(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256
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(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Saint-Martin, le Philosophe inconnu. — I. » pp. 235-256

I.

Voici un homme des plus singuliers dans la littérature et la philosophie du xviiie  siècle ; il a publié ses ouvrages sans nom d’auteur ou sous le seul titre de Philosophe inconnu, d’Amateur des choses sacrées ; ses livres ont été peu lus, mais sa personne et sa parole ont été fort goûtées de quelques-uns ; il a eu son influence vers la fin : pour nous aujourd’hui il a surtout une signification de contraste, d’opposition, de protestation dans le courant d’idées alors régnantes. Son rôle longtemps silencieux, ç’a été d’être spiritualiste et adorateur du divin au milieu du débordement des doctrines naturalistes ou matérielles. En face du monde encyclopédique, il s’est lui-même défini le défenseur officieux de la Providence. Il est jusqu’à un certain point le précurseur de De Maistre, mais dans un esprit et avec un souffle assez différent. En un mot, M. de Saint-Martin mérite une étude ou du moins une première connaissance, même de la part des profanes comme nous qui n’aspirent point à pénétrer dans ce qu’il a d’obscur, d’occulte et de réservé, dit-on, aux seuls initiés. Nous le prendrons un peu comme nous avons pris en notre temps M. Ballanche, c’est-à-dire comme une noble nature, une douce et belle âme qui a de sublimes perspectives dans le vague, des éclairs d’illumination dans le nuage ; qui excelle à pressentir sans jamais rien préciser, et sait atteindre en ses bons moments à des aperçus d’élévation et de sagesse.

On a beaucoup écrit de nos jours pour déterminer la doctrine et le caractère de Saint-Martin. Un de nos anciens amis, M. Guttinguer, avait donné autrefois une fleur de Pensées choisies, tirées surtout des derniers ouvrages du philosophe : c’est une manière commode, mais un peu trompeuse, d’attirer vers Saint-Martin, qui de près est bien plus compliqué que ne l’annonçait ce choix aimable. M. Moreau, de la bibliothèque Mazarine, apportant sur ce sujet une critique exacte et bienveillante, a depuis considéré Saint-Martin dans le fond même et le principe de ses doctrines, et s’est attaché à montrer comment il avait servi la vérité à son heure, et en quoi aussi il y avait manqué, en quoi c’était un chrétien peu orthodoxe, un hérésiarque qui en rappelle quelques-uns du temps d’Origène46. Plus récemment, dans un travail philosophique non moins intéressant et des plus complets, où il a puisé aux meilleures sources biographiques, M. Caro a repris à fond et a exposé l’ensemble de cette existence et de cette doctrine singulière en son temps47. En pressant les idées de son auteur, il les a rapprochées des systèmes qui y ont le plus de rapport dans le passé. Sans prétendre m’engager si avant, je profiterai de tout cela, et surtout d’un manuscrit autographe de Saint-Martin, que je ne crains pas d’appeler son meilleur ouvrage. Ce manuscrit intitulé Mon portrait historique et philosophique, et qui des mains de la famille a passé dans celles de M. Taschereau, à qui j’en dois communication, se compose d’une suite de pensées et de souvenirs tracés par Saint-Martin dans les dernières années, et ne s’arrête que peu avant sa mort. Ce sont ses mémoires à bâtons rompus, ses confessions :

Je ne me suis laissé aller, dit-il, à composer de pièces et d’idées détachées ce recueil historique, moral et philosophique, que pour ne pas perdre les petits traits épars de mon existence ; ils n’auraient pas mérité la peine d’en faire un ouvrage en règle, et je ne donne à ce petit travail que des minutes très rares et très passagères, croyant devoir mon temps à des occupations plus importantes. Le vrai avantage qu’il me procurera, c’est de pouvoir de temps à autre me montrer à moi-même tel que j’ai été, tel que j’aurais voulu être, et tel que je l’aurais pu si j’eusse été secondé.

Imprimé en grande partie dans le premier volume des Œuvres posthumes de Saint-Martin (1807), ce manuscrit renferme pourtant de nombreux articles encore inédits, la plupart concernant des personnes alors vivantes ; l’éditeur, par cette raison, avait dû les supprimer. Aujourd’hui, ce n’est plus que de l’histoire. En le lisant de suite, on peut se faire une idée très juste de l’homme, de ses sentiments, de ses délicatesses, de ses scrupules ou de ses ravissements de pensées, de ses petitesses aussi. Le dirai-je ? Saint-Martin, connu et abordé de la sorte, cesse tout à fait d’être dangereux ; il n’est plus même très imposant, mais il devient presque toujours plus touchant et plus aimable.

Il naquit dans le doux pays de Touraine, à Amboise, sur le Grand-Marché, le 18 janvier 1743, d’une famille noble : « Je suis le quatrième rejeton du soldat aux gardes, le plus ancien chef connu de la famille ; depuis cette tige jusqu’à moi, nous avons toujours été fils uniques pendant les quatre générations ; il est probable que ces quatre générations n’iront pas plus loin que moi. » Et en effet Saint-Martin ne se maria jamais. En écrivant ce premier détail de famille, il attachait une certaine idée au chiffre de quatre ; il croit avoir eu plusieurs exemples de ce qu’il appelle les rapports quaternaires, qui ont eu de l’importance pour lui et qui ont marqué dans sa vie d’intelligence : il avait ainsi sa théorie particulière et sa religion des nombres. Il sent bien que de tels rapprochements peuvent paraître à d’autres superstitieux ou futiles, et il ajoute qu’il ne les note par écrit que pour lui seul.

Il fit ses études au collège de Pontlevoy et montra des goûts assez littéraires qui ne demandaient qu’à être cultivés. Il avait le corps débile bien que sain, une organisation chaste, tendre et aisément timorée. Son père, d’ailleurs respectable et attentif, ne le comprit pas et le contraignit ; lui qui sera si ami de la vérité, il lui arriva, tout enfant, de mentir quelquefois à son père par crainte. Il avait le sentiment filial très profond, très développé :

Le respect filial a été dès mon enfance, disait-il, un sentiment sacré pour moi. J’ai approfondi ce sentiment dans mon âge avancé, il n’a fait que se fortifier par làe. Aussi je le dis hautement, quelques souffrances que nous éprouvions de la part de nos père et mère, songeons que sans eux nous n’aurions pas le pouvoir de les subir et de les souffrir, et alors nous verrons s’anéantir pour nous le droit de nous en plaindre ; songeons enfin que sans eux nous n’aurions pas le bonheur d’être admis à discerner le juste de l’injuste ; et, si nous avons occasion d’exercer à leur égard ce discernement, demeurons toujours dans le respect envers eux pour ce beau présent que nous avons reçu par leur organe et qui nous a rendus leurs juges.

Les premières lectures firent sur lui une impression profonde :

C’est à l’ouvrage d’Abbadie intitulé L’Art de se connaître soi-même, que je dois mon détachement des choses de ce monde. Je le lisais dans mon enfance au collège avec délices, et il me semblait que même alors je l’entendais ; ce qui ne doit pas infiniment surprendre puisque c’est plutôt un ouvrage de sentiment que de profondeur de réflexion.

À dix-huit ans, au milieu des confusions philosophiques que les livres lui offraient, il lui arriva de dire : « Il y a un Dieu, j’ai une âme, il ne me faut rien de plus pour être sage. — Et c’est sur cette base-là, ajoute-t-il, qu’a été élevé ensuite tout mon édifice. » Ce fut à la campagne, à la maison d’Athée qui lui venait de sa mère, qu’il éprouva une autre vive impression de lecture ; il vient de parler des jeux de son enfance :

J’y ai joui aussi bien vivement, nous dit-il, dans mon adolescence, en lisant un jour dans une prairie à l’âge de dix-huit ans les Principes du droit naturel de Burlamaqui. J’éprouvai alors une sensation vive et universelle dans tout mon être que j’ai regardée depuis comme l’introduction à toutes les initiations qui m’attendaient.

Burlamaqui, en découvrant à Saint-Martin les bases naturelles de la raison et de la justice dans l’homme, pourrait toutefois s’étonner d’avoir été un initiateur dans le sens particulier dont il s’agit ici. Il m’est impossible de ne pas noter en passant cette disposition de Saint-Martin à tirer de toutes choses signe, indice et présage. Comme il lui arriva plus tard de vendre cette maison d’Athée qui était du côté de Beauvais-sur-Cher, il lui semble voir là-dedans un rapport avec sa destinée qui a été de rompre avec les athées : un pur jeu de mots ! Il est ainsi disposé à voir partout des échos, des figures, des emblèmes ; c’est un penchant naturellement superstitieux et qui le mènera à ses crédulités futures48.

Il avait perdu sa mère, mais il trouva dans une belle-mère une tendresse inaccoutumée :

J’ai une belle-mère à qui je dois peut-être tout mon bonheur, puisque c’est elle qui m’a donné les premiers éléments de cette éducation douce, attentive et pieuse qui m’a fait aimer de Dieu et des hommes… Ma pensée était libre auprès d’elle et l’eût toujours été si nous n’avions eu que nous pour témoins ; mais il y en avait un dont nous étions obligés de nous cacher comme si nous avions voulu faire du mal.

L’amitié plus terrestre et plus positive de son père et de sa sœur arrêtait les élans naïfs de Saint-Martin ; il se sentait comprimé en leur présence et n’osait s’ouvrir à eux de sa vocation et de ses pensées. Ce qu’il sentit là dans la famille, il le sentira bientôt à plus forte raison devant tout son siècle. Ce ne fut que dans les dernières années de sa vie qu’il s’enhardit peu à peu et se dilata.

Quand on a dit de Saint-Martin qu’il était spiritualiste, on n’a pas dit assez ; il était de la race du petit nombre de ceux qui sont nés pour les choses divines ; en des temps plus soumis, il eût marché dans les voies de l’auteur de l’Imitation. Il disait : « Tous les hommes peuvent m’être utiles, il n’y en a aucun qui puisse me suffire ; il me faut Dieu. » Son second besoin était de communiquer ce qu’il croyait si bien posséder, et de tout diviniser autour de lui. Il se sentait pour cela une force infinie d’émanation et d’onction dans l’intimité. Sa destinée divine, comme il l’appelle, lui semblait douce et belle si on l’eût laissé faire ; mais les obstacles ici-bas n’ont jamais manqué.

Son père voulut le faire entrer dans la magistrature et l’y faire avancer vivement, parce qu’un grand-oncle, M. Poncher, était conseiller d’État, et que Saint-Martin, en se pressant, aurait pu hériter de sa place : mais il dit un jour à son père, plus gaiement qu’il ne se le permettait d’habitude :

Voici la marche que cela suivra ; j’entrerai d’abord dans la magistrature inférieure, puis je serai conseiller au Parlement, puis maître des requêtes, puis intendant, puis conseiller d’État, puis ministre, puis exilé. Je voudrais tout uniment commencer le roman par la queue, et entrer dans cette carrière en m’en exilant.

Réponse très spirituelle et fine : Saint-Martin, quand il osait dans le monde, avait beaucoup de ces paroles49.

Il fut six mois dans la magistrature, en qualité d’avocat du roi au siège présidial de Tours ; il en souffrait cruellement, et il nous a exprimé à nu ses angoisses :

Dans le temps qu’il fut question de me faire entrer dans la magistrature, j’étais si affecté de l’opposition que cet état avait avec mon genre d’esprit, que de désespoir je fus deux fois tenté de m’ôter la vie. C’est peut-être la faiblesse qui me retint, mais sans doute c’est encore plus la main suprême qui me soignait de trop près pour me laisser aller à cet égarement, et qui probablement voulait que je servisse à quelque chose dans ses plans. Aussi, au bout de six mois, trouvai-je le moyen de sortir de cette effroyable angoisse.

Je n’oublierai point que, pendant les six mois que j’ai été dans la magistrature, j’avais beau assister à toutes les plaidoiries, aux délibérations, aux voix et au prononcé du président, je n’ai jamais su une seule fois qui est-ce qui gagnait ou qui est-ce qui perdait le procès, excepté le jour de ma réception, où on avait arrangé un petit plaidoyer que l’on était convenu d’avance de couronner. Je ne crois pas qu’il soit possible de laisser faire à quelqu’un un pas plus gauche que celui que je fis en entrant dans cette carrière. Dieu sait que je versai des larmes plein mon chapeau le jour de cette maudite réception où mon père assista à mon insu dans une tribune : si je l’avais vu, cela m’eût coupé tout à fait la parole.

Le poète anglais William Cowper, âme tendre et mystique comme l’était Saint-Martin, obligé par le devoir de sa charge de se produire un jour en public devant la Chambre des lords, en reçut un ébranlement de terreur qui égara quelque temps sa raison50.

Une crainte tout à fait puérile donna à Saint-Martin la force de déterminer son père à le laisser quitter la charge que des considérations de famille lui avaient fait prendre. Le régiment de Chartres venait en garnison à Tours. L’embarras et la honte de paraître en robin devant le régiment inspirèrent à Saint-Martin un courage inaccoutumé ; il quitta brusquement un état qu’il abhorrait et où, sans cet incident, il serait peut-être resté par faiblesse. Il décida son père à le faire entrer dans l’armée ; on mit en œuvre M. de Choiseul qui s’y prêta. Saint-Martin pensait qu’il lui serait plus facile dans cette profession militaire, et durant les loisirs de la paix, de cultiver, en les cachant, ses inclinations studieuses. M. de Choiseul plaça le jeune Saint-Martin dans le régiment de Foix. Ce régiment, par le plus grand des hasards, se trouva le seul des deux cents régiments de France où le jeune officier pût rencontrer la veine mystique après laquelle il aspirait vaguement. M. de Choiseul était loin de se douter qu’il faisait cette belle action en y plaçant Saint-Martin ; mais celui-ci a toujours regardé le ministre comme le premier instrument de son bonheur. Il voyait aussi je ne sais quelle raison secrète et mystérieuse dans ce titre de régiment de Foix, qu’il décomposait de manière à en faire un hiéroglyphe tout à son gré (Foi-X). Toujours chez Saint-Martin un coin primitif de superstition et, pour tout dire, de puérilité ; ses hautes qualités fleuriront sur une tige quelque peu infirme.

Quel dommage, se dit-on en l’étudiant, que cette belle et douce et si bénigne nature n’ait pas trouvé d’abord un bon guide, une main sûre et une plus large voie ! Au lieu de cela, il va tomber entre des mains équivoques et à demi ténébreuses :

Après le duc de Choiseul, écrit-il naïvement, c’est Grainville, premier capitaine de grenadiers au régiment de Foix, qui a été l’instrument de mon entrée dans les hautes vérités qu’il me fallait. C’était en 1765, quelques jours après mon arrivée dans le régiment : je n’étais pas très jeune, il me distingua entre mes camarades et vint à moi sur la place du château Trompette. Il me fit quelques questions auxquelles je répondis de mon mieux selon les faibles connaissances que j’avais ; il fut content néanmoins, et dans peu de jours on m’ouvrit toutes les portes que je pouvais désirer.

Ces portes, c’étaient celles d’une société occulte et d’une certaine franc-maçonnerie dont le juif Martinez de Pasqualis était le maître. Les principaux officiers du régiment de Foix y étaient affiliés. Saint-Martin y apporta un zèle pur et candide, aucun esprit de critique, la docilité de l’agneau ; il ne douta point de la réalité des opérations plus ou moins magnétiques dont il fut témoin. Il lui arriva seulement, à la vue de toutes ces cérémonies et de ces cercles qui sentaient la cabale, de dire au maître avec le bon sens du cœur : « Comment, maître, il faut tout cela pour prier le bon Dieu ? » Il reconnaît d’ailleurs avoir eu des obligations inexprimables à Martinez de Pasqualis, qu’il appelle un homme extraordinaire pour les lumières, « le seul homme vivant de sa connaissance dont il n’ait pas fait le tour ».

Voilà donc le tendre et pieux Saint-Martin fourvoyé, on peut le dire, et tombé dans le souterrain de ses débuts. Singulier siècle, où l’incrédulité, l’athéisme, aux meilleurs jours un déisme agressif, le naturalisme toujours, se promenaient en plein soleil, et où le sentiment religieux et divin, ainsi refoulé dans l’ombre, allait se prendre à des sortilèges ou à des fantômes ! Qu’on se figure le jeune Saint-Martin, âgé de vingt-trois ans, à cette date où il devint l’innocente proie d’une doctrine secrète. Il était d’une organisation délicate et frêle : « On ne m’a donné de corps qu’en projet, disait-il agréablement. — J’étais né un roseau presque cassé, ou une faible mèche qui fumait encore. » Il manquait d’activité vitale et était d’une extrême sensibilité de nerfs. Les jambes étaient débiles, la tête paraissait un peu trop grosse pour le corps ; mais il avait une figure charmante, et des yeux dont une femme lui disait qu’ils étaient « doublés d’âme ». Tout annonçait en lui la chasteté et la pudeur :

Dans mon enfance et dans ma jeunesse, dit-il, j’ai eu une figure et des yeux assez remarquables pour m’avoir attiré des regards et même des éloges embarrasants pour moi qui étais timide, notamment à Nantes, de la part de Mmes de La Musanchère et de Menou ; et cela en pleine table ; et quelquefois dans les rues de la part des passants. Mais le vrai est que lorsque je me suis regardé dans un miroir, sans me trouver laid j’étais bien loin de me trouver tel que je semblais être pour les autres, et je me suis persuadé que leur imagination faisait la moitié des frais.

Les femmes du temps ne s’épargnaient pas à dire à ce jeune mystique « qu’il serait aimable s’il le voulait ». Il n’en tenait compte : « Les femmes même les plus honnêtes, dit-il, n’ont pas pu deviner ce que c’était que mon cœur ; voilà pourquoi elles n’ont pas pu se l’approprier. » Et il en donnait pour raison que ce cœur était « né sujet du royaume évangélique » ; et sur ces cœurs-là les sens ni la tête n’y peuvent rien ; il ne leur faut que le pur amour.

Un jour, il avait vingt-deux ans, il allait rejoindre le régiment de Foix à Bordeaux ; se trouvant dans une auberge, à Poitiers, avec un officier d’un autre corps qui avait trente-six ans, il fut d’un étonnement extrême de voir cet homme faire encore le galant auprès du sexe et le séducteur ; il ne pouvait se persuader qu’à trente-six ans ces façons de jeunesse ne fussent point mises de côté pour des soins plus sérieux, et il dit à ce sujet des choses d’une grande innocence peut-être, mais d’une belle et pure élévation. Il remarque que ce n’est pas tout à fait une illusion à la première jeunesse de croire ainsi que l’âge mûr, par rapport à elle, est déjà vieux et doit se comporter comme tel : ce sont nos vanités, nos amours-propres, nos passions acquises et déjà tournées en vices, qui le plus souvent prolongent les légèretés d’un âge dans un autre ; le coup d’œil plus pur de la jeunesse ne s’y trompe pas, en nous montrant ces séductions premières comme devant cesser plus tôt et ne pas abuser l’homme plus longtemps.

Il a dit ailleurs avec une grande pénétration morale, et en rectifiant pour ainsi dire les âges de la vie, en les rétablissant dans leur première intégrité et dans leur véritable direction :

… L’enfance ne s’annonce-t-elle pas par la rectitude du jugement et le sentiment vif de la justice ?

Si cette tendre plante était mieux cultivée, la jeunesse ne serait-elle pas pour elle le plein exercice de cette vertu ?

L’âge mur, celui des vastes et profondes connaissances ? La vieillesse, celui de l’indulgence et de l’amour ?

Cette vue en faveur de la jeunesse le menait à dire encore que, dans les relations de maître à élève, l’élève, quand il était bon, était celui des deux qui valait le mieux, surtout quand il n’avait pas eu le malheur de se gâter l’esprit par les systèmes. Et la raison qu’il en trouvait, c’est que l’élève se donne toujours tout entier, tandis que le maître se réserve par un côté et se dissimule toujours.

Mais on voit quelle nature suave et pure c’était que Saint-Martin, jeune officier au régiment de Foix, à l’âge de vingt-trois ans, et quel contraste il faisait avec les mœurs et les sentiments de son siècle. Ce n’était pas, comme l’avait été Vauvenargues, un jeune stoïque croyant fermement aux vérités morales et se fondant sur les points élevés de la conscience pour fuir le mal et pour pratiquer le bien, ce n’était point une âme héroïque condamnée par le sort à la souffrance et à la gêne de l’inaction : c’était une âme tendre, timide, ardente, pleine de désirs pieux et fervents, inhabile au monde et à ces scènes changeantes où elle ne voyait que des échelons et des figures, avide de se fondre dans l’esprit divin qui remplit tout, de frayer sans cesse avec Dieu, de le faire passer et parler en soi, une âme née pour être de la famille des chastes et des saints, de l’ordre des pieux acolytes, et à qui il ne manquait que son grand-prêtre.

On ne pouvait être moins propre à l’état militaire que ne l’était Saint-Martin : « J’ai reçu de la nature, disait-il, trop peu de physique pour avoir la bravoure des sens. — J’abhorre la guerre, j’adore la mort. » En restant quelque temps au service, il faisait le plus grand sacrifice aux volontés de son père. Il quitta le régiment en 1771, à Lille, pendant un semestre :

Ces semestres que j’allais toujours passer à Bordeaux déplaisaient un peu à M. Langeron (le colonel) ; j’étais même obligé de jouer au fin avec lui et avec mon père pour cultiver mes grands objets dans ce pays-là, comme si j’eusse eu de mauvais desseins : témoin l’affaire des recrues pour lesquelles je supposai une mission.

Ces grands objets en vue desquels il se permettait de légers mensonges étaient la culture des sciences occultes et ses liaisons avec les initiés de Bordeaux ; mais nous éviterons absolument de parler de ce que nous ignorons.

Une fois retiré du service, Saint-Martin vécut dans le monde et dans la belle société du xviiie  siècle ; il voyagea en France et à l’étranger, en Angleterre, en Italie ; il vit Rome, mais à son point de vue. Il résida à diverses reprises à Lyon, où il y avait, comme à Bordeaux, un foyer de mysticité et de je ne sais quelles sciences secrètes. Tout en admettant sans contrôle et sans critique le merveilleux qui faisait le fond et l’attrait de ce genre d’opérations, Saint-Martin, plus tourné au moral, ne se livrait pas sans réserve à des procédés où la curiosité s’irritait sans cesse et où le cœur profitait si peu ; et lorsqu’en 1792, à Strasbourg, il lui fut donné auprès d’une amie, Mme Boechlin, de connaître les ouvrages allemands de Jacob Boehm, qu’il appelle le Prince des philosophes divins, il crut pouvoir renoncer absolument à toute cette physique périlleuse et pleine de pièges, pour ne plus cultiver que la méditation intérieure.

Dans l’intervalle, il fit imprimer plusieurs ouvrages dont le premier, composé à Lyon, fut publié en 1775, sous le titre Des erreurs et de la vérité, ou les Hommes rappelés au principe universel de la science. Il y prend position contre la philosophie du jour : « J’ai été moins l’ami de Dieu, dit-il, que l’ennemi de ses ennemis, et c’est ce mouvement d’indignation contre les ennemis de Dieu qui m’a fait faire mon premier ouvrage. » Mais ce livre qui allait à défendre la Providence et les premiers principes ne porta point et fut comme non avenu. Voltaire, à qui le maréchal de Richelieu en avait parlé avec éloges, écrivait à d’Alembert (22 octobre 1776) :

Votre doyen51 m’avait vanté un livre intitulé Les Erreurs et la Vérité ; je l’ai fait venir, pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou, et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu réussir auprès de monsieur le doyen ?

De tous les livres que Saint-Martin composa et publia en ces années du règne de Louis XVI, il n’en est qu’un seul, L’Homme de désir, imprimé en 1790, qui appelle l’attention des profanes et à la fois des sincères par des beautés vives jaillissant au sein des obscurités et par des espèces d’effusion ou d’hymnes affectifs annonçant un précurseur. Il aurait pu y mettre en épigraphe cette pensée de lui : « J’ai vu, au sujet des vérités si importantes pour l’homme, qu’il n’y avait rien de si commun que les envies, et rien de si rare que le désir. » Quand on songe que ce dernier ouvrage, L’Homme de désir, paraissait en regard des Ruines de Volney, on sent que le siècle, à ce moment extrême, était en travail, et qu’en même temps qu’il donnait son dernier mot comme négateur et destructeur, il lui échappait une étincelle de vie qui, toute vague qu’elle était, disait que l’idée religieuse ne pouvait mourir.

Mais le jour d’éclat de Saint-Martin (et il en eut un) n’était pas encore venu. Voyons-le donc dans le monde où il vivait alors et comme un des témoins les plus discrets et les plus originaux de la société de ce temps. Le vieux siècle blasé se faisait mystique au besoin, par curiosité, par ennui. Le maréchal de Richelieu, la marquise de Coislin, le duc de Bouillon, la duchesse de Bourbon, le duc d’Orléans (Égalité), quantité de princes russes, tout ce monde aristocratique aimait à connaître, à rencontrer M. de Saint-Martin, homme de qualité, ancien militaire et, vers la fin, chevalier de Saint-Louis, très protégé des Montbarrey ; et Saint-Martin, doux, poli, curieux, naïf, toujours digne pourtant, s’y prêtait, sans s’exagérer auprès d’eux son genre d’action et d’influence : « J’abhorre l’esprit du monde, disait-il, et cependant j’aime le monde et la société ; voilà où les trois quarts et demi de mes juges se sont trompés. » Il y a un très joli mot de lui sur les gens du monde qu’il faut prendre au vol pour les convertir :

Les gens des grandes villes et surtout des villes de plaisir et de frivolité comme Paris, sont des êtres qu’il faudrait en quelque sorte tirer à la volée, si l’on voulait les atteindre. Or, ils volent mille fois plus vite que les hirondelles ; et en outre ils ont grand soin de ne vous laisser qu’une lucarne si petite, qu’à peine avez-vous le temps de les voir passer : et c’est cependant tout ce que vous avez de place pour tirer. Puis, si vous les manquez, ils triomphent.

Et il s’en faisait l’application à lui-même.

Il démêlait très finement le naturel et la portée des femmes, et, tout en les estimant à quelques égards meilleurs que l’homme et en les entendant volontiers dans leurs confidences, il les jugeait dangereuses là où elles l’étaient, et ne se laissait point consumer ni absorber :

La femme a en elle un foyer d’affection qui la travaille et l’embarrasse ; elle n’est à son aise que lorsque ce foyer-là trouve de l’aliment ; n’importe ensuite ce que deviendra la mesure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisément attirés par ce foyer, qu’ils ne soupçonnent pas être un gouffre. Ils croient traiter des vérités d’intelligence, tandis qu’ils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas que la femme passe tout, pourvu qu’elle trouve l’harmonie de ses sentiments ; ils ne voient pas qu’elle sacrifie volontiers à cette harmonie de ses sentiments l’harmonie des opinions… Tenons-nous en garde contre les fournaises.

Il disait cela, bien que le meilleur de ses amis fût une femme, Mme Boechlin, de Strasbourg. Mais, en faisant une exception pour elle, il pensait aux femmes de Paris quand il écrivait cette pensée qu’on vient de lire ; il avait en vue celles dont il a dit encore :

J’ai comparé quelquefois les dames tenant cercle et recevant les flagorneries des hommes à un Grand Turc, et ces hommes frivoles et oisifs aux sultanes de son sérail lui faisant la cour et encensant tous ses caprices… ; tant le pouvoir rongeur de la société a changé les rapports et la nature des choses !

Pour lui, au milieu de toutes ses douceurs de commerce et d’insinuation, il gardait toujours quelque chose de la dignité virile.

Quoi qu’il en soit, le beau monde recherchait beaucoup M. de Saint-Martin dans ce demi-incognito philosophique et divin où il vivait ; les princesses françaises et allemandes se le disputaient, dans un temps où il avait son logement au Palais-Bourbonf. Un jour, en 1780 ou 1781, la maréchale de Noailles arrivait au Luxembourg, où il dînait, pour conférer avec lui sur le livre Des erreurs et de la vérité qu’elle avait lu et qu’elle ne comprenait pas bien, non plus que nous ne le faisons nous-même :

Elle arriva, dit Saint-Martin, le livre sous le bras et rempli de petits papiers pour marque. Je sais que je n’entrai pas grandement en matière avec elle, et que même je lui expliquai les lettres F. M. (Franc-Maçonnerie) d’une manière cocasse et ridicule que je me suis reprochée depuis. La personne qui était en tiers avec nous ne me laissait pas assez libre sur mon vrai sérieux pour que je le fusse aussi sur ma vraie gaieté ; mais cela n’est point une excuse.

— Le maréchal de Richelieu voulait faire causer Saint-Martin avec Voltaire de retour à Paris et qui mourut justement dans la quinzaine :

Je crois, dit ingénument Saint-Martin, que j’aurais eu plus d’agrément et plus de succès auprès de Rousseau, mais je ne l’ai jamais vu. Quant au maréchal, j’ai eu plusieurs conférences avec lui, tant chez lui que chez la marquise de La Croix, et je lui ai trouvé une judiciaire assez juste. Je pense même que, s’il avait eu vingt ans de moins, nous aurions pu nous entretenir avec plus de fruit. Mais son âge et sa surdité étaient de trop puissants obstacles, et je l’ai laissé là.

Ces paroles d’ailleurs nous montrent bien le rôle que s’accordait à lui-même Saint-Martin au milieu de cette société incrédule, mais qui commençait, depuis Jean-Jacques, à ne plus l’être systématiquement. Il cherchait à opérer sur les âmes par voie individuelle et par une douce persuasion ; il était obligé le plus souvent de semer, comme il disait, là même où il n’y avait pas de terre. Ce travail n’avait rien d’ingrat pour lui. Il se faisait apôtre à sa manière ; c’était un amateur et un volontaire de la philosophie divine qui faisait ses recrues à petit bruit. « La principale de mes prétentions était de persuader aux autres que je n’étais autre chose qu’un pécheur pour qui Dieu avait des bontés infinies. » Sa douceur, son amabilité, son procédé modeste et qui ne se découvrait avec effusion que dans l’intimité, ne laissaient pas de recouvrir un grand orgueil naïf. Bien qu’il confessât qu’il n’était qu’un demi-esprit, qu’un demi-élu, et qu’il reconnût ce qui lui manquait en puissance et en véritable magie morale pour combattre des hommes complets en mollesse et en corruption, il se croyait l’émule des plus grands opérateurs apostoliques dans le passé, et il inclinait même à penser tout bas que sur certains points il était allé plus loin qu’aucun d’eux. C’est là une sorte de danger auquel n’échappent pas ces âmes humbles et douces, lorsqu’elles prétendent agir et marcher toutes seules dans les sentiers du divin, et faire œuvre d’apôtre et de pape en ce monde : il se trouve qu’il y a un énorme Léviathan d’orgueil caché et dormant au fond de leur lac tranquille52. — Et qu’il ne vienne pas nous dire que ce qu’il sent est plus beau que de l’orgueil, ce n’en est que le plus subtil et le plus spécieux déguisement.

Je ne prétends point flatter ici Saint-Martin et je tiens à le montrer tel que je le conçois et qu’il m’apparaît après une longue connaissance plutôt qu’après une étude bien régulière. S’il se sépare de son siècle par la pureté morale et par une vive pensée de spiritualité divine, il en participe sur d’autres points essentiels de sa doctrine, et il en porte le cachet. Témoin des désordres et du relâchement du haut clergé d’alors, jugeant du sacerdoce par ce qu’il en voit, et ne soupçonnant pas ce que la persécution prochaine peut y régénérer, il est au fond un ennemi, et il se croit d’avance l’héritier et le successeur. Il est hostile et volontiers méprisant à l’Église, et il croit à sa propre petite Église qu’il voit déjà en idée dominante et universelle. Lorsque arrive la Révolution avec ses rigueurs et ses spoliations fatales, persuadé de l’idée que c’est une expiation divine, il a une pitié médiocre pour les personnes. Les horreurs dont il est témoin, et dont il s’estime préservé tout exprès par une sollicitude particulière de la Providence, ne l’émeuvent qu’assez légèrement, et n’interrompent qu’à peine le cours de ce qu’il appelle sa délicieuse carrière spirituelle :

En réfléchissant, dit-il en un endroit, sur les rigueurs de la justice divine qui sont tombées sur le peuple français dans la Révolution, et qui le menacent encore, j’ai éprouvé que c’était un décret de la part de la Providence ; que tout ce que pouvaient faire dans cette circonstance les hommes de désir, c’était d’obtenir par leurs prières que ces fléaux les épargnassent, mais qu’ils ne pouvaient atteindre jusqu’à obtenir de les empêcher de tomber sur les coupables et sur les victimes.

Les hommes de désir, en ceci, me paraissent prendre leur parti des douleurs publiques un peu trop commodément.

Cette hostilité à l’Église établie et déjà persécutée, cet orgueilleux sentiment rival qu’on ne s’attendrait guère à trouver chez un homme de paix et d’humilité, se désarmera un peu vers la fin de sa carrière. Ce qu’il faut lui demander en attendant, avant de pousser plus loin le récit de sa vie et pour nous bien persuader qu’il mérite l’examen et l’attention de tous, ce sont les pensées du cœur, les mouvements puisés dans la sublime logique de l’amour ; car c’est à quoi il était le plus sensible et le plus propre :

J’ai été attendri un jour jusqu’aux larmes, dit-il, à ces paroles d’un prédicateur : « Comment Dieu ne serait-il pas absent de nos prières, puisque nous n’y sommes pas présents nous-mêmes ? »

 

Quand j’ai aimé plus que Dieu quelque chose qui n’était pas Dieu, je suis devenu souffrant et malheureux : quand je suis revenu à aimer Dieu plus que toute autre chose, je me suis senti renaître, et le bonheur n’a pas tardé à revenir en moi.

 

Tout consiste pour l’homme à enrôler tous ses désirs sous le grand étendard ; combien de fois me suis-je dit cela, et combien de fois y ai-je manqué ?

 

J’aurais peut-être été bien malheureux sur la terre si j’avais eu ce que le monde appelle du pain ; car il ne m’aurait rien manqué. Or, il faut ici-bas qu’il nous manque quelque chose pour que nous y soyons à notre place.

 

Heureux ceux qui n’écrivent qu’avec leurs larmes !

 

Quand je n’ai eu à combattre que des erreurs, je me suis senti tout de feu ; quand j’ai eu à combattre des passions, je me suis trouvé tout de glace. J’ai remarqué que lorsqu’on ne discutait que des erreurs, la lumière se montrait de plus en plus ; j’ai remarqué que quand on se battait avec des passions, la fureur et les ténèbres ne faisaient que s’accroître. Telle qu’est la semence, telle est la récolte, et cela dans tous les genres.

Ce sont là des paroles d’or. Quand ses pensées viennent bien, c’est élevé, distingué et fin ; ce n’est point au sens commun qu’il vise, c’est au sens distingué ; c’est celui-là seul qui convient à ses inclinations et à la mesure qui lui a été donnée :

J’ai vu que les hommes étaient étonnés de mourir et qu’ils n’étaient point étonnés de naître : c’est là cependant ce qui mériterait le plus leur surprise et leur admiration.

 

C’est une chose douloureuse de voir les hommes ne s’apporter réciproquement (dans la société) que le poids et le vide de leurs jours, pendant qu’ils ne devraient tous s’en apporter que les fruits et les fleurs.

 

Ceux que j’appelle réellement mes amis, je voudrais les voir à toutes les heures et à tous les instants, car ce n’est que par un usage continu de l’amitié qu’elle peut montrer tout ce qu’elle est, et rendre tout ce qu’elle vaut. Ceux qui me nomment quelquefois leur ami et qui n’ont pas ces mêmes idées et ces mêmes désirs sont simplement des amis de surface.

 

C’est un grand tort aux yeux des hommes que d’être un tableau sans cadre, tant ils sont habitués à voir des cadres sans tableaux.

Je ne veux pas abuser avec Saint-Martin des pensées détachées, sachant qu’il a dit, de celles mêmes qu’il écrivait : « Les pensées détachées ne conviennent qu’aux esprits très faibles ou qu’aux esprits très forts ; mais, pour ceux qui sont entre ces extrêmes, il leur faut des ouvrages suivis qui les nourrissent, les échauffent et les éclairent tout à la fois. » Saint-Martin n’ayant écrit aucun ouvrage qu’un lecteur ordinaire puisse lire de suite, il faut bien en venir aux pensées et aux extraits avec lui pour en donner quelque idée au monde. Lavater, en louant le meilleur ouvrage de Saint-Martin, L’Homme de désir, avouait ingénument qu’il ne l’entendait pas tout entier : « Et dans le vrai, dit Saint-Martin, Lavater eût été fait pour tout entendre, s’il avait eu des guides. Mais, faute de ce secours, il est resté dans le royaume de ses vertus, qui est peut-être plus beau et plus admirable que celui de la science. » Ces guides qu’on ne nomme pas nous manquant comme à Lavater, nous sommes forcés de faire comme lui et, faute de plus de science, de rester, s’il se peut, dans le royaume des vertus. Aimable théosophe du règne de Louis XVI, c’est surtout comme moraliste élevé que nous vous prenons !

Au commencement de la Révolution, Saint-Martin jouissait d’une espèce de célébrité qui avait son côté sombre pour les trois quarts et aussi son côté lumineux ; les uns l’ignoraient encore tout à fait, les autres commençaient à le connaître et à le révérer. Lorsqu’en 1791 l’Assemblée nationale dressa une liste de noms, parmi lesquels on devait choisir un gouverneur au Prince royal, Saint-Martin fut fort étonné de se voir porté sur cette liste ; il y était à côté de Sieyès, de Condorcet, de Bernardin de Saint-Pierre, de Berquin : véritable image de l’amalgame et de la confusion d’idées du siècle. Plus tard, Saint-Martin se ressouvenait d’avoir été proposé à ces fonctions si différentes, un jour qu’il montait sa garde, au printemps de 1794, au pied de la tour du Temple où était renfermé le royal enfant.

Il me reste à bien montrer le rôle philosophique de Saint-Martin au milieu de la Révolution française, l’explication providentielle qu’il en donne, et qui, avec moins d’inclémence et moins d’éloquence aussi, ne fait toutefois qu’annoncer et présager la solution de De Maistre. C’est dans les années qui suivirent la Terreur et dans le triomphe des institutions idéologiques dites de l’an III que Saint-Martin eut son jour et son heure d’utilité publique, et, si l’on peut dire, sa fonction sociale, lorsque âgé de cinquante-deux ans, élève aux Écoles normales, il engagea son duel avec la philosophie régnante dans la personne de Garat, et que l’homme modeste atteignit le brillant sophiste au front. Ce jour-là, sans y avoir songé, il sortit de l’ombre, il tira nettement le glaive et se dessina tout entier. La philosophie du siècle, au plus beau de son installation et de sa victoire, avait reçu son premier coup, la première blessure dont elle mourra.