(1876) Du patriotisme littéraire pp. 1-25
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(1876) Du patriotisme littéraire pp. 1-25

[Du patriotisme littéraire]

À la fin du siècle dernier un jeune poète, à l’imagination enthousiaste, à la sensibilité frémissante, à l’âme vraiment lyrique, reportait son souvenir et sa pensée sur les beautés naturelles de notre pays qu’il avait parcouru en tous sens, depuis Marseille jusqu’à Paris, depuis Narbonne jusqu’à Strasbourg. Et ce poète, qui s’appelait André Chénier, émerveillé de la variété des sites, de la diversité des productions, de la copieuse fertilité de notre patrie, laissait s’échapper comme un long cri de gratitude ce poème familier à vos mémoires, l’Hymne à la France. C’est alors qu’il s’écriait :

France, ô belle contrée, ô terre généreuse,
Que les dieux complaisants firent pour être heureuse…

alors qu’il déroulait, à la suite de cet exorde, toutes les richesses de notre sol, depuis le blé jusqu’à la vigne, tous les utiles ornements de nos contrées, depuis les forêts jusqu’aux fleuves, tous ces dons visibles, tous ces biens manifestes que l’Abondance, comme la nymphe antique, lui semblait verser d’une main sans lassitude et d’une coupe inépuisable.

Cependant cette France qu’André Chénier célébrait en vers larges et mélodieux, ce n’était encore que la France extérieure en quelque sorte, vue et décrite à la surface, le corps de la France qu’il appartient au poète d’admirer et de faire admirer, mais qui n’est pas la France tout entière. Après André Chénier — et je suis surpris que ce sujet n’ait tenté aucun des grands poètes contemporains — il restait à glorifier la même patrie, mais sous un tout autre aspect, dans l’éclat de ses actes héroïques, dans le rayonnement de ses idées, dans l’illumination de ses chefs-d’œuvre ; il restait à chanter l’hymne filial, non plus seulement à ce corps toujours renouvelé de la France, mais à son âme transmise d’âge en âge et non moins opulente et non moins féconde, l’hymne à la France pensante et créatrice, nourricière des intelligences et fertile pour le genre humain.

Je n’apporte pas ici l’ambition de faire vivre et respirer sous vos regards le grandiose tableau qu’André Chénier a laissé dans l’ombre. Néanmoins, pour rendre à notre pays un hommage fort bien placé dans la solennité qui nous réunit, et comme préparation à mon enseignement annuel de littérature française, je vais tenter de replacer devant vos yeux une revue de ces richesses intellectuelles de notre patrie. Je me propose aussi d’établir ou de confirmer dans les esprits de ceux qui m’écoutent un sentiment trop rare de nos jours et que je ne crains pas d’appeler le patriotisme littéraire.

Oui ! le patriotisme littéraire, c’est-à-dire la foi dans la supériorité du génie français, me semble depuis longues années exposée à d’inquiétantes défaillances. Or, le devoir de ceux qui possèdent la tradition nationale est de s’opposer à la décadence d’un sentiment vital entre tous, car l’amour de la patrie ne se borne pas à la tutelle du sol : il doit encore comprendre le zèle intelligent, l’orgueil raisonné de ces chefs-d’œuvre qui, de siècle en siècle, ont fait resplendir la pensée française comme une flamme sur les hauteurs.

Parmi ces titres d’excellence que je viens revendiquer pour notre pays, saluons d’abord ce merveilleux instrument dont le génie français dispose selon l’aptitude particulière de chacun de ses grands ouvriers, saluons notre langue maternelle. La langue française n’offre pas, me dira-t-on, la simplicité grammaticale de l’anglais, l’abondance du vocabulaire allemand, la douceur musicale de l’italien, la vibrante sonorité de l’espagnol. Assurons-nous qu’elle possède toutes ces qualités en y ajoutant ses dons spéciaux. Cette prétendue simplicité de l’anglais cache, relativement à notre idiome, une réelle indigence de formes. Prenez la prose anglaise à sa grande époque avec des écrivains tels qu’Addison, Johnson, Swift, Richardson, Fielding, leur originalité consiste exclusivement dans la pensée et le tour d’esprit : la langue que parlent ces hommes ingénieux est peu variée, assez monotone dans ses constructions, et parfois même, si j’ose dire toute mon opinion, quelque peu languissante et plate. Reportez-vous à la même époque en France, et vous trouverez autant de façons de construire la phrase, d’entendre l’invention de l’image, l’alliance de mots, autant de styles qu’il y a d’éminents prosateurs. Alors, dans la vaste unité de la prose française, se distinguent sans confusion possible le style de Montesquieu, le style de Voltaire, les styles de Buffon, de Diderot, de Jean Jacques, de Condorcet, aussi dissemblables entre eux que des arbres d’espèce diverse dans une même forêt.

Opposera-t-on à cette variété d’élocution que l’anglais ne soupçonne pas le vocabulaire presque infini de l’idiome germanique ? Nous nous demanderons alors si cette facilité de créer des mots, cette profusion de termes qui sont le propre de l’allemand ne se trouvent pas acquises au détriment de la clarté, de la netteté chez nous traditionnelles. Nous savons bien qu’une langue ne sera jamais fixée ; mais pourtant nous paraît-il (avantageux qu’elle garantisse une. certaine stabilité sans être comme l’allemand sans cesse à l’état malléable, fluide pour ainsi dire, et, suivant une des expressions de la philosophie germanique, « dans un éternel devenir ». Notre langue n’a rien à perdre pour se sentir plus arrêtée dans ses contours, plus dégagée dans ses allures, plus ferme dans sa marche, en allant droit devant elle, comme vers un but, à l’expression définitive de la pensée, sans s’attarder en mille détours comme la langue allemande, embarrassée d’incises, d’inversions et de toute sorte d’ambages. L’idiome allemand, même avec ses plus puissants poètes, ses plus vigoureux prosateurs, s’avance en spirale comme Thésée dans le labyrinthe ; la langue française, comme la Camille de Virgile, court sur la cime des blés sans courber les épis !

J’accorderais volontiers à l’italien, à l’espagnol leurs privilèges de douceur, de sonorité, mais à la condition expresse de ne pas convertir ces privilèges en monopoles. Il faudrait encore bien rechercher si la sonorité de l’espagnol ne produit pas un cliquetis de mots parfois vide et vain, si la douceur italienne ne dégénère pas aisément en mollesse banale et ne fait point penser à ce « latin bâtard » dont parle Byron, si ces deux idiomes arrêtent et retiennent suffisamment l’idée, si dans ces deux langues la facilité toute spontanée de la musique ne se dérobe pas aux nuances psychologiques du sentiment, aux profondes analyses de la pensée, à la dialectique soutenue, à cette harmonieuse alliance de la philosophie morale et de l’art, qui recommandent la prose et la poésie française depuis leurs origines jusqu’aux chefs-d’œuvre contemporains. Encore me prendrais-je à contester que notre langue ne soit pas, sinon au même degré que l’espagnol et l’italien, au moins à un très haut peint, une langue musicale en dépit de certaines assonances trop lourdes, une langue réellement douée de sonorité rythmique et de mélodieuse douceur.

J’en appelle à vos mémoires, quoi de plus sonore que la prose de Rabelais, de Montaigne, de l’ancien Balzac, de Bossuet, de Saint-Simon, de Massillon, de Mirabeau, que la poésie de Villon, des hommes de la Pléiade, d’Agrippa d’Aubigné, de Maynard, de Corneille, de Rotrou, de Molière, de Victor Hugo ? Demandez-vous au contraire à notre langue française la cadence et la suavité de l’italien ? Rappelez-vous maintes pages de La Bruyère, de Fénelon, de Bernardin, de Chateaubriand, de Nodier, et toute une anthologie de poètes-musiciens, depuis Olivier de Magny, Rémy Belleau, Philippe Desportes, jusqu’aux modernes maîtres de la Lyre, en passant par Malherbe, Racan, Segrais, Jean Racine, La Fontaine, André Chénier. De toutes ces richesses mélodiques, je dois me borner à détacher deux strophes de Philippe Desportes et deux stances de Lamartine :

Si je ne loge en ces maisons dorées
Au front superbe, aux voûtes peinturées
D’azur, d’émail et de mille couleurs,
Mon œil se paît des trésors de la plaine
Riche d’œillets, de lis, de marjolaine
Et du beau teint des printanières fleurs.

Ainsi vivant, rien n’est qui ne m’agrée,
J’oy des oiseaux la musique sacrée,
Quand au matin ils bénissent les cieux,
Et le doux son des bruyantes fontaines
Qui vont coulant de ces roches hautaines
Pour arroser nos prés délicieux1.

Voici maintenant les stances de Lamartine, témoignage d’une soirée de recueillement devant un paysage napolitain :

Vois, la mousse a pour nous tapissé la vallée ;
Le pampre s’y recourbe en replis tortueux
Et l’haleine de l’onde à l’oranger mêlée
De ses fleurs qu’elle effeuille embaume mes cheveux.

À la noble clarté de la lune sereine
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin
Jusqu’à l’heure où la lune en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin.

Sainte-Beuve, qui reproduit ces vers à titre de document, s’écrie avec raison : « Jamais l’harmonie musicale n’a versé plus d’enchantement dans une parole humaine. »

Ainsi cette langue française, musicale, sonore, claire jusqu’à paraître lumineuse, amplement riche pour qui sait explorer ses trésors, est l’instrument le plus complet, l’outil le plus solide et le plus souple du sentiment et de la pensée. Voici du reste l’hommage que lui rendait hier, dans une solennité académique, l’un des esprits les plus finement et les plus largement libéraux de notre époque, M. E. Bersot :

« Notre langue est bien française… elle mérite bien qu’on la recommande à ceux qui la parlent pour qu’ils l’aiment, la respectent et en soient fiers devant l’étranger… Elle est ce que l’écrivain la fait, ou plutôt elle est ce qu’il est, s’empreint de son génie et de sa passion ; elle est à la fois langue de Racine et de Corneille, de La Rochefoucauld et de La Fontaine, de Voltaire, de Rousseau, de Sévigné, de Fénelon, de Pascal, de Bossuet, ne résistant qu’à ceux qui risquent d’altérer sa clarté ou qui prétendent forcer son incomparable justesse.

« Elle a suffi à une littérature qui compte à peu près huit cents ans ; elle a donné le seizième, le dix-septième, le dix-huitième, le dix-neuvième siècle qui, après avoir fourni (on ne peut parler que des morts) des poètes comme Alfred de Musset et Lamartine, des prosateurs comme Chateaubriand, Madame de Staël, George Sand, n’est ni achevé ni épuisé ; elle vaut la peine qu’on ne laisse point périr, faute de les comprendre, les chefs-d’œuvre qu’elle a produits.

« Soyons modestes chacun pour nous ; ne le soyons pas, nous n’en avons pas le droit, pour notre nation ; ne faisons pas bon marché d’une possession qui n’a d’égale nulle part. La patrie est aussi là2. »

De cette beauté, de cette richesse, de cette excellence, attributs de notre langue, se déduisent la supériorité de notre prose et la perfection de notre poésie, et, en même temps, la variété, la largesse de toutes les productions du génie français. On peut dire que la Prose, et par là j’entends une succession non interrompue de grands prosateurs, la prose ainsi comprise n’appartient qu’à la France. Les autres nations peuvent mettre en ligne à tel ou tel moment des prosateurs de premier ordre comme des tirailleurs isolés : chez nous seulement, depuis le narrateur de la conquête de Constantinople jusqu’au romancier de Mauprat, la Prose s’appelle légion et se présente comme une armée toujours accrue de renforts et continuellement en marche. Villehardouin apparaît en tête avec sa grave et mâle allure ; et voici qu’un Hérodote militaire, Joinville, le suit à peu de distance pour témoigner aussi des glorieuses croisades. Vingt ans après la mort de Joinville, naît pour prendre sa place messire Jehan Froissart, le peintre des magnificences féodales, des passes d’armes et des grandes chevauchées. Entre Froissart et Comines, cet écrivain déjà si profond, figureront la rhétorique éloquente d’Alain Chartier, la doctorale sensibilité de Christine de Pisan. Comines conclut le quinzième siècle : voici le seizième qui entre en lice avec toute une phalange de prosateurs, quand l’Allemagne ne comptait qu’Ulric de Hutten et Luther, que la prose n’était pas née pour ainsi dire en Espagne et que l’Italie ne nous opposait plus, à l’exception de Machiavel et de Guichardin, que des écrivains diserts bien inférieurs à tous ces génies créant chacun une langue dans la langue française. Les Prosateurs du seizième siècle viennent à nous non sans quelque désordre, mais comme ils sont équipés, comme ils sont armés pour cette lutte du style et des idées où ils feront triompher la Patrie !

C’est le charmeur aux naïvetés savantes, l’homme de Plutarque et de Longus également, Amyot, digne du regard des Muses et du sourire de Chloé ; c’est Rabelais qui relie l’Antiquité au Moyen Âge et le banquet de Xénophon ou d’Athénée aux orgies de la Mère Sotte et de la fête de l’âne, Rabelais monstrueux mais tout-puissant et qui, débordant de sagesse et de folie, paraît moins un écrivain qu’un génie et moins un génie qu’une force jaillissant du sein de la nature. Ce sont les narrateurs expressifs et incisifs entre tous, Montluc et Brantôme, c’est la fantaisie ailée et vagabonde de Montaigne, abeille de Platon, guêpe d’Aristophane ; c’est la sérieuse et sévère éloquence de Calvin, c’est la grâce aimable de saint François de Sales, c’est auparavant la voix de la liberté jetant ses premiers accents sur les lèvres de la Boétie, dans cette ville de Bordeaux qui redira en d’autres termes cette protestation immortelle quand elle ne représentera plus la Guyenne, mais la Gironde !

Est-il besoin de passer en revue les prosateurs qui se succèdent sans relâche au dix-septième, au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, dont les soixante premières années, selon l’heureuse expression de M. D. Nisard, sont déjà « plus de la moitié d’un grand siècle3 » ? C’est dans tous les genres que, du règne d’Henri IV à la Révolution, notre Prose multiplie ses chefs-d’œuvre ; pamphlets vengeurs tels que la Ménippée et les Provinciales, pensées, maximes, portraits, mémoires, traités de morale, correspondance, éloquence sacrée, histoire, comédie, roman, conte, rien ne lui est étranger. De notre temps si la Prose s’altère sur quelques points, c’est pour s’enrichir par tant de conquêtes : rappelons-nous la comédie élargissant son domaine, le roman agrandi suscitant ses véritables chefs-d’œuvre, l’histoire faisant de son champ jadis étroit tout un monde d’explorations et de découvertes, la critique vraiment fondée et promue à la dignité d’un genre original où cinq à six hommes supérieurs ont véritablement créé, l’érudition réconciliée avec le beau style et devenue l’une des provinces de la haute littérature, la politique rendant parfois de mauvais services à la pureté de la langue, mais produisant aussi dans la presse et à la tribune d’admirables écrits de polémique et de non moins admirables discours, la philosophie et la religion enfin pour de nouveaux besoins et avec de nouveaux interprètes se créant aussi une langue nouvelle. Quelle est la nation de l’Europe qui pourrait opposer une aussi nombreuse, une aussi remarquable élite de prosateurs à ceux qui, chez nous, sont nés à la vie littéraire depuis 1800 ? Aucune à coup sûr, et ce qui est vrai du dix-neuvième siècle l’est à plus forte raison des trois siècles classiques. Phénomène qui ne s’est vu que dans notre pays ! La Prose naissant en plein moyen âge et ne cessant de grandir et de proclamer son existence par une continuité de chefs-d’œuvre. Je me crois donc autorisé à conclure que la Prose est la gloire essentielle, le partage de la France.

Vous dirai-je qu’en fait de poésie je crois aussi fermement à la supériorité de notre génie national ? Ici cependant ma conviction est moins exclusive. Le génie poétique des autres peuples a rempli des saisons entières, créé des chefs-d’œuvre que les nôtres ont égalé mais n’ont pas toujours surpassé. Au quatorzième et au quinzième siècle, la domination par le rythme réside en Italie ; au seizième siècle, grâce à la présence de Shakespeare, le groupe des poètes anglais dépasse même notre Pléiade. Avec le dix-septième siècle nous reprenons l’avantage que nous avions eu sans conteste au douzième et au treizième ; à la fin du dix-huitième siècle, au commencement du dix-neuvième, l’Allemagne l’emporte, mais depuis 1820 la France a repris et conservé victorieusement cette souveraineté des beaux vers. Nous avons donc à nous près de quatre siècles de précellence poétique contre deux siècles appartenant à l’Italie, un à l’Angleterre, un demi-siècle à l’Allemagne. Ce calcul me semble d’une rigoureuse exactitude : j’aimerais à développer, comme je l’ai fait pour la prose, la perpétuelle fécondité de notre muse plusieurs fois séculaire : mais le temps ne me permet d’insister que sur l’un des titres de notre poésie française, le plus contesté d’ailleurs, je veux parler du mécanisme de notre versification.

Je sais que je vais soulever quelque étonnement et froisser certains préjugés. On s’est plaint très souvent des difficultés rebutantes de notre langue poétique, de l’indigence de nos ressources en fait de versification. Il est temps de réduire à néant ces redites qui ne s’appuient que sur l’ignorance des uns ou l’impuissance des autres. Notre versification indigente, notre métrique ingrate ! elles ne le sont que pour les rimeurs maladroits qui ne savent pas user des ressources infinies que le clavier de la langue poétique française met à leur disposition, « ce clavier immense » comme a dit Sainte-Beuve, dans une introduction à un recueil de « poètes français ». Lui-même, poète d’un rare talent aussi bien qu’éminent critique, il ne hasardait pas une assertion téméraire. Mieux que personne il eût pu vous dire que, dès la fin du moyen âge et pendant les préludes de la Renaissance, des rythmes ingénieux étaient déjà trouvés et employés, que nous possédions la ballade de Villon, le rondel de Charles d’Orléans, le virelai d’Eustache Deschamps, le cantique de Jean Marot, le chant royal et le dizain de Clément Marot, le huitain de Mellin de Saint-Gelais. Avec la Renaissance, avec la Pléiade les Rythmes se sont élancés du sol, comme les soldats de Cadmos, et tous agiles, dansants, ailés ; et de la France ils se sont répandus en Europe, appelés et saisis par les poètes de l’Espagne, de l’Italie et de l’Angleterre qui créèrent ou reforgèrent alors toute leur métrique d’après la nôtre. Nulle part les rythmes ne sont plus variés, plus abondants que chez nos poètes : si la création rythmique s’interrompt au dix-huitième siècle jusqu’à la venue d’André Chénier, le dix-septième avait ajouté ses trouvailles à l’héritage opulent de Ronsard et de Baïf. Que d’habiles et charmants artistes du vers français à peine soupçonnés des lettrés ! Le moindre poète ayant su et pratiqué son art est populaire chez les peuples voisins : et chez nous pendant longtemps on n’a guère retenu du passé que les œuvres étudiées au collège, inscrites sur le programme du baccalauréat. Il y a cinquante ans, trois grands poètes, Ronsard, du Bellay, d’Aubigné, étaient encore des inconnus4. On les connaît enfin, mais qui sait, sans parler du dix-neuvième siècle où la France a vu naître les trois plus grands lyriques qui aient jamais existé et toute une pléiade à leur suite, qui sait qu’au seizième et au dix-septième siècle notre poésie a suscité la plus riche floraison et qu’il s’est alors produit des chefs-d’œuvre d’émotion, de grâce, d’esprit, de style, à défrayer des anthologies aussi étendues que celles de Céphalas et de Planude5 ? Bien peu le savent, et c’est hélas ! chez nous manque de curiosité, insuffisance de culture, et par suite défaut de patriotisme littéraire.

Il me reste à vous faire apprécier le plus merveilleux instrument de la poésie française, la Rime, qui chez nous seulement est obligatoire. La Rime a été l’objet des décris de ceux qui n’ont pas pu se l’asservir : il en est d’elle comme des raisins de La Fontaine. Si Marmontel, si Turgot, si Fénelon lui-même avaient su construire de bons alexandrins, ils ne se seraient pas avisés de regretter les prosodies antiques et de faire appel à l’introduction des vers non rimés. Au contraire, un seul excepté, tous les grands poètes de la France, je dirai même plus, tous les écrivains en vers de quelque valeur, ont compris que la Rime contenait en grande partie la musique et la couleur de notre poésie nationale. Le dix-huitième siècle a méconnu la Rime, mais le dix-septième ne l’a pas abandonnée, et le quinzième, le seizième, le dix-neuvième siècle en ont su toute la portée, pratiqué toutes les ressources. Je n’irai pas jusqu’à dire avec Sainte-Beuve que la mélodie du vers français consiste exclusivement dans la rime. Je ne m’écrierai pas comme le critique des Lundis qui était aussi le poète de Joseph Delorme :

      « Rime, l’unique harmonie
Du vers qui, sans tes accents
      Frémissants,
Serait muet au génie ! »

Il me semble que c’est tenir trop peu de compte de la structure même des vers, de l’heureux emploi des coupes et des césures, de l’ordonnance de la strophe, de la précision et de l’aisance du Rythme qui me paraissent bien concourir à l’harmonie. Mais cette dissidence apparente ne m’empêche pas de croire avec Sainte-Beuve et surtout d’après la triple tradition de Marot, de Ronsard et de Malherbe, d’après toute la tradition française, que l’exactitude et la plénitude de la Rime sont indispensables 6 : car cette exactitude et cette plénitude communiquent au vers français le scintillement du cristal ou l’éclat de la pourpre et le rehaussent encore d’une suavité mélodieuse ou d’une sonore magie qui n’ont d’égales que dans les combinaisons harmoniques des plus grands musiciens.

J’abrège pour vous présenter un dernier tableau, celui de la domination intellectuelle de notre pays à diverses époques. Béranger s’écriait un jour, dans un élan très patriotique :

« Reine du monde, ô France, ô ma Patrie ! »

mais il n’entendait ces mots « reine du monde » que dans un sens restreint et dangereusement exclusif. Ce n’est pas seulement par des victoires immortelles et chères à notre orgueil, mais auxquelles ont répondu trop souvent des retours douloureux, que la France a été la reine du monde. C’est surtout par les triomphes de l’art, la suprématie de la Poésie et de la Prose, l’impérieux ascendant de la Pensée et du Génie, qui ne sont pas au hasard d’une bataille et à la merci de la conquête.

Quatre fois le génie français a régné sur l’Europe, au douzième et au treizième siècle, au dix-septième, au dix-huitième, de nos jours enfin. Au moyen âge, notre Poésie sous deux formes s’imposa comme un modèle aux autres peuples : sous la forme lyrique dans le dialecte provençal, la langue d’oc ; sous la forme épique, dans le dialecte qui est devenu le français, la langue d’oïl. Je vous ai montré, l’an dernier, l’émulation de nos troubadours du Midi, créant la poésie italienne en Toscane et la poésie allemande dans l’école des Minnesinger. Dante fut un disciple de nos Provençaux tout aussi bien que Frédéric de Hausen ou Walther de la Vogelweide. De même toute la poésie épique au moyen âge, sauf chez les Slaves, comme le fait remarquer M. Gaston Pâris dans son Histoire poétique de Charlemagne, est sortie de nos ébauches d’épopée. Nos chansons de geste furent l’objet d’une imitation universelle, tant leurs thèmes étaient bien choisis et leurs fables saisissantes. D’ailleurs les chanteurs et jongleurs, errant de ville en ville, de château en château, les propageaient bien au-delà de notre France du Nord ; souvent même ils les transportaient avec les armées en marche. À Hastings, en tête des envahisseurs normands, devant la petite troupe de Robert Guiscard en Sicile, bondirent les Chansons françaises, compagnes et messagères de la victoire.

L’Italie fut la première à adopter les données de l’épopée française. Aujourd’hui même on y conserve, on y réédite sous le nom de Royaux de France un recueil de romans en prose dérivés de nos vieux poèmes. Ainsi l’épopée de Tasse et surtout l’œuvre héroï-comique d’Arioste se relient par une filiation continue à nos plus anciens monuments épiques. Muratori nous a rapporté qu’au treizième siècle on chantait communément sur les places les gestes de Roland et d’Olivier. À cette époque d’ailleurs le français, comme l’attestent bien des manuscrits découverts, était dans l’Italie du Nord la langue littéraire et classique : on a retrouvé dans les bibliothèques toute une série de romans carolingiens écrits en vers français. Si bien que chez nos voisins la langue nationale a beau prendre son essor, la tradition de nos paladins s’impose à ses poètes et à ses conteurs et de récits en récits vient aboutir à Pulci et à Boiardo.

L’Espagne ne tarda pas à relever de nos chansons de geste : elle accepta comme héros notre Roland, notre Olivier, notre Ogier le Danois, et même Éginhard et cet Aimeri de Narbonne désormais impérissable sous le nom d’Aymerillot. Où ne pénètrent alors ce Roland, cet Olivier, et ce même Ogier, et Renaud de Montauban, et Gérard de Vienne, et les fameux Lohérains, et Guillaume d’Aquitaine, le rude guerrier des Aliscamps ? Nous les retrouvons en Angleterre, chez les Scandinaves, aux Pays-Bas, en Allemagne où plus tard le thierepos, l’épopée des animaux dont les Allemands sont si fiers, provient de notre Roman du Renart, antérieur à la première version germanique, puisqu’il date au moins en partie de 11477. C’est ainsi que nos paladins et nos princesses cheminèrent triomphalement à travers toute l’Europe, partout accueillis et fêtés par l’imitation enthousiaste ; car dans le domaine de la poésie comme dans les tournois et les cours d’amour, nos Français furent vainqueurs et nos Françaises souveraines. Au quatorzième siècle et au quinzième l’Italie prend la dictature intellectuelle du monde qui semble partagée au seizième ; mais à partir du dix-septième siècle elle revint à la France pour ne plus lui échapper. En effet, au siècle des Pascal et des Corneille, tous les peuples tenaient leurs yeux attachés sur la France ; ils contemplaient Versailles où triomphaient Molière et Racine, comme on contemple le soleil. Et si les étrangers parurent désapprendre leur génie national, ils ne firent en réalité que le retremper à la meilleure des disciplines, à la seule école où se fût accomplie depuis l’antiquité la grande harmonie du Vrai et du Beau !

Le culte du Beau parut décliner au dix-huitième siècle : ce fut au Vrai que se consacra surtout l’effort des intelligences qui firent ce siècle si grand. La vérité morale avait été explorée, scrutée, pénétrée par l’âge précédent, par le siècle des La Bruyère et des Bourdaloue : alors la vérité sociale fut recherchée pour la première fois, pour la première fois exposée avec quel rayonnement du génie et de l’esprit français ! car le dix-huitième siècle fut un athlète, mais un athlète élégant et parfumé. Dans les œuvres de nos illustres pères le Vrai, c’est-à-dire la poursuite de la tolérance, la réclamation de toute l’égalité possible, l’ambition de la paix et de la fraternité, se personnifia avec une telle force, un tel éclat, que de tous les côtés de l’Europe les regards se portèrent encore non plus sur Versailles mais sur Paris. Des délégations de tous les pays venaient trouver ce châtelain de Ferney, toujours plus jeune sous le redoublement des années, et recevoir la parole d’émancipation de cette bouche qui avait si fréquemment jeté le cri de la pitié et de l’humanité méconnues. C’était à Paris également, comme dans une forge de Vulcain, que les idées françaises se frappaient sur une retentissante enclume pour se répandre bientôt, comme en monnaies et en médailles, à travers toute l’Europe. Première diffusion que devait suivre la propagande de nos assemblées et de nos légions, diffusion encore pacifique, mais déjà si rapide et si puissante ! Les rois eux-mêmes s’inspirèrent de notre génie en même temps que les peuples se donnaient à nous. Il n’est pas de moment plus captivant pour l’historien et le penseur que ces années d’étincelante polémique et de propagande au grand jour, où la reconnaissance du genre humain saluait avec une ferveur enthousiaste ceux qui faisaient ainsi resplendir la France sur l’univers, Montesquieu, cette clarté, Rousseau, cet orage, Diderot, cette flamme, Voltaire, cette lumière !

Actuellement la France de Rabelais et de Pascal, de Molière et de Montesquieu, de Bossuet et de Voltaire, n’est pas descendue de ce piédestal où pendant trois siècles toutes les nations l’ont honorée comme la grande statue exemplaire ! Jusqu’en 1815, l’Allemagne nous semble avoir tenu le principat intellectuel, de par Goethe et Schiller, Herder et Fichte ; mais depuis la Restauration, date d’une seconde Renaissance, depuis l’apparition des Villemain, des Thierry, des Michelet ; depuis l’avènement de Lamartine et de Victor Hugo, quelle est la littérature dont l’Europe, même involontairement, proclame la suprématie irrécusable ? C’est toujours la littérature française rajeunie par des chefs-d’œuvre en tous genres et surtout en des genres nouveaux. Sans omettre les réserves du goût et de la morale, aimons ce dix-neuvième siècle français dont nous sommes les enfants et qui, dans notre pays, s’est attesté par de tels monuments de prose élevée et de poésie souveraine. Aimons ce siècle de tout notre patriotisme littéraire, car il nous a fait de nouveau les maîtres de la forme et de la pensée devant les peuples éblouis, car il a une fois de plus imposé notre génie à l’émulation de l’Europe, et, j’oserai le dire, en imprimant à ce génie un caractère plus sympathique et plus humain encore et par là peut-être plus durable. C’est que notre littérature du dix-neuvième siècle a sur ses aînées cet incontestable avantage d’être plus accessible à tous et plus aimante pour tous, d’exprimer des sentiments plus fraternels et des idées plus généreuses, de se révéler plus philanthropique et, quoi qu’on dise, plus chrétienne, de porter sur elle-même le double signe des temps nouveaux, l’amour et la justice !

Devant cette revue du passé, en face de ce spectacle du présent que je n’ai fait qu’indiquer, mais dont on peut démêler déjà toutes les clartés rassurantes, le patriotisme littéraire me semble devoir être raffermi, fortifié dans vos cœurs. Sur ce point comme pour toute autre chose, ne nous laissons pas aller au découragement malsain, à la stérile défaillance. Croyez-moi, l’emblème du présent et de l’avenir aussi pour notre chère France, ce n’est pas le crépuscule, mais l’aurore émergeant des ténèbres de la nuit.

Rappelez-vous cette scène immortelle du drame shakespearien où Juliette dit à Roméo : « C’est le rossignol et non l’alouette dont la voix frappe ton oreille. » Et Roméo de répondre : « Non, ce n’est pas le rossignol, mais l’alouette, messagère du matin. » Et nous aussi, parlons comme Roméo. Ce que nous entendons dans les voix confuses de la Patrie qui se relève ce n’est pas le rossignol, oiseau des deuils et des mélancolies, c’est l’alouette, symbole ailé, mélodieux témoin de la résurrection et de l’espérance.