(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIe entretien. Sur le caractère et les œuvres de Béranger » pp. 253-364
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(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIe entretien. Sur le caractère et les œuvres de Béranger » pp. 253-364

XXIIe entretien.
Sur le caractère et les œuvres de Béranger

I

Nous avons laissé Béranger jeune, pauvre, cherchant son talent en lui-même, et cherchant sa voie dans le monde, indécis comme tout homme l’est à cet âge sur ses propres opinions, rêvant un poème épique national et monarchique, attendri sur les destinées tragiques des Bourbons, célébrant le rétablissement du culte d’État dans sa patrie, applaudissant à l’inauguration providentielle d’une dynastie militaire sur un trône recrépi de gloire et de force ; en un mot nous avons laissé ce jeune homme faisant tout ce que M. de Fontanes, M. de Chateaubriand, M. de Bonald auraient pu faire pour la restauration poétique du passé : disons mieux, nous l’avons laissé ne sachant pas ce qu’il faisait, écolier du hasard ébauchant les thèmes de l’inexpérience et de l’imagination.

Il lui fallait des patrons ; il eut le malheur de les trouver dans le groupe des poètes lauréats de l’Empire. Ce groupe tenait à cette époque les clefs de la fortune et de la renommée. Cette école des poètes administratifs se composait d’une centaine d’hommes d’esprit et de talent parmi lesquels primaient au-dessus de tous les Fontanes, les Arnault, les Étienne. Cette école, très monarchique alors, ne devait pas tarder à devenir très libérale, révolutionnaire contre les Bourbons ; il faut en excepter M. de Fontanes, qui ne vit plus qu’un usurpateur dans son demi-dieu aussitôt que ce demi-dieu fut le vaincu de l’Europe.

Ces administrateurs de la poésie officielle eurent bien vite le pressentiment du talent futur de ce jeune homme ; ils songèrent à l’accaparer pour le parti du gouvernement par une de ces petites places qui soldent mal, mais qui enrégimentent souvent pour toujours le génie indigent. Mais, indépendamment de ces patrons littéraires, le jeune Béranger en avait trouvé un plus haut et plus puissant dans Lucien Bonaparte.

Lucien Bonaparte avait quelque chose de romain de la vieille république dans le caractère et dans l’attitude. Bien qu’il eût été le complice le plus pressé, le plus intrépide et le plus éloquent du coup d’État de famille au dix-huit brumaire ; bien qu’il eût été le ministre le plus intime et le plus habile de la dictature de son frère sous le Consulat, Lucien conservait contre la monarchie je ne sais quel vieux levain de républicain déchu qui le faisait chef d’une certaine opposition bien séante. Cette opposition n’avait pas de danger pour la monarchie, mais elle avait encore une certaine grâce fière qui plaisait aux anciens conventionnels : quand on ne veut plus agir on aime encore à murmurer. Lucien était le représentant de ce murmure sourd de la république déçue ; il était de plus orateur et poète ; à tous ces titres une popularité aussi littéraire que politique s’attachait à son nom. Il a montré depuis, par son noble exil pendant la monarchie universelle de son frère et par son dédain des trônes offerts, qu’il avait réellement un grand cœur et que l’honnête homme dominait en lui l’ambitieux.

II

Béranger lui adressa ses premières poésies comme au Mécène naturel des jeunes talents qui se souvenaient de la République et qui voulaient, tout en aspirant à la renommée, garder la dignité de leurs préférences. La lettre de Béranger, dit-il lui-même, était admirablement calculée pour que le républicanisme avoué par le jeune poète fut une caresse noble aux opinions présumées de Lucien, sans être une brutalité démagogique. On ne connaît pas la lettre, mais on peut s’en rapporter en fait de nuance à la dignité fière et fine de Béranger, un des plus habiles écrivains qui aient jamais aiguisé sur une page la pointe d’une plume de diplomate.

Lucien lut la lettre, accueillit le jeune homme, le caressa et lui conseilla d’être neuf par le sujet sans cesser jamais d’être classique par le style. Il fit mieux ; joignant la libéralité à la leçon, il pria Béranger d’accepter son propre traitement de 1 500 francs comme membre de l’Institut. Il voulait, disait-il, lui assurer ainsi le loisir poétique. Béranger ne crut pas déroger à sa dignité en acceptant de l’amitié ce qu’il aurait refusé de la puissance. Ce traitement, tout littéraire de sa nature, inutile à l’opulent césarien, n’était que le gage de l’indépendance au lieu d’être la solde de la servilité. Jamais le jeune poète n’oublia ce service : il avait coulé du cœur de Lucien comme une prière, il avait touché le cœur de Béranger comme un sentiment. Il y eut peut-être toujours un peu de cette reconnaissance honorable dans la faiblesse de Béranger pour la gloire militaire du héros de la famille.

III

Quelque temps après, le poète Arnault, qui occupait une haute situation dans le gouvernement des lettres, obtint pour Béranger de M. de Fontanes, grand maître de l’Université, un emploi de bureau au traitement de 1 800 francs dans l’administration de l’instruction publique. C’était un premier degré à des fonctions littéraires plus lucratives et plus élevées, un prétexte à traitement. C’était le temps où Parny, qu’on appelait le Tibulle français, était commis dans les bureaux de M. Français de Nantes, directeur des droits réunis, et où Chateaubriand était ministre plénipotentiaire dans une bourgade des Alpes un peu moins grande que Nanterre. On voulait discipliner le génie en soldant la littérature. Tout prétexte était bon.

Un autre patronage, moins élevé et plus dangereux pour Béranger, fut celui de cette réunion bachique de chansonniers dont nous avons parlé en commençant, le Caveau. Il y avait là une gloire joviale, facile, enivrante, gloire de table qu’on se renvoyait au dessert de convive à convive, qui ne coûtait que l’écot d’un dîner et un refrain grivois ou gastronomique, et qui cependant se répandait assez promptement de la salle à manger dans la rue, par la voix des chanteurs publics. Béranger fut tenté de cette gloriole. C’était naturel à un jeune employé de bureau qui débordait d’esprit et qui ne savait où le répandre. Le plus séduisant, le plus naïf et le plus sincère des chansonniers de tous nos siècles chantants, Désaugiers, introduisit Béranger dans cette académie des couplets de table. Béranger eut la mauvaise fortune d’y être applaudi. Son talent, au commencement, prit le pli de la nappe. Son inspiration se rétrécit à la mesure des cinq ou six vers auxquels on attachait le refrain comme un grelot de folie à la robe d’Épicure. L’épigramme remplaça l’enthousiasme. Il s’en fallut peu que le poète fût perdu dans le chansonnier et que la poésie ne fût noyée dans son propre verre. Heureusement le génie résiste à tout ; la nature avait fait Béranger politique et philosophe, le Caveau ne put jamais en faire un buveur. Il n’emporta de la table du restaurateur que le sel piquant et amer dont Désaugiers et Collé avant lui salaient leur atticisme dans leurs inimitables gaietés de vers.

Cependant Béranger les égala quelquefois, à force de travail caché, dans quelques chansons de cette époque épicurienne de sa vie, notamment dans la chanson du Roi d’Yvetot. On croit y voir ressusciter Collé, un siècle après sa mort, pour fustiger légèrement l’Empire et la gloire avec une barbe de plume qui chatouille, mais qui ne fouette pas jusqu’au sang.

Il était un roi d’Yvetot
    Peu connu dans l’histoire,
Se levant tard, se couchant tôt,
    Dormant fort bien sans gloire.
……………………………………
……………………………………

Il faisait ses quatre repas
    Dans son palais de chaume,
Et sur un âne, pas à pas,
    Parcourait son royaume.
Joyeux, simple, et croyant le bien
Pour toute garde il n’avait rien
                Qu’un chien.
……………………………………
……………………………………

Il n’agrandit point ses États.
    Fut un voisin commode,
Et, modèle des potentats,
    Prit le plaisir pour code.
Ce n’est que lorsqu’il expira
Que le peuple qui l’enterra
                Pleura.
……………………………………
……………………………………

Ajoutez les refrains, c’est Collé ; ôtez les refrains, c’est La Fontaine. Mais déjà entre La Fontaine et Collé il y a Béranger.

Ces couplets, qui n’ont l’air que de sourire, cachent sous la jovialité la pointe de l’épigramme. Béranger les chanta, dit-on, à M. de Fontanes, son patron ; celui-ci les lut à son tour à l’empereur. Il fallait que l’empereur et le ministre fussent bien aveuglés par la fortune pour ne pas entendre à demi-mot, sous ces premiers couplets d’opposition, le murmure sourd de l’opinion qui commençait le sarcasme contre le despotisme et la conquête.

La chanson, dit-on encore, dérida César : dans ce grotesque miroir il ne reconnut pas son image renversée. Mais le peuple la reconnut, et cette chanson, devenue proverbe populaire, fut une des premières flèches de l’opinion contre le dominateur du monde.

La chanson du Sénateur, modèle achevé de raillerie grivoise contre la vanité sénatoriale et l’obséquiosité bourgeoise, fut un autre trait qui passa par-dessus la tête de Napoléon pour aller effleurer d’un premier ridicule un corps jusque-là inviolable de l’État. On en rit au palais, et l’empereur, dit-on, la chanta lui-même, sans se douter que le rire viendrait un jour ricocher de son sénat jusque sur son trône.

Le prodigieux succès de ces deux bluettes fit comprendre tout de suite à Béranger combien la politique était un assaisonnement piquant à la chanson, et combien l’opposition était supérieure à l’ivresse ou à l’amour pour la popularité d’un couplet.

Bientôt après il commença à caresser le plébéianisme prolétaire dans sa remarquable chanson des Gueux, véritable philosophie de la misère. Un grain de sel d’opposition relevait aussi ces couplets :

Vous qu’afflige la détresse,
Croyez que plus d’un héros
Dans le soulier qui le blesse
Peut regretter ses sabots.

Du faste qui vous étonne
L’exil punit plus d’un grand ;
Diogène, dans sa tonne,
Brave en paix un conquérant.

D’un palais l’éclat vous frappe,
Mais l’ennui vient y gémir :
On peut bien manger sans nappe,
Sur la paille on peut dormir.

IV

L’invasion de 1814 interrompit à peine ces chansons ; dès le mois de mai de cette année, nous retrouvons Béranger au Caveau, en compagnie de Désaugiers, chantant en convive patriote, mais toujours gai, les meilleures espérances de la patrie après ses revers. Quatre vers de sa chanson autorisent suffisamment à croire qu’il n’accusait point alors les Bourbons des désastres de l’Espagne, de Moscou, de Leipsick. Un de ces couplets fait une allusion approbative au mot de Charles X : « Il n’y a qu’un Français de plus. » Un autre couplet fait une allusion reconnaissante aux secours que Louis XVIII avait distribués aux prisonniers français en Angleterre. On voit que le royalisme, résigné, sentiment presque unanime de cette époque, respirait à son insu dans ses vers :

……………………………………
……………………………………
Lorsqu’ici nos cœurs émus
Comptent des Français de plus,
               Mes amis, mes amis,
        Soyons de notre pays.

Et plus loin :

Louis, dit-on, fut sensible
Aux malheurs de ces guerriers
Dont l’hiver le plus terrible
À seul flétri les lauriers.
Près des lis, qu’ils soutiendront,
Ces lauriers reverdiront.
       Mes amis, mes amis,
Soyons de notre pays.

Enchaîné par la souffrance,
Un roi fatal aux Anglais1
A jadis sauvé la France
Sans sortir de son palais.
On sait, quand il le faudra,
Sur qui Louis s’appuiera.

Aimons, Louis le permet,
Tout ce qu’Henri Quatre aimait.

On parle de l’inébranlable fixité des hommes, fixité qui ne serait qu’une incorrigible stupidité ! Que l’on concilie cependant de pareils vers dans le poète de 1814 avec ceux qu’il écrivit quelques années plus tard ! Le poète ne songeait évidemment alors, comme tout le monde, qu’à panser les plaies de la France et de l’Europe et qu’à rallier tous les combattants pacifiés dans une concorde patriotique.

En veut-on une autre preuve ? Qu’on lise les deux couplets suivants de la chanson de cette date, intitulée : la Grande Orgie :

Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.
Fi d’un honneur
Suborneur !
Enfin du vrai bonheur
Nous porterons les signes.
Les rois boiront
Tous en rond,
Les lauriers serviront
D’échalas à nos vignes.

L’opposition prématurée et inique y reçoit même un coup de marotte :

Graves auteurs,
Froids rhéteurs,
Tristes prédicateurs,
Endormeurs d’auditoires,
Gens à pamphlets,
À couplets,
Changez en gobelets
Vos larges écritoires.
Que le vin pleuve dans Paris,
Pour voir les gens les plus aigris
Gris.

V

Au mois de juin, la note commence à changer avec le souffle populaire ; mais l’opposition, dans les couplets de cette année, ne s’adresse encore qu’à la Chambre obséquieuse, à l’aristocratie gourmée du faubourg Saint-Germain, au clergé envahissant, à la censure ombrageuse. On voit cependant que le poète, accoutumé, sous M. de Rovigo et sous M. de Fontanes, à la rude discipline de la pensée, avait pris vite au sérieux la liberté de la presse.

Il s’en explique avec une loyale modération dans la chanson du Nouveau Diogène :

Où je suis bien, aisément je séjourne ;
Mais, comme nous, les dieux sont inconstants ;
Dans mon tonneau, sur ce globe qui tourne,
Je tourne avec la fortune et le temps.

Pour les partis, dont cent fois j’osai rire,
Ne pouvant être un utile soutien,
Devant ma tonne on ne viendra pas dire :
Pour qui tiens-tu, toi qui ne tiens à rien ?

J’aime à fronder les préjugés gothiques,
Et les cordons de toutes les couleurs ;
Mais, étrangère aux excès politiques,
Ma Liberté n’a qu’un chapeau de fleurs.

Pendant les Cent-Jours on n’entend pas sa voix. Il est évident qu’il gémit en secret sur l’invasion de la France par l’île d’Elbe et sur les funérailles de Waterloo. Mais, aussitôt après cet holocauste de notre malheureuse armée, sa voix s’attriste et se résigne ironiquement au deuil patriotique de son pays. Sa chanson intitulée : Plus de Politique avait tellement l’accent tragique du cœur consterné de la France qu’elle associa, plus qu’aucune autre, le nom de Béranger aux larmes et aux indignations sourdes de la nation.

L’armée adopta l’homme qui la pleurait ainsi :

Moi, peureux dont on se raille,
Après d’amoureux combats,
J’osais vous parler bataille
Et chanter nos fiers soldats.
Par eux la terre asservie
Voyait tous ses rois vaincus.
  Rassurez-vous, ma mie :
  Je n’en parlerai plus.

Sans me lasser de vos chaînes,
J’invoquai la liberté ;
Du nom de Rome et d’Athènes
J’effrayais votre gaîté.
Quoiqu’au fond je me défie
De nos modernes Titus,
  Rassurez-vous, ma mie :
  Je n’en parlerai plus.

Oui, ma mie, il faut vous croire ;
Faisons-nous d’obscurs loisirs.
Sans plus songer à la gloire,
Dormons au sein des plaisirs.
Sous une ligue ennemie
Les Français sont abattus.
  Rassurez-vous, ma mie :
  Je n’en parlerai plus.

Ces vers ne sont pas d’une bien haute poésie, mais ils sont d’un profond accent de patriotisme, qui est la poésie du poète politique. Où est la grande pensée de la Marseillaise ? Dans l’accent ! Elle chantait mal, mais c’était la voix des frontières ; la voix de Béranger était le cri de Waterloo.

VI

Le chansonnier devenait de plus en plus un poète politique ; c’est sous ce rapport seulement que nous le considérons ici.

Les chansons de table ou de jeunesse dont ce premier volume est enrichi suivant les uns, maculé selon nous, ne sont pas de la compétence de la critique ; elles sont de la compétence de la morale. Nous n’en méconnaissons pas la double verve, mais cette verve bachique ou érotique n’est pas de la littérature, encore moins de la politique : c’est de l’agrément, de la folie, de l’ivresse, du scandale, du badinage si l’on veut ; mais, quand on a l’oreille du peuple, il ne faut pas badiner avec le vice. D’ailleurs la critique est à jeun et le poète est ivre ; il n’y a pas de parité entre eux, ils ne pourraient s’entendre : l’un raisonne et l’autre délire. Ne relisons donc pas ces pages. Toutefois nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse quand nous rencontrons sous nos doigts les débauches de gaieté folle dans ces volumes, dont les mères déchireront bien des pages pour préserver l’innocence de leurs fils. Ces pages nous font l’effet de ces couronnes de roses, de ces boucles de cheveux blonds noués de faveurs déteintes que l’on trouve quelquefois au fond d’une cassette, dans l’inventaire après décès d’un vieillard, souvenirs des joies de la vie qui jurent avec la gravité du moment. Ces roses qu’on a respirées un jour avec délices, à table ou au bal, ont un aspect morose et une odeur malséante sur le cercueil d’un sage que nous n’avons jamais connu que sous la couronne de ses cheveux blancs. Laissons donc le poète des heureux, et revenons au poète du peuple.

VII

À mesure que le gouvernement de la Restauration durait, sa nature, ses difficultés, ses fautes, et surtout celles de son parti et de ses Chambres parlementaires, aliénaient de la royauté des Bourbons une plus grande masse d’opinions désaffectionnées, aigries ou hostiles.

Les impôts et les emprunts dont il avait fallu charger la propriété, après les deux invasions dont la Restauration était innocente, puisqu’il fallait payer la rançon du territoire, les fureurs mal contenues de la Chambre de 1815, les massacres de Nîmes et de Toulouse, les listes de proscription dressées à regret par le roi sous le doigt impérieux d’une Chambre vengeresse ; les meurtres incléments et impolitiques des généraux, de Labédoyère, du maréchal Ney, meurtres qui, dans quelques hommes, atteignaient l’armée tout entière ; les procès pour cause de libelles, les prisons pour cause de couplets, les missions plus royalistes que religieuses parcourant le pays, présentant la croix à la pointe des baïonnettes, et répandant sur toute la surface de la France moins des apôtres de religion que des proconsuls d’agitations civiles ; la guerre d’Espagne, guerre qui était en réalité française, mais qui paraissait une guerre intéressée de la maison de Bourbon seule contre la liberté des peuples ; enfin la mort de Louis XVIII, ce modérateur emporté malgré lui par l’emportement de son parti ; l’avènement de Charles X, qu’on supposait le Joas vieilli d’un souverain pontife prêt à lui inféoder le royaume ; les oscillations de son gouvernement, jeté, des mains prudentes de M. de Villèle, aux mains conciliantes de M. de Martignac, pour passer aux mains égarées de M. de Polignac ; l’abolition de la garde nationale de Paris, cette déclaration de guerre entre la bourgeoisie et le trône : toutes ces circonstances, tous ces malheurs, tous ces excès, toutes ces fautes, toutes ces faiblesses, toutes ces violences, toutes ces folies avaient progressivement fait de l’opposition populaire en France une puissance plus forte que le Gouvernement.

Béranger avait ressenti ces torts dans son cœur par le contrecoup du cœur du peuple. On pourrait écrire par ses chansons l’histoire de l’esprit public pendant la Restauration ; elles sont véritablement l’almanach chantant des drames divers, comiques ou sérieux, qui firent rire, gronder, saigner la France jusqu’à la chute tragique de la monarchie des Bourbons. Jamais un pays ne se personnifia davantage dans son poète. Il faut dire aussi, à la gloire du poète des révolutions, que son talent, d’abord badin et moqueur, grandit avec les circonstances, et qu’après avoir joué avec l’opinion il finit par frémir avec elle ; la passion publique le trouva à la hauteur de ses colères. Il avait été l’Aristophane du trône, de l’aristocratie, de l’Église ; il devint le Tyrtée de la nation et de la Révolution. C’est alors que ses chansons devinrent, en réalité, des odes. Ce sont celles-là surtout que nous citerons.

VIII

Mais, d’abord, disons un mot des trois éléments qui concoururent alors à former cette opposition terrible contre les Bourbons de 1814 et qui donnèrent à Béranger cette popularité combinée et irrésistible sous laquelle il fit écrouler une dynastie, hélas ! pour en relever une autre moins légitime. La décomposition historique de ces trois éléments nous donnera le secret de ce qu’il y a eu de fugitif et de ce qu’il y aura de permanent dans la popularité du nom de Béranger.

Ces trois éléments d’opposition étaient, de 1826 à 1830, d’abord le bonapartisme de l’armée, force immense dans un peuple de soldats où cent mille légionnaires, généraux, officiers ou sous-officiers, licenciés ou aigris par les revers et par l’inaction, semaient dans toutes les villes et dans toutes les chaumières l’éternelle légende des exploits de leur César et l’éternelle complainte de leur propre déchéance. Béranger, en faisant vibrer la corde de la gloire, faisait vibrer du même doigt la corde de cet innombrable parti.

Le second de ces éléments était la Révolution.

La liberté dont on jouissait depuis la chute de l’Empire réveillait les âmes. On ne peut pas impunément laisser penser la France ; dès qu’elle pense, elle conspire : elle conspire à haute voix sous les gouvernements despotiques ; elle conspire à voix basse sous les gouvernements absolus.

Or dans ce qu’on appelle la Révolution en France il y a deux natures : une nature irréfléchie, inquiète, convulsive, incapable de repos, sans autre but que sa propre agitation, envieuse des supériorités et inhabile à en produire elle-même ; toujours prête à renverser sans savoir ce qu’elle veut construire, sorte de fièvre nerveuse nationale qui donne des convulsions au corps social au lieu de lui donner la croissance régulière et l’action progressive qui forment ce qu’on appelle la civilisation : c’est ce qui distingue l’esprit de faction et de démagogie de l’esprit de civisme et de liberté.

Cet esprit de faction et de démagogie a sa langue à part, langue triviale, dénigrante, quelquefois ordurière, jetant le mépris, l’offense, l’injure, le ridicule sur les choses et sur les hommes qu’elle veut saper ; prêtant des pierres à la multitude pour lapider les noms qui l’offusquent, comme les démagogues d’Athènes prêtaient des coquilles aux Athéniens pour proscrire Aristide.

Les tribuns ambitieux se servent de cette langue des démagogues, tout en les redoutant, comme on se sert de la poudre pour faire éclater le rocher. Béranger a eu le tort de s’en servir quelquefois dans ses chansons de guerre contre le gouvernement des Bourbons. Nous n’offensons pas sa chère mémoire en l’avouant ici, car lui-même, quand il eut généreusement déposé les armes après la victoire, reconnaissait devant nous que la sainte colère de la liberté l’avait emporté quelquefois, dans sa jeunesse, au-delà du juste. Qui de nous, hommes qui avons traversé un demi-siècle de combats d’opinion, de presse, de tribune, peut se rendre témoignage qu’il ne regrette pas un mot tombé de sa bouche ou de sa plume ? Un tel homme ne serait pas un homme, ce serait le dieu de l’impartialité !

IX

Nous en avons dit assez pour montrer notre désapprobation de ce genre d’opposition dans les opinions. Nous ne l’approuvons pas davantage dans le style. Ce genre de littérature, quand on s’y livre, a l’inconvénient de ne faire considérer les choses et les hommes que du côté ridicule, et, par conséquent, de rabaisser, de ravaler, de fausser l’esprit, comme de dégrader la langue. Vadé était un poissard, ce n’était pas un Français.

Il en est exactement de ces chansonniers de carrefour ce qu’il en est des peintres de caricatures, qui s’étudient à prendre la figure humaine en moquerie et à la traduire en dérision. À force de peindre le laid ils finissent par ne plus pouvoir peindre le beau. C’est Callot et Raphaël : il y a un monde entre eux. Voilà pourquoi j’ai toujours haï la caricature, cette ironie de l’œuvre de Dieu, ce blasphème au crayon. Béranger n’était pas fait pour ce jargon ; aussi le dépouilla-t-il bientôt comme une grimace de la langue qui n’allait pas à son génie. Il reprit sa langue naturelle, celle d’Anacréon, d’Horace, de Pindare et de Racine.

Mais il y avait un troisième élément dans l’opposition de Béranger, élément qui purifiait et qui transformait en lui les deux autres : c’était la charité du peuple, le charitas generis humani de Cicéron ; son âme en était réellement pétrie.

Cette charité du genre humain le dévorait d’un amour patient, mais actif, des progrès de la raison humaine, d’une sainte haine contre les barbaries, les ignorances, les crédulités, les langes, les lisières de toute espèce dans lesquels l’esprit humain est enveloppé par des institutions plus propres à l’enfance qu’à la maturité des peuples. Il voulait une liberté de penser et de croire respectueuse pour la pensée et pour la foi d’autrui ; une indépendance mutuelle de l’État, qui est le gouvernement des corps par les lois, et de la religion, qui est le gouvernement de Dieu par la conscience ; une égalité, non de nivellement, égalité contre nature, qui n’a fait que des inégalités dans toutes ses œuvres, égalité qui ne serait pas la perpétuelle violence des infériorités aux supériorités naturelles. Mais il voulait une égalité de droit qui donne à chacun la faculté de s’élever par le travail et la vertu au niveau relatif de ses forces, une assistance paternelle et fraternelle des gouvernements et des citoyens aux classes les plus déshéritées de lumières et de fortune ; une Providence de tous pour tous, exprimée et administrée par un gouvernement de la misère publique, sans faiblesse pour la paresse, sans indulgence pour le vice, mais sans insensibilité pour le vrai malheur. Enfin il concevait un amour sévère, intelligent, mais efficace et ardent, du peuple : c’était la passion innée de ce bon et grand citoyen ; c’était l’âme cachée de son opposition à tous les régimes qui ne réalisaient pas sa pensée ; c’était le feu sacré de ses poésies comme de sa vie ; c’était sa philosophie politique ; c’était tout son républicanisme.

De ces trois éléments de son opposition, les deux premiers devaient mourir parce qu’ils n’étaient que des esprits de parti ; mais le troisième élément de l’opposition de Béranger était immortel comme la philosophie de la raison et comme la charité des peuples dont il était l’expression. Par ces deux premiers éléments de sa poésie aussi Béranger devait mourir ; par le troisième il devait durer autant que le souvenir et la reconnaissance du peuple. L’homme de l’opposition bonapartiste est mort ; l’homme de l’opposition orléaniste contre les Bourbons de 1815 est mort ; l’homme de la raison humaine et de la charité populaire ne mourra pas !

Voilà, selon nous, le secret de la popularité vivace, renaissante, éternelle en France de Béranger. On a enseveli avec lui les passions de sa jeunesse, mais on n’a pas enseveli sa vertu publique : elle percera les pierres de son tombeau, et elle refleurira tant qu’il y aura une âme du peuple en France pour la recueillir !

X

Revenons aux chansons.

Nous remarquons d’abord les Oiseaux, chanson touchante adressée à son protecteur, le poète Arnault, partant pour l’exil : elle rappelle la fidélité de La Fontaine à Fouquet. Elle n’est pas de l’opposition, elle est de la reconnaissance.

Les Oiseaux.

L’hiver, redoublant ses ravages,
Désole nos toits et nos champs ;
Les oiseaux sur d’autres rivages
Portent leurs amours et leurs chants.
Mais le calme d’un autre asile
Ne les rendra pas inconstants ;
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

À l’exil le sort les condamne,
Et plus qu’eux nous en gémissons !
Du palais et de la cabane
L’écho redisait leurs chansons.
Qu’ils aillent d’un bord plus tranquille
Charmer les heureux habitants.
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Oiseaux fixés sur cette plage,
Nous portons envie à leur sort.
Déjà plus d’un sombre nuage
S’élève et gronde au fond du nord.
Heureux qui sur une aile agile
Peut s’éloigner quelques instants !
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Ils penseront à notre peine,
Et, l’orage enfin dissipé,
Ils reviendront sur le vieux chêne
Que tant de fois il a frappé.
Pour prédire au vallon fertile
De beaux jours alors plus constants,
Les oiseaux que l’hiver exile
Reviendront avec le printemps.

Le Marquis de Carabas et la Marquise de Pretintailles, deux petits pamphlets à double but, l’un de dérider la bourgeoisie, l’autre de désinféoder le paysan, sont restés des proverbes de gaieté et de comique dans l’oreille du peuple. Les prétentions surannées de la noblesse, exagérées par le pinceau d’un autre Molière, y sont livrées à la risée de la multitude comme des tartufes de vanité.

Le poète s’élève dans la chanson du Dieu des bonnes gens jusqu’à des hauteurs lyriques ; la patrie humiliée frémit dans ces vers :

Il est un Dieu : devant lui je m’incline,
Pauvre et content, sans lui demander rien.
De l’univers observant la machine,
J’y vois du mal, et n’aime que le bien.
Mais le plaisir à ma philosophie
Révèle assez des cieux intelligents.
Le verre en main, gaîment je me confie
        Au Dieu des bonnes gens.

Dans ma retraite, où l’on voit l’indigence,
Sans m’éveiller, assise à mon chevet,
Grâce aux amours, bercé par l’espérance,
D’un lit plus doux je rêve le duvet.
Aux dieux des cours qu’un autre sacrifie !
Moi, qui ne crois qu’à des dieux indulgents,
Le verre en main, gaîment je me confie
        Au Dieu des bonnes gens.

Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô rois qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
        Au Dieu des bonnes gens.

Dans nos palais, où, près de la Victoire,
Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,
J’ai vu du Nord les peuplades sans gloire
De leurs manteaux secouer les frimas.
Sur nos débris Albion nous défie ;
Mais les destins et les flots sont changeants :
Le verre en main, gaîment je me confie
        Au Dieu des bonnes gens.

On regrette seulement dans ces beaux vers que le refrain, sans rapport avec la pensée, vienne terminer la strophe, qui serait une ode, et qui redevient ainsi malheureusement un couplet. Quelle logique y a-t-il entre l’Empire qu’on pleure en larmes épiques et le dieu des bonnes gens auquel on se confie gaîment ? C’est le vice du genre, et c’est en même temps sa trop grande facilité ; le refrain remplace le coup de massue que doit frapper l’ode à la fin de la strophe.

XI

Le Retour dans la patrie, élégie chantée par un soldat ou un proscrit, n’a pas ce vice. Le refrain y est le cri de l’amour de la patrie à l’aspect du rivage paternel :

    Qu’il va lentement le navire
    À qui j’ai confié mon sort !
    Au rivage où mon cœur aspire
    Qu’il est lent à trouver un port !
            France adorée !
            Douce contrée !
Mes yeux cent fois ont cru te découvrir.
            Qu’un vent rapide
            Soudain nous guide
Aux bords sacrés où je reviens mourir.
    Mais enfin le matelot crie :
    Terre ! terre ! là-bas, voyez !
    Ah ! tous mes maux sont oubliés.
            Salut à ma patrie !

    Oui, voilà les rives de France ;
    Oui, voilà le port vaste et sûr,
    Voisin des champs où mon enfance
    S’écoula sous un chaume obscur.
            France adorée !
            Douce contrée !
Après vingt ans enfin je te revois !
            De mon village
            Je vois la plage,
Je vois fumer la cime de nos toits.
    Combien mon âme est attendrie !
    Là furent mes premiers amours ;
    Là ma mère m’attend toujours.
            Salut à ma patrie !

    Au bruit des transports d’allégresse
    Enfin le navire entre au port.
    Dans cette barque où l’on se presse,
    Hâtons-nous d’atteindre le bord.
            France adorée !
            Douce contrée !
Puissent tes fils te revoir ainsi tous !
            Enfin j’arrive,
            Et sur la rive
Je rends au Ciel, je rends grâce à genoux.
    Je t’embrasse, ô terre chérie !
    Dieu ! qu’un exilé doit souffrir !
    Moi, désormais je puis mourir.
            Salut à ma patrie !

Il est impossible de ne pas remarquer combien l’art exquis du poète sait contenir comme un paysagiste un grand horizon dans le petit cadre de ses couplets ! La nécessité d’abréger le rend précis : il a peu de notes, mais il frappe toujours sur la note juste, et la brièveté ajoute à la force du sentiment.

XII

La chanson de la Sainte Alliance des peuples est moins une chanson qu’un chant ; j’y trouve une grande analogie de principes politiques avec la Marseillaise de la paix, chant lyrique que je composai après lui sur le même thème, mais qui n’avait pas les ailes de la musique pour le porter aux oreilles des peuples. Il y a d’ailleurs dans cette chanson de Béranger un accent de bonhomie, et on dirait presque de vieillesse anticipée, qui donne bien plus de charme et bien plus de persuasion populaire à sa philosophie. Écoutez ! vous croiriez entendre Platon politique devenu chansonnier pour apostoliser le peuple d’Athènes :

J’ai vu la Paix descendre sur la terre,
Semant de l’or, des fleurs et des épis ;
L’air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupis.
« Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,
« Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,
« Peuples, formez une sainte alliance,
        « Et donnez-vous la main.

« Pauvres mortels, tant de haine vous lasse ;
« Vous ne goûtez qu’un pénible sommeil.
« D’un globe étroit divisez mieux l’espace :
« Chacun de vous aura place au soleil.
« Tous, attelés au char de la puissance,
« Du vrai bonheur vous quittez le chemin.
« Peuples, formez une sainte alliance,
        « Et donnez-vous la main.

« Chez vos voisins vous portez l’incendie ;
« L’aquilon souffle, et vos toits sont brûlés ;
« Et, quand la terre est enfin refroidie,
« Le soc languit sous des bras mutilés.
« Près de la borne où chaque État commence
« Aucun épi n’est pur de sang humain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
        « Et donnez-vous la main.

« Des potentats, dans vos cités en flammes,
« Osent, du bout de leur sceptre insolent,
« Marquer, compter et recompter les âmes
« Que leur adjuge un triomphe sanglant.
« Faibles troupeaux, vous passez sans défense
« D’un joug pesant sous un joug inhumain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
        « Et donnez-vous la main.

« Que Mars en vain n’arrête point sa course :
« Fondez les lois dans vos pays souffrants ;
« De votre sang ne livrez plus la source
« Aux rois ingrats, aux vastes conquérants.
« Des astres faux conjurez l’influence ;
« Effroi d’un jour, ils pâliront demain.
« Peuples, formez une sainte alliance,
        « Et donnez-vous la main.

Les vers sont de cette correction classique et de cette sobriété vigoureuse qui caractérisent les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle ; la bonhomie y est sincère, mais elle y est habile : elle retourne contre la Restauration impuissante et contre les rois de l’Europe coalisés les calamités de la guerre dont son héros n’était certes pas innocent.

XIII

Les Enfants de la France, à peu près de la même date, sont un cri consolateur de patriotisme qui relève par la main de la poésie la patrie de sa prostration d’un jour.

Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !
Soulève enfin ton front cicatrisé ;
Sans qu’à tes yeux leur gloire en soit flétrie,
De tes enfants l’étendard s’est brisé…

De tes grandeurs tu sus te faire absoudre,
France, et ton nom triomphe des revers.
Tu peux tomber, mais c’est comme la foudre,
Qui se relève et gronde au haut des airs…

Le Vieux Drapeau tricolore est la complainte héroïque du soldat désarmé de la République et de l’Empire.

Il est caché sous l’humble paille
Où je dors pauvre et mutilé,
Lui qui, sûr de vaincre, a volé
Vingt ans de bataille en bataille !
Chargé de lauriers et de fleurs,
Il brilla sur l’Europe entière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Ce drapeau payait à la France
Tout le sang qu’il nous a coûté ;
Sur le sein de la Liberté
Nos fils jouaient avec sa lance.
Qu’il prouve encore aux oppresseurs
Combien la gloire est roturière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Son aigle est resté dans la poudre,
Fatigué de lointains exploits.
Rendons-lui le coq des Gaulois :
Il sut aussi lancer la foudre.
La France, oubliant ses douleurs,
Le rebénira, libre et fière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Las d’errer avec la Victoire,
Des lois il deviendra l’appui.
Chaque soldat fut, grâce à lui,
Citoyen aux bords de la Loire.
Seul il peut voiler nos malheurs :
Déployons-le sur la frontière.
Quand secouerai-je la poussière
Qui ternit ses nobles couleurs ?

Mais il est là, près de mes armes :
Un instant osons l’entrevoir.
Viens, mon drapeau ! viens, mon espoir !
C’est à toi d’essuyer mes larmes.
D’un guerrier qui verse des pleurs
Le Ciel entendra la prière.
Oui, je secouerai la poussière
Qui ternit tes nobles couleurs !

Ici le refrain n’a rien de banal ou de pastiche, comme dans tant d’autres de ses meilleures chansons. Il sort du sujet, il en fait partie ; sa répétition même lui donne de la force ; c’est le cri de guerre comprimé dans la poitrine du soldat, c’est le cri du peuple, c’est la clameur du chœur antique qui semble répondre aux larmes du vétéran. L’habileté du poète d’opposition n’y est pas moins sensible que dans les chansons précédentes ; car, en face du drapeau blanc qui règne par la paix, le cri de la gloire devient un cri séditieux. Derrière le rideau il y a un tribun dans le soldat, dans le peuple, dans le poète.

XIV

L’audace de Béranger s’accroît avec le succès.

La chanson de Louis XI est plus qu’un cri séditieux, c’est une invective sanglante, disons-le, injuste contre le vieux roi libéral, Louis XVIII, à qui sa vieillesse et ses infirmités mêmes sont imputées à crime. Ce sont des villageois qui parlent :

Notre vieux roi, caché dans ces tourelles,
    Louis, dont nous parlons tout bas,
Veut essayer, au temps des fleurs nouvelles,
    S’il peut sourire à nos ébats.

Quand sur nos bords on rit, on chante, on aime,
    Louis se retient prisonnier :
Il craint les grands, et le peuple, et Dieu même ;
    Surtout il craint son héritier.

Voyez d’ici briller cent hallebardes
    Aux feux d’un soleil pur et doux.
N’entend-on pas le Qui vive des gardes
    Qui se mêle au bruit des verrous ?

Il vient ! il vient ! Ah ! du plus humble chaume
    Ce roi peut envier la paix.
Le voyez-vous, comme un pâle fantôme,
    À travers ces barreaux épais ?

Dans nos hameaux quelle image brillante
    Nous nous faisions d’un souverain !
Quoi ! pour le sceptre une main défaillante !
    Pour la couronne un front chagrin !

Malgré nos chants il se trouble, il frissonne ;
    L’horloge a causé son effroi.
Ainsi toujours il prend l’heure qui sonne
    Pour un signal de son beffroi.

Mais notre joie, hélas ! le désespère :
    Il fuit avec son favori.
Craignons sa haine, et disons qu’en bon père
    À ses enfants il a souri.

Or le favori était le bourreau !

Qu’on se figure jusqu’à quelle ébullition de haine ou de mépris de pareils chants, insaisissables par la loi, trop saisissables par l’allusion, portaient l’opinion d’un peuple irritable et illettré, qui voyait un Louis XI dans son roi et un bourreau dans M. de Martignac. Aussi l’opinion personnifiée et incriminée dans Béranger, son organe et son provocateur, commençait-elle à être poursuivie dans les tribunaux. Mais les emprisonnements du poète donnaient des ailes plus fortes à ses chants. La chanson devenait tragédie !

Plus le dénouement approchait, plus Béranger ravivait le bonapartisme par la gloire ; ses chansons sur Sainte-Hélène ont l’accent d’un remords national qui ronge la conscience d’un peuple découronné.

Peut-être il dort ce boulet invincible
Qui fracassa vingt trônes à la fois.
Ne peut-il pas, se relevant terrible,
Aller mourir sur la tête des rois ?
Ah ! ce rocher repousse l’espérance :
L’aigle n’est plus dans le secret des dieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Il fatiguait la Victoire à le suivre ;
Elle était lasse : il ne l’attendit pas.
Trahi deux fois, ce grand homme a su vivre.
Mais quels serpents enveloppent ses pas !
De tout laurier un poison est l’essence ;
La mort couronne un front victorieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Dès qu’on signale une nef vagabonde :
« Serait-ce lui ? disent les potentats ;
« Vient-il encor redemander le monde ?
« Armons soudain deux millions de soldats. »
Et lui, peut-être accablé de souffrance,
À la patrie adresse ses adieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Grand de génie et grand de caractère,
Pourquoi du sceptre arma-t-il son orgueil ?
Bien au-dessus des trônes de la terre
Il apparaît brillant sur cet écueil.
Sa gloire est là comme le phare immense
D’un nouveau monde et d’un monde trop vieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France !
La main d’un fils me fermera les yeux.

Bons Espagnols, que voit-on au rivage ?
Un drapeau noir ! Ah ! grand Dieu, je frémis !
Quoi ! lui mourir ! Ô Gloire ! quel veuvage !
Autour de moi pleurent ses ennemis.
Loin de ce roc nous fuyons en silence ;
L’astre du jour abandonne les cieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.

Indépendamment de la magnificence du style, vous voyez avec quelle diplomatie d’instinct le poète des oppositions combinées associe des regrets de république à des glorifications de conquête. Comment le peuple, mauvais historien, pouvait-il faire ce triage et séparer la République de l’Empire dans ses vœux contre la Restauration ? Son poète lui-même lui jetait la poussière dans les yeux. Il devait s’y tromper un jour.

Aussi 1830 ne tarda-t-il pas à emporter le trône des Bourbons. Certes les saccades de gouvernail données par Charles X à sa politique et le coup d’État des ordonnances contre la Charte furent l’occasion trop légitime offerte aux oppositions pour renverser ce trône dans le sang ; mais on a dit avec raison que les chansons de Béranger ont été les cartouches du peuple pendant le combat des trois journées de Juillet.

XV

Ici le rôle du poète change tout à coup : il devient homme d’État. Ajoutons, à la gloire de son caractère et de son génie, qu’il fut, d’après le témoignage universel, le seul homme d’État de ce coup de feu. Fut-il également inspiré le lendemain ? C’est ce que nous allons voir.

Béranger avait renversé un trône ; mais à peine ce trône était-il en poudre qu’il en reconstruit et en élève un autre. Ce trône d’expédient ne fut ni celui de Napoléon, son héros, ni celui de l’héritier naturel de la couronne, la victime des trois jours ; ce fut le trône du duc d’Orléans. Ainsi, la république ? il l’écarta après l’avoir appelée ; l’empire ? il le répudia après l’avoir provoqué ; l’héritier naturel ? l’orphelin ? il le déshérita sans avoir aucun crime à reprocher à un berceau ; la monarchie ? il la rappela en toute hâte après l’avoir décréditée : trois inconséquences étranges dont nous lui avons souvent demandé compte dans nos conversations seul à seul aux pieds des chênes du bois de Boulogne.

Ici nous le laisserons parler lui-même avec autant de fidélité que notre mémoire, aidée de quelques notes prises au crayon sur le fait, peut donner d’exactitude et de littéralité à ses paroles.

XVI

Mais disons d’abord comment je l’ai connu.

On voit assez par ce qui précède que je n’étais nullement prédisposé, par mes antécédents si contraires aux siens, à le rechercher, encore moins à l’aimer. Personne peut-être en France n’avait déploré plus amèrement et plus prophétiquement que moi la révolution de 1830. Je n’avais pas moins déploré la construction illogique et inopinée d’un trône de rechange qui ne portait sur aucun principe, mais qui portait sur de justes mécontentements. Ce n’était pas un intérêt personnel qui me faisait répugner à ce trône de 1830 ; au contraire, j’aurais pu m’y faire de fête, comme on dit en langage vulgaire. Je n’avais pas trempé dans la congrégation, sorte de ligue sacrée et sourde qui se nouait derrière l’autel et qui s’assurait mutuellement les importances du gouvernement. Je m’étais absolument refusé à la confiance et à la faveur de M. de Polignac : j’aimais sa personne, je plaignais ses hallucinations, je voyais avec la certitude de l’évidence sa catastrophe. Je connaissais l’auguste famille d’Orléans, j’honorais ses vertus privées, je ne croyais pas à la conspiration ; mais je voyais avec regret, comme je l’ai dit plus tard, que, si ce prince ne conspirait pas, sa situation conspirait. Or il n’était pas suffisamment innocent, selon moi, de laisser conspirer même sa situation. Il fallait s’abstenir, s’éloigner, se laver les mains des fautes ; mais, aux jours des revers, il fallait être le plus fidèle sujet d’un roi d’autant plus roi qu’il était plus découronné ; il fallait être le plus fidèle tuteur d’un pupille d’autant plus inviolable qu’il était plus orphelin et plus abandonné !

J’avais donc résisté inflexiblement, le lendemain de la révolution de Juillet, à toutes les avances du prince nouveau et à son gouvernement, qui m’offraient avec instance un rôle dans le drame. J’avais même cessé avec scrupule de voir le roi que je ne pouvais en conscience ni approuver ni servir. Je m’étais retiré de toutes fonctions diplomatiques ; je m’étais fermé résolument, quoique à regret, toute carrière ; j’avais voyagé, puis j’étais rentré dans mon pays : j’y avais été nommé député indépendant, pour débattre les intérêts de la nation. Sans lien avec le gouvernement, sans affiliation avec les oppositions dynastiques et antidynastiques, je m’étudiais à l’éloquence par les beaux exemples que j’avais sous mes yeux dans les Chambres ; je cultivais la poésie dans les intervalles, ou j’écrivais l’histoire pour bien comprendre la politique dont elle est l’interprète.

XVII

Je venais de publier l’Histoire des Girondins. Accoutumé aux alternatives presque régulières de gloriole et de revers qui marquent la carrière des poètes, des écrivains, des politiques, je doutais encore du succès de l’Histoire des Girondins. La publication datait à peine de trois jours quand je reçus une lettre très inattendue de Béranger.

Cette lettre, la première que je décachetais depuis la publication du livre, respirait un enthousiasme grave et profond qui faisait encore vibrer le papier sous la main du patriote. Elle était longue ; elle contenait des maximes et des considérations d’homme d’État ; elle me prophétisait je ne sais quelles destinées grandioses trompées depuis. J’ai encore cette lettre ; je la chercherai à loisir dans l’innombrable archive d’opinions diverses que trente ans de littérature, de tribune, de politique, ont accumulée dans mes portefeuilles, et je la donnerai aux éditeurs de la correspondance de Béranger.

J’avoue que cette lettre de l’oracle du passé, qui pouvait bien être aussi l’oracle de l’avenir, me fut une satisfaction de cœur et d’esprit supérieure à tout le retentissement de cette histoire. Les hommes de génie ont l’oreille fine, ils entendent de loin venir la postérité ; on peut se fier à eux quand ils parlent pour elle.

Cette lettre de Béranger sur les Girondins me rappela tout à coup une lettre de M. de Talleyrand sur les Méditations poétiques, lettre plus étonnante encore et plus littérairement prophétique. Les Méditations avaient paru le soir du 13 mars 1820. Le lendemain matin, à mon réveil, on m’apporta une lettre du prince de Talleyrand à une femme de ses amies, qui lui avait prêté le livre la veille. Ce billet était daté de cinq heures du matin ; le prince, que l’on aurait supposé si peu susceptible d’une impression poétique et d’une insomnie littéraire, disait à son amie « qu’il n’avait pas dormi avant d’avoir lu le volume, et qu’un poète était né cette nuit. »

M. de Talleyrand et Béranger, deux hommes si semblables d’esprit, si divers de caractères, parrains de mon avenir !… Je fus frappé et je le suis encore ; je fus même tenté de croire à leur don prophétique. Je n’y crois plus : toutes mes gloires ont menti, ainsi que toutes mes fortunes ; mais je croirai toujours à leur amitié.

XVIII

Quelque temps après, je m’informai de la demeure de Béranger, et j’allai visiter l’oracle.

Béranger demeurait alors à Passy, dans une jolie maisonnette de faubourg, à l’extrémité de la rue Vineuse. Cette rue était attenante à ces vastes terres labourées et creusées d’ornières qui s’étendent entre le village de Passy et les lisières du bois de Boulogne. La demeure de Béranger n’avait rien d’indigent ; au contraire, une élégante propreté d’appartements et de meubles ; une femme âgée et gracieuse qu’on entrevoyait sous la tonnelle de lilas d’un petit jardin ; une belle jeune fille, plus semblable à une pupille qu’à une servante, qui ouvrait la porte ; un chien caressant sur l’escalier, des oiseaux en cage à la fenêtre, des fleurs sur la cheminée : tout respirait un air de Charmettes de J.-J. Rousseau plutôt que la sordidité d’une maison de faubourg. On voyait que c’était là une existence étroite, mais une existence qui s’était bornée elle-même par modération et non par dénouement, une indigence philosophique en un mot.

XIX

Je fus accueilli dans cette retraite avec une simplicité de cœur et avec un naturel de manières qui doublait le prix de l’accueil ; aucun compliment, aucun embarras, aucune de ces cérémonies feintes et fastidieuses qui retardent la familiarité entre deux hommes décidés d’avance à s’aimer. Nous eûmes l’air de deux amis qui reprennent sans préambule le lendemain la conversation de la veille. Rien sur nos antécédents opposés, rien sur nos opinions, rien sur nos ouvrages : tout le passé resta sous-entendu entre nous.

Je me retirai ravi d’avoir trouvé un homme là où je ne m’attendais qu’à voir un génie. Je pouvais me figurer en sortant que je sortais d’un de ces presbytères de campagne où j’allais si souvent, dans mon enfance, visiter quelque aimable curé de village, voisin de mon père. Béranger, au costume près, rappelait complètement l’extérieur et la rondeur d’un de ces hommes noirs des champs, nichés comme l’hirondelle sous le clocher. Je m’aperçus que je lui avais plu aussi, et que la sincérité de mon attrait pour lui avait promptement prévalu, dans son esprit si scrutateur, sur les ombrages que la naissance, la fortune, les opinions, les prétentions supposées devaient lui avoir inspirés contre moi. À dater de ce jour, tantôt chez lui, tantôt chez moi, nous ne cessâmes pas de nous voir et nous commençâmes à nous aimer.

XX

Cette amitié devint plus étroite et ces visites plus fréquentes à mesure que les circonstances politiques devinrent plus menaçantes pour le gouvernement de Louis-Philippe, et que les crises, dont ce gouvernement et la France étaient agités par l’ambition des orateurs et des écrivains dont ce gouvernement était l’ouvrage, se rapprochèrent davantage d’un tragique et inévitable dénouement.

On a vu que la royauté de 1830 était à son origine aussi antipathique à mon cœur qu’à ma raison ; à tort ou à droit, je ne croyais ni à son titre, ni à son utilité, ni à sa durée ; mais puisque la France, qui a tous les droits, l’avait adoptée, et puisque le pire des gouvernements est d’être sans gouvernement, je ne conspirais pas contre cette royauté ; je la subissais en bon citoyen qui ne veut pas, pour des préférences ou pour des répugnances, précipiter son pays dans l’anarchie et l’Europe dans une mer de sang. Le roi m’avait fait appeler déjà deux fois pour vaincre ma résistance et pour me séduire. Il avait employé, avec l’habileté qui lui était naturelle, tout ce qui peut toucher le cœur, convaincre l’esprit, flatter l’amour-propre, griser l’ambition ; tout, jusqu’aux confidences les plus abandonnées, jusqu’aux prières, et, le croira-t-on ? jusqu’aux larmes de situation, en pressant mes deux mains dans les siennes.

J’étais resté respectueux, ému, mais inébranlable.

« Je ne juge pas votre conduite en 1830, lui avais-je répondu : votre conscience est votre seul juge. Vous pouvez avoir cru que votre royauté était nécessaire pour sauver votre patrie ; mais il n’y a que vous en France qui ayez le droit de vous croire nécessaire ; quant à nous, simples et obscurs citoyens, ces sacrifices de nous-mêmes et ces sacrifices de notre famille ne nous sont jamais commandés. Nous pouvons donc rester fidèles à nos sentiments et à nos convictions sans nuire au pays ; mes sentiments et mes convictions sont également opposés à ce qui a été fait par votre parti et accepté par vous en juillet 1830. Je ne puis donc à aucun prix me rallier à votre gouvernement autrement qu’en votant et en parlant à la Chambre dans l’intérêt impartial de mon pays. C’est le rôle ingrat que j’y ai pris et que je suis résolu à y tenir. Vous m’avez touché par votre éloquence ; vous seriez un orateur très éminent et très persuasif dans les conseils de votre pays, si vous n’étiez pas son roi ; mais vous ne m’avez pas convaincu. Je vous admire comme homme et je vous plains comme roi. Restons chacun ce que nous sommes : vous sur ce trône auquel vous vous êtes condamné ; moi dans l’obscurité, mon seul apanage et mon seul devoir. Je n’attaquerai pas votre gouvernement ; je pourrai même avoir à le défendre comme volontaire de l’ordre, mais je ne m’y rallierai jamais par un intérêt. »

Ceci fut dit dans les formes indirectes et respectueuses commandées par l’usage à un simple député parlant à un roi.

XXI

Je n’avais pas tardé à défendre en effet presque seul ce gouvernement de raison si déloyalement et si impolitiquement attaqué par ce qu’on a appelé la coalition parlementaire ; il n’y avait pas même besoin de l’intérêt évident de l’ordre en France et de la paix en Europe pour me décider à le défendre ; il suffisait de l’indignation d’honnête homme.

Cette généreuse indignation était soulevée en moi par cette coalition malséante des hommes de 1815, des hommes de la République, des hommes de l’anarchie et des hommes sortis le plus récemment des conseils de Louis-Philippe, tout courbés sous ses faveurs et devenus tout à coup des Coriolans de ministères ameutant de la voix et du geste les ennemis les plus acharnés de leur prince, et menant la France à l’assaut de cette royauté dont ils étaient les fondateurs. Ce crime contre la bienséance a eu son expiation en 1848 ; leur gouvernement, miné par eux, est tombé sur eux, hélas ! et il est tombé sur moi, innocent, plus que sur eux, coupables. Qu’ils disent ce qu’ils voudront ! j’ai fait la république quand il n’y avait plus, grâce à eux, pierre sur pierre dans mon pays ; mais ils ne diront pas du moins que j’ai fait la coalition de 1840 ! À chacun ses œuvres.

XXII

Béranger, en homme honnête et vraiment politique, bien qu’il fût comme moi partisan des grands développements de la liberté et de la charité populaire en France, ne trempa pas de cœur ou du doigt dans cette coalition des ministres de Louis-Philippe contre leur propre trône. Il fut vivement ému de quelques harangues prononcées par moi à la Chambre pour soutenir, au nom de la conscience publique, le ministère de M. Molé contre les assauts des anciens amis du roi, devenus ses plus implacables adversaires.

Il accourut chez moi. « Bravo ! me dit-il ; jusqu’ici je ne vous croyais qu’un poète, plus tard je vous ai cru un orateur ; à dater de ce jour je vous crois un homme politique. Ces hommes ne savent ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils font. Ils sapent l’édifice que nous avons construit ensemble, et, quand ils auront réussi, il n’y aura plus de place pour personne. Jugez de leur conduite, puisqu’elle révolte même des républicains comme moi ! car le cri de la conscience est au-dessus même des opinions ! Continuez, et lavez-vous les mains de leurs coalitions ! Ces hommes ne sont pas des Samsons ! Ils ne soutiendront pas le toit quand ils auront ébranlé le pilier ! Si jamais ils réussissent, vous nous aiderez à sauver le peuple qui est dessous ! » Ce furent ses propres paroles ; elles eurent des témoins qui parlent encore. Nos liens furent resserrés par cette approbation, et notre relation devint familiarité ; plus tard encore elle devint tendresse.

C’est ainsi que j’avais connu Béranger. Revenons à son grand rôle dans la révolution de 1830 et à l’explication qu’il donnait volontiers de ce rôle tant reproché par les impatients de son parti.

« Les révolutions, me dit-il, sont toujours des surprises ; voilà pourquoi elles sont si dangereuses. Nous fûmes surpris par les journées de Juillet ; nous ne nous attendions pas à tant d’audace et à tant d’étourderie de la part de Charles X. La partie n’était pas liée entre nous ; nous étions une (ligue) de mécontents, nous n’étions nullement une conjuration avec un but, un mot d’ordre, un chef nommé d’avance. Les uns étaient des soldats, comme les officiers de la Loire ; les autres des républicains, comme Lafayette ; ceux-ci des constitutionnels, ceux-là des anarchistes, le plus grand nombre des combattants sortis du pavé et animés par la poudre sans autre but que de verser leur sang pour quelque chose, peu importe quoi ! Il y a des heures où le sang a besoin de se répandre généreusement en France : le peuple a plus de sang que d’idées ; enfin il y avait les vaniteux, parti inconséquent, immense à Paris, dans l’industrie, le commerce, la banque. Ce parti qui voulait bien substituer son orgueil plébéien au vieil orgueil aristocratique, mais il ne voulait pas élever le peuple à sa hauteur par une égalité périlleuse. Dans cette Babel d’opinions qui se fusillaient dans les rues de Paris, nul n’entendait l’autre. Je sentis qu’une fusillade n’était pas une société, qu’une révolution n’était pas à elle-même son propre but, et qu’il fallait se hâter de lui imposer à elle-même un gouvernement pour qu’elle eût un terme et un nom.

« J’étais lié d’opinions avec tous les hommes principaux de l’opposition et d’amitié plus étroite avec Laffitte. Son hôtel était devenu le quartier général des meneurs et des menés : je m’y rendis pour souffler la paix dans les rues, une idée dans les têtes, une initiative dans les cœurs. J’y vis Thiers, Sébastiani, Mauguin, le duc de Choiseul, Lafayette, Mignet, Benjamin Constant et cent autres. Ils écoutaient les bruits de la rue et ils attendaient pour se décider l’heure du hasard. C’était le conseil de l’hésitation ; nul n’osait dire ce qu’il voulait, le plus grand nombre ne le savait pas. Chaque flot du peuple qui pénétrait dans les vastes cours et dans les vestibules de l’hôtel faisait changer, par ses cris de victoire ou de colère, les paroles sur les lèvres des orateurs délibérants. Ma popularité libérale parmi la jeunesse lettrée, mon républicanisme présumé parmi les républicains, mon nom, mes chansons dans la mémoire du peuple, mon costume d’artisan aisé qui coudoie sans l’offusquer la multitude, me faisaient passer, entrer, sortir, acclamer partout. Je ne haranguais pas : ce n’est pas ma manière ; chacun me prenant à part dans une embrasure de croisée ou dans une cour pour me demander : Que faut-il faire ? Je ne le disais pas, je l’insinuais ; je voyais que cette révolution allait se perdre si on ne lui creusait pas vite son lit. Les uns voulaient négocier avec Charles X et se contenter d’un changement de ministère ; les autres étaient satisfaits d’une abdication et d’une régence ; ceux-ci formaient un gouvernement municipal et provisoire à l’hôtel de ville avec Mauguin ; ceux-là exhumaient l’honnête et intrépide Lafayette de ses quarante ans d’obscurité pour exhumer avec lui la république dont il était le symbole ; le plus grand nombre flottait sans parti pris dans les rues et sur les places publiques, dans l’ivresse d’une victoire où Paris n’avait gagné qu’un champ de bataille.

« Laffitte, dont j’étais l’oracle et l’ami, était étendu sur un fauteuil, son pied foulé sur un tabouret, écoutant tout le monde, souriant à tous les avis, semant selon son habitude les mots spirituels à l’oreille de l’un et de l’autre, penchant secrètement pour la monarchie et pour le duc d’Orléans, mais n’osant le dire trop haut de peur d’avorter dans un cri de trahison poussé par le peuple.

« Il m’envoyait chercher à chaque instant dans ses jardins ou dans ses cours, pour avoir un conseil ou un appui dans ma personne ; il ne craignait pas de se tromper s’il se trompait avec moi : n’étais-je pas la popularité vivante ?

« Dépêchez-vous de proclamer la royauté du duc d’Orléans, lui dis-je à l’oreille, accoudé sur le dossier de son fauteuil, sans quoi la révolution ne sera qu’une émeute.

« Je me retirai.

« Dans la nuit, les négociations avec le duc d’Orléans aboutirent à ce que vous savez.

« Le lendemain matin j’étais chez Laffitte quand on commença à jeter le nom du roi futur dans le peuple. Il y eut un frémissement de mauvais augure dans la multitude qui remplissait les cours. Mes amis m’interpellèrent quand je sortis. — Eh quoi ! vous aussi, Béranger, vous, républicain, vous nous créez un roi ? — Je pris à part les plus échauffés. — Non, leur dis-je, comprenez-moi bien, je ne crée pas un roi, je jette une planche sur le ruisseau ! Et je m’en allai.

« Ce ruisseau était de sang, ne l’oubliez pas ! Lafayette ne fit-il pas comme moi quelques heures après ? Cependant Lafayette était plus engagé que moi avec la république ; moi je n’étais engagé qu’avec le peuple.

« On m’aborda de tous côtés dans les rues pour me demander compte de ce qu’ils appelaient mon revirement et mon imprudence. — N’était-ce pas le moment, me disaient-ils, d’abolir la royauté, qui s’était abolie elle-même ? — Patience, mes amis, disais-je avec impatience : on n’abolit pas la royauté, on l’use. Allez par degrés à la liberté, si vous ne voulez pas que votre triomphe soit une chute. Cette royauté sera usée avant peu d’années. Quant à moi, je l’ai prise comme un expédient qui vous est utile aujourd’hui, mais je n’en prends pas la responsabilité, et j’en sors avant d’y être entré, pour me conserver libre de la combattre si elle s’arrête ou si elle recule !

« Voilà, mon ami, ajouta-t-il, tout mon rôle dans les journées de 1830 : j’ai été le souffleur de l’événement, j’ai laissé la responsabilité aux ambitieux et aux dupes : qu’en pensez-vous ?

« — Je pense sincèrement que vous avez eu tort à cette époque, lui dis-je, tort non pas de refaire une monarchie constitutionnelle pour terminer vite la guerre civile par une transaction prompte et souveraine entre tous les partis, mais tort d’avoir pris votre monarchie ailleurs qu’où elle était.

« Rappeler Charles X, vous ne le pouviez pas : c’était vous déclarer vaincus ; relever une dynastie napoléonienne, vous ne le pouviez pas : vous n’aviez pas sous la main le rejeton, et l’Europe à ce moment aurait vu dans le rétablissement d’un Napoléon une déclaration de guerre au genre humain à peine pacifié. La République ! Elle s’appelait alors terreur ; elle n’avait pas montré alors, comme en 1848, qu’elle pouvait être innocente contre les têtes et les propriétés, et qu’elle pouvait se défendre contre les utopies et les démagogismes avec le bras de la France. Le duc d’Orléans ! vous ne le deviez pas : pour faire respecter une monarchie vous commenciez par abaisser le monarque, car vous ne lui offriez un trône qu’à la condition de répudier son devoir de prince, de proscrire sa famille et d’éloigner les royalistes. Une telle contradiction entre le nom d’un prince du sang et son rôle de roi révolutionnaire faisait du duc d’Orléans un instrument de parti, votre complice, mais n’en faisait pas un vrai roi. Quelle force vouliez-vous qu’il eût contre les républicains qu’il avait écartés, contre les royalistes qu’il avait offensés, et contre vous-même de qui il avait reçu la couronne par une mauvaise complaisance ? Vous vouliez user la royauté en sa personne, vous n’aviez pas besoin de temps pour cela : en un jour vous l’aviez descendue de sa base ! Vous n’aviez donc, vous et vos amis, puisque vous reculiez d’effroi, vous n’aviez qu’à couronner l’héritier légitime dans la personne d’un enfant sorti du trône et innocent du règne. Cet enfant était roi de l’ancien régime, vous l’auriez fait roi du nouveau siècle. Une régence, dont vous étiez les conseillers, des Chambres, dont vous étiez les élus, vous garantissaient le gouvernement. L’Europe vous admirait, les royalistes se ralliaient à vous, les constitutionnels vous livraient la Constitution comme à ceux qui avaient su la défendre et la sauver ! Vous auriez été vous-même moins populaire pendant trois jours, mais plus approuvé pendant un siècle. Ah ! si j’avais cru comme vous, en 1848, qu’il fallait rétablir une royauté, et si j’avais eu dans la main un enfant-roi, héritier légal d’un trône séculaire, un berceau aurait pu être à cette époque une politique ! Mais je ne l’ai pas cru.

« — Peut-être avez-vous raison, me dit-il en penchant sa lourde tête, mais moi je n’avais pas tort : vous étiez Lamartine, j’étais Béranger. »

XXIII

Quoi qu’il en soit, Béranger se tint parole à lui-même et se retira stoïquement dans l’ombre et dans la médiocrité volontaire. Aussitôt que son œuvre de 1830 fut accomplie, il souffla ce ballon, coupa la corde et l’abandonna aux vents.

Mais il reprit avec son opposition sa popularité et ses chansons, contre tous les hommes de la royauté de juillet, excepté contre Laffitte et Dupont de l’Eure : il aimait l’un et respectait l’autre. Je n’ai pas connu Laffitte et je ne crois pas que j’eusse jamais aimé un homme dans lequel l’inconséquence et la gloriole se mêlaient, dit-on, à des qualités réelles ; mais j’ai vu de près Dupont de l’Eure dans les épreuves les plus périlleuses de 1848, et j’ai gardé de son intrépidité civique et de son patriotisme dévoué une vénération que je reporte tous les jours à sa tombe.

Peu de temps après, Béranger se déclare franchement en opposition contre ses amis ; il prend congé d’eux. Il se déclare nettement républicain dans sa chanson du Déluge, épitaphe de tous les trônes ; enfin, il caresse de nouveau l’Empire dans son sublime Chant du Cosaque, hymne de vengeance où le patriotisme prend la forme de l’ironie. Lisons ces strophes du Pindare gaulois :

Viens, mon coursier, noble ami du Cosaque !
Vole au signal des trompettes du Nord ;
Prompt au pillage, intrépide à l’attaque,
Prête sous moi des ailes à la Mort.
L’or n’enrichit ni ton frein ni ta selle ;
Mais attends tout du prix de mes exploits.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

La Paix, qui fuit, m’abandonne tes guides ;
La vieille Europe a perdu ses remparts.
Viens de trésors combler mes mains avides ;
Viens reposer dans l’asile des arts.
Retourne boire à la Seine rebelle,
Où, tout sanglant, tu t’es lavé deux fois.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Comme en un fort, princes, nobles et prêtres,
Tous assiégés par des sujets souffrants.
Nous ont crié : Venez, soyez nos maîtres !
Nous serons serfs pour demeurer tyrans.
J’ai pris ma lance, et tous vont devant elle
Humilier et le sceptre et la croix.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

J’ai d’un géant vu le fantôme immense
Sur nos bivacs fixer un œil ardent.
Il s’écriait : Mon règne recommence !
Et de sa hache il montrait l’Occident.
Du roi des Huns c’était l’ombre immortelle :
Fils d’Attila, j’obéis à sa voix.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Tout cet éclat dont l’Europe est si fière,
Tout ce savoir qui ne la défend pas,
S’engloutira dans les flots de poussière
Qu’autour de moi vont soulever tes pas.
Efface, efface, en ta course nouvelle,
Temples, palais, mœurs, souvenirs et lois.
Hennis d’orgueil, ô mon coursier fidèle !
Et foule aux pieds les peuples et les rois.

Dans le vieux Sergent, le républicain et le bonapartiste se confondent :

De quel éclat brillaient dans la bataille
Ces habits bleus par la victoire usés !
La Liberté mêlait à la mitraille
Des fers rompus et des sceptres brisés.
Les nations, reines par nos conquêtes,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !

Dans les Souvenirs du peuple il saisit mieux que jamais l’accent populaire pour enfoncer l’enthousiasme et le remords de voir abandonner son héros dans le cœur des enfants et des femmes.

Les Souvenirs du peuple.

  On parlera de sa gloire
  Sous le chaume bien longtemps ;
  L’humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d’autre histoire.
  Là viendront les villageois
  Dire alors à quelque vieille :
  Par des récits d’autrefois,
  Mère, abrégez notre veille.
  Bien, dit-on, qu’il nous ait nui,
  Le peuple encor le révère,
       Oui, le révère.
  Parlez-nous de lui, grand’mère,
       Parlez-nous de lui.

  Mes enfants, dans ce village,
  Suivi de rois il passa ;
  Voilà bien longtemps de ça :
Je venais d’entrer en ménage.
  À pied grimpant le coteau
  Où pour voir je m’étais mise,
  Il avait petit chapeau
  Avec redingote grise.
  Près de lui je me troublai.
  Il me dit : Bonjour, ma chère,
       Bonjour, ma chère.
  — Il vous a parlé, grand’mère !
       Il vous a parlé !

  L’an d’après, moi, pauvre femme,
  À Paris étant un jour,
  Je le vis avec sa cour :
Il se rendait à Notre-Dame.
  Tous les cœurs étaient contents ;
  On admirait son cortège.
  Chacun disait : Quel beau temps !
  Le Ciel toujours le protège.
  Son sourire était bien doux ;
  D’un fils Dieu le rendait père,
       Le rendait père.
  — Quel beau jour pour vous, grand’mère !
       Quel beau jour pour vous !

  Mais quand la pauvre Champagne
  Fut en proie aux étrangers,
  Lui, bravant tous les dangers,
Semblait seul tenir la campagne.
  Un soir, tout comme aujourd’hui.
  J’entends frapper à la porte ;
  J’ouvre : bon Dieu ! c’était lui.
  Suivi d’une faible escorte.
  Il s’assoit où me voilà,
  S’écriant : Oh ! quelle guerre !
       Oh ! quelle guerre !
  — Il s’est assis là, grand’mère !
       Il s’est assis là !

  J’ai faim, dit-il ; et bien vite
  Je sers piquette et pain bis ;
  Puis il sèche ses habits,
Même à dormir le feu l’invite.
  Au réveil, voyant mes pleurs,
  Il me dit : Bonne espérance ;
  Je cours, de tous ses malheurs,
  Sous Paris venger la France.
  Il part ; et, comme un trésor,
  J’ai depuis gardé son verre,
       Gardé son verre.
  — Vous l’avez encor, grand’mère !
       Vous l’avez encor !

  Le voici. Mais à sa perte
  Le héros fut entraîné.
  Lui, qu’un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte.
  Longtemps aucun ne l’a cru ;
  On disait : Il va paraître ;
  Par mer il est accouru,
  L’étranger va voir son maître.
  Quand d’erreur on nous tira,
  Ma douleur fut bien amère !
       Fut bien amère !
  — Dieu vous bénira, grand’mère ;
       Dieu vous bénira.

La gloire devient douce de sanglante qu’elle est, quand elle est éternisée ainsi dans les veillées de chaumières, arrosée des larmes des mères ; mais ces larmes avaient coulé sur les cadavres de tant de fils !

Dans la chanson la Comète de 1832, il s’impatiente sans pitié contre les amis qu’il a lancés au trône et au pouvoir, et contre un monde qui s’agite, mais qui ne se transforme pas.

N’est-on pas las d’ambitions vulgaires,
De sots parés de pompeux sobriquets,
D’abus, d’erreurs, de rapines, de guerres,
De laquais-rois, de peuples de laquais ?
N’est-on pas las de tous nos dieux de plâtre ;
Vers l’avenir las de tourner les yeux ?
Ah ! c’en est trop pour si petit théâtre ;
Finissons-en : le monde est assez vieux,
          Le monde est assez vieux.

Les jeunes gens me disent : Tout chemine :
À petit bruit chacun lime ses fers ;
La presse éclaire, et le gaz illumine,
Et la vapeur vole aplanir les mers.
Vingt ans au plus, bonhomme, attends encore ;
L’œuf éclora sous un rayon des cieux.
Trente ans, amis, j’ai cru le voir éclore ;
Finissons-en : le monde est assez vieux,
          Le monde est assez vieux.

Dans la touchante ballade de Jeanne la Rousse, il descend par sa pitié jusqu’aux haillons de la misère. Il y a du Shakespeare dans ce chansonnier : écoutez !

Jeanne la Rousse
ou la femme du braconnier

Un enfant dort à sa mamelle ;
Elle en porte un autre à son dos.
L’aîné, qu’elle traîne après elle,
Gèle pieds nus dans ses sabots.
Hélas ! des gardes qu’il courrouce
Au loin le père est prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

Je l’ai vue heureuse et parée ;
Elle cousait, chantait, lisait.
Du magister fille adorée,
Par son bon cœur elle plaisait.
J’ai pressé sa main blanche et douce
En dansant sous le marronnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

Un fermier riche et de son âge,
Qu’elle espérait voir son époux,
La quitta, parce qu’au village
On riait de ses cheveux roux.
Puis deux, puis trois ; chacun repousse
Jeanne, qui n’a pas un denier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

Mais un vaurien dit : « Rousse ou blonde,
« Moi, pour femme, je te choisis.
« En vain les gardes font la ronde ;
« J’ai bon repaire et trois fusils.
« Faut-il bénir mon lit de mousse :
« Du château payons l’aumônier. »
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

Doux besoin d’être épouse et mère
Fit céder Jeanne, qui, trois fois
Depuis, dans une joie amère,
Accoucha seule au fond des bois.
Pauvres enfants ! chacun d’eux pousse
Frais comme un bouton printanier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

Quel miracle un bon cœur opère !
Jeanne, fidèle à ses devoirs,
Sourit encor ; car de leur père
Ses fils auront les cheveux noirs.
Elle sourit, car sa voix douce
Rend l’espoir à son prisonnier.
Dieu, veillez sur Jeanne la Rousse !
On a surpris le braconnier.

XXIV

Le Vieux Vagabond va plus loin encore ; il y a des grincements de dents de la faim et des imprécations de désespoir contre la société et contre la nature. On y pressent le souffle de feu des premières chimères antisociales. Ces chimères, excusables quand elles sont les cauchemars de la faim, sont déplorables quand elles sont les aberrations de l’esprit, criminelles quand elles sont la solde en fausse monnaie du radicalisme. Ces chimères étaient nées après 1830 ; elles agitaient convulsivement les dernières années du gouvernement de Juillet. La République, que l’on accuse à tort de leur avoir donné naissance, les étouffa vigoureusement au contraire entre les bras du peuple tout entier aux journées de juin.

On remarque avec peine la même aigreur, trop consonante avec l’aigreur croissante du peuple et avec les récits subversifs des rénovateurs de fond en comble de l’édifice social, dans la Chanson philosophique des Fous. Béranger n’était rien moins que sectaire, encore moins radical, pas même systématique. Il y avait contradiction ici entre ses couplets et ses idées. Il ne faut chanter au peuple que des vérités utiles ou des passions pratiques, telles que la patrie, la liberté, la charité fraternelle entre les classes et entre les citoyens. C’est de la force, et non du délire, qu’il faut donner au peuple pour qu’il grandisse. Il y a de la force dans l’enthousiasme, il n’y en a point dans l’ivresse.

La chanson des Fous, en glorifiant toutes les sectes, même les plus téméraires, n’était propre qu’à devenir la Marseillaise des chimères contre les frontières sacrées de la société connue. Si cette Marseillaise avait été sincère sous la plume du poète, il aurait fallu plaindre son esprit ; si elle n’avait été qu’une complaisance, il aurait fallu la reprocher à sa conscience. Elle n’était ni tout à fait sincère, ni tout à fait complaisante ; elle n’était qu’une boutade philosophique à travers l’infini des idées, un coup de plume qui cherche aventure dans l’inconnu. Mais la société, sur qui tout repose, ne doit point chercher aventure comme l’imagination qui ne répond de rien, elle doit chercher progrès et raison. Elle n’a pas pour guide la conjecture, elle a pour guide l’expérience. Nul ne le disait mieux, dans les dernières années, que Béranger.

Après cette chanson, Béranger se tut et s’enveloppa de plus en plus dans son manteau, attendant les orages.

Le 24 février 1848 le réveilla, comme tout le monde, en sursaut. La royauté de Juillet, expression confuse des trois oppositions incompatibles, mal conciliées par Béranger en 1830, bonapartisme, républicanisme, orléanisme, ne pouvait aboutir, un jour ou l’autre, qu’à un avortement. Cette royauté, mal conçue elle-même, avorta en effet, le 24 février, sous une secousse qui n’aurait pas déraciné un hysope. Par un hasard que j’étais loin de prévoir la veille, c’est moi qui reçus l’enfant sur mes bras ; mais l’enfant était mort ! La France, selon l’expression de Béranger, n’avait pas eu le temps de le concevoir encore et de le porter à maturité.

XXV

Je ne fis qu’entrevoir Béranger pendant les trois mois de modération et de périls, toujours sauvés par le civisme inespéré de ce grand peuple, mois qui précédèrent l’avènement de l’Assemblée constituante, seule souveraineté que nous pussions retrouver sous ces débris.

Je le vis cependant un soir, après la mémorable journée du 16 avril 1848 ; journée inconnue et mystérieuse, où tout fut sauvé par ma confiance dans le peuple seul contre ce qu’on appelait faussement le peuple.

— Où en sommes-nous ? me dit-il à l’oreille, le visage tout ému et tout transfiguré d’anxiété pour la patrie. — Au port, lui répondis-je tout bas ; cette journée est le neuf thermidor des terroristes et des communistes. J’ai osé tâter le pouls à la France ; tranquillisez-vous, elle est immortelle.

— Il me serra dans ses bras, ses yeux se mouillèrent de larmes.

— « Encore un mot, lui dis-je, puisque vous voilà, et que vous êtes un des oracles de ce peuple. — Qu’auriez-vous fait à ma place le 24 février, dans ce grand sauvetage d’une nation sous laquelle sombrait votre royauté de Juillet ? — Belle demande ! me répondit-il ; j’aurais fait ce que vous avez fait ; et d’ailleurs pouviez-vous faire autre chose ? — C’est bien, lui dis-je, je suis satisfait ; ce mot de vous me donne confiance. Voici la France qui va arriver dans sa représentation impartiale et souveraine : à dater de ce matin je suis sûr de la faire entrer sans résistance dans Paris. Au nom de la France et du salut du peuple, laissez-vous élire parmi les représentants qui vont la personnifier. Il est si rare de rencontrer dans un même homme la popularité, la résistance et la politique : donnez ce spectacle au monde et cette consolation aux bons citoyens. La république a cent fois plus de force qu’il ne lui en faut ; tout son danger est dans l’excès : en voyant voter Béranger pour la sagesse, qui donc osera être fou ? il y a une heure dans la vie où il faut savoir dépenser et perdre toute la popularité acquise en soixante et dix ans de désintéressement ; autrement c’est un trésor d’avare, un trésor perdu, qui ne profite ni à vous ni aux autres. Voyez ! ajoutai-je : je me dépense, je me perds, en résistant aux folies des uns, aux dictatures prématurées des autres ; je ne sortirai pas de là bon à gouverner un village, mais la représentation nationale en sortira toute-puissante et invincible. Souvenez-vous du mot de Danton, appliqué à un crime ; appliquons-le à une vertu : Périsse notre nom et que la France soit sauvée ! »

XXVI

Sa modestie combattait son dévouement ; mais le dévouement l’emporta, il se laissa nommer à un million de voix à l’Assemblée constituante. Une immense popularité y entra avec lui : c’était le seul service qu’il consentit à rendre sous cette forme à la patrie.

Une fois l’Assemblée nationale assise et consolidée dans Paris, il se dit : « Que ferai-je là ? Je suis philosophe et je ne suis point politique ; je suis chansonnier et je ne suis point orateur ; je suis républicain et je ne suis point démagogue ; je suis peuple et je ne suis point bourgeoisie ; je suis vieux et je n’ai plus la main assez ferme pour résister à une multitude qui tendra longtemps à emporter les rênes et à ronger le frein de la république. De grandes questions vont se poser, de gros orages s’accumulent ; il faudra me dessiner par mes votes et par mes actes pour ou contre le peuple accoutumé à voir en moi sa personnification : si je me dessine pour lui, je donnerai de la force à ses excès et je contribuerai à le perdre ; si je me dessine contre lui, je me trouverai groupé avec les royalistes et les réactionnaires qu’il regarde comme ses ennemis, et je ne conserverai plus dans le peuple que le renom d’un traître ou d’un apostat. Retirons-nous ; réfugions-nous dans ma vieillesse et dans mon obscurité : c’est plus sage ; ne nous séparons plus de ce peuple où est ma force : je serai plus véritablement utile là que dans le gouvernement. Le peuple, en me voyant rentrer dans son sein, ne se défiera pas de moi, et j’aurai plus d’empire sur lui dans ses propres rangs que je n’aurais d’ascendant sur les bancs de ses maîtres. »

Ce furent évidemment là ses pensées ; je ne les approuve pas, je les explique.

Béranger donna sa démission. L’Assemblée nationale, qui sentait unanimement comme moi l’utilité et l’honneur de ce grand nom d’honnête homme populaire dans son sein, se leva tout entière de douleur et de respect à la lecture de cette démission ; elle la refusa et fit supplier le simple citoyen de ne pas faire une lacune dans la représentation de la France en remettant son mandat au peuple.

Béranger fut touché, mais inflexible. Il demanda indulgence pour sa vieillesse. Moi-même je ne pus le vaincre. — « Vous êtes de ceux qui ne sont jamais vieux, lui dis-je, parce qu’ils vivent après leur mort bien plus que pendant leur vie, et que leur temps à eux est la postérité ; mais, d’ailleurs, fussiez-vous vieux et n’eussiez-vous plus de sang dans les veines, dans des crises comme celle-ci il n’y a ni jeunes gens ni vieillards : on doit autant à sa patrie la dernière goutte de son sang que la première. »

« — Non, me dit-il tristement, je me suis bien interrogé, je sens que mon devoir n’est pas là, et qu’il est ici, ajouta-t-il en me montrant du geste sa petite chambre, sa petite table et sa petite écritoire. J’ai encore la force de penser, je ne me sens pas la force d’agir. Je tiendrais la place d’un homme utile à la patrie ; m’effacer pour qu’elle soit mieux servie c’est encore la servir. »

XXVII

Je ne tardai pas moi-même, non pas à me retirer du service de mon pays, mais à être écarté par mes concitoyens. L’obscurité m’abrita salutairement sans que j’eusse la peine et peut-être la faiblesse de la chercher. L’adversité ne m’y laissa pas le repos, cet otium cum dignitate qui est l’oreiller des disgrâces, loisir et silence que Béranger, plus sage que moi, avait eu la prévoyance et la modération de désirs de préparer à sa retraite. Cette adversité, qui attirait Béranger comme la bonne fortune attire le commun des hommes, le rapprocha plus assidûment et plus intimement de moi. Dès que j’eus besoin d’un consolateur il me prodigua sa présence, son intérêt, sa tendresse. La reconnaissance lui ouvrit mon cœur tout entier. Il se forma insensiblement entre nous une de ces amitiés tardives qui n’ont pas les primeurs d’âme et les soudainetés d’attrait de celles de la jeunesse, mais qui ont les souvenirs, les recueillements, les retours en arrière, les sérénités et les mélancolies des jours avancés. Les expériences, les confidences, les repentirs y tombent de plus haut de l’âme de l’un dans l’âme de l’autre, comme les grandes ombres des montagnes dont parle Virgile tombent sur leurs pieds à mesure que le soleil baisse :

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Ce fut alors que j’appris à connaître le vrai caractère de ce grand homme de cœur et les vraies opinions de ce grand homme de sens.

XXVIII

Ce grand homme avait peut-être le caractère un peu vert d’un homme de parti ; dans les premières périodes de sa vie, il avait pu prendre quelquefois la popularité pour la vertu et l’opposition pour la politique ; il avait pu verser à trop pleine coupe le souvenir de ses victoires comme consolation à un peuple affaissé par ses revers ; il avait pu badiner un peu trop vivement avec le vin et l’amour pour se faire rechercher en bon convive et en indulgent moraliste à la table et dans les rondes suburbaines du peuple. Socrate gaulois déguisé chez Aspasie en Anacréon, il avait pu faire une révolution plébéienne qui s’était transformée en trois jours en royauté oligarchique.

Voilà ses fautes : il ne se les déguisait pas à lui-même. Mais la réflexion, l’expérience, le temps avaient complètement tué en lui le vieil homme et enfanté l’homme nouveau. Jamais peut-être, dans aucun esprit supérieur de nos jours, ce travail intérieur du temps, qui tue les illusions, qui convertit les faiblesses, qui fait éclore les vérités du sein de l’expérience et qui régénère les vertus naturelles dans les résipiscences d’esprit ; jamais, disons-nous, ce travail de vivre pour s’améliorer ne fut aussi sensible et aussi réussi que dans Béranger. C’était lui qui était son poème ; il le revoyait, il le retouchait, il le raturait tous les jours, et il avait fini par en faire ce chef-d’œuvre de génie, de bonté, de raison que nous avons connu. Qui aurait osé seulement se souvenir du chansonnier quand on avait comme moi le bonheur de voir agir et d’entendre parler l’homme qui avait été Béranger, mais qui savait être Tacite ou Montaigne selon l’heure ?

« Mon ami, me disait-il un jour, il faut aimer le peuple malgré le peuple, comme on aime un enfant malgré ses légèretés, ses ignorances et ses inconstances. Et pourquoi faut-il aimer le peuple ? Parce que c’est la partie la plus nombreuse de l’humanité, et parce que, notre devoir étant d’aimer nos semblables (puisque c’est là encore nous aimer nous-même), c’est dans le plus grand nombre que nous devons aimer l’homme ou nous aimer véritablement nous-même. Si je n’ai pas le bonheur d’avoir la religion du Dieu de la paroisse, j’ai toujours eu et j’ai de jour en jour davantage la religion du Dieu de l’univers.

« Eh bien ! l’amour du peuple est ma religion à moi ! Je me suis dit de bonne heure : l’homme sensé ne peut pas vivre sans Dieu et sans religion : ce serait un effet qui voudrait subsister sans relation avec sa cause ; mais la foi en Dieu suppose un culte qui l’adore, une morale qui se conforme à ses perfections, une action qui concourt à sa divine et souveraine volonté. Ce culte qui l’adore, je le pratique dans mon intelligence, qui s’élève à lui comme l’encens de l’âme, qui le glorifie en s’humiliant dans mon néant. Cette morale qui se modèle de si loin sur ses perfections ineffables, je la trouve écrite par lui-même dans ma conscience. Cette action qui concourt à ses desseins et à sa bonté, je tâche de m’y conformer le plus que je peux par ma charité d’esprit et de main (quand, hélas ! ma main n’est pas vide) envers les hommes, et surtout envers cette classe des hommes, mes semblables, qu’on appelle le peuple.

« Si tout le monde faisait cela dans la proportion de son amour et de ses forces, tout le monde serait heureux, ou du moins tout le monde serait consolé ; donc ma religion, au moins pour moi, est bonne ; donc mon devoir religieux est d’aimer et de servir le peuple.

« Ne concluez pas, ajouta-t-il, que je croie que la politique, qui est la science du gouvernement, soit un vain mot, et qu’il faille s’en rapporter à la liberté, à la fraternité, à la charité pour laisser le peuple se gouverner lui-même par ses seuls instincts et par ses seules vertus ; non ! Je n’ai jamais donné dans ces utopies de libertés illimitées et de vertus infaillibles qui sont les paradoxes de la nature humaine, et qui seraient en huit jours la perte de tous par tous. Je suis plus politique qu’on ne pense. Vous m’avez comparé, dans un de vos écrits, à M. de Talleyrand : on a ri de vous et de moi ; mais ce mot prouve que vous m’avez mieux regardé que bien d’autres.

« M. de Talleyrand, que j’ai beaucoup connu, qu’on a fait bien pire qu’il n’était, et à qui vous avez rendu justice, était un très profond politique sous son apparente nonchalance, un politique inné, un politique d’instinct, ce qui veut dire un politique de génie, car on ne sait bien que ce qu’on n’a pas appris ; mais, dans sa politique, il avait principalement pour but son intérêt propre ; quant à moi, je n’ai jamais eu dans ma politique d’autre intérêt que ce que j’ai cru l’intérêt du peuple.

« Toute saine politique, selon moi, se compose de deux éléments indivisibles : une philosophie et une action. La philosophie imprime à l’action sa tendance divine à l’amélioration du sort de toutes les classes, sans exception, de la société humaine ; l’action donne à cette philosophie politique son efficacité, sa force, sa mesure, son opportunité, sa modération. Selon moi, ajouta-t-il, il faut donc d’abord une vertu, puis une force dans toute politique. Voilà pourquoi, bien que je paraisse un révolutionnaire dans mes rimes, je suis très gouvernemental dans mes instincts. La république elle-même, qui paraît à quelques-uns la dissémination des forces du peuple, doit en être, à mon avis, la plus puissante concentration. Quand le droit de tous est représenté, quand la volonté de tous est exprimée, cette volonté doit être irrésistible. Qu’a-t-il manqué à votre république de 1848 ? Un gouvernement, que l’Assemblée nationale n’a pas su ou n’a pas voulu lui faire. Vous ne pouviez pas le lui faire, vous, le lendemain de l’écroulement du trône : une dictature proclamée par vous ce jour-là aurait paru, avec raison, un outrage à la France, une mise hors la loi de la nation, une tyrannie insolemment prise au nom de la liberté sur un peuple à terre ! La république même eût été à l’instant dépopularisée par un pareil acte dans la main des républicains. Je ne suis pas de ceux qui vous accusent de ne l’avoir pas fait alors ; aucune faute du peuple, aucun péril évident de la liberté ne motivait une telle violence de ceux qui s’étaient jetés entre les ruines du trône et l’anarchie ; mais, une fois la France interrogée, une fois l’Assemblée nationale assise dans Paris, une fois la bataille de la république gagnée contre les démagogues et les communistes dans les rues de Paris, mon avis est qu’il fallait donner à la république un gouvernement plus concentré et plus dictatorial encore que vos gouvernements parlementaires, meilleurs pour saccader des trônes que pour fonder des pouvoirs forts.

« Et croyez-moi, poursuivait-il en plaisantant, si jamais vous ressuscitez sur cette pauvre terre et que la Providence vous rende, dans une révolution de votre pays, un rôle semblable à celui qu’elle vous a donné en 1848 en France, demandez pour vous, ou pour tout autre, une dictature de dix ans ou une dictature à vie, avec faculté de désigner votre successeur, pour donner à la liberté le temps de devenir une habitude, pour refréner vigoureusement les factions et pour modérer sévèrement les sectes qui perdent la liberté. La liberté a tout autant besoin de gouvernement que la monarchie ; le peuple est un beau nom, mais il lui faut une forme : le chef-d’œuvre de l’humanité, c’est un gouvernement. »

XXIX

Ces pensées étaient précisément les miennes. On comprend que je me gardais bien de les réfuter.

Elles expliquent la profonde tristesse civique qui saisit Béranger quand, à la place de l’unanime et patriotique enthousiasme qui soulevait le peuple et l’Assemblée nationale au-dessus de terre en 1848, il vit l’Assemblée législative jouer, comme une assemblée d’enfants en cheveux blancs, à l’utopie, à la Terreur, à la Montagne, à la réaction, à l’orléanisme, au militarisme, à l’anarchie, à tous les jeux où l’on perd la liberté, la dignité, l’ordre social et la patrie.

Il s’efforçait, dans sa sphère privée, comme moi dans la mienne, d’inspirer un peu de raison à ces sectes imprudentes : il n’y réussit pas. Il avait, comme moi aussi, prévu le dénouement. Il ne fallait pas être grand prophète pour prophétiser la ruine d’une assemblée souveraine qui portait tous les jours des défis sans force à des armes hors du fourreau et à des intérêts sans sécurité.

C’est peut-être à ce sentiment de secret mépris pour l’Assemblée législative qu’il faut attribuer le peu d’étonnement que Béranger eut de la catastrophe et le peu de ressentiment qu’il manifesta contre le nouveau gouvernement napoléonien. « Ceci, lui dis-je un jour après l’élection qui ressuscita l’Empire, est une chanson de Béranger ! »

Il détourna la tête, secoua ses cheveux gris, rougit, se pinça les lèvres et ne répondit pas. Je vis que ce souvenir de l’immense influence de ses chansons impériales sur les suffrages de la multitude lui était importun devant moi. Je n’y fis plus la moindre allusion pendant tout le reste de sa vie.

Il était affligé sans aucun doute de l’avortement de la république, mais peut-être, sous cette affliction sincère, y avait-il une secrète consolation d’amour-propre. Peut-être pensait-il qu’il avait bien eu le premier le sens de ce peuple plus soldat que citoyen. Ceci, du reste, n’est qu’une supposition de ma part ; jamais un seul mot de lui ne m’a donné le droit d’une conjecture à cet égard. Mais, pourvu que la nationalité fût sauvée, il était très patient pour la démocratie. Ceci, il me le disait tous les jours : les ambitions ou les factions sont pressées, la philosophie est patiente ; Béranger était avant tout philosophe.

XXX

Dans ces dernières années il s’était tellement rapproché de moi que nous passions rarement deux jours sans nous voir ; c’était tantôt chez moi, au milieu du jour, lorsque les affaires, les travaux ou les tristesses me retenaient forcément dans ma chambre d’angoisse ; tantôt chez lui, à l’heure où le tumulte des rues de Paris rend plus intime et plus recueilli l’entretien deux à deux au coin du feu d’un solitaire ; tantôt dans les allées désertes alors du bois de Boulogne, où les paroles tombaient çà et là et à demi-voix de sa bouche comme les feuilles jaunies sous le vent d’automne.

Ah ! que ces arbres de la longue avenue de marronniers qui mène de la porte Maillot au château de Madrid, que j’habitais alors, ont entendu de belles choses ! Quand Béranger, s’arrêtant tout à coup comme saisi au pan de sa redingote par quelque main invisible, et prenant à deux mains son gros bâton de bois blanc à pommeau d’ivoire, il dessinait sur le sable des figures inintelligibles, tout en dissertant avec une éloquence rude, mais fine, sur les plus hautes questions de religion, de philosophie ou de politique !

Ces dissertations étaient en général mêlées d’anecdotes qui les rendaient vivantes. « Voilà, me disait-il, ce que je conseillais à mon ami Laffitte ; voilà ce que je confiais à Manuel, l’homme que j’ai le plus aimé parce qu’il a été, selon moi, le plus désintéressé, le plus calomnié et le plus salarié d’ingratitude ; voilà ce que j’essayais de faire comprendre à Chateaubriand, que j’aimais par admiration littéraire et dont j’avais eu la niaiserie de prendre l’amitié au sérieux, lui qui n’aimait de moi que son plaisir et ma popularité ; voilà ce que je répétais vainement à ce grand enfant de Lamennais, qui voyait partout des trappes et des traîtres de mélodrame ! »

XXXI

Souvent il était interrompu par quelques noces de paysans ou d’ouvriers qui venaient passer leur journée de miel dans les guinguettes de Neuilly et qui le reconnaissaient sous son chapeau de feutre gris et sous sa redingote couleur de muraille.

Ils se rangeaient respectueusement et se chuchotaient l’un à l’autre le nom du Père la joie, comme disent les Arabes ; ils levaient leur chapeau et criaient, quand il avait passé : Vive Béranger !

Béranger se retournait, leur souriait d’un sourire moitié attendri, moitié jovial. « Merci, mes enfants ! merci, leur disait-il ; amusez-vous bien aujourd’hui, mais songez à demain. Chantez une de mes chansons puisqu’elles vous consolent, mais surtout suivez ma morale : le bon Dieu, le travail et les honnêtes gens ! »

Ces scènes se renouvelaient pour lui à chaque promenade que nous faisions ensemble. Il y avait autant de couplets de Béranger chantés que de verres de vin versés dans les jours de fête de ce pauvre peuple. Combien de fois moi-même, dans des réunions d’un ordre moins plébéien, à la campagne, avec le riche cultivateur, le curé, le notaire, le médecin, l’officier en retraite groupés autour d’une table rustique à la fin du jour, combien de fois n’ai-je pas entendu le coryphée libéral du canton entonner au dessert, d’une voix chevrotante, la chanson du Dieu des bonnes gens, du Vieux Sergent, de la Bonne Vieille, tandis que la table tout entière répétait en chœur, excepté moi, le refrain aviné, et qu’une larme d’enthousiasme mal essuyée sur la manche du vieil uniforme tombait entre la poire et la noix dans le verre du vétéran !… Béranger, pour ces ouvriers, pour ces soldats, pour cette bourgeoisie française, n’était réellement plus un homme ; c’était un ménétrier national dont chaque coup d’archet avait pour cordes les cœurs de trente millions d’hommes exaltés ou attendris.

XXXII

Il en était reconnaissant, et il aimait véritablement sa patrie dans sa gloire et sa gloire dans sa patrie. Il aimait surtout les plus malheureux. Depuis que la politique avait tour à tour accompli ou trompé ses espérances, il avait replié son âme, pour ainsi dire, dans la bienfaisance. Il avait trouvé plus facile et plus sûr de faire tout le bien qu’il pouvait faire, homme par homme, dans un cercle privé autour de soi, que de faire un bien abstrait, incertain et problématique aux nations et à l’humanité dans l’ordre social ou politique. Il avait, si j’ose dire toute ma pensée, rétréci son devoir, afin de l’accomplir toujours et d’être plus sûr de l’accomplir.

Car il ne faut pas croire qu’il n’y eût un coin de scepticisme, de découragement triste, de laisser-faire et de laisser-aller dans cette belle âme, quand il considérait le monde en masse dans ses éternelles aspirations et dans ses éternelles rechutes. Il désirait l’amélioration de l’humanité en masse plus qu’il n’y croyait. L’histoire, qui se répète avec tant de monotonie de siècle en siècle, lui faisait peur. « Si elle allait se répéter encore après nous ? » me disait-il quelquefois…

Mais ces courts moments de doute ne prévalaient pas sur sa charité active pour le genre humain. Le misereor super turbam , ce mot de l’Évangile, était devenu le sien. Il se consolait de moins espérer en agissant de jour en jour davantage pour le soulagement des misères humaines. De poète de fête qu’il avait été jadis il s’était fait poète de douleurs, sœur de charité de tout ce qui recourait à lui, soit pour une misère de corps, soit pour une misère d’esprit ; ses journées entières appartenaient à la foule.

Il faut avoir assisté cent fois comme moi à ces consultations de ce médecin des âmes, dans son antichambre, pour se faire une idée du bien qu’il avait fait à la fin de sa journée, avant de reposer sa tête sur son oreiller de bonnes œuvres.

On sonnait, il allait ouvrir. C’était un pauvre ouvrier qui venait de perdre sa femme dans la nuit et qui n’avait pas de quoi lui acheter un linceul ou une bière ! Béranger le faisait asseoir, pleurait avec lui, lui donnait un verre de vin pour relever ses forces, ouvrait son tiroir, comptait en petites pièces de monnaie la somme strictement nécessaire pour le pieux devoir, l’enveloppait dans une page déchirée de ses vieilles éditions pour la glisser dans les doigts du pauvre veuf, afin de ménager sa pudeur en ne laissant ni briller ni sonner le métal de l’éclat ou du bruit de l’aumône. Il accompagnait l’ouvrier jusque sur l’escalier ; je l’entendais embrasser l’inconnu et lui adresser de marche en marche, avec sa grosse voix voilée, un adieu aussi ému et aussi prolongé que si cet inconnu avait été son frère.

Puis venait une belle jeune fille dont le père, mécanicien ou typographe, avait parlé de Béranger à sa pauvre famille ; elle entrait en rougissant et demandait à parler en particulier au vieux poète. Il l’emmenait dans une embrasure de croisée au fond de la chambre, et j’entendais de ma place des sanglots mal étouffés, interrompus de délicates confidences : c’était une consultation de l’amour indécis pour savoir si elle devait accueillir ou repousser des propositions de mariage d’un jeune ouvrier sans fortune, dont la demande n’agréait pas à ses parents. Il fallait que Béranger se chargeât de la négociation sans connaître ni le père, ni la mère, ni le prétendant.

Il s’en chargeait, après une enquête scrupuleuse sur la situation, sur le caractère et jusque sur le cœur des deux amants. Il prenait son crayon, il écrivait les noms, les adresses, les heures. « — J’irai, mon enfant, j’irai demain, disait-il ; je tâcherai d’arranger cela pour le mieux. Votre mère me dira ses raisons, votre fiancé ses ressources. Je le recommanderai à nos bons amis les Pereire, qui font du travail le ministre de l’opulence. »

La jeune fille, dans sa joie, jetait naïvement ses bras autour du cou du poète. « — Allons, allons ! pourquoi m’embrasser ainsi avant le succès ? » lui disait, en se refusant à ses étreintes, le vieillard ; « je n’ai pas encore mérité ma récompense. » Mais les larmes de la belle enfant mouillaient déjà ses mains.

Puis deux vieux concierges infirmes, l’un soutenant l’autre, sonnaient timidement à la porte de ce cinquième étage. Béranger les conduisait lui-même à son canapé de paille ; il écoutait patiemment le récit de leur détresse et les vœux de leur vieillesse : c’étaient deux lits dans le même hospice, pour ne pas mourir séparés après une longue vie de bonheur, de travail et de souffrance en commun. Béranger écrivait à l’instant pour eux une lettre à quelques-unes des administrations de la charité publique ; son nom était une clef qui ouvrait les cœurs comme les ministères. On savait assez qu’il ne demandait jamais que pour les autres et qu’il se dépensait lui-même jusqu’au nu avant de demander une obole de la pitié d’autrui. Les pauvres infirmes s’en allaient consolés ; on entendait leurs bénédictions monter à mesure qu’ils descendaient, du fond de l’escalier : « Ah ! quelle bonne pensée nous avons eue de monter à lui en voyant son portrait dans notre loge ! »

XXXIII

Puis c’étaient de jeunes ouvriers en grand nombre qui se trompaient de vocation en prenant leur travail manuel en dégoût et qui s’admiraient eux-mêmes dans des vers incultes qu’ils prenaient pour des promesses de génie, parce qu’ils ignoraient les conditions rares et providentielles du vrai génie. Ils venaient, leur rouleau crasseux sous le bras, solliciter un encouragement du maître. Béranger avait la patience de les lire ou de les écouter, mais il avait la conscience de les décourager rudement. « Allez, allez, cela ne vaut rien ; faites des souliers, faites des chapeaux, faites des habits, et ne faites jamais de vers. Vous me voulez du mal aujourd’hui de contrister votre amour-propre déplacé, vous m’en voudriez bien davantage dans dix ans de l’avoir encouragé. Laissez chanter les rossignols pour les heureux oisifs de la terre qui se lèvent tard ; quant à vous, mes amis, n’écoutez chanter que le coq, qui est le réveille-matin du bon ouvrier ! »

XXXIV

Ainsi se passait toute sa matinée jusqu’à l’heure où ce courtier des misères prenait sa canne et son chapeau pour sortir.

Il s’en allait à pied, dans la poussière ou dans la boue, d’une extrémité de Paris à l’autre : il présentait ses requêtes à toutes les administrations, il quêtait pour le pauvre chez tous les riches, il visitait dans tous les hôpitaux les malades pour lesquels il avait obtenu un lit ; puis, quand il lui restait un peu de marge de sa journée, après ces sacrés devoirs accomplis, il venait s’asseoir et causer au coin de mon foyer ou au chevet de mon lit avec la quiétude d’une conscience qui a la satisfaction de sa journée sur le cœur.

Et cette vie il ne la dévouait plus à aucune vaine et secrète popularité ; il la dévouait véritablement et uniquement à Dieu et aux hommes : on le voyait au recueillement respectueux de sa physionomie et au timbre ému de sa voix quand la conversation déviait vers les choses éternelles. Sa piété philosophique croissait en lui avec les années sérieuses de la vie. Ses œuvres n’étaient pas seulement des instincts satisfaits, ses œuvres étaient ses prières. Une des femmes qui le servaient dans ses derniers mois raconte qu’elle le surprit quelquefois agenouillé dans sa chambre, les mains jointes sur le bord du lit, comme l’enfant qui se souvient des attitudes de sa mère. Il avait trop de goût pour être impie ; il avait trop d’âme pour être sans conversation dans la langue des soupirs avec le pays des âmes.

XXXV

La mort récente de la compagne de sa vie jeta une ombre visiblement plus grave sur sa physionomie. Je le vis le lendemain de cette perte : il n’affecta point un de ces deuils qui refusent d’être consolés. Il sentait que l’heure naturelle des départs était arrivée pour tous les deux, et que les douleurs qui finissent la vie ne peuvent pas être déplorées comme celles qui les commencent. « Cette pauvre Judith », me disait-il en essuyant ses yeux encore humides de la matinée des funérailles, « cette pauvre Judith me précède de peu dans le voyage. J’aurais regretté qu’elle m’eût survécu, infirme et isolée comme elle était ! Je serais mort avec des angoisses sur son sort, et tout est pour le mieux. Je vais faire mes préparatifs afin que le peu que je laisserai en m’en allant ne soit pas perdu pour ma pauvre famille.

« Vous ne le croiriez pas, mon ami », ajouta-t-il avec un accent de tendresse qui vibre encore dans mon oreille, « vous ne croiriez pas que ce qui m’inquiète le plus maintenant, c’est vous ! Où en êtes-vous de vos lourdes affaires ? J’en suis plus tourmenté que de mon propre sort ! Je songe à vous le jour et la nuit. » Je le remerciai et je le rassurai en lui affirmant que, si la Providence me laissait encore quelques heures de travail avant le soir, j’étais sûr de suffire à tout et de ne laisser personne dans la peine ou dans l’embarras après moi, et j’entrai avec lui dans quelques détails de coin du feu. « Ah ! que vous me faites de bien ! » reprit-il en me serrant la main dans ses deux mains. « Je m’en irai plus content si je vous laisse, vous et ce qui vous appartient, dans le repos et dans la sérénité des derniers jours. »

XXXVI

La femme âgée qu’il venait d’ensevelir s’était appelée Lisette dans sa folle jeunesse, elle s’était appelée madame Judith dans son âge mûr ; on a cru qu’on pouvait l’appeler tout bas du nom du poète dans sa vieillesse : je l’ignore ; c’était une femme de quatre-vingts ans passés, d’un port d’impératrice déchue, d’une conversation contenue, mais très distinguée et très fine, à la hauteur de tout esprit et de toute âme. « Je ne suis pas la rose, mais j’ai habité avec elle. »

On voyait que Béranger, Manuel, Chateaubriand, Lamennais, Hugo, Michelet, Benjamin Constant, Thiers, Mignet et cent autres, Lebrun, Havin, homme d’élite, avaient passé par cette chambre qui précédait celle du solitaire, salle d’attente de cette royauté de l’esprit et de la bonté qu’on venait saluer dans Béranger.

Je m’y arrêtais souvent pour attendre le poète quand par hasard il n’était pas rentré à l’heure de mes visites. Cette femme était si belle, si gracieuse, si intelligente à demi-mot, d’une sagesse si souriante et cependant si sérieuse sous son poids d’années, que je ne trouvais jamais l’heure longue dans son entretien. J’aurais aimé à connaître son histoire ; d’autres la raconteront sans doute.

En traversant la chambre vide de Judith, quelques jours après sa mort, je fus étonné et attendri de voir un chapelet encore suspendu à un clou contre la muraille, à la place où avait été son lit ; tout auprès, un petit portrait de Béranger jeune était suspendu à un autre clou. Tout se rencontre dans ces longues vies qui traversent mille hasards, qui passent par tous les caprices du sort et par toutes les aventures du cœur, depuis l’amour jusqu’à la célébrité et depuis la célébrité jusqu’à la solitude. Nous sommes tous un poème ou une chanson : il ne faut que savoir y lire !

XXXVII

Cette mort, que je ne croyais qu’un accident, fut un signal ; depuis ce jour Béranger s’affaiblit, non de la tête ni du cœur, mais des jambes. Il regretta vivement de ne plus avoir la force de traverser à pied la ville pour venir, comme l’année dernière, s’asseoir quelques heures au foyer de ses amis éloignés et souvent au mien. Je multipliai mes visites à la rue de Vendôme : rien n’était changé, ni dans ses entretiens, ni dans son visage, ni dans la gracieuse nonchalance de ses habitudes dans sa chambre. Il entrevoyait bien la pente, mais nullement la mort ; nous en parlions quelquefois, mais comme d’une éventualité générale qui ne menaçait aucune vie en particulier. « Du reste, me dit-il avec un ton d’indifférence la dernière fois que je causai assis avec lui, j’en ai assez ; j’approche de quatre-vingts ans, je n’ai rien de nouveau à voir et peu de choses à aimer devant moi : à quoi bon traîner dans le vestibule quand les paquets sont faits et qu’on n’attend plus personne ? Il y aura cette différence entre ma naissance et ma mort que je suis arrivé malgré moi et que je partirai de mon plein gré ! Que Dieu fasse donc pour le mieux », ajouta-t-il. Puis il se reprit à rouler une boulette de mie de pain dans ses doigts, comme Danton en roulait devant le tribunal où l’on délibérait sa mort.

Il était à table, ce jour-là, en manches de chemise, accoudé le bras droit sur la nappe devant un morceau de pain et un morceau de fromage, et une bouteille de vin ; il avait essayé d’en boire une goutte pour se rendre un peu de force en rentrant de son jardin, où il était descendu prendre un dernier rayon de soleil. Un homme de bon cœur et de bon esprit, M. Havin, assistait, hélas ! à cette agape. Je vis de l’humidité dans ses yeux.

XXXVIII

Je commençais à m’alarmer de cet affaiblissement sans cause, mais j’espérais qu’il descendrait très lentement ces années qui sont les dernières marches de la vie et qui touchent au plain-pied de la tombe. Les circonstances me forçant à m’éloigner de Paris, j’allai lui dire adieu la veille de mon départ.

C’était le 1er juillet de cette année, à cinq heures de l’après-midi. Je trouvai le visage du concierge consterné : on venait de rapporter le malade presque évanoui de son jardin. Je montai ; les deux servantes presque en larmes me chuchotèrent à voix basse dans la première chambre les inquiétudes des médecins et l’affaiblissement progressif. Il veut vous voir, me disaient-elles, mais il ne faut pas le faire parler. Elles m’introduisirent : il était entre les bras de M. et de Mme Antier, ses pieux amis, qui demeuraient dans la même maison pour être plus à portée de son cœur et de sa voix.

Le mari et la femme l’étendaient avec des soins de mère et de père sur son canapé ; ses pieds sans force touchaient encore à terre ; son visage était pâle, mais serein.

Son regard reprit en me voyant toute sa lumière intérieure, et sa bouche même un doux sourire. — « C’est un adieu », me dit-il en me tendant sa grosse main et en serrant fortement la mienne. — « Oui », lui dis-je, « mais ce n’est pas un long adieu : je reviendrai plusieurs fois à Paris dans le cours de l’automne ; en attendant, ne m’écrivez pas, mais faites-moi souvent donner de vos nouvelles par M. Antier, qui sera votre main et votre cœur. » « — Eh bien ! adieu ! me répéta-t-il plus tendrement ; que Dieu vous ramène, et je vous en prie, ajouta-t-il à plusieurs reprises, parlez bien de moi, de mes regrets, de mon attachement à Mme de Lamartine et à votre charmante nièce. Dites-leur de prier pour votre ami ! Je ne souffre pas, je ne me sens pas bien malade encore. J’ai bon appétit, mais vous voyez comme je suis faible. Adieu encore ! et adieu à votre maison ! »

Je m’éloignai, je descendis cet escalier que je ne remonterai plus. Quelques jours après, je reçus plusieurs lettres successives de M. Antier, qui m’écrivait les phases de la maladie, tantôt alarmantes, tantôt rassurantes. Les journaux du 16 juillet m’apprirent à la fois la mort et les funérailles. La France avait perdu beaucoup, moi davantage.

Si je sondais mon cœur, j’y découvrirais un vide immense d’affection, d’habitudes, de consonances d’esprit, d’heures nonchalantes, mais nécessaires à la journée, creusé en moi par cette seule chambre vide maintenant dans une maison de la rue de Vendôme ! Ah ! les dernières amitiés !… Il n’y a plus rien devant que des indifférences, il n’y a plus rien derrière que des tombes ! Il faut mourir !

XXXIX

Mais il y a une vraie consolation cependant pour l’homme qui aime son pays : c’est que, celui que vous regrettez comme un ami, tout un peuple le regrette avec vous comme un citoyen irréparable ; c’est que le peuple a été digne de soi-même le jour où il a porté en terre ce grand plébéien !

Ô peuple ! qui t’es montré si sensible, si reconnaissant et si pieux ce jour-là, autour d’un cercueil, que ce jour te soit compté devant l’histoire, devant les hommes et devant Dieu comme une victoire ! Garde dans ta mémoire et transmets à celle de tes enfants ce beau mouvement de ton cœur national. Il atteste que, si tu aimas trop la gloire, cette héroïque faiblesse des soldats, des poètes et des peuples, tu aimas du moins du même amour la probité, le désintéressement, le patriotisme, la liberté personnifiée dans un cercueil qui n’emporte pas tout avec lui dans la terre, puisqu’il reste tant de millions d’hommes pour l’honorer !

Et quand on te reprochera, comme je l’ai fait quelquefois moi-même, ton goût excessif pour le bruit et la fumée des champs de bataille, tes distractions de la liberté par le clairon, le tambour, le refrain de caserne ou de cantine, tes étourderies d’enfant, tes inconstances, tes versatilités, tes oublis, tes ébullitions et tes prostrations alternatives, baisse la tête et rougis devant tes fils et devant tes pères ; mais relève-la aussitôt avec un fier repentir, et dis-leur pour toute réponse : « Tout cela est vrai peut-être, mais, tel que je suis, j’étais au convoi de Béranger. Savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire : Je suis encore le peuple français. »

XL

Élevons un mausolée à cet homme de notre chair et de notre sang, à cet homme qui personnifie si bien nos faiblesses dans son âge de faiblesse, nos vertus dans son âge de vertu ! Il n’a fait que des chansons ! direz-vous. Il a fait plus, il a fait exemple ; il a fait plus encore, il a fait l’âme d’un peuple ! Et Solon, donc, qui avait rétabli un moment la liberté d’Athènes, sa patrie, n’avait-il pas fait des chansons pendant toute sa jeunesse ? n’était-il pas le Béranger de la Grèce ?

Construisons ce mausolée ære publico, sou par sou, avec le denier du pauvre et du riche, afin que ce sépulcre impartial, voté par les uns, adopté par les autres, soit l’autel de la concorde et devienne la propriété commune de tous ceux qui aiment la patrie jusque dans ses égarements, la liberté jusque dans ses éclipses, la probité jusque dans ses haillons ! Appelons nos plus illustres sculpteurs pour tailler dans le marbre penthélique de ce tombeau du pauvre grand homme les bas-reliefs d’une immense frise commémoratoire de ses chants, de sa vie, et surtout de sa vieillesse, la vraie gloire pure de sa vie. Que les sujets de ces bas-reliefs soient choisis avec scrupule pour l’édification et non pour la corruption du peuple. Les tombeaux ne doivent chanter que l’immortalité ! Ils ne doivent parler que de vertu ! Nous n’y représenterons ni la démocratie en goguette, ni la jeunesse en orgie, ni l’armée de 1815 venant imposer les lois de la baïonnette à une nation libre et pacifiée, ni le trône tombé sous les chansons de 1830.

Non, mais nous y graverons en reliefs de marbre : ici, la victoire défensive remportée, non pour la gloire d’un homme, mais pour les frontières de la patrie ; là, le drapeau tricolore ralliant trois fois en soixante ans le peuple invincible, deux fois contre l’étranger, une fois contre lui-même et contre l’anarchie ! — Ailleurs, la sainte alliance des peuples se garantissant dans une équité fraternelle la mutuelle indépendance par le respect des nationalités. — Plus loin, la tolérance religieuse affranchissant les consciences de la loi des États pour laisser à la croyance sa seule conviction pour règle, et à la piété sa seule sincérité pour honneur. Chaque médaillon de ce monument sera une page de la vie intime, plus belle encore que la vie publique du grand homme.

Dans le premier de ces bas-reliefs, on le verra, dans la maison de sa pauvre tante, à Péronne, écoutant les leçons de la Providence par la bouche de cette seconde mère, leçons qui devaient lui remonter un jour au cœur comme ces sèves d’automne qui donnent les fruits à l’homme après que les fleurs folles sont tombées.

Dans le second, on le verra, dans l’atelier d’imprimerie de M. Laisney, prenant dans le casier et maniant d’une main novice ces lettres qui contiennent toute l’âme de l’humanité et auxquelles il devra un jour son immortalité.

Dans le troisième, il sera représenté dans son costume populaire, entrouvrant la porte d’une mansarde où un ouvrier malade repose sur son grabat, au milieu d’une famille sans pain, apportant à ces misères, qu’il a connues lui-même, l’assistance dans la main, la charité dans le cœur, le sourire de l’espérance sur les lèvres.

Dans le quatrième, on le verra dans sa chambre d’artisan au repos, recevant la visite des puissants du monde qui viennent le tenter par des honneurs et des richesses, et refusant tout de tout le monde pour rester salarié de Dieu seul et pour demeurer plus semblable à ce peuple qui ne le comprendrait plus si bien s’il était plus haut que sa condition.

Dans le cinquième, on le verra s’entretenir des plus hautes questions de diplomatie avec M. de Talleyrand, de politique avec Manuel, de gloire avec le général Foy, d’économie publique avec Laffitte ou Pereire, d’éloquence civile avec Royer-Collard, de république avec Lafayette, d’histoire avec Mignet, Thiers, Michelet ; de monarchie avec Chateaubriand, de poésie avec Hugo, de Dieu avec Lamennais, d’amitié avec Antier.

On passera ainsi successivement dans une revue immobilisée par le ciseau de nos grands statuaires toutes les heures ressuscitées de cette vie étrange d’homme d’élite et d’homme de foule, qui, par un privilège unique, a touché aux faîtes et aux profondeurs de sa nation et de son siècle.

Et puisse un de ces statuaires amis m’ébaucher moi-même, dans le dernier et dans le plus obscur de ces médaillons, agenouillé au pied de cette tombe, et pleurant dans l’ombre, non des larmes politiques, mais des larmes cordiales sur l’ami que je ne reverrai plus que là où il n’y a plus de larmes !

 

Lamartine.

Adam Salomon, auteur de la naïve et sublime statuette en bas-relief de Béranger, à Fontainebleau.