit, ce causeur charmant, toujours prêt, toujours de
bonne humeur, railleur et même très plaisant, fréquentant les théâtres et tous les lieux
où il se faisait de bonne musique, dont il jouissait avec délices ; possédant par cœur,
opéras, sonates, symphonies, très répandu dans les relations de société »
.
Est-ce là un écrivain né, chez qui un maître malencontreux a étouffé l’inspiration, et non pas un épicurien de lettres, qui trouvait plus son compte à jouir de son esprit qu’à faire des livres ?
Je sais que Delzons, professeur éminent, se délassait du travail de sa classe en écrivant des « notes exquises ». Il prêtait même à ses amis, pour rédiger les tables de leurs livres, l’exactitude de son savoir et la sûreté de sa plume. C’était son génie particulier. Je doute qu’il l’eût voulu changer pour le métier d’écrire, non selon mon goût, mais selon le sien. Assurément, à en juger par quelques-unes de ses notes, il ne lui était pas défendu de ◀devenir▶ un écrivain ; mais il ne l’eût été que malgré lui.
Je sais également tout ce que Jacquinet était capable de faire. Je sais ce qu’on eût pu attendre de l’ingénieux et élégant auteur des Prédicateurs avant Bossuet, de l’annotateur « exquis » du Discours sur l’Histoire universelle. Mais après l’avoir vu dix années durant, diriger, à l’École normale supérieure, les études littéraires, maître de conférences à l’occasion, apportant à toutes les parties de son difficile devoir préparation, application, goût de la précision, dévouement, en un mot tout ce qu’un homme bien doué peut mettre de bon vouloir et d’entrain dans des fonctions qu’il aime, j’ose affirmer qu’entre deux emplois différents de ses talents, Jacquinet a librement préféré celui qui était le plus selon sa pente, où il se sentait à la fois le plus à son aise, le plus approuvé et le plus utile.
C’est pour cela, détail piquant, que le même jour où Bersot recevait ma lettre, Jacquinet lui écrivait de son côté pour se plaindre qu’il m’eût fait un tort de ce qui avait été chez lui libre disposition de son esprit et préférence de son goût, et l’assurait que, s’il n’avait pas fait plus de livres, on ne devait s’en prendre qu’à lui.
Garsonnet fit de même, et ne voulut pas plus que Jacquinet, d’une explication qui mettait à mon compte tous les livres qu’il ne lui avait pas plu de faire.
D’où vient qu’au déclin de ma vie, j’aime plus les vers que dans ma jeunesse ? Je dis tous les vers, pour peu qu’ils aient un sens.
Il n’est pas jusqu’à l’industrie de la rime riche dont je ne sois touché, même quand au lieu d’obéir, elle commande, et j’y prends plaisir en cachette de Boileau.
Est-ce parce qu’au temps de ma jeunesse, ayant pris parti pour les classiques contre les romantiques, j’aurais cherché dans les poêles moins des plaisirs d’esprit que des arguments de polémique ? Toujours est-il qu’aujourd’hui mes sentiments prévalant de plus en plus sur mes opinions, je reviens aux vers qui flattent les uns et me consolent des mécomptes des autres.
Sagesse ou impuissance, j’accepte la loi de l’âge et je ne fais plus de livres. La fécondité pour les œuvres de vie n’est pas le don des vieillards : je n’en veux pas avoir le travers. Je quitte donc la lice, pour ne pas finir, comme le vieux cheval d’Horace, par une chute qui donne à rire.
1880.
Savez-vous un parfum plus suave que celui de la rose, plus pénétrant que celui de la fleur de l’oranger, plus doux que celui de la violette ? Savez-vous une haleine plus embaumée que celle du vent du soir emportant sur son aile toutes les senteurs d’un parterre où fleurissent ensemble ces plantes exquises ?
— La belle question ! Qui ne la devine ?... Non, vous n’y êtes pas. Allez le demander à l’heureux grand-père à qui sa petite-fille vient de donner le baiser du matin.
Il n’y a pas d’apparence qu’il se publie d’ici à trente ans une nouvelle édition du
Dictionnaire de l’Académie française. Je mourrai donc sans y avoir vu
introduire les mots : baser, émotionner, formuler et progresser, quatre mots affreux dont l’un, baser, faisait dire
plaisamment à Royer-Collard que : « le jour où baser entrerait au
Dictionnaire, il sortirait de l’Académie »
. Il m’est doux de
penser que membre de la commission qui a préparé la dernière édition, j’ai repoussé avec
tous mes confrères, successivement : baser, émotionner, progresser, à
titre de barbarismes, et formuler, qui a d’ailleurs ses applications
légitimes, à titre de solécisme. Dans notre admirable langue, c’est trop peu que les mots
soient commodes ; il faut qu’ils soient nécessaires.
Hoyer-Collard et Alfred De Vigny
Ce n’est pas par une admiration excessive pour le passé que les vieillards lettrés et liseurs négligent ou suspectent les livres nouveaux. Accoutumés, durant toute leur vie active, à lire pour acquérir et pour retenir, quand leur mémoire, comme un vase fêlé, laisse échapper ce qu’ils y versent, comment seraient-ils curieux d’apprendre ce qu’ils sont certains d’oublier ?
Voilà pourquoi ils relisent et paraissent tant s’y plaire. Ils découvrent, dans les chefs-d’œuvre relus, un genre de nouveauté qui se dérobe aux lecteurs trop jeunes, la nouveauté des choses immortelles. Ce qu’ils avaient goûté jadis, ils le savourent en cette dernière saison à la façon des bœufs qui, revenus du pâturage, ruminent lentement, avec quelque air de sensualité, comme s’ils prenaient plus goût à l’herbe remâchée qu’à l’herbe fraîche.
Ne serait-ce pas là le vrai sens, tout au moins le sous-entendu, de cette réponse célèbre
de Royer-Collard à certains candidats qui lui demandaient sa voix pour l’Académie
française : « Je ne lis plus, je relis »
; ou, comme variante : « A
mon âge, on ne lit plus, on relit. »
Alfred de Vigny, qui eut à entendre à son
tour ce propos, s’en tint pour très offensé. Dans un récit de sa visite à l’illustre
philosophe, il s’en plaint avec amertume. Que sur ce qu’on racontait du faible du poète
pour ses ouvrages, Royer-Collard ait mis quelque malice à lui insinuer qu’il en pratiquait
volontiers d’autres, je n’en répondrais pas. Mais de Vigny n’a-t-il pas pris la chose trop
au tragique ?
Moi aussi, j’eus à faire à Royer-Collard la redoutable visite. Il est vrai que je n’étais venu ni pour lui demander sa voix, ni pour le troubler dans des arrangements pris. Je ne voulais que le pressentir sur mes ambitions encore éloignées. Un ami m’y avait encouragé et m’avait facilité les avenues. C’était son neveu Hippolyte Royer-Collard, vraiment de sa famille, quoiqu’il n’y parût guère à son humeur et à sa manière de vivre. Je savais que son oncle avait écouté avec faveur quelques paroles de lui sur ma candidature éventuelle. Au lieu donc du mot décourageant, ce que j’entendis, ce fut, une demi-heure durant, un monologue admirable. Royer-Collard me raconta sa vie, depuis le jour où le quartier de l’Ile-Saint-Louis l’avait nommé son représentant à la Commune de Paris, jusqu’à sa retraite de la vie parlementaire en 1842. J’avais eu cette chance, qu’au lieu de me parler de moi il me parlât de lui, et qu’il crût me témoigner plus d’estime par des confidences sur sa vie, que par des paroles de civilité bienveillante sur mes livres. J’admirais comme tout le monde le personnage, quoique à ma manière, en retranchant de son mérite ce que la prévention politique y avait ajouté de convenu, soit en bien, soit en mal. Mais si l’honneur de ces confidences ne m’a pas tourné la tête, je doute que personne l’ait vu sous un plus beau jour que moi, alors qu’avec l’accent d’un homme de bien faisant sa confession, il retraçait cette histoire fière et familière de sa vie.
Il tenait à me faire toucher du doigt tous les traits qui en marquaient l’unité, sa première conception des devoirs de l’homme public, tout ce qu’il avait fait, écrit et dit, quelquefois souffert, pour soutenir jusqu’au bout cette unité. Ce que j’entendais n’était, à vrai dire, qu’une apologie. A l’en croire, il n’avait pas fait une seule faute. Ni la prévoyance avant l’événement, ni le jugement après, ni la bonne conduite à tenir en conséquence, rien n’y avait manqué. Cependant ses paroles ne sentaient pas l’orgueil. C’est ainsi, pensais-je, qu’il se parle à lui-même, quand, seul, sur son oreiller, il fait son examen de conscience devant Dieu, auquel il croit en philosophe et en chrétien. Dans ces fines analyses de ses pensées et de ses actions, il y avait tant de candeur virile, une satisfaction si naïve à mettre ainsi sa vie sous ses propres yeux et sous les miens, sans y rien trouver qui l’embarrassât, que je n’ai pas douté un moment, ni alors, ni depuis, qu’il ne dit la vérité. Si je n’en oubliai pas tout à fait le motif premier de ma visite, du moins je n’eus pas un moment l’idée de lui en parler. Je pris congé sans lui en avoir dit un mot, mais non sans faire la réflexion encourageante pour mes lointaines espérances, que le jour où l’on me trouverait mûr pour l’Académie française, Royer-Collard se souviendrait sans doute du candidat auquel il avait raconté sa vie ; et que, m’ayant donné le plus, il ne me refuserait pas le moins. Je n’eus pas, à mon grand regret, à lui en être reconnaissant. Quand je me présentai à l’Académie française, Royer-Collard était mort.
De même qu’on juge les gens selon qu’on croit avoir à s’en louer ou à s’en plaindre, de
même on les voit au physique comme on les juge. Je ne m’étonne donc pas que, dans ses
souvenirs de candidat éconduit, de Vigny ait vu Royer-Collard sous les traits d’un…
« pauvre vieillard, rouge au nez et au menton, la tête chargée d’une vieille
perruque noire, et enveloppé de la robe de chambre de Géronte, avec la serviette au col
du Légataire universel »
. Le vieillard que, par l’illusion contraire de candidat
qui se croit agréé, j’ai vu ou cru voir, avait un tout autre aspect. Au lieu de la
caricature griffonnée par Alfred de Vigny d’une main que le dépit rendait nerveuse,
j’étais en présence d’un vieillard grave et imposant, si peu accablé de ses quatre-vingts
ans, que, tout le temps de ma visite, je dus le suivre allant et venant, d’un pas ferme,
d’un bout à l’autre de la pièce, sans apparence d’incommodité ni de fatigue
Au lieu de la robe de chambre de théâtre dont l’affuble le récit du poète, il portait une simple redingote, en homme qui n’avait que faire de la mollesse d’une robe de chambre.
Enfin il n’est pas jusqu’au détail puéril de la couleur de sa perruque où nos souvenirs ne diffèrent. De Vigny l’a vue noire ; moi, je crois l’avoir vue brune, comme la portent les gens qui ne tiennent pas plus à montrer qu’à dissimuler leur calvitie. Bourgeois dans toute sa toilette, Royer-Collard l’était aussi de visage ; mais si ces deux mots ne jurent pas ensemble, c’était un bourgeois de race, avec ce grand air, qu’à défaut de beaux traits, la supériorité de l’esprit imprime aux hommes d’élite dont la noblesse commence à eux-mêmes.
Le vaudevilliste numismate
En 1842, M. de Salvandy étant ministre de l’instruction publique, et moi son collaborateur très dévoué à la tête de la division des sciences et des lettres, la place de conservateur-adjoint du cabinet des Médailles à la Bibliothèque royale vint à vaquer. Le fonctionnaire le plus rapproché de l’emploi par son grade était un célèbre vaudevilliste, Dumersan.
Comment le vaudevilliste était-il en même temps assez numismate pour prétendre à la place vacante ? Il l’était par l’esprit, qui est une vocation générale à toutes les fonctions où l’esprit est en jeu. Il l’était sans doute aussi par une aptitude particulière et précoce aux choses de l’archéologie, puisque le savant archéologue Millin l’avait fait attacher au cabinet des Médailles. C’est là que, tout en étudiant les médailles de façon à ◀devenir▶ un numismate d’Académie, Dumersan mettait la main, comme auteur ou coauteur, à quelque deux cents vaudevilles, les Saltimbanques entre autres.
Par lui, pendant un tiers de siècle, les petits théâtres avaient fait rire chaque soir,
du rire de la raison en gaieté, les descendants de ce « Français né malin »
qui, au dire de Boileau, « forma le vaudeville d’un trait de la satire ».
C’était sans doute le trait gai.
Dans le même temps la science numismatique était redevable à Dumersan d’un certain nombre d’écrits sur la matière qui ont gardé leur prix. Si bien qu’on eût pu se demander si c’était pour se délasser de ses travaux de théâtre que Dumersan composait des mémoires de numismatique, ou si c’était pour se dérider du commerce sévère des médailles antiques qu’il faisait de si amusants vaudevilles.
Quoi qu’il en soit, ◀devenu▶ par les titres les plus solides le candidat le plus sérieux pour la place de conservateur-adjoint, Dumersan crut avoir besoin de moi pour l’y faire arriver. C’est à cette opinion flatteuse de mon crédit que je dus de faire sa connaissance.
J’avais alors, dans mes attributions au ministère de l’instruction publique, les services administratifs de la Bibliothèque royale et en particulier la présentation aux emplois vacants. Dumersan avait supposé avec raison que je serais consulté sur le choix à faire. L’auteur des Saltimbanques me fit l’honneur de me demander une audience.
Je le vois encore entrant dans mon cabinet, de l’air embarrassé d’un solliciteur qui craint d’avoir affaire à un chef de service prévenu. Peut-être avait-il ouï parler de la réputation de critique rébarbatif qu’on me faisait dans un certain public ? Avait-il lu quelque chose de mes livres ? En candidat bien appris, il ne manqua pas de me dire qu’il les avait lu tous. Je n’en crus rien, par la très bonne raison que, s’il en avait lu un seul, il y eût pris la confiance qu’un homme d’esprit tel que lui avait, non pas à me solliciter, mais à compter sur moi.
Je m’amusai à l’inquiéter pour donner plus de prix aux bonnes paroles par lesquelles je devais finir :
— N’êtes-vous pas, lui dis-je, l’auteur des Saltimbanques !
— Je le confesse, dit-il humblement, et j’ai grand’peur qu’à vos yeux ce ne soit pas une bonne note pour un aspirant à un avancement scientifique.
— Vous me faites tort, lui dis-je ; je pense d’un bon vaudeville ce que pensait Boileau
du « sonnet sans défaut »
qui « vaut seul un long poème »
;
il vaut même tous les longs poèmes du monde. C’est le cas de vos
Saltimbanques, et vous voyez en moi un de leurs admirateurs.
Il crut que je voulais railler et il refusa l’éloge comme cachant une épigramme.
— Quand il serait vrai, dit-il, qu’occupé, comme vous l’êtes, de haute littérature, vous n’eussiez pas de goût pour le vaudeville, ce serait la faute du genre et le tort de ma pièce.
— Ce serait plutôt, repris-je, le tort de mes occupations de me cacher les agréments du genre et les qualités de vos pièces. Je vais bien vous étonner, ajoutai-je ; j’ai fait plus d’une fois les honneurs de vos Saltimbanques dans mes conférences à l’École normale supérieure. Il est vrai que, pour parler d’un sujet si en dehors des programmes, je choisissais le moment où, après la leçon régulière faite sur une chaise de paille en guise de chaire, mes jeunes auditeurs se réunissaient autour du poêle pour entendre, soit des éclaircissements sur les points de la leçon restés obscurs, soit quelque digression sur certaines choses du dehors que je ne voulais pas paraître ignorer par une pruderie dont mon auditoire n’eût pas été dupe. C’est ainsi que vos Saltimbanques ont eu leur tour, et qu’il m’est arrivé de dire à leur sujet qu’où il y a de la finesse d’observation, de vrais portraits sous d’amusantes caricatures, une satire enjouée des travers des hommes, du franc rire et une langue naturelle, il y a une œuvre littéraire, et qu’en faisant, dans les entr’actes de son enseignement, une petite place à un vaudeville qui réunit toutes ces qualités, un professeur ne déroge point. — Et il faut bien croire, ajoutai-je, que le post-scriptum de la leçon n’en était pas la plus mauvaise partie, puisque tels des élèves de ma conférence, dont les talents ont jeté du lustre sur l’École, chatouillent quelquefois mes vieilles oreilles de souvenirs obligeants sur ces causeries autour du poêle.
Je parvins si bien à persuader Dumersan, qu’après avoir sincèrement douté qu’on eût pu jamais louer ses Saltimbanques en pleine École normale, il finit par n’en être pas surpris. Nous nous quittâmes très contents l’un de l’autre, et, quelques jours après, un arrêté de M. de Salvandy nommait Dumersan conservateur-adjoint du cabinet des Médailles.
Les tribulations des juges dans la candidature académique
On a coutume de plaindre les candidats aux Académies des tribulations que leur impose la candidature, et surtout de l’obligation des visites à leurs juges. Je conviens que l’ennui n’en est pas médiocre, même pour ceux qui sont soutenus par des espérances fondées. Combien plus pour ceux qui ne se présentent qu’avec des titres plus ou moins contestés, sur la foi de civilités et de souhaita de succès sans engagements ! Dans mes Notes biographiques, j’ai écrit quelques pages sur le bon usage qu’on peut faire de cette obligation. Il est vrai que j’en parlais fort à mon aise, ayant eu le bonheur, dans mes deux candidatures, d’être accueilli par la majorité de mes juges comme un futur confrère. En tout cas, il n’y a rien dans mes conseils que je n’aie pratiqué, encore plus par penchant que par intérêt.
Si les candidats ne sont pas d’humeur d’user de ma règle de conduite, s’ils n’abordent pas leurs juges avec le désir de les voir par leurs bons côtés, s’ils ne sont pas préparés à leur parler obligeamment de leurs ouvrages, une démarche qui est à la fois de convenance et de coutume ◀devient▶ une corvée. Aller s’incliner devant un auteur dont on ne connaît guère que le nom, le louer de son mérite qu’on ignore, s’évertuer à lui dire des choses agréables et vaines, dont il n’est pas dupe, enfin conduire sa langue entre deux sortes d’indiscrétions également irrésistibles, celle de se vanter modestement, et celle de ne pas dire du bien de ses concurrents, c’est là une triste nécessité. Je veux bien qu’on plaigne le visiteur, mais je demande qu’on ait quelque pitié pour le visité.
I
Il faut bien l’avouer, on ne trouve pas d’âme charitable pour s’intéresser aux juges. Que leur doit-on ? Ils sont arrivés. C’est assez de ne pas dire qu’ils le sont à tort. Récapitulons pourtant, s’il vous plaît, les obligations d’un académicien en temps de candidature. Je mets de côté les visites des rares candidats qui s’imposent par la qualité et la notoriété de leurs titres. Elles sont pour les juges plutôt un avantage très apprécié, qu’un embarras. On est sensible au plaisir d’aider un homme éminent à arriver où l’appelle son mérite. Mais, pour un candidat qui s’impose, combien qui veulent être élus sans avoir été appelés !
Il y a d’abord les candidats perpétuels qui, toujours omis, ne laissent pas de se rappeler à chaque élection à votre souvenir par une visite ou par une lettre. J’en ai connu un qui confessait naïvement en avoir eu le faible de temps immémorial. C’était un vieux gentilhomme de très bonnes manières, et point sot, hormis sur cet article. Je le vois entrant dans mon cabinet, une canne de jeune homme à la main, se dandinant, l’air content, le sourire aux lèvres :
— Vous avez devant vous, me disait-il, se souriant à lui-même, un candidat qui l’est depuis quarante ans.
Le bonhomme croyait qu’on entre à l’Académie à l’ancienneté. Je vous laisse à penser s’il m’était facile de garder mon sérieux, et de lui faire une réponse à deux fins, qui ne l’encourageât pas et qui lui laissât son illusion.
Il en est qui se recommandent d’une longue liste d’ouvrages, croyant que le bon s’y trouve, et qu’il n’a pas manqué de vous tomber sous la main. C’est pour un de ceux-là qu’on sollicitait un jour M. Guizot, sans l’attendrir.
— Il a pourtant bien des titres, lui disait-on.
— Il n’en a que trop, dit M. Guizot.
J’en sais un autre qui péchait par le défaut contraire. Il prenait ses projets de
livres pour des livres publiés, et demandait qu’on l’en récompensât d’avance, disant que
« pour être de l’Académie de Richelieu, c’était assez d’être honnête homme et
d’avoir de la littérature ».
Un autre, plus méritant, mais moins confiant,
passait tout de suite de la sollicitation à la supplication. Il avait la nostalgie
académique. Pour le sauver, car il en mourait, il fallait le nommer.
— L’Académie, me disait-il, ne laisse pas d’avoir des petites besognes à faire ; je suis prêt pour les plus humbles. Qu’elle m’emploie à tout ce qu’elle voudra, qu’elle me mette à la sentine.
Que répondre, et comment désoler, par un refus, des ambitions à la fois si pressantes et si accommodantes, qui après tout, sont des hommages à l’Académie ?
Outre les candidats qui font des visites, il y a ceux qui sollicitent par lettres. A les en croire, s’ils ont quelque mérite, ils ne le savent que par des amis trop indulgents. Ils n’en seront persuadés que le jour où un mot de vous les y autorisera. C’est un laissez-passer qu’ils vous demandent. Le refuser n’est pas aisé, et l’accorder n’est pas prudent. En tout cas, ce sont des lettres à écrire, et ces lettres ne sont pas au bout de la plume. Il y faut du soin. On parle des corvées du candidat ; n’en est-ce pas une pour le juge d’avoir à diversifier, selon les personnes, une formule qui ne l’engage pas, et qui ne les froisse pas ? Pour peu que l’on ait à faire plusieurs fois l’an des réponses de cette sorte, voilà bien du temps et de l’encre en pure perte.
Après les candidatures, par visites et par lettres, vient la plus délicate partie de la tâche de l’académicien, le jugement des titres. Éconduire poliment des solliciteurs, faire à des demandes indiscrètes des réponses évasives, la seule civilité y suffit. Juger des ouvrages, c’est affaire de conscience. J’entends la conscience de l’esprit, qui est proprement le goût, et qui ne souffre pas plus les erreurs de jugements, que la conscience morale les fautes de conduite. Où les candidats sont des concurrents, les erreurs de jugement sur les ouvrages peuvent être des injustices envers les personnes. Juger demande donc beaucoup de considérations, de soin et d’impartialité. En cas de double, de triple candidature, le plus souvent les candidats sont, ou à peu près égaux, ou, de si peu inégaux, que choisir dans l’ex œquo est un vrai travail. Trouver le temps d’y vaquer n’est pas chose si simple. Il est peu d’académiciens dont les heures ne soient prises, soit par des fonctions publiques, par des enseignements à jours fixes, soit par quelque ouvrage sur le chantier, soit par des moments d’attention qu’il faut bien donner aux affaires publiques, sous peine de n’être ni de son temps ni de son pays.
Le cas d’un livre commencé n’est pas si rare que le disent certains railleurs, prétendant qu’à peine assis sur leur fauteuil, les académiciens s’y endorment. N’est-il pas plus vrai que ce fauteuil les oblige et les stimule ? Comptez, pour ne parler que de ceux d’aujourd’hui, tout ce qu’ont produit, depuis leur entrée à l’Académie, Émile Augier, le duc de Broglie, Boissier, Caro, Sardou, Alexandre Dumas fils, Maxime Du Camp, Octave Feuillet, Renan, Camille Roussel, Jules Simon, Taine ; c’est presque le plus gros de leur bagage. Si à cette liste il m’est permis d’ajouter mon nom, je dirai que l’Histoire de la Littérature française n’est ◀devenue▶ un ouvrage complet que longtemps après mon admission dans la Compagnie. Quand je m’y présentai, je n’en avais publié que le premier volume. Et encore ce volume a-t-il reçu assez de corrections et de compléments pour qu’on puisse dire que l’ouvrage entier est postérieur à mon élection, et que si le public lui a fait bon accueil, je le dois à l’Académie qui m’a aidé à l’achever.
Mais enfin, trouver du temps pour éclairer son jugement par des lectures nécessaires, c’est le devoir, et ceux qui s’en acquittent ne méritent ni d’être loués, ni d’être plaints.
Où je commence à compatir aux tribulations des juges, c’est quand ils en viennent à la comparaison des titres. Si deux candidats, à peu près égaux par le mérite, se recommandent d’œuvres de genres très différents, si le romancier a pour concurrent un orateur politique, comment, dans une estime égale pour leurs talents, trouver la raison décisive de préférer l’un à l’autre ? Je m’en suis toujours fait un souci. Et quoique, dans des comparaisons de ce genre, si l’on se trompe, ce soit de bien peu, je n’en ai jamais couru le risque tranquillement. A l’embarras de choisir n’allez pas ajouter celui où vous jetterait un engagement prématuré. Le règlement vous le défend, et il a bien raison ; il ne veut pas vous ôter votre liberté, mais vous la garder jusqu’au dernier moment. On ne se console pas d’avoir manqué l’occasion de voter avec la majorité pour le plus méritant.
Cette disgrâce m’arriva le jour où l’Académie donnait pour successeur à Jules Favre M. Edmond Rousse. L’élu n’eut pas ma voix. Elle ne m’appartenait plus. Je lui en exprimai mon regret. Il me dit que ce regret ne l’obligeait pas moins que ne l’eût fait ma voix. Je n’en continue pas moins à m’en garder rancune, et c’est en manière de confession et de soulagement que j’écris les pages qui suivent sur cet homme d’un esprit si rare, d’un cœur plus rare encore.
A l’époque de sa candidature, je ne le connaissais que de nom et encore depuis peu. Par une inattention dont je ne me fais pas gloire, le dernier informé des talents et des réputations du barreau, c’est moi. Les avocats ne se font guère connaître que par la politique. Or M. Rousse n’en faisait pas du tout, ou n’en faisait que de bonne. C’est un avocat de cette grande école des jurisconsultes, qui préparent à la fois les arrêts de la justice et les tempéraments de l’équité. De son mérite je ne pouvais que bien augurer par le peu de bruit qu’il faisait. Mais je n’étais plus libre. En dépit du règlement qui nous l’interdit, je me trouvais engagé avec un poète de talent qui, au lendemain de la mort de Jules Favre, s’était présenté pour lui succéder, encouragé par les bonnes dispositions de quelques membres de l’Académie et par des demi-succès dans les élections précédentes.
Nous avions à peine échangé quelques paroles, mon visiteur et moi — mon visiteur pour s’excuser de ce qu’il appelait le manque d’à-propos de sa candidature, moi pour m’excuser à mon tour de ne l’avoir pas prévue, — que déjà je me reprochais d’avoir ignoré un homme si bon à connaître. Il m’avait séduit par son air de droiture, par sa gravité douce, par l’accent particulier que prennent les paroles dans la bouche d’un homme de bien. Ayant à sortir, et, déjà sur le seuil de ma porte, je l’avais reçu debout. Je voulus rentrer et le faire asseoir. Il me demanda de trouver bon qu’il fît quelques pas avec moi dans la rue. Nous descendîmes les cent marches de mon escalier, lentement, faisant une petite pause sur chaque palier. Par l’effet de l’attrait je me rapprochais peu à peu de lui, et à peine à mi-chemin, je m’appuyais déjà familièrement sur son bras, lui donnant, pour qui nous eût rencontrés, l’air d’un ami reconduit plutôt que d’un candidat éconduit.
Il ne se dissimulait pas, me dit-il, l’insuffisance de ses titres. Il craignait d’avoir fait une fausse démarche en cédant aux conseils d’amis trop prévenus pour lui ! Il n’était point surpris de trouver les gens engagés, et il se faisait des scrupules d’être venu les troubler. Tout cela était dit avec tant de candeur, en termes si délicats, que je commençai à réfléchir à l’inconvénient des engagements précipités. Il fit sans affectation l’éloge de son concurrent. Il m’approuva de rester fidèle à mon choix, s’étonnant sincèrement d’oser faire concurrence à des succès de théâtre avec un volume de littérature judiciaire, à de beaux vers avec des harangues de bâtonnier. Je vis que le candidat ne faisait rien dire à l’homme qui ne fût candide, et nous n’étions pas encore dans la rue, que je me demandais ce qui pouvait manquer à un tel homme pour être écrivain.
De ce que je pus entrevoir, dans un temps si court, de ses qualités morales, aucune ne m’intéressa plus que sa modestie. J’avais vu, dans ma longue vie académique, bien des candidats diversement modestes. Je n’en avais pas vu qui le fussent à la façon de M. Rousse. Cette modestie-là me parut d’origine chrétienne. Heureux ceux qui sont en situation d’être sollicités par un homme doué d’une telle modestie ! Ils ont le plus agréable des spectacles, un mérite qui se trahit par le soin même qu’il met à s’effacer, un homme éminent à qui l’on apprend ce qu’il vaut. C’est ce spectacle que m’a donné M. Rousse. En me quittant, il m’avait laissé entre les mains, sans le montrer ni le cacher, son seul titre imprimé. C’était un recueil de ses discours. J’y visa toutes les pages les sentiments de l’homme de bien, et j’y trouvai dans plus d’une le talent de l’écrivain. Point de ces choses qu’un auteur écrit de mémoire, et d’où l’homme est absent ; rien qui vienne de la salle des Pas-Perdus, rien de plaideresque mais, dans le cadre obligé des harangues au barreau, une haute raison, une droiture de sens qui vient de la droiture de cœur, et beaucoup de cet esprit de finesse si différent de l’esprit de traits, et qui n’est que la raison souriante ; tels me parurent les qualités et les attraits de ce recueil.
Un des discours de M. Rousse, et le meilleur, a été un acte de courage. Périlleux dans le moment où il a été accompli, il pouvait le redevenir si une nouvelle aberration populaire ramenait au gouvernement les demeurants de l’orgie sanglante de mars 1871. M. Rousse ne s’en fit pas un souci.
Dans les quelques jours qui précédèrent l’élection, j’avais parlé de M. Rousse à des
confrères, mieux informés et meilleurs académiciens que moi. L’un d’eux, très bon juge,
l’avait nommé de son vrai nom, vir bonus scribendi
peritus
. Certes, s’il y avait un homme à qui l’Académie française dût ouvrir
ses portes, c’est au candidat qui méritait cet éloge. La majorité en jugea ainsi, et
M. Rousse fut nommé. L’idée que je n’y avais pas été nécessaire ne me consola pas de
n’avoir pas mérité une part dans la joie de ses amis.
Dans le barreau de Paris, M. Rousse est parmi les premiers ; il n’est pas le premier. N’est-ce pas de ce qui manque au dicendi peritus, qu’est formé le peritus scribendi ? Ceux qui ont été surpris que l’Académie ait fait choix d’un avocat qui n’était pas même le premier de la robe, ont pu s’expliquer la chose en lisant les premières productions académiques de M. Rousse. Il faut remonter aux meilleures du genre, pour en trouver de comparables aux discours prononcés par lui à l’Institut, presque coup sur coup, soit comme récipiendaire, soit comme directeur. Tout ce qui était à dire sur chaque sujet, y est dit en perfection. Éloge un peu maigre, semble-t-il, en ce temps de louanges et de critiques violentes ; aussi ajouterai-je volontiers du plus récent, qu’en traitant une matière qu’il est de préjugé et presque de bon ton de railler comme usée, l’orateur l’a rajeunie et en a élevé le genre, en y répandant avec les grâces d’une langue choisie, les plus pures inspirations d’un cœur tendre au bien, au devoir et au sacrifice.
II
C’est de ce cœur dont je dirais volontiers, par une variante du mot de Buffon, que
« le style, c’est le cœur même de l’écrivain »
, qu’est sorti le plus
original des écrits de M. Rousse, les Souvenirs du Siège et de la
Commune.
Qu’a-t-il manqué à cet épouvantable épisode de la guerre de 1870, en fait de crimes et de vertus, de grandeurs et de bassesses morales ? M. Rousse n’a pas tout vu, mais c’est assez de ce qu’il a vu et de la façon dont il l’a vu, pour faire juger du reste. Plus de faits du même genre, horribles et touchants, ne nous auraient rien appris qu’il nous importe de savoir ; ils nous auraient accablés et peut-être rebutés. Le goût en a déterminé le nombre. On arrive à la fin de ces Souvenirs, épuisé d’émotions, mais sans haut-le-cœur, juste à temps pour les leçons à en tirer, si nous étions gens à tirer des leçons de quelque chose. Mêlé à tout, hommes et actes, par sa situation éminente, et comme aux premières loges de ce tragique théâtre de toutes les misères humaines, il ne s’y est rien produit de caractéristique que M. Rousse n’ait vu de ses yeux, ou dont il n’ait été assez proche pour en être immédiatement averti. Je ne parle pas des incidents où il est intervenu de sa personne, à la fois et tour à tour témoin toujours véridique, acteur toujours au niveau de l’épreuve. Jamais pages plus fortes et plus poignantes ne peindront plus fidèlement les tortures de Paris, entre ces deux branches d’une tenaille ardente, le siège et la Commune. Jamais catastrophe plus tragique n’inspira de sentiments plus passionnés à un homme courageux, hardi, compatissant aux faibles, n’ayant pas peur des forts, gardant aux plus durs moments une tête froide et la complète liberté du bien.
Un sentiment domine tous les autres, les pénètre tous, et en rend l’accent plus profond, c’est le patriotisme. L’expression en est ◀devenue▶ si banale, il y a tant de gens qui se targuent du mot et si peu qui ont la chose, elle sert de couverture à tant de convoitises et d’hypocrisies, elle figure sur tant de programmes, elle est placardée sur tant de murs, que, de toutes les qualités dont se vantent les hommes publics, il n’en est aucune où il faille moins les prendre au mot. Non seulement M. Rousse n’en fait pas profession, mais aux heures même où ce patriotisme lui parle le plus haut et lui commande le sacrifice, il ne croit pas qu’il se passe en lui quelque chose d’extraordinaire. Il ne lui semble pas plus séant de se dire patriote que de se dire honnête homme. C’est le propre des belles vertus qu’on n’en a pas plus le sentiment que du travail silencieux des fonctions physiques. Ce n’est pas dans la vie de l’homme de bien quelque chose de différent, ni de nouveau, c’est une suite.
M. Rousse a des étonnements honnêtes jusqu’à l’ingénuité. Apprenant que Ledru Rollin
s’associe à Blanqui et à Pyat qui demandent à grands cris l’établissement de la
Commune : « Qui l’aurait cru ? »
s’écrie-t-il. « Qui ne s’y serait pas
attendu ? » aurait-il dit, si la confraternité du barreau ne l’eût trompé sur la portée
politique du fugitif du vasistas.
Je m’étonne à mon tour que le même homme, capable d’éprouver des surprises si indulgentes à propos d’un confrère au moins dévoyé, ait été si dur pour le vaincu de Sedan. Il y fait écho, sans s’en douter, à certains propos violents qu’il s’attirait lui-même, alors que pour quelques mots d’indignation contre l’odieux abus des papiers trouvés, ou plutôt pillés aux Tuileries, il se voyait traité de « niais sans conséquence » !
Qu’un homme tel que lui eût écrit ces duretés d’une main tremblant encore du poids du
fusil de volontaire porté toute une nuit, ou taché du sang d’un blessé français ramassé
sur le champ de bataille, je le comprendrais ; je m’y résignerais. Mais que, publiant
ces impressions du siège, quinze ans après la catastrophe de Sedan, treize ans après la
mort du malheureux prince qui avait rendu son épée pour sauver 80 000 soldats français ;
qu’après tant d’écrits où sont réparties les responsabilités de la guerre de 1870, un
doute ne lui ait pas fait effacer les mots d’« épouvantable ineptie, un des plus
grands crimes politiques dont l’histoire puisse garder le souvenir »
, voilà
qui me surprend et m’attriste. Mais sachant à quel cœur j’ai affaire, force m’est bien
de me dire que, si chez M. Rousse, il y a des illusions d’assiégé, peut-être y a-t-il
chez moi des illusions de gratitude. En tout cas je suis trop vieux pour m’en
corriger.
Non, l’histoire ne fera pas Napoléon III ni si démesurément criminel, ni si
épouvantablement inepte. Si elle le blâme d’avoir cédé au cri public qui le poussait à
la guerre, elle se souviendra du ton découragé de sa proclamation à l’armée, et loin de
l’accuser « de ne s’être point douté de l’obstacle »
, elle reconnaîtra
que nul n’avait vu plus tôt et de plus loin que lui l’écueil où il allait se briser.
Chez des esprits tels que M. Rousse qui, à toutes les lumières de la raison, joignent
la lumière supérieure de la bonté, la colère n’est pas longtemps maîtresse. Après cet
emportement contre « le plus grand criminel politique dont l’histoire puisse se
souvenir »
, il dira : « Mais ce coupable avait bien des
complices. »
Les complices auxquels il pense, ce ne sont pas seulement les
complices intéressés, c’est ce grand nombre d’honnêtes gens et de Français chatouilleux
sur l’honneur du pays, qui avaient trouvé intolérable l’établissement d’un prince
allemand à notre frontière des Pyrénées. Et s’il s’agit, en effet, de ces honnêtes
gens-là, ne va-t-il pas de soi, qu’en prenant leur part de la faute, ils ont atténué
d’autant le tort du principal coupable ?
Je ne profilerai pas de mon insignifiance politique pour cacher que j’étais de ces
complices-là. Je pensais et sentais comme l’amiral Bouêt de Wuillaumez, que j’avais
comme voisin au vestiaire du Sénat, et qui, le jour où le gouvernement français rejeta
comme insuffisant le retrait de la candidature allemande à la royauté espagnole, me
disait, les larmes aux yeux, avec un gros soupir de soulagement : « J’ai eu peur
un moment qu’on ne commît une lâcheté ! »
Ailleurs, après quelques paroles de généreuse protestation contre l’épithète de crétin
que la démagogie, d’accord avec une certaine aristocratie mal embouchée, accolait au nom
de Napoléon III : « Il a écrit, dit M. Rousse, et a accompli des choses sensées.
Il a eu du politique tout au moins certaines qualités poussées très loin, la patience,
l’audace, la modération. S’ilétaitmort après la campagne de Crimée il aurait eu un des
plus grands règnes de notre histoire. Après la paix de Villafranca, il restait encore
un souverain très habile. »
Un peu plus, la justice toucherait à
l’apologie.
III
Sur ce fond uniforme de misères et de souffrances, de grandeur et de bassesse, se
détachent par le hasard des rencontres, des anecdotes ou touchantes ou plaisantes, qui
font venir tour à tour une larme aux yeux ou un sourire aux lèvres. M. Rousse excelle à
peindre les héros de ces anecdotes. Ce ne sont pas des portraits maximes, mais des
vivants saisis au moment le plus vif de leurs qualités ou de leurs travers. Dans quels
mémoires contemporains, sur quelle toile de peintre, par exemple, Dufaure est-il plus en
pied, plus parlant, plus Dufaure, qu’au moment où interpellé « sur sa résolution
de fonder la République »
il fait, dit M. Rousse, la revue de sa vie
politique, dans ce langage sobre, correct, robuste, passionné et contenu qui est son
caractère, son tempérament, tout son être ? « Tout s’enchaîne, ajoute-t-il, et se
tient dans cette nature âpre, forte, rustique et violente, jusque dans sa malicieuse
finesse. Comme tous les grands orateurs, celui-ci a la voix de son talent, une voix de
cuivre qui sonne le métal ! »
Et ce qui complète le portrait, sans que le
peintre l’ait voulu, c’est que Dufaure élude l’interpellation et se tait. Rien alors ne
manque à cette peinture du chef et du prototype de ce parti où l’on ne sait ni commander
ni obéir, et qui, par les embarras où il a jeté tous les autres, et par tout ce qu’il a
empêché ou manqué de faire, aura mérité, sous le nom de centre gauche,
une place indécise entre le blâme et la louange, dans l’histoire politique de la France
du xixe
siècle ?
Un comité électoral où l’on s’occupe de former une liste de conciliation — c’est le
rêve de tous les politiques des temps d’anarchie — amène sur la scène des originaux
d’une autre catégorie. Ce sont les candidats à la députation. Ils exposent leurs titres
devant le comité dont M. Rousse fait partie. Tandis qu’ils parlent, le peintre qui
« met pour la première fois le pied dans une cuisine politique et la main aux
casseroles électorales »
en crayonne de piquantes exquisses ! Plusieurs sont
d’une touche supérieure, aucune n’est indifférente. Depuis le candidat qui déclare payer
mille francs de contributions « quoique j’aie peine à croire, dit M. Rousse, que
jamais billet de mille francs soit sorti de l’uniforme qu’il ne quitte
jamais »
, jusqu’à ce M. D..., qui, pendant une demi-heure, fait un discours
sans idées, sans qu’il en ait conscience, « quelque chose qui fait du bruit à
côté de lui »
, et cet autre ; « homme de fer-blanc chez qui tout sonne
dur et faux »
, on voit passer devant soi un choix d’originaux, tels que les
engendre le travers politique, cette maladie dont meurt notre pays.
De toutes les misères du siège, je n’en sais guère de plus triste que celle où la
perspective de la faim réduisait un homme de l’humeur de M. Rousse à se préoccuper de
son manger. Il est vrai qu’il n’y pensait qu’après avoir pourvu à celui des autres. Il
ne fallait pas moins y penser tous les jours, souvent avec ce surcroît d’appétit
qu’explique trop bien le reste de faim qu’on reportait d’un repas au repas suivant.
Sortait-il de chez lui, soit pour porter à la mairie de l’argent destiné aux pauvres,
soit pour aller aux ambulances, soit pour présider aux pesées de viande, ou bien pour
recenser les logements où l’on pourrait recueillir les émigrants des quartiers
bombardés, ou enfin pour aller plaider au Palais — qui donc avait l’humeur processive en
un pareil temps ? — on le voyait s’arrêter, tout en cheminant, devant les boutiques de
denrées alimentaires, essayant de faire affaire avec des marchands ambulants, et
refusant 45 francs d’un lapin, « car mes moyens, dit-il gaiement, ne me
permettaient pas de me donner cette gibelotte à la Lucullus »
. Un jour, que
revenant au Palais, il passait devant les Halles, il avise des « oies jaunes
laissant tomber leurs cous mélancoliques le long des états »
.
— Combien d’oie ? demande-t-il.
— Vingt-quatre francs.
Il passe son chemin, se disant à lui-même, — j’en crois sa bonne humeur — le mot du
saltimbanque à propos d’une carpe : « Je l’achèterai la semaine
prochaine. »
Il n’est pas jusqu’au sort des éléphants du Muséum qu’il n’envie,
en lisant au Moniteur qu’« au Muséum on ne manque de
rien ».
Et il fait cette remarque où perce, sous la plaisanterie, une pointe
de jalousie contre ces privilégiés qui « lorsque chacun se serre le ventre et
pèse ses bouchées, mangent à trompe que veux-tu ».
Quoique tout cela soit raconté avec bonne grâce, suis-je dans l’illusion en croyant y
sentir comme l’humiliation secrète d’une âme d’élite forcée de s’avouer qu’elle n’est
pas « maîtresse du corps qu’elle anime » ?
Aussi est-ce avec un vrai
soulagement qu’à la fin du Journal du Siège, je lis cette note du pauvre
affamé : « Nous mangeons du beurre pour la première fois, et du gigot, un vrai
gigot ! Maisle plus grand régal pour nous est le pain blanc ? du pain blanc, un vrai
pain blanc. »
Expressions naïves d’honnête sensualité, auxquelles on peut
mesurer les privations dont il avait souffert !
Souvenirs sur Pasteur et Claude Bernard
I
Parmi les marques de bienveillance que j’ai reçues de Napoléon III, celle qui m’a le plus obligé fut la mesure qui m’appelait en 1858 à la haute direction (ce sont les termes de l’arrêté) de l’École normale supérieure. Il m’en coûtait bien un peu d’être enlevé au cours d’éloquence française que je faisais alors à la Faculté des lettres. J’y traitais de l’éloquence diplomatique, et le nombre croissant des auditeurs, attirés par la nouveauté du sujet, m’était une preuve de l’intérêt que prenait le public de la petite salle à cette belle partie de nos annales littéraires. Mais l’École normale supérieure m’était chère. J’y avais débuté en 1834, comme maître de conférences. Plus tard, je l’inspectais en qualité de membre du conseil impérial de l’instruction publique. Quand la bonne fortune m’advint d’en être le chef, je ne me crus pas le droit de m’y refuser. Je quittais ma chaire pour des fonctions où je pouvais plus utilement servir les lettres et l’Université. J’ignore si j’y ai réussi ; mais je sais ce que j’ai tiré, pour l’adoucissement d’une vie éprouvée, du commerce journalier de professeurs et de jeunes gens d’élite, et ce qu’ont dû gagner mes travaux personnels à la pratique des traditions, et au spectacle stimulant des exemples de cette noble maison. J’y ai trouvé, à la fois, la liberté d’esprit et l’émulation nécessaire pour achever ce que l’indulgence de bons juges m’a permis de considérer comme le plus solide de mes écrits, l’Histoire de la Littérature française.
De tous les avantages qui semblaient m’avoir mis, comme dans mon cadre, à l’École normale supérieure, nul ne m’a été plus profitable que d’y faire connaissance et amitié avec le plus illustre chimiste de la seconde moitié de ce siècle, Louis Pasteur. Je ne parle pas de l’aide que j’ai reçue de lui dans la tâche où le même décret nous chargeait, moi de la direction générale de l’école, lui, de la direction des études scientifiques et de l’administration. C’est un compte qui s’est réglé entre nous depuis longtemps, par une affection qui n’a pas souffert de la différence dernière de nos fortunes. Je ne veux montrer, dans ces quelques pages sur Pasteur, que ce que j’ai vu de sa méthode de travail, et ce que je lui ai d’obligation personnelle comme écrivain.
« Ce n’est pas, comme me le disait un jour Jean-Baptiste Dumas, en battant les
buissons dans le champ de la chimie que Pasteur faisait lever le gibier. »
C’est par intuition que, soupçonnant dans un coin de ce vaste champ une vérité qui
s’était cachée à tous les regards, il allait droit à elle, et n’avait de cesse qu’il
n’eût réussi à l’atteindre. Seulement, quand il croyait la tenir, c’est elle qui le
tenait. Tant qu’il ne l’avait pas amenée dans la nudité de l’axiome, sous les yeux des
hommes, elle disposait souverainement de son temps et de ses forces ; elle ne lui
laissait ni trêve ni sommeil ; elle était la maîtresse de sa vie. C’est de cette façon
que j’ai vu Pasteur en user avec la vérité, ou plutôt la vérité en user avec
Pasteur.
Inventeur et serviteur incorruptible de sa méthode, loin de se dérober à ses exigences implacables, il allait au-devant ; il devinait, il épiait les illusions, il s’en défendait comme un honnête homme se défend des tentations, s’armant à la fois contre les objections probables et contre les contradicteurs possibles ; se faisant son propre ennemi pour mieux se garder d’être son complaisant, et, pour tout dire, poussant la défiance de lui-même au-delà de ce qu’ont imaginé La Rochefoucauld et La Bruyère dans leurs plus violentes suspicions contre l’amour-propre humain.
Plus d’une fois, quand il me parlait des résultats d’une expérience, m’imaginant avoir remarqué dans la suite de ses raisonnements, un défaut de logique et, dans l’enchaînement des preuves, un chaînon moins solide, je paraissais hésiter à le croire.
— J’ai prévu votre hésitation, me disait-il, et je vais vous l’ôter. Il y a en moi un censeur qui ne se rend qu’à l’évidence, et encore ne s’y rend-il que de mauvaise grâce ; vous pouvez vous y fier.
Et il me faisait toucher du doigt ma méprise.
Un jour, je me crus tellement sûr de mon fait que je ne pus me défendre d’un air de satisfaction en lui en parlant. Jusque dans l’aveu de mon incompétence perçait une secrète complaisance pour ma raison. En quelques mots, il me fit voir l’inanité de mes objections, et, à son tour, il ne se défendit pas d’un sourire auquel son amitié ôtait toute apparence de raillerie.
Il n’était pas si commode avec les critiques du métier. Ses réponses disaient toujours, à mots plus ou moins couverts :
— Si vous n’avez pas vu, c’est faute d’avoir bien regardé.
A la suite d’une expérience sur la quantité de sucre que contenait la lie d’un verre de vin blanc, il avait invité deux chimistes éminents, Balard et Wurtz, à venir à son laboratoire constater les résultats de son analyse. Tandis que nous causions, lui et moi, de notre côté, les deux chimistes se succédaient au microscope. Après y avoir regardé de tous leurs veux, ils vinrent à Pasteur et lui déclarèrent n’avoir pas vu ce qu’il avait annoncé. A d’autres que des savants du mérite de Balard et de Wurtz, il eût dit sans façon :
— C’est que vous ne savez pas observer. Mais il avait affaire à des maîtres de la science, dont le plus âgé, Balard, aurait pu l’avoir pour élève. Aussi se contenta-t-il de les renvoyer au microscope. Ils y retournèrent, et après quelques minutes, revenant vers lui :
— C’est vous qui avez raison, dirent-ils, les choses sont telles que vous les avez vues.
— J’en étais bien sûr, dit Pasteur, d’une voix légèrement moqueuse, qui voulait dire : On commet des étourderies à tout âge.
II
C’était pour moi un sujet d’observations morales, et parfois d’émotions affectueuses, de noter, dans les mouvements de son humeur et sur les traits de son visage, les alternatives et les étapes de son travail. Les jours de doute, il était préoccupé, triste ; ses devoirs à l’intérieur de l’École, quoique strictement remplis, avaient le tort de retarder son retour au laboratoire. Ces jours-là, si je lui demandais où il en était de ses recherches :
— C’est bien difficile, me disait-il ; je n’ai rien de certain ; d’ici à peu, j’espère vous dire quelque chose.
Et ce temps passé, je devinais à son air plutôt que je n’augurais de ses paroles, qu’il avait fait un pas de plus vers le but, et reçu d’une nouvelle vérification de ses vues un encouragement à les poursuivre. Je le voyais résistant à un premier mouvement de confiance et résolu à ne pas dire un mot qu’il pût avoir à retirer.
Il savait mieux que personne que l’illusion est le piège de tout savoir humain, et que nul n’est assuré d’y échapper. Le mathématicien lui-même n’en est pas assuré par l’habitude déjouer avec l’évidence, et j’ai ouï dire qu’il se fait des romans même en géométrie. La peur de l’illusion est le commencement de la découverte. Pasteur poussait cette peur jusqu’à la souffrance. Même arrivé à une période de son travail où l’illusion ne semblait plus à craindre, il n’osait pas parler tout haut de certitudes ; à peine s’en parlait-il à lui-même tout bas. C’est par un regard souriant que j’en avais la confidence.
Mais le jour où il prenait la plume pour en faire une communication à l’Académie, une douce joie détendait son visage si souvent contracté par sa lutte entre le doute et la confiance, entre le concevoir et le voir. Ce jour-là, toute chose allait bien ; tous les devoirs à l’intérieur étaient remplis allègrement. Il faisait bon alors avoir quelque faveur à lui demander. A qui la méritait, il l’offrait lui-même ; à qui ne la méritait pas, il la refusait sans un mot de gronderie. Sa famille personnelle et sa famille universitaire s’apercevaient que le vaillant lutteur avait sa récompense, et que la science venait de faire une conquête de plus.
Cette joie du savant, tout intérieure, sans éclat et sans paroles, me faisait faire des comparaisons entre la condition des savants et celle des lettrés. Tandis que la joie du lettré est mêlée d’inquiétude, celle du savant est parfaite. C’est que, sur les vérités littéraires, l’accord des bon juges n’est ni universel, ni unanime. Je sais que toutes les nations civilisées saluent avec les Anglais le génie de Shakespeare, avec les Italiens celui de Dante, avec les Espagnols celui de Cervantes, avec les Allemands celui de Gœthe. Mais s’il n’y a qu’une opinion sur le caractère général de beauté de leurs œuvres, sur le détail il y a de grandes dissidences. Il ne manque même pas d’esprits qui diffèrent, non seulement sur les détails, mais sur le fond des œuvres et sur le rang des auteurs. Enfin, l’unanimité fait défaut, même à ceux qui sont hors de rang. Exemple, toute l’Europe littéraire souffre-t-elle Molière à la hauteur où l’élève la nation française ?
Lors donc qu’un écrivain se rend célèbre, soit en ajoutant au nombre des vérités connues, soit en leur donnant par l’expression quelque rajeunissement qui équivaut à une création, il ne peut que se rendre le témoignage mélancolique d’avoir fait de son mieux. Sans doute, il en a d’abord quelque joie ; mais qu’un esprit juste, qu’il sait sans intérêt, lui fasse des objections ; moins que cela, qu’un esprit frivole, simplement pour se défendre de penser comme les autres, lui allègue qu’en littérature il ne faut pas disputer des goûts, le voilà inquiet ; et quand cessera-t-il de l’être ? Il aura des contentements passagers ; même dans le cas de contradictions injustes ou de vulgaires jalousies, ces contentements useront assaisonnés de dédain pour les contradicteurs et les jaloux. Mais ce moment de complaisance passé, le doute des juges de qualité lui revenant à l’esprit, il ne lui restera que le sentiment de ce qui manque à son œuvre pour avoir la durée, et en général, de ce qui manque d’évidence à la vérité littéraire.
Tout autre est la joie attachée à la découverte des vérités scientifiques, dont le propre est d’être universellement et unanimement reconnues. L’astronome qui vient de découvrir dans la profondeur du ciel une nouvelle planète, le chimiste qui trouve un corps nouveau, ou, chose plus précieuse, la cause et le remède de quelque mal qui menace la vie humaine, rencontrent partout, et, tout de suite, des juges compétents pour se faire les garants de leur découverte. La nouvelle planète est vérifiée dans le même moment par tous les observatoires. Elle se montre au bout de tous les télescopes. Le réactif bienfaisant du chimiste, tous les laboratoires le constatent, tous les microscopes le révèlent à tout œil qui sait voir. Une même méthode, servie par les mêmes moyens de vérification, produit partout les mêmes résultats. ◀Devenues▶ ainsi des croyances du genre humain, les vérités nouvelles produisent dans l’esprit de leurs inventeurs une conviction qui ne peut ni s’accroître ni diminuer, et que fortifient les impuissantes contradictions des jaloux. La joie qu’ils en ressentent est la tranquille joie de la certitude.
III
Pasteur m’a rendu le témoin émerveillé de ses premières expériences sur la fécondité des poussières de l’air. Tandis qu’à l’encontre de l’opinion du genre humain qui donne pour origine à tout être organisé, animal ou végétal, un œuf ou une graine, une certaine doctrine affirmait qu’au plus bas de l’échelle, il est des êtres qui naissent spontanément d’une fermentation sans germes. Pasteur, rencontrant cette doctrine comme une objection provocante contre ses travaux sur les ferments, y avait répondu en instituant des expériences sur les poussières de l’air. Quoique religieux comme Descartes et Newton, il était très résolu, si le résultat contrariait ses sentiments, à l’accepter et à le confesser. Il me fit voir un jour comment il s’y prenait pour tirer de l’atmosphère où ils sont disséminés partout, et pour les amener sous le microscope, des spécimens de ces êtres qui, par leur ténuité, semblent marquer l’extrême limite entre le non-être et la vie. Il avait fait placer dans une des fenêtres de son laboratoire, un tube dont l’orifice, s’ouvrant sur l’air libre et rempli de coton, recueillait, par un procédé d’aspiration, les poussières que le vent chassait contre la vitre. Le coton, noirci par ces poussières, et retiré du tube, était soumis à une réaction chimique. Les germes, séparés des débris inorganiques, allaient, à l’appel du chimiste, prendre vie et mouvement. Avant de les faire apparaître à la lumière, il avait pensé aux moyens de les faire vivre. Il les semait, œufs ou graines, dans un liquide fermentescible approprié, où les œufs en quelques heures ◀devenaient▶ des populations, et les graines des végétations innombrables.
L’œil appliqué au microscope du maître, j’ai vu, dans leurs formes régulières, les premiers semis de ces productions luxuriantes. Par quel ensemble d’observations et de raisonnements, de précautions contre les causes d’erreur, de soins minutieux pour obtenir ces spécimens organiques à l’état de parfaite pureté ; par quel usage perfectionne des moyens connus, et quelle invention de moyens nouveaux, il arrivait à rendre ses démonstrations inattaquables, c’est ce que, faute de compétence et d’habileté de, plume, je renonce à décrire. Tout ce que je puis dire, c’est que, par la prestigieuse adresse de ses mains, par la sûreté de son regard, par la docilité de la matière, il avait l’air de créer ce qu’il annonçait, et d’être le législateur des lois qu’il découvrait. En considérant ce qu’un tel résultat avait demandé d’observation intense et de patience, de logique serrée et fine, de hardiesse et de prudence, d’ardeur à examiner et de circonspection à décider, j’y pris l’idée d’un travail auprès duquel le travail des faiseurs de livres n’était que l’honnête effort de gens cherchant l’idéal et n’arrivant qu’à l’a peu près.
Quand les notes de Pasteur à l’Académie des sciences rendirent publics les résultats de ses expériences sur les infiniment petits, ce fut, dans le monde des savants, comme dans celui de la mode, une explosion de sentiments contradictoires. Les contemporains se souviennent de ce que firent éclater de dépit, et presque de colère, les partisans de la génération spontanée, d’admiration reconnaissante ceux qui ne croient pas à des créations sans créateur. Plus d’un, parmi ces derniers, que ne laissait pas d’intimider l’audace des affirmations incroyantes, remerciaient le savant illustre qui, en faisant remonter à un premier auteur les manifestations presque invisibles de la vie, leur apportait des raisons nouvelles de s’affermir dans leurs sentiments.
La question scientifique prit ainsi le caractère d’une question religieuse. Les adversaires de Pasteur, au lieu de le réfuter par des expériences de laboratoire, insinuaient que sa première pensée avait été de faire confesser par la science ses croyances personnelles. A ce moment-là, il était dans la plénitude de cette joie dont je parlais tout à l’heure, et je me rappelle comment se peignaient sur son visage le sentiment de la possession de la vérité et le tranquille dédain de ses contradicteurs.
Nous en parlions souvent.
— Sans doute, me disait-il, si mes découvertes doivent venir en aide à la croyance en Dieu, je m’en féliciterai ! Mais je n’ai pas pensé un seul moment à leur donner cette croyance pour principe, ni pour fin. Mon opinion sur les infiniment petits est une conception purement scientifique. Aucune considération religieuse n’a dirigé mon œil et ma main, et si mes expériences m’avaient démontré l’existence de générations spontanées, sans hésiter j’en aurais convenu. Les recherches sur la cause première ne sont pas du domaine de la science. Elle ne connaît que ce qu’elle peut démontrer, des faits, des causes secondes, des phénomènes.
IV
C’est à peu près le langage que me tenait le grand physiologiste Claude Bernard, mon collègue au Sénat, mon confrère à l’Institut, et mon ami. Un soir, que, revenant de la rue Blanche où nous avions dîné, nous regagnions notre quartier du pas lent des gens de travail à qui l’occasion fait du loisir, et qui peuvent se parler de toutes choses en toute confiance :
— Que pensez-vous, lui dis-je, de la controverse sur les découvertes de Pasteur ? Quel est le camp où l’on peut se flatter de vous avoir pour allié ? Est-ce celui des croyants ou des incroyants ?
— Ni l’un ni l’autre, dit-il ; je n’ai jamais pensé à rien de cela ; je suis un physiologiste et non un métaphysicien. Sur la cause première, je n’ai pas d’opinion. C’est affaire de foi, non d’expériences. Mais croire aux causes secondes n’implique nullement qu’on nie une cause première. L’affirmer, comment le pourrais-je ? La science n’admet que ce qui tombe sous l’observation. Ce sont matières à spéculation que je laisse dormir dans mon cerveau, sans perdre ma peine à rechercher ce que j’en penserai un jour.
Je lui objectai l’exemple du sublime observateur qui fut autant le père de la science que celui de la philosophie moderne. Descartes.
— Celui-là, disais-je, croyait en Dieu comme à la première des évidences ; il identifiait sa raison avec l’idée de Dieu.
— Je ne suis pas Descartes, me dit-il, en soupirant ; je m’en tiens à l’étude des choses sensibles, je ne me paye pas d’abstractions.
J’insistai vainement pour qu’il développât sa pensée ; je n’en pus rien tirer de plus.
Claude Bernard ne m’a donné aucune raison ni d’affirmer, ni de ne pas espérer qu’il finirait comme Descartes. Rien ne put m’ôter la persuasion que, sur son lit de souffrances, n’ayant plus à observer que sa pensée, il dut, aux approches du moment suprême, entrevoir par-delà toutes les causes secondes une cause première, et la mort comme le passage par où les grands esprits vont se réunir au Créateur de tous les esprits.
J’ai cru remarquer d’ailleurs, au temps où l’état de sa conscience sur la question du surnaturel était le sujet d’entretiens et de discussions parmi ses admirateurs et ses amis, qu’il n’était pas sans faire quelques efforts visibles pour se tenir en équilibre entre nier la cause première et l’affirmer. Il semblait surveiller sa pensée, sa parole et sa plume, soit pour ne pas se donner le change à lui-même, soit pour ne donner de gages ni aux croyants, ni aux incroyants.
Plus heureux que lui, Pasteur s’est mis à l’aise tout d’abord avec lui-même et avec les autres. Il a fait de la science comme les grands métaphysiciens chrétiens du xviie siècle faisaient de la métaphysique, se gardant comme d’une fraude de laisser percer le chrétien sous le philosophe, et de mêler les deux ordres de preuves. D’une main non moins ferme, Pasteur a tenu la science si. rigoureusement séparée de la religion qu’elle paraît l’ignorer. Il est vrai que, dans son fond, il ne la soupçonnait pas de receler des secrets qui pussent mettre Dieu en danger. Il croyait que, dans la vraie science, toute découverte mène irrésistiblement à Dieu.
Quand donc il put prendre à témoin le monde scientifique qu’il n’existe nulle trace de génération spontanée, et qu’il en avait acquis la preuve, en faisant, non de la théologie, mais de la chimie, le moment venu, il se donna la joie de confesser publiquement un Dieu créateur. Et le même sentiment religieux par lequel il savait à qui rendre grâce de ses talents, lui apprenait à porter modestement sa gloire25.
Je ne puis quitter Claude Bernard sans parler d’une visite que je lui fis à quelques jours de sa fin prématurée et si déplorée. Aucun symptôme ne l’annonçait. Le mal avait à peine pâli ce beau visage où se révélaient à la fois le génie du savant et l’élévation morale de l’homme. Il se leva sur son séant, me souriant avec un de ces visages reposés où se trompent les amis du malade. Je lui demandai quel accident lui avait fait prendre le lit.
— C’est, me dit-il, au sortir d’une soirée chez le président de la République, où j’avais dû assister comme directeur de l’Académie, que passant de l’excessive chaleur des salons à l’air froid d’une nuit d’hiver, je me suis refroidi en cherchant mon pardessus dans la confusion du vestiaire présidentiel. Je dois à ce refroidissement le mal dont je souffre. Entre nous, ajouta-t-il, en baissant la voix comme s’il me faisait une confidence, l’Empire a eu cela de bon qu’en nous faisant sénateurs, il nous avait donné le moyen de faire garder nos pardessus par un domestique.
Il n’en conclut pas plus que moi que tout allait pour le mieux sous le second Empire, mais nous nous rencontrâmes tous les deux dans le même sentiment de gratitude personnelle pour Napoléon III.
Après quelques minutes d’entretien, je vis, à une légère contraction de sa figure, que j’étais resté assez longtemps. Je pris congé de lui, et m’en revins chez moi, pensant douloureusement à cette grande spoliation qui, sous le nom de révolution, avait arraché à un savant de ce mérite, et de cette gloire, la récompense qu’il avait reçue de la France par la main du souverain, et qui, en lui ôtant les soins d’un modeste serviteur, l’avait exposé à la mort par le froid.
Par la popularité de leurs découvertes, par l’exemple fécond de leur méthode, Claude Bernard et Pasteur ont exercé, sans le chercher, peut-être sans y penser, une influence considérable sur les lettres. Ils ont mis en honneur et presque à la mode, la défiance des affirmations sans preuves, la précision rigoureuse et pittoresque. Aujourd’hui l’historien, le moraliste, l’érudit, tout écrivain, prosateur ou poète, sont hantés vaguement par des souvenirs de leurs méthodes. Dans toutes les voies de l’esprit, ces savants illustres ont fait monter le niveau du travail. Il ne s’écrit de nos jours, et il ne s’écrira désormais en cette fin du xixe siècle, aucun livre solide dont on ne puisse dire sûrement que l’auteur en a été contemporain de Claude Bernard et de Pasteur.
Pour mon compte, quoique plus âgé qu’eux, et de beaucoup l’aîné du second, j’ai vu en eux des maîtres par la perfection de leurs travaux comparés à l’imperfection irrémédiable des miens. Disciple d’une école où l’on croit que l’écrivain a des devoirs, j’ai regardé de plus près à mes pensées, j’ai surveillé plus sévèrement ma plume. Leur exemple m’a tenu lieu de l’ami prompt à vous censurer dont Boileau conseille aux poètes de faire choix pour se corriger. Mais, de ma dette envers eux, la plus forte part est envers Pasteur. Vivant sous le même toit que lui pendant près de dix années, je le voyais sans cesse, soit dans son laboratoire où je pouvais l’interrompre sans l’importuner, soit dans le cabinet de la direction, pour y causer des affaires que nous avions à régler en commun. Il n’est aucun de nos entretiens, d’où je ne sois revenu pénétré de ce que sa méthode avait d’efficacité comme méthode générale, et plus résolu à redoubler d’attention à mes pensées, de défiance des premières vues, d’amour pour la vérité, de dédain de l’effet. Le commerce de Pasteur avait fait passer chez moi ces ambitions en habitudes, et si ceux de mes écrits qui datent de notre cohabitation à l’École normale supérieure y ont gagné quelque chose, je le dois au souffle d’émulation et d’admiration qui m’arrivait du laboratoire de mon voisin.
Les voyages en diligence et les voyages en chemin de fer
(1830-1870)
Il y a quelques jours, je prenais place dans un train qui partait pour la Belgique. J’y trouve installés, aux deux meilleurs coins d’un compartiment, se faisant face l’un à l’autre, deux jeunes gens qui ne paraissent pas se connaître. Leur équipage de voyage est le même : jaquette, pantalon, gilet, le tout de la même étoffe, puis la sacoche en bandoulière. Un colporteur leur présente à la portière sa boîte de journaux. S’ils en prenaient deux d’opinion différente, ils pourraient en faire courtoisement l’échange et peut-être y prendre quelque goût d’impartialité. Pour n’en pas être tentés, ils en achètent deux de la même couleur, et derrière la feuille déployée chacun lit en se cachant de l’autre.
La lecture finie, chacun tire de sa poche son porte-cigares et sa boîte d’allumettes. Un nuage de fumée les dérobe de nouveau à la vue l’un de l’autre ; les cigares fumés, ils s’endorment, pour ne se réveiller qu’au buffet.
Quels bons repas que ceux du buffet, qu’on expédie, ni assis, ni debout, entre le sifflet
de l’arrivée et le coup de cloche du départ ! Mais, pour les gens qui n’aiment pas à
causer en wagon, un dîner ainsi avalé à cela de bon qu’il porte au sommeil. C’est ce qui
arrive à nos deux voyageurs. Après un nouveau cigare ils recommencent un second somme.
Bercés entre l’espace qui s’avance et l’espace qui fuit, tour à tour entr’ouvrant et
refermant les yeux, le train les dépose dans la gare de Bruxelles. Ils descendent et se
séparent sans se saluer. Je n’ai su quelle langue parlait l’un d’eux que par cette
question qu’il m’a faite : « Le tabac vous incommode-t-il ? »
Cette rencontre me rappela qu’il y a quarante ans, sur la route royale de Paris à Bruxelles, voyageaient dans le coupé d’une diligence Lafitte et Caillard, deux jeunes gens qui ne s’étaient jamais vus. Au premier relai, ils parlaient déjà des choses du jour ; au second, ils en étaient aux confidences. Ah ! les aimables confidences qu’échangeaient deux jeunes gens dont le suffrage universel n’avait pas encore fait des politiques ! Les études mêmes et les cours de la Sorbonne y avaient leur part. Il n’y a de comparable aux premières joies du cœur que les premiers plaisirs de l’esprit. Ainsi causant de leurs amours et de leurs études, ils arrivaient à la ville où l’on dînait, et où les attendait une abondante table d’hôte.
En ce temps-là, on s’attablait à l’aise. On dînait tout de bon ; Brillat-Savarin aurait dit : on mangeait. Contre l’inconvénient de manger trop vite, les voyageurs avaient un otage : c’était le conducteur, toujours indulgent pour qui n’aimait pas à manger en tumulte.
La diligence s’arrêtait d’ordinaire au cœur des villes, sur la grand’place, à proximité de quelque édifice historique. Les plus jeunes, que touchait la curiosité d’alors pour les monuments d’archéologie, se passaient de dessert pour courir, soit à la cathédrale, soit à la maison de ville, soit à quelque portail du moyen âge, encastré dans une construction moderne. Si c’était jour de foire ou de marché, on regardait, en passant sur la place, les femmes de la campagne dans le costume du pays. On prenait quelque idée des denrées, des coutumes et des mœurs locales. On apprenait sa France par échantillons.
Aujourd’hui, dans tout le parcours d’un chemin de fer, on ne voit guère que les uniformes des employés et les blouses des hommes d’équipe. On ne connaît des villes que les maisons d’ouvriers, les auberges et les cabarets récemment bâtis dans le voisinage des gares. Quant aux cathédrales, on n’en aperçoit que le haut des tours qui fuient à l’horizon.
Au temps des diligences, les voyageurs mettaient pied à terre aux montées, pour se dégourdir les jambes et soulager les chenaux. C’était encore une occasion de se rapprocher.
Le coupé causait avec la rotonde. Entre Français cheminant côte à côte, la glace est bientôt rompue. Aux premiers mots, on se conte ses affaires, on parle des autres, et l’on ne se tait pas sur soi-même. A la seconde montée, tous les voyageurs se connaissaient.
Comme le coche au temps de madame de Sévigné, la diligence, il y a quarante ans, contribuait à entretenir cet esprit de sociabilité, notre trait national, par lequel la France était un pays libre même sous Louis XIV. Au terme d’un long voyage, après deux ou trois nuits passées dans ces boîtes, et quatre ou cinq repas pris en commun, des gens qui s’étaient rencontrés pour la première fois dans la cour des messageries se quittaient à l’arrivée, échangeant des poignées de main et de gais « au revoir », comme de vieux amis.
C’est ainsi que se quittaient à l’hôtel Van Gend, à Bruxelles, nos deux voyageurs, après s’être sincèrement promis de se revoir. Ils se sont revus, en effet, et de cette liaison de hasard est née une amitié qui, dans la brièveté de la vie humaine, peut passer pour une des plus vieilles, puisqu’elle remonte à près d’un demi-siècle.
De ce rapprochement entre deux époques et deux modes de voyager. Dieu me garde de rien inférer, ni contre le tabac, quoique l’usage en soit plus loin d’une qualité que d’un défaut, ni contre les journaux dont chacun sait combien la lecture est profitable, ni contre ce qui est l’honneur de l’esprit d’invention de notre siècle, les chemins de fer, par lesquels commencent de vastes amitiés entre les nations. Je ne veux conclure que ceci : c’est que les choses même qu’on a bien fait de changer, ont eu du bon, qu’il est sage de s’en souvenir pour changer sans bouleverser, et qu’il sied même au progrès de respecter ce qu’il remplace.
Méchants vers
En réponse à des vers méchants de Victor Hugo
I
II
III
Pendant la guerre
Avant-propos31
J’ai écrit les pages qui suivent pendant la guerre de 1870, au plus fort des épreuves de mon pays, quand mes rêveries n’étaient plus que d’horribles cauchemars. La douleur que je ressentais en ces jours-là n’est pas tellement émoussée à cette heure, que j’en trouve après dix ans l’expression exagérée. Sur les talents politiques de ceux qui ont préparé, organisé, conduit l’invasion, je ne me refuse pas aux apaisements du temps. Sur la cause même de ce duel immoral entre un sabre longuement fourbi et affilé et une épée à demi forgée, je n’ai rien abandonné de mes premiers sentiments, et je ne les ai pas distingués un seul jour de mon honneur.
Si l’ambition et les haines de certains Français ont trouvé leur compte à rejeter tous les torts de la guerre sur le provoqué et le vaincu, et s’il a plu à une partie de la nation de faire écho à leurs voix pour s’étourdir sur ce qui a manqué à l’énergie de la défense, ils savent bien qu’ils ne feront pas illusion à l’histoire. En attendant qu’elle donne son jugement, que peuvent faire ceux qui ont su, dès le premier jour, de quel côté étaient les agresseurs, sinon garder leur opinion ? Le moment venu d’instruire le procès, nul doute qu’elle n’y pèse d’un grand poids. Voilà pourquoi je reproduis, telles qu’elles ont jailli de mon cœur navré, mes premières indignations contre ceux qui ont attiré la France dans ce guet-apens. Peut-être aurais-je dû en effacer quelques mots violents. Mais ces mots-là même en marquent la date, et cette date les absout. Je donne donc le tout sans changement.
L’amour de la patrie et la haine de l’envahisseur
Arrivé au seuil de la vieillesse, alors que je me croyais libre de toute passion, voici que je suis en proie à deux passions à la fois, qui consument mes derniers jours et qui en rapprocheront la fin : l’amour de la patrie et la haine de l’envahisseur.
Avais-je donc attendu, pour aimer ma patrie, qu’elle fût vaincue et démembrée ? Dieu merci, je l’ai aimée dès le jour où ma faible raison a pu concevoir l’idée de patrie. Jeune homme, quelque chose se troublait en moi quand un bon et vénéré maître commentait devant nous ce beau vers d’Horace :
Dulce et decorum est pro patria mori !
C’était l’étincelle cachée de ce qui est aujourd’hui une flamme dévorante.
Mais, dans la jeunesse, aime-t-on autre chose que la jeunesse ? N’est-ce pas moi que j’aimais, en aimant mon pays ? Nos frères venaient de promener à travers le monde son drapeau victorieux ; j’aimais sa gloire, j’aimais l’honneur de compter parmi ses enfants. Plus tard, je le vis, sous le coup des vicissitudes politiques, tomber, puis se relever, et jusque dans ses chutes, rester respectable et redoutable. Je l’aimais encore, mais sans ardeur, comme on aime un malade dont on sait que la vie n’est pas en péril.
Aujourd’hui, vieux, languissant, incapable de le détendre ni du bras, ni de la parole, ni de la plume, il faut que je le voie ravagé par la pire espèce de barbares, des barbares savants et méthodiques, qui ont inventé l’art de tuer les armées au jugé, et de vaincre sans voir ni être vus ; et je cherche, parmi tous les amours d’où nous viennent les suprêmes douleurs, lequel comparer à l’amour que je ressens pour mon infortuné pays. Que le père qui a craint pour la vie d’un enfant se remette en mémoire les nuits passées au chevet du malade, l’agitation sans trêve des journées, les heures longues comme des jours, et certaines minutes éternelles ; qu’il se souvienne, s’il l’ose, de ses craintes insensées, de ses attentes insupportables, de l’impuissance de sa raison dans les angoisses de sa chair ; voilà l’image de mon douloureux amour pour mon pays.
Je suis à cette heure au milieu des miens, et tous sont debout. Eh bien ! s’il plaisait à Dieu d’envoyer demain la maladie sous le toit qui abrite mon exil, si les enfants qui m’y ont reçu dans leurs tendres bras, si les petits-enfants qui sourient à travers nos pleurs, étaient tous frappés à la fois, et tous en danger, ce que j’éprouverais alors, je le connais par ce que j’éprouve ; car la patrie envahie, c’est la mère, c’est la femme, ce sont les enfants, c’est tout ce qu’on aime malade à la mort dans la maison désolée.
Ô mon pays, est-ce que je pourrais aimer les miens plus que toi ? Est-ce que j’ai rien en moi qui ne me vienne de la France ? Je pense, je sens par son âme, dont une parcelle forme la mienne ; je parle, j’écris dans son admirable langue. Que j’essaye donc d’ôter de mon être moral tout ce que la France y a mis ; que me restera-t-il en propre ?
J’aime tout en elle avec idolâtrie, ses qualités dont elle est si libérale envers la société humaine, ses défauts qui ne nuisent qu’à elle-même ; j’aime jusqu’à cette légèreté d’humeur dont nous raillent les barbares, du ton de gens qui nous l’envient. Hélas, c’est tout cela qui fait son péril ! C’est par tous ces attraits qu’elle a tenté cette race qui a de tout temps rêvé le ciel des autres, et les pays de lumière, de beauté et d’art.
Et maintenant, à mon amour mesurez ma haine. Cherchez, parmi toutes les haines honnêtes, la plus implacable.
Voilà une maison où les envahisseurs ont frappé la femme, souillé la fille. Si le mari, si le père a survécu, imaginez ce qu’il doit avoir de haine au cœur. Cette haine, c’est la mienne. Et comme cette misérable maison, toutes les maisons françaises ont été violées ; pour l’outrage comme pour la haine, toutes sont solidaires.
Cultivons cette haine, comme on cultive une vertu. Enfants de la France, chères générations qui avez à venger les injures de votre pays, laissez les études qui ont formé vos pères aux douceurs de la vie civile et aux plaisirs délicats de l’esprit. Qu’avons-nous besoin de poésie, d’art, d’esprit, d’œuvres fortes ou charmantes ? Le passé ne nous en a-t-il pas laissé de quoi rendre éternellement jaloux nos vainqueurs ? Il sera temps d’y revenir, le jour où la gloire de nos aïeux aura cessé d’être un opprobre pour leurs descendants. Donc, à l’exemple des Allemands, hérissons-nous de fer, transportons nos laboratoires dans les arsenaux, rendons aux armes le rang qu’elles avaient dès le temps du vieux Caton, dans ce qui fut la Gaule avant d’être la France. Ce rang, c’était le premier ! Le Dieu des armées nous avait mis au front l’auréole militaire ; nous l’en avons effacée sur la foi de cette science du bien-être, qui sous le nom décevant de science du progrès, nous a enflé l’esprit et énervé le cœur. Remettons sur l’enclume l’épée qui n’a pas su nous défendre, et fortifions le bras qui doit la pousser au cœur de l’Allemagne.
Nos docteurs politiques nous invitent à nous reconstituer, à nous régénérer ; au nom de qui ? Pas au leur, j’imagine ; car ces affirmatifs ne savent rien et ces négatifs ne peuvent rien. Au nom de la liberté ? Allons donc ! la liberté n’est que le masque dont se couvrent toutes les convoitises. Pour l’autorité, il n’y a personne parmi nous, ni pour l’exercer ni pour y obéir. Cependant un pays ne se reconstitue que sous l’empire d’une foi commune. En attendant cette foi, ayons du moins une passion. Unissons-nous dans une haine que l’hypocrisie de l’agression a faite vertueuse. Si notre nation n’en est pas capable, c’est que l’heure de sa fin a sonné. Mais non. J’entends dire que dans notre décomposition politique, tandis que la France agonise entre les Allemands qui la dépouillent et les faiseurs de révolutions qui la gouvernent, les enfants de nos écoles se recueillent, et qu’on les voit tout pensifs, se courber sur les cartes d’Allemagne. Serait-il vrai, ô mon Dieu ! faut-il donc se reprendre à vivre ? Et après avoir dit tant de fois : Heureux ceux qui sont morts avant cette guerre ! vais-je donc avoir peur de mourir ?
Un homme ! un homme ! crie notre pauvre France, sur laquelle s’est ruée toute l’Allemagne armée. Quoi ! sur trente-huit millions d’âmes ; quoi ! dans cette terre si féconde en hommes. Voilà des semaines, voilà des mois que l’étranger campe sur notre sol, qu’il le dépouille et le met à nu, comme ces sauterelles d’Afrique qui ne laissent pas deviner que la végétation croissait là où se sont abattues leurs nuées affamées ; il tue, il brûle, il pille avec l’impunité du nombre, et tant de désastres ne suscitent pas un réparateur !
Ah ! c’est qu’un tel homme, peu s’en faut que ce ne soit un Dieu, « n’y ayant
aucune chose au monde »
, dit admirablement Cicéron, « où la vertu de
l’homme se rapproche plus de la divinité, que lorsqu’il fonde des sociétés nouvelles, ou
qu’il conserve les sociétés établies »
.
De toutes les misères de l’invasion, je n’en sais pas de plus dure que l’inaction d’un homme impotent et languissant, à qui sont interdites les mâles souffrances du sacrifice.
Ô France de saint Louis, de Henri IV, de Louis XIV, de Napoléon Ier, toi, le seul pays qui travaille pour les autres, qui ne gardes pour toi de toutes les productions de ton heureux génie, que la plus petite part ; terre hospitalière et généreuse, où si loin que l’injustice et l’oppression fassent leur œuvre, on en ressent le contre-coup, et l’on en demande le redressement ; est-ce bien toi que foule en ce moment le pied de ces barbares savants, dressés depuis un demi-siècle à l’art de détruire, qui veulent éteindre ta lumière, pour le punir de faire ressortir leurs ténèbres ? Ô Versailles, ville des arts aimables et des arts sévères, où Louis XIV a eu pour hôtes Racine, Molière, Bossuet, Fénelon, est-ce bien toi qui sers d’hôtellerie à ce vieux reître allemand, victorieux par la vaillance de ses canons et par le génie du nombre, qui aura eu la fortune de vaincre la France et qui ne laissera pas même un nom ? Tout cela est-il une réalité ou un rêve ? Est-ce que nous vivons ? Est-ce bien moi qui écris ceci, et comment la main qui l’écrit n’est-elle pas séchée ?
Si la marque véritable du génie est de créer, le comte de Bismarck-Schœnhausen est un homme de génie ; car il a créé des haines inconnues du monde civilisé d’où sortiront des guerres inconnues du monde sauvage.
Les nations étrangères nous raillent agréablement de notre amour pour la gloire, comme si chez un peuple qui, depuis plus de dix siècles, a donné tant à faire à l’histoire, aimer la gloire n’était pas tout simplement se respecter soi-même ! Mais le comble de la disgrâce, c’est de voir tels de nos lettrés en faire publiquement pénitence pour nous comme d’un vieux travers gaulois, dont nous sommes, disent-ils, en train de nous corriger. Parlez pour vous, messieurs les beaux esprits, qui travaillez sans doute pour un objet moins chimérique. Si la France a failli en cette guerre par amour de la gloire, il suffit que cet amour lui reste au cœur pour qu’elle se relève ; si c’est, au contraire, pour n’avoir pas assez aimé la gloire, son malheur n’est pas une trop dure expiation de sa faute.
C’est un trait de génie des gouvernements étrangers et de ce qu’on appelle le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, d’accorder à la Prusse que nous lui avons fait une guerre injuste. La chose a servi aux uns de couverture pour leur abstention, sinon pour les secrètes joies de leur jalousie ; aux autres de couleur pour leur usurpation bâtarde. La guerre a été imprudente, prématurée, plus chevaleresque que sensée ; soit ; injuste, je ne l’avouerai pas, eussé-je la gorge sous le pied d’un uhlan prussien. Nous avons été provoqués, insultés, jusque dans l’apparente satisfaction qui nous fut donnée ; et de même qu’un homme de cœur, souffleté par un duelliste de profession, ne demande pas à l’insolent un répit pour aller s’exercer dans une salle d’armes, nous nous sommes portés bravement sur le terrain ; et là, nous avons trouvé, en face de nous, au lieu d’une armée, trois armées ; au lieu d’un homme, trois hommes ; au lieu d’un canon, trois canons. Nous avons été vaincus. Qui ne l’eût été même avec toutes les chances de la bonne conduite et de la fortune, dans une lutte aussi prodigieusement inégale contre toute une race armée, où l’homme naît, grandit, se marie, engendre pour tuer, et où, depuis un demi-siècle, s’organisait savamment, mathématiquement, l’embuscade où devait tomber la nation généreuse qui avait eu pour hôtes honorés et fêtés ceux qui l’ont dressée !
Une guerre injuste ! Allez le dire à Berlin où les honnêtes gens sont assez en peine de trouver des raisons pour justifier l’effronterie de cette conquête préméditée. De notre côté, plus la guerre a été malheureuse, plus elle a été juste, plus elle témoigne qu’en s’y jetant, fût-ce à l’étourdie, la pauvre France a été le champion de l’indépendance européenne, et que, cette fois encore, on y meurt pour les autres ! Donc, n’ayons désormais pour toute politique que de faire des soldats ; réduisons toute science à perfectionner nos armes, et, à la place de tous les serments abolis, que tout Français fasse jurer à son fils le serment d’Annibal !
Dans la crise suprême où se débat la France, ce qui me rend inconsolable, c’est qu’il n’existe pas de tribunal sur la terre pour juger entre les envahisseurs et les envahis, et que de cet épouvantable drame il n’y a même pas une morale à tirer.
On dit les Allemands fort marris de ce que, d’un bout du monde à l’autre, on n’entonne pas le pœan en l’honneur de leurs victoires. Ils ont vaincu presque aussi souvent que l’ont dit leurs bulletins ; ils ont arraché à la France deux de ses plus belles provinces ; ils nous ont pris toutes nos armes de guerre, tout notre argent, et essayé de nous prendre jusqu’à notre crédit ; ils ont emporté, dans nos propres wagons, nos meubles pour en décorer leurs demeures, et jusqu’aux bardes de nos femmes pour en faire des toilettes de bal à leurs filles ; et voici qu’additionnant tous ces gains, ils demandent, de l’air naïf qu’ont leurs poupées de Nuremberg, si tout cela ne s’appelle pas la gloire !
Vraiment non ; et je m’étonne qu’ils s’y méprennent. Est-ce donc qu’on ne leur enseigne pas, dans leurs écoles si vantées, ce que c’est que la gloire ? Eh bien, qu’ils l’apprennent d’un des vaincus de cette pauvre nation française, qui le sait depuis plus de mille ans. La gloire, c’est l’immortel souvenir que laissent au genre humain des victoires où le courage a plus fait que le nombre, les poitrines que les armes, et qui sont glorifiées même du vaincu. Quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre cette chose et les égorgements victorieux du roi Guillaume ? Que les Allemands en prennent donc leur parti. Qu’ils chantent entre eux leur pœan, avec l’accompagnement lointain des chœurs de certains neutres, complices secrets de leur guet-apens ! La gloire n’est pas pour eux cette fois encore ; elle appartient à cette poignée de soldats, à moitié nus et sans pain, que leur million d’hommes, emmitouflés et gorgés de notre substance, ont mis près d’une demi-année à vaincre !
Que me parle-t-on de la Commune ? On me distrait de ma haine contre l’étranger qui l’a déchaînée sur mon pays.
On raconte qu’arrivé sur les bords de l’Hellespont, Xerxès se fit porter par quatre de ses satrapes au sommet d’une colline d’où il pouvait voir, blanchissant à l’horizon, les rivages de l’Europe, et, sur la côte opposée, les plaines de l’Asie, s’enfonçant dans un lointain sans limite. Là, comparant la largeur du détroit avec l’immense espace que couvraient ses armées, il délibéra lequel le mènerait plus vite à l’autre rive, ou de jeter un pont sur la mer, ou de la faire boire par ses soldats. On racontera de même à nos enfants qu’après cinq mois de carnage, le roi Guillaume, joyeux de se voir encore à la tête d’un débris d’armée réduit à un million d’hommes, consulta ses vassaux couronnés pour savoir lequel profilerait le plus à la Prusse, ou de la transplanter tout entière en France, ou de faire emporter à dos d’hommes par ses soldats toute la terre française pour en fertiliser les sables de la Prusse.
Si les lettrés allemands ont approuvé leur roi Guillaume pointant ses obusiers sur nos écoles, nos hôpitaux et nos églises, quels sauvages !
Ou si, ne l’approuvant pas, ils se sont tus, quels valets !
Le proverbe populaire dit vrai : « On ne meurt pas de chagrin. »
Comme une
flamme qui brûle lentement au fond d’un caveau funéraire, où nul souffle du dehors ne
vient l’aviver, la vie fermée par le chagrin à toutes les passions où elle a coutume de se
dépenser, recueillie et repliée sur elle-même, cesse de s’écouler, et reste comme
suspendue ; en sorte que, si l’on ne meurt pas, c’est qu’on ne vit plus.
Je lis avec larmes dans un ordre du jour du général Ducrot aux troupes du champ d’Avor, ces belles paroles :
« Le courage qui, dans un élan généreux, fait affronter la mitraille et la
baïonnette, n’est que la seconde vertu du soldat. La première des vertus militaires est
la discipline. »
Ainsi, tenir sa vie prête à donner au premier ordre, et, cet ordre reçu, marcher au-devant de la mort, ce n’est pas assez ! Il faut faire cela avec régularité et méthode, mettre du sang-froid dans le dévouement, de la discipline dans le sacrifice, ne pas mourir en tumulte. Cette vertu-là est la première du soldat ; l’autre n’est que la seconde.
Et un général peut le dire, comme la chose la plus simple du monde, à la fleur de nos jeunes gens, dans un pays où la vie et la jeunesse ont tant de prix ; et, parmi cette foule qui l’écoute, nul ne pense que le général ne dit vrai, et qu’il exhorte à des vertus impossibles.
Je voudrais savoir quelle œuvre de paix peut élever l’homme à une telle hauteur.
Supprimez la guerre, il n’y a plus personne pour confesser en mourant la vérité de ces paroles. Le niveau de l’humanité a baissé.
Guerre et paix sont deux choses d’ordre divin. La corrélation en est si intime qu’elle équivaut à l’identité. Sachons donc, en gardant la paix, entretenir pour les guerres justes les vertus de la guerre, et acceptons virilement cette loi de l’histoire, par laquelle les peuples qui ne croient pas au Dieu des batailles, ◀deviennent▶ la proie de ceux qui continuent d’y croire.
Post-Scriptum. — Je ne cherche pas volontiers les occasions d’être de l’avis des Allemands ; mais quand l’avis est bon et que, de plus, il nous vient d’un Allemand dont nous ne savons que trop la compétence dans les choses de la guerre, je ne sache pas de scrupule de patriotisme qui me défende d’y souscrire et d’en faire mon profit.
C’est pour cela que j’ai reculé, pour le consigner ici à la suite, et comme une confirmation imposante de ce qu’on vient de lire, cet extrait d’une lettre écrite par le maréchal de Moltke à un professeur de Berlin, le 2 février 1881 :
« La paix perpétuelle est un beau rêve ; ce n’est même pas un rêve. La guerre fait
partie de l’ordre établi par Dieu ; elle développe les plus nobles vertus de l’homme.
Sans elle le monde tomberait dans la pourriture et le matérialisme. »
Quoique le maréchal de Moltke ne veuille guère de bien à la France, il lui en fait malgré lui, en proclamant une vérité qu’il nous faut croire de foi, si nous voulons nous relever de notre déchéance et reprendre notre rang.
Second Post-Scriptum. — Voici un autre témoignage qui me vient de bien loin. C’est du xiie siècle, où un troubadour du nom de Blacassel, dans une sirvente en langue romane et en vers monorimes, a tracé ce tableau expressif de l’influence de la guerre sur les caractères et les mœurs :
Guerre me plaît, quand je la vois commencer ;Car par guerre je vois les preux s’illustrer,Et par guerre je vois maints destriers dresser,Et par guerre je vois prendre et donner,Et par guerre je vois les nuits veiller ;Donc guerre est droiturière, ce me semble,Et guerre me plaît sans avoir jamais trêve32.
Ne poussons pas l’amour de la guerre jusqu’à la vouloir, comme le vieux poète, sans trêve ; mais sans ce trait, pensons comme lui !
Dans Paris assiégé, une mère a son fils, soldat dans la garde mobile
C’est donc aujourd’hui, c’est tout à l’heure que tu me quittes, mon enfant, pour aller à ton poste de combat ? Comment te laisser partir ? Comment t’en empêcher ? je ne le puis, et Dieu m’est témoin que je ne le veux pas. Depuis que l’étranger a envahi notre patrie, je sens que je ne t’ai pas mis au monde pour moi seule. Il ne sera pas dit qu’afin d’épargner des larmes à une malheureuse mère, un soldat aura manqué à la France. Et quel soldat ? Tu l’es d’hier, elles plus vieux n’ont pas l’air plus martial.
Que celle blouse bleue, qui ceint tes reins, le sied bien !… Tournez-vous donc, mon beau soldat, qu’on vous voie. Voilà bien le vêtement qui convient aux hommes valides ! Les vieillards et les infirmes devraient à cette heure porter des robes de deuil ! Est-il vrai que cette jeunesse et cette beauté, tu vas les exposer au feu d’un ennemi, qui a tant de canons que ses patrouilles même ne se hasardent pas sans artillerie ? Ah ! n’ajoute pas au péril par ta témérité. Donner sa vie n’est que le second devoir du soldat ; la ménager, la faire durer, pour la vendre plus cher à l’ennemi, voilà le premier. Tu souris… insensé ! Est-ce que tu aurais résolu de la donner sans la défendre ?
Qu’as-tu à regarder ainsi à la pendule ?... Pas encore !… l’heure n’a pas sonné… voilà bien mon téméraire, il veut partir avant les autres… Ah ! je le vois bien, mon enfant, nous souffrons tous les deux du même amour ; c’est cet amour de la patrie, qui a parlé en nous, et qui a fait taire tout le reste, le jour où le pied de l’Allemand a violé la frontière sacrée et arrose de sang français la terre de France !
Pauvre France ! ce n’est plus un pays, c’est une personne ; je le vois, je l’aime comme j’ai aimé ma mère. La France, c’est pour chaque maison française comme l’aïeule vénérée et chérie ! Les misérables, ils ont osé porter la main sur elle ! J’avais l’horreur du sang versé ; depuis ce jour-là, ils l’ont chassé de mon cœur comme une faiblesse de femmelette. Je me prends à trouver que nos armes ne sont pas assez meurtrières… Et pourtant ces Allemands sont les fils d’autres mères… Pourquoi sont-ils venus tuer les nôtres ? Mon fils, aie pitié de ces folies. Il n’y a qu’une mère sans entrailles pour pousser ainsi son enfant au danger. Ne m’écoute pas ; je ne les hais pas jusqu’à vouloir leur vie au prix de la tienne… Mais j’entends le rappel… Adieu… Fais ce que feront les vaillants ; mais ne fais rien de plus.
(Le jeune soldat embrasse sa mère et part.)
Reviendra-t-il ? Est-ce que j’en douterais ? J’en doute, car je me sens mourir… Il ne reviendra pas ici avant ce soir… Jusque-là comment dévorer le temps ? Il y a une minute à peine, je lui parlais… Serait-ce pour la dernière fois ?... Mais… Ah ! mon cœur se brise !…
Ô mon Dieu, si votre volonté est que je meure, faites que dans ce monde meilleur où vous avez promis une place aux mères chrétiennes, je sache que la France est sauvée, et que mon fils est victorieux et vivant. Pour l’âme d’une Française et d’une mère, votre ciel n’a pas de félicités comparables à celle-là !
Pourquoi je n’étais pas à Paris pendant le siège
J’avais quitté Paris le surlendemain du 4 Septembre et je n’ai pas eu ma part de ces souffrances du siège qui seront, dans l’histoire de Paris, le rachat de bien des faiblesses. On ne se vante pas d’un tel souvenir. On ressent plutôt quelque confusion à se rappeler qu’on a échappé au malheur commun. Aussi ai-je besoin, pour la paix de ma conscience, d’expliquer à ceux qui veulent bien prendre quelque intérêt à ma mémoire, comment il m’est arrivé, non pas de jouir de cette immunité, mais de la subir.
Le 4 Septembre dans l’après-midi, quand le Sénat se fut dispersé de lui-même, au lieu d’attendre sur ses bancs, comme c’était mon humble avis, l’honneur d’en être chassé par l’émeute, j’étais sorti du palais du Luxembourg en compagnie de mon collègue et ami Claude Bernard. Nous descendions le boulevard Saint-Michel, lui pour regagner la rue des Écoles, où il demeurait, moi pour le plaisir de le reconduire. Marchant à petits pas, nous devisions de notre fin politique sans une parole de regret — je le dis pour sa noble mémoire comme pour moi-même, — sur ce que nous perdions personnellement, mais non sans échanger de douloureux sentiments sur le malheur présent de notre pays et sur les menaces de l’avenir.
Arrivés à l’entrée de la rue des Écoles, nous vîmes venir à nous un savant d’un très grand mérite, un émule de la gloire de Claude Bernard, si la gloire de celui-ci n’eût été hors de la portée de toute émulation. C’était un de ces républicains de la veille, que ne chagrinaient pas les victoires de la Prusse.
Il avait avec Claude Bernard de fréquentes relations de séance et d’Académie, et avec moi quelques rapports seulement de civilité académique. C’était assez, ce semble, pour que nous voyant dépouillés tous les deux par l’émeute du seul fruit de travaux qui, dans leur inégale valeur, nous avaient pris toute notre vie, il trouvât quelques mots de sympathie à nous dire. Il ne lui en vint aucune aux lèvres ; la vraie vertu républicaine se défend, comme d’une faiblesse, de plaindre le mal d’un contradicteur politique. Il avoua même naïvement sa satisfaction de ce qui se passait.
Mais il eut l’honnêteté de nous en épargner les raisons, et après quelques mots suffisants pour bien distinguer sa situation de la nôtre, il prit congé de nous.
Au lieu de paroles, nous échangeâmes, Claude Bernard et moi, sur le procédé du personnage, un regard qui disait toute notre pensée, et nous nous séparâmes. Je continuai à descendre le boulevard dans la direction du quai de l’Hôtel-de-Ville, où se portaient les badauds affriandés par des bruits lointains d’émeute, et par l’espoir de voir passer la révolution.
J’allais m’engager sur le pont au Change, quand un passant me frappa sur l’épaule. Je me retournai et je reconnus M. P***, professeur très estimé, auquel j’avais eu la chance, quelques années auparavant, de rendre un service très léger dont il m’était resté reconnaissant.
— Votre place n’est pas ici, me dit-il, d’un air inquiet ; il ne peut rien s’y passer à cette heure qui ne vous chagrine ou ne puisse vous être dangereux. Parmi les gens qui vont à l’Hôtel-de-Ville, beaucoup vous connaissent ; vos lunettes bleues vous trahissent ; vous risquez de faire une mauvaise rencontre ; croyez-moi, rentrez chez vous.
— Bah ! lui dis-je, les choses n’en sont pas encore là. Pourquoi ne ferais-je pas ce que font les domestiques renvoyés, qui profitent de leurs premiers loisirs pour visiter les curiosités de la ville ?
— La plaisanterie est peut-être bonne, dit M. P***, mais elle manque d’à-propos. Et, insistant de nouveau : Il s’en faut, ajouta-t-il, que je sois contraire à ce qui se passe ; mais je ne veux pas qu’il vous en coûte plus que votre fonction de sénateur.
En ce moment arrivait sur nous, en courant, les cheveux au vent, le visage en feu, le jeune frère de M. P***, plus ardent que son aîné dans leur opinion commune.
— Ça chauffe ! s’écria-t-il, on arrache partout les panonceaux impériaux !
M. P*** l’interrompit, et, me nommant :
— Tenez, me dit-il, voici une caution de ce que je vous ai dit. Demandez à mon frère si je ne vous donne pas le bon conseil.
Le jeune homme répéta les paroles de son frère en y enchérissant.
Je ne laissai pas d’en être tout au moins étonné. Mais, trouvant assez ridicule le rôle de peureux qu’on voulait me faire jouer, je pressai M. P*** de me dire pourquoi il tenait tant à me renvoyer chez moi.
— J’ai mieux à faire qu’à contenter votre curiosité, j’ai à pourvoir à votre sûreté, dit-il, d’un ton presque sévère, et c’est pour en être plus certain que je veux vous accompagner chez vous.
Persuadé par tout ce que je savais que l’homme ne se jouait pas de moi, je me laissai faire. Quand nous fûmes à ma porte :
— Promettez-moi, me dit-il, de quitter Paris dès ce soir.
— Dès ce soir, m’écriai-je, c’est impossible ! Je ne suis pas seul ici : ma femme est avec moi. Nous avons quitté la Belgique il y a deux jours, pour la rentrée des Chambres. Comment lui dire, sans l’effrayer, qu’après quarante-huit heures nous ne sommes plus en sûreté à Paris, et qu’à peine arrivés il nous faut reprendre la route de notre lieu de retraite, ◀devenu▶ un lieu de refuge ? Encore faut-il que je l’y prépare.
— Soit, dit froidement M. P***; si ce n’est pas ce soir, que ce soit demain.
Il y avait au rez-de-chaussée de la maison que nous habitions, un petit marchand, que je savais mal disposé pour l’Empire par le mauvais état de ses affaires et par la lecture quotidienne des journaux à un sou.
Il se tenait presque toute la journée sur le seuil de sa boutique sans chalands. Quand je passais devant sa porte, il détournait les yeux et évitait mon bonjour. L’idée me vint, peut-être à tort, qu’il pouvait y avoir un lien entre ce fait d’un voisinage si peu sympathique pour moi et les conseils de M. P***, et je lui promis que, le lendemain au soir, nous ne serions plus à Paris.
L’encombrement était tel à la gare du Nord et les voyageurs si nombreux qu’il nous fallut attendre deux heures notre tour de partir. Le train en mit douze à atteindre Bruxelles. Nous eûmes l’angoisse d’être passés en revue à la gare de Tergnier, par des soldats prussiens fumant leur pipe sur le quai, et de voir tout le long du parcours les fuites des gens de la campagne, traînant dans des charrettes à bras leurs ustensiles de ménage. Il y eût quelqu’un qui, dans son trouble, confondit avec ses hardes ma couverture de voyage, dont mon domestique avait eu l’imprudence de se dessaisir un moment. Nos malles n’arrivèrent que le lendemain. Encore eûmes-nous à les disputer à une voyageuse qui plus hardie que le Bilboquet des Saltimbanques, ne disait pas : « Ces malles doivent être à moi », mais bien : « Ces malles sont à moi. » On lui demanda de le prouver en les ouvrant. Elle fit semblant d’en chercher les clefs. On les lui montra, et elle en fut pour sa courte honte. Cette dame, comme le fugitif qui m’avait pris ma couverture de voyage, était un de ces larrons que fait l’occasion, si fréquente en un temps de révolution compliquée d’invasion.
Une fois à l’abri dans mon cottage de Boitsfort, je me demandai de nouveau et plus d’une fois quel motif avait rendu M. P*** si impatient de me savoir hors de Paris ? Républicain sincère et désintéressé, peut-être avait-il des relations d’opinion avec tels des républicains qui faisaient le coup par intérêt. Il y avait chez certains d’entre eux, mêlé à la haine contre l’Empire, un reste de vieux levain romantique. S’en trouvait-il un parmi eux auprès duquel j’étais deux fois mal noté pour avoir servi l’Empire, et pour persister à préférer au style flamboyant à la mode la langue du xvie siècle ? J’en savais un nommément qui m’avait des obligations. Condamné sous l’Empire pour une extravagante déclaration d’athéisme dans un journal, j’avais obtenu qu’en raison de sa jeunesse on lui fît grâce. Ne me l’avait-il pas pardonné ?
J’en reparlai dans la suite à M. P*** qui continua de garder le secret, et comme il n’avait que d’honnêtes raisons pour se taire, je me tus moi-même, ne voulant pas à la fin lui paraître plus curieux que reconnaissant.
Ultima33
Toi qui me vois languir sur ce lit de torture,De qui vit, de qui meurt, Dieu, l’unique soutien,Aide à monter vers toi ta pauvre créature,Et tiens pour expié par les maux qu’elle endureCe qu’elle a fait de mal et n’a pas fait de bien !San Remo, 1887.
Je désire qu’aucune députation des corps ou des compagnies auxquels j’ai eu l’honneur d’appartenir, qu’aucune escorte militaire ne soient appelées à accompagner mon convoi funèbre, qu’aucun discours ne soit prononcé sur ma tombe.
C’est sans doute un usage fort respectable ; mais une longue expérience m’ayant appris que les personnes convoquées pour ces sortes de cérémonies en reçoivent plus d’incommodité que le mort n’en reçoit d’honneur durable, je ne veux derrière mon cercueil que les parents et les amis qui voudront bien me suivre à ma dernière demeure, pour m’y dire, non des lèvres, mais du cœur, le suprême adieu.
Chrétien, je ne désire que l’enterrement d’un chrétien, et je ne songe pas sans une certaine douceur mélancolique que l’Église chantera sur ma dépouille mortelle le Dies irae et le De Profundis, ces chants sublimes, que je n’ai jamais entendus aux messes des funérailles sans que mes yeux ne se mouillassent de pleurs…