I
« Il n’y a plus de Pyrénées »
, avait dit Louis XIV, en donnant son
petit-fils à l’Espagne ; mais les Pyrénées ne s’étaient pas abaissées à ce mot du grand
roi : l’Espagne, qui, depuis Ferdinand le Catholique, combattait et haïssait la France,
n’avait pas changé tout d’un coup au gré d’un testament. Une antique alliance avec
l’Autriche la portait vers l’archiduc, et c’est en présence de ce compétiteur armé qu’il
fallait la convertir à l’amour d’une dynastie nouvelle et si longtemps ennemie.
Louis XIV entoura donc son petit-fils de conseils ; lui-même il traça de sa main les
règles qu’il crut les plus sages ; il composa la cour d’Espagne avec choix ;
l’ambassadeur à Madrid, le duc d’Harcourt, fut en réalité le gouverneur du jeune roi, et
la jeune reine reçut pour gouvernante, à titre de dame d’honneur, une Française célèbre
par sa naissance et son mérite, Anne-Marie de la Trémoïlle, veuve du prince de Chalais,
et depuis mariée en Italie à Flavio, prince des Ursins. Toutes les précautions furent
prises en même temps pour ne pas indisposer l’Espagne par l’appareil d’une
administration plutôt étrangère que nationale. Louis XIV, d’après le sage avis de Torcy,
voulait que son ambassadeur gouvernât sans paraître dans le Conseil ; madame des Ursins
de son côté, par son autorité sur l’esprit de la reine, et par l’ascendant de celle-ci
sur le roi, devait, dans les entretiens de l’intimité, nourrir l’affection du prince
pour son aïeul. Mais les choses ne se passèrent pas si bien ; les Français
outrepassèrent leurs pouvoirs, les Espagnols s’irritèrent de leur insolence ; les
ambassadeurs, c’est-à-dire les ministres, se succédèrent rapidement : Marsin, le
cardinal et l’abbé d’Estrées, le duc de Grammont, furent l’un après l’autre nommés
(1701-1705), et aucun ne contenta. Pendant ce temps, madame des Ursins avait étendu son
crédit ; le jeune roi, ainsi qu’un historien l’a caractérisé, chaste, dévot et ardent,
était tout dévoué à son épouse, laquelle l’était elle-même à sa dame d’honneur. Celle-ci
portait donc la défaveur du mauvais succès et les accusations des mécontents. Louis XIV,
qui n’aimait pas les apparences de l’intrigue, bien qu’à cette heure sa propre cour en
fût infestée, rappela madame des Ursins en France ; mais, la voyant de plus près, il
l’apprécia mieux. Après l’avoir entretenue longtemps, dans un voyage à Marly, qui fut
pour elle un véritable triomphe, il se décida à la renvoyer auprès de Philippe, et elle
y retourna sans délai (1705).
Raffermie par cette haute justification, la fortune de madame des Ursins devint▶ désormais imposante. On la voit, pendant les dix années qui suivent, au premier rang dans les affaires. Jusque-là, son pouvoir avait été précaire et contesté ; et, si elle avait terminé sa vie politique en 1705, elle n’aurait offert au jugement de l’histoire qu’un caractère équivoque et mal éclairci. Mais, dès son retour, ayant mission formelle pour agir, elle répond de ses œuvres, et, dans les déterminations qu’elle fait prendre, donne la vraie mesure de ses intentions et de ses talents. C’est à partir de ce moment aussi que commence la collection des lettres qu’on vient, pour la première fois, d’imprimer. Elles jettent un grand jour sur les événements, et fixent l’opinion sur les deux femmes célèbres qui s’écrivent. Il semble que tout soit dit sur madame de Maintenon. La comparaison n’est pas à son avantage dans cette correspondance ; en face du caractère viril et décidé de son amie, le sien semble plus mesquin et plus monastique que jamais. Pourtant elle se montre aussi par de bons côtés, et nous essayerons dans un second article de rendre fidèlement l’impression qu’elle fait ici. Mais continuons avec madame des Ursins.
Les temps étaient difficiles. L’archiduc en armes disputait l’Espagne à Philippe : la
Catalogne entière le proclamait roi ; l’Angleterre, déjà maîtresse de Gibraltar qu’elle
ne devait plus rendre, le soutenait de ses soldats et de ses vaisseaux ; occupé sur ses
frontières contre Eugène, Marlborough et le duc de Savoie, Louis XIV ne secourait que
péniblement son petit-fils. Madame des Ursins, en arrivant à Madrid, s’entend aussitôt
avec l’ambassadeur Amelot, le ministre Orry, et le maréchal Tessé. « Il est vrai,
écrit-elle, qu’on a de la peine à remuer toute cette machine ici ; mais on ne néglige
rien pour la faire marcher. »
Dès les premiers jours, elle s’est décidée
contre les grands dans une querelle d’étiquette, et a inspiré au jeune roi une énergie
qui a fait taire les vanités : elle comprend que la condescendance ne sauverait rien.
« L’essentiel aujourd’hui n’est pas de contenter les grands, en leur laissant
une autorité usurpée ; il faut travailler, comme on fait, à avoir des troupes, trouver
moyen de les payer, et se moquer du reste. Plût à Dieu qu’il nous fût aussi facile de
prendre le dessus sur les prêtres et les moines, qui sont la cause de toutes les
révoltes ! »
Tant que durera la guerre, il n’y a de salut à ses yeux que dans
les gros bataillons. Elle les sollicite de M. de Torcy et de M. de Chamillard ; elle les
implore de madame de Maintenon. Tous les tons de la prière sont essayés auprès d’elle,
depuis la bouderie jusqu’à l’enjouement, témoin ce début de lettre, d’une insinuation
charmante : « Il ne tient qu’à vous, madame, de m’apaiser et de m’empêcher de
gronder ; que le roi ait la bonté de laisser en Espagne les vingt bataillons que sa
majesté espagnole lui demande, nous serons contents. S’il voulait envoyer les trente
autres à M. de Noailles, ce serait perfectionner la grâce. »
En cela, madame
des Ursins pensait aussi juste qu’elle suppliait agréablement. Par malheur, la France
elle-même était épuisée. On envoya pourtant Berwick, et ce fut l’occasion de
remerciements flatteurs et d’ingénieuses délicatesses. « La reine, écrivit ce
jour-là madame des Ursins, a fort goûté toutes les règles de Saint-Cyr ; nos dames
veulent les avoir, et je les fais traduire en espagnol pour leur donner cette
satisfaction. Si sa majesté n’était pas dans des engagements bien différents, je
crois, en vérité, qu’elle voudrait être une de vos élèves. »
Berwick répara les affaires, et par la victoire d’Almanza rendit quelque sécurité à la
cour. Les lettres de madame des Ursins s’en ressentent pendant les années 1707 et 1708.
Vives et piquantes, elles abondent en saillies de gaieté et en railleries de bon goût ;
on dirait que par ses agaceries elle cherche à relever l’âme contrite de sa dévote amie.
Sur la grossesse de la reine, sur la nourrice et la layette de l’infant, sur la fièvre
intermittente de madame de Maintenon, elle est inépuisable. Toutes les formules
respectueuses et tendres sont prodiguées sans fadeur, et c’est au milieu de ces
adoucissements de toutes sortes que les grandes affaires arrivent à l’oreille délicate
et craintive de la mystérieuse épouse de Louis XIV. Cependant des boutades de franchise
échappent parfois qui purent bien scandaliser ; on écrivit un jour ces téméraires
paroles : « De quoi se mêlent ceux qu’on appelle jansénistes et le parti contraire, d’empêcher qu’on envoie à Rome des personnes qui soient ou ne
soient pas dans leurs opinions ? Parle-t-on encore de cela où vous êtes, madame ? Ils
devraient, ce me semble, laisser leurs disputes jusqu’à ce que la paix générale fût
faite, et ensuite recommencer leurs guerres civiles, s’arracher leurs bonnets de la
tête, s’ils en avaient envie ; mais présentement nous avons des choses plus
sérieuses ; et pour moi, j’ai si fort regardé ces deux partis avec indifférence, que
je n’ai pas voulu presque en entendre parler, et que je cherche toujours mes
confesseurs exempts de haine ou d’amitié pour eux. »
Grâce à madame des Ursins
et à la reine d’Espagne, princesse remplie de force et de prudence, l’intérieur de cette
cour demeura libre de toute intrigue religieuse, quoique le roi Philippe méritât d’être
appelé un
grand saint ;
et, malgré l’exemple de la
France, on n’eut à s’occuper en Espagne que des soins de la guerre.
Sur ces entrefaites, la terrible année 1709 arriva. Les condoléances de madame de
Maintenon redoublèrent ; Saint-Cyr ni Trianon n’avaient plus de charmes capables de la
consoler. Tout le jour en fièvre et en prières, elle ne soupirait qu’après une paix
prochaine, à quelque prix qu’on dût l’acheter. Mais la paix était encore moins faisable
alors que la guerre. La première condition imposée à Louis XIV l’obligeait à détrôner
son petit-fils ; et madame des Ursins, que révoltait cette seule idée, repoussait
inexorablement au sujet de ses maîtres toute suggestion détournée d’abdication
volontaire. Ici sa correspondance change de ton ; les ironies se cachent sous les
compliments ; mordantes en même temps que polies, pleines à la fois de verve et de
convenance, elles exercent la résignation chrétienne de cette qui les reçoit et qui
pardonne par Charité. Fidèle à la famille d’Espagne au risque de déplaire à Louis XIV,
madame des Ursins déclare son dessein de se retirer, plutôt que de donner au roi
Philippe un conseil incompatible avec sa gloire. « Seulement, pour se tenir
toujours à portée d’être utile à la reine et au jeune prince des Asturies, elle ira
dans quelque petite ville des Pyrénées. Ce sera peut-être Pau qu’elle choisira. Il y
gèle, les maisons n’y ferment pas, et elle n’a pas d’argent pour acheter les meubles
de commodité. Mais elle fait faire d’avance des tapisseries de nattes pour couvrir les
murailles de sa chambre, et elle a même envie d’en envoyer en présent à madame de
Maintenon une toute semblable qui sera digne assurément de la simplicité de
Saint-Cyr. »
On lui doit cette justice en effet qu’elle était restée pauvre.
Depuis trois années elle n’avait reçu de Louis XIV que 5 000 livres sur 60 000 qui lui
étaient dues ; et de Philippe, elle n’avait rien reçu du tout. Accablée de dettes
elle-même, « en vérité, disait-elle encore, je croirais voler sur l’autel si je
recevais du roi d’Espagne. »
Qu’on ne l’accuse pourtant pas d’être meilleure
Espagnole que Française ; elle vous répondra « qu’elle n’oublie pas sa nation,
mais qu’elle a horreur de la voir avilir ; elle aime la France, mais comme une bonne
mère fait de sa fille, qui ne la flatte pas sur ses défauts. »
Aussi, tout en
s’apitoyant de fort bonne grâce sur ce pauvre M. de Villeroy et sur ce bon M. Chamillard, elle demande à madame de Maintenon à propos de ce dernier,
« si c’était assez de sa bonté pour gouverner la guerre et
les finances durant tant d’années si terribles. Je prends la liberté, Madame, de vous
demander là-dessus une explication un peu plus intelligible, pourvu néanmoins que vous
le puissiez faire. »
Et comme on lui répond discrètement qu’en France on
n’aime pas que les femmes parlent d’affaires, « tant mieux alors, s’écrie-t-elle
avec l’orgueil de son sexe ; nous aurons bien des choses à reprocher aux hommes,
puisque nous n’y aurons point eu de part. »
Philippe et sa cour furent obligés d’abandonner Madrid pour la seconde fois devant les
armes de l’archiduc. Durant tous ces instants, la reine trouva dans le courage et le
dévouement de madame des Ursins d’inappréciables ressources. Vendôme enfin fut envoyé au
secours de ce trône ébranlé ; ses victoires, celles de Villars en Flandre, la mort de
l’empereur, et la disgrâce de la duchesse de Marlborough préparèrent la paix générale.
Pourtant madame de Maintenon reproche encore à madame des Ursins de la retarder, et
cette fois le reproche n’est pas sans justice. Madame des Ursins aspirait à se faire
dans les Pays-Bas une petite souveraineté indépendante, et, par l’opposition des alliés
à la reconnaître, ◀devenait un obstacle personnel à la signature des traités. Il eût été
plus sage et plus noble de se sacrifier de bon gré ; elle ne le fit pas, et subit
jusqu’au bout le refus de sa prétention avec l’odieux attaché au retard de la paix. Ces
divers démêlés avaient relâché ses liaisons avec la France. La reine d’Espagne étant
venue à mourir et le roi ne pouvant se passer d’épouse, elle fit choix de la princesse
de Parme dont elle crut s’assurer la reconnaissance en l’élevant si haut. Elle
n’instruisit qu’au dernier moment la cour de France et madame de Maintenon ; l’excuse
qu’elle donne à cette dernière est bien trouvée. « Sa Majesté, lui écrit-elle,
aussi modeste que vos jeunes demoiselles de Saint-Cyr, voudrait passionnément cacher à
tout le monde ce que sa seule conscience l’oblige à faire. »
L’abbé Albéroni
fut seul chargé de tout conclure ; on connaît assez l’issue. A peine madame des Ursins
eut-elle paru devant la nouvelle reine pour la complimenter, qu’elle fut chassée de sa
présence, jetée dans un carrosse à six chevaux, et entraînée, jour et nuit, par un hiver
rigoureux, sans autre linge ni vêtements que ce qu’elle avait sur elle, à l’âge de
soixante-six ans. Elle arriva, ainsi en France, sans avoir laissé échapper ni une larme,
ni un reproche, ni un regret. Philippe lui écrivit une lettre de simple civilité ;
madame de Maintenon la plaignit et lui prêcha la résignation : « Il faut se
taire, madame, quand nos malheurs nous viennent de ceux que Dieu a faits nos
maîtres. »
Louis XIV la reçut avec décence, et lui fît conseiller d’aller
jouir à Rome de la considération qu’on ne pouvait lui refuser.
On a beaucoup reproché à madame des Ursins ce qu’on appelle ses intrigues : les Mémoires de Saint-Simon ont accrédité surtout cette opinion ; mais une étude impartiale des faits et particulièrement la lecture de ces lettres détruisent la plupart des accusations imaginées par cet esprit systématique. Marmontel, qui avait eu entre les mains cette correspondance manuscrite, a jugé très favorablement madame des Ursins, et en vérité, d’après ce qu’on y lit, il est difficile de se défendre envers elle d’indulgence et d’estime. Elle a intrigué sans doute, parce qu’alors gouverner n’était autre chose qu’intriguer : mais elle avait mission pour le faire, et ce n’est pas son sexe qui doit nous rendre plus sévère en l’appréciant. Elle servit utilement Louis XIV, elle servit courageusement et loyalement Philippe ; dès qu’on put s’en passer, on la chassa, on l’oublia ; mais il ne faut pas la flétrir, et si le blâme doit retomber sur quelqu’un, que ce soit plutôt sur ces rois qui la payèrent de tant d’ingratitude.