(1767) Salon de 1767 « Peintures — Lépicié » pp. 275-278
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Lépicié » pp. 275-278

Lépicié

Jésus-Christ ordonne à ses disciples de laisser approcher les enfans qu’on lui présente. tableau ceintré de 7 pieds 9 pouces de haut, sur sept pieds 6 pouces de large.

Avez-vous vu quelquefois au coin des rues de ces chapelles que les pauvres habitans de Ste Reine promènent sur leurs épaules de bourg en ville ?

C’est une espèce de boîte ceintrée qui renferme un tableau principal, et dont les deux vantaux peints en dedans montrent chacun l’image d’un saint, quand la boîte ou chapelle portative est ouverte. Eh bien, tout juste de la même forme et de la même force, le tableau précédent et les deux suivants ; c’est la chapelle des gueux de Ste Reine, et ce l’est si bien qu’il n’y manque que les charnières que j’y aurais peintes furtivement, si j’avais été un des polissons de l’école.

Au fond de la boîte, c’est le Christ n’ordonnant pas à ses disciples de laisser approcher les petits enfans, comme le peintre le dit ; mais les recevant, les accueillant ; ainsi Lépicié n’a su ce qu’il fesait ; et c’est le moindre défaut de son ouvrage.

Le Christ est assis sous un palmier ; autour de lui, vers la gauche, sont plusieurs petits enfans, filles et garçons, qui lui sont présentés par leurs mères, leurs frères, leurs grand’mères. à droite, derrière le palmier, deux ou trois apôtres en mauvaise humeur.

Sur le vantail à droite, st Louis ; sur le vantail à gauche, st Charlemagne.

Le tableau du milieu est cru, sec et dur, comme il les faut pour appeller la populace aux carrefours.

Figures raides, découpées, appliquées les unes sur les autres, sans plan, sans mouvements ; fortes enluminures. Quel sujet cependant pour un grand maître par le charme et la variété des natures !

Imaginez ce Christ, ces apôtres, ces pères, ces mères, ces grand’mères, ces petites filles, ces petits garçons peints par un Raphaël. saint Louis . du même.

Sans avoir vu le st Louis, on ne devine pas combien il est plat, ignoble, sot et bête ; c’est à peu près comme nos anciens sculpteurs nous le montrent en pierre aux portails des églises gothiques. saint Charlemagne . du même.

Le st Charlemagne est un gros spadassin, le ventre tendu en devant, la tête ébouriffée et renversée en arrière, la main gauche fièrement appuyée sur le pommeau de son épée. Il est impossible de le regarder sans se rappeler la figure du feu gros-Thomas.

Si M. Lépicié veut placer ces trois tableaux en enseigne à sa porte, je lui garantis la pratique de tous ces gens qui chantent dans les rues, montés sur des escabeaux, la baguette à la main, à côté d’une longue pancarte attachée à un grand bâton, et montrant comment le diable lui apparut pendant la nuit, comment il se leva et s’en alla dans la chambre de sa femme qui dormait. Le voilà qui va ; voilà le diable qui le pousse. Le voilà dans la chambre de sa femme ; la voilà qui dort. Comment son bon ange lui retient la main lorsqu’il allait tuer sa femme. Voilà le bon ange. Voilà le méchant époux avec son couteau ; le voilà qui a le couteau levé. Voilà le bon ange qui lui retient la main, etc., etc. Je lui garantis l’entreprise de toutes les chapelles de Ste Reine et autres lieux tant en France qu’ailleurs, où les paysans malheureux aiment mieux mendier dans les grandes villes que de rester dans leurs villages à cultiver des terres où ils déposeraient leur sueur et qui ne rendraient pas un épi pour les nourrir ; à moins qu’il n’aime mieux exercer les deux métiers à la fois, faire la curiosité et la montrer. la conversion de saint Paul . du même.

La lumière d’où se fit entendre la voix qui disait :

Saule, Saule, quid me persequeris ? part de l’angle supérieur gauche du tableau. Cette gloire est bien lumineuse. Le saint renversé dans cette direction est aussi bien renversé ; il est envelopé de la masse des rayons qui le frappent, mais qui ne le frappent pas assez pittoresquement ; il aurait fallu de la verve pour lui donner un air de foudre, et Lépicié n’en a pas. Le casque s’est séparé de la tête, et il est à terre au-dessous.

Plus à droite, vu par le dos, courbé en devant et sortant du fond, un soldat relève Saül, le secourt en appuyant une main entre ses épaules et l’autre sur sa poitrine. Sur un plan plus enfoncé, et correspondant au persécuteur terrassé, vu de face, un soldat sur son cheval ; le cheval tranquille est plus brave que l’homme qui est fort effrayé, mais à la vérité d’un faux effroi, d’un effroi de théâtre ; ce gros soldat joue la parade. Tout à fait sur le fond, autour de ce grotesque personnage et derrière son officieux camarade, des têtes de satellites épouvantés. Tout à fait à gauche, sous la lumière fulminante, abattu, troublé, effaré, le cheval de Saül, dont les jambes sont embarrassées dans les siennes ; ce cheval est beau et sa crinière flotte bien.

Tout cela n’est ni mal entendu, ni mal ordonné.

La gloire m’a paru belle, la lumière forte et vraie ; le cheval assez beau, mais faible de touche et sans humeur. Le Saül a les yeux fermés comme il doit arriver à un homme ébloui, mais il est petit, chiffonné, ignoble de caractère, plus mort que vif.

Ce bras droit qu’il tient étendu en l’air est vraiment hors de la toile ; l’autre bras ainsi que la main sont bleuâtres, ce qui suppose, contre la vérité, de la durée dans une position contrainte.

Ces soldats du fond sont assez bien effarouchés, et le tout est mieux dessiné, mieux colorié qu’il n’appartient à Lépicié. Le cheval de son gros hollandais ventru qui fait la parade est de bois.

Mais est-ce que Lépicié voudrait devenir quelque chose, faire le second tome de La Grenée ? Je n’en crois rien. un tableau de famille. du même.

Il y a là de quoi désespérer tous les grands artistes et leur inspirer le plus parfait mépris pour le jugement du public. Si vous en exceptez le clair de lune de Vernet que beaucoup de gens ont admiré sur parole, il n’y en a peut-être pas un autre qui ait arrêté autant de monde et qu’on ait plus regardé que celui-ci.

C’est un vieux prêtre qui lit l’ancien ou le nouveau testament au père, à la mère, aux enfans rassemblés.

Il faut voir le froid de tous ces personnages ; le peu d’esprit et d’idées qu’on y a mis, la monotonie de cette scène, et puis cela est peint gris et symmétrisé. Ce prêtre parle de la main et se tait de la bouche. Sa raide soutane a été exécutée sur lui par quelques mauvais sculpteurs en bois, elle n’est jamais sortie d’aucun métier d’ourdissage. Ce n’est pas ainsi que notre Greuze se retire de ces scènes-là, soit pour la composition, le dessin, les incidens, les caractères, la couleur. Monsieur Lépicié, laissez là ces sujets, ils exigent un tout autre goût de vérité que le vôtre, faites plutôt… rien. Je ne vous décris pas ce tableau, je n’en ai pas le courage ; j’aime mieux causer un moment avec vous des préjugés populaires dans les beaux-arts. Je serais long, si je voulais ; mais rassurez-vous, je serai court.

Le mérite d’une esquisse, d’une étude, d’une ébauche, ne peut être senti que par ceux qui ont un tact très-délicat, très-fin, très-délié, soit naturel, soit dévelopé ou perfectionné par la vue habituelle de différentes images du beau en ce genre, ou par les gens mêmes de l’art. Avant que d’aller plus loin, vous me demanderez ce que c’est que ce tact ? Je vous l’ai déjà dit, c’est une habitude de juger, sûrement préparée par des qualités naturelles, et fondée sur des phénomènes et des expériences dont la mémoire ne nous est pas présente. Si les phénomènes nous étaient présens, nous pourrions sur-le-champ rendre compte de notre jugement, et nous aurions la science. La mémoire des expériences et des phénomènes ne nous étant pas présente, nous n’en jugeons pas moins sûrement, nous en jugeons même plus promptement ; nous ignorons ce qui nous détermine et nous avons ce qu’on appelle tact, instinct, esprit de la chose, goût naturel. S’il arrive qu’on demande à un homme de goût la raison de son jugement, que fait-il ?

Il rêve, il se promène, il se rappelle ou les modèles qu’il a vus, ou les phénomènes de la nature, ou les passions du cœur humain, en un mot les expériences qu’il a faites, c’est-à-dire qu’il devient savant.

Un même homme a le tact sur certains objets, et la science sur d’autres ; ce tact est préparé par des qualités que la nature seule donne. Parcourez toutes les fonctions de la vie, toutes les sciences, tous les arts, la danse, la musique, la lutte, la course, et vous reconnaîtrez dans les organes une aptitude propre à ces fonctions ; et de même qu’il y a une organisation de bras, de cuisses, de jambes, de corps propre à l’état de porte-faix, soyez sûr qu’il y a une organisation de tête propre à l’état de peintre, de poëte et d’orateur, organisation qui nous est inconnue, mais qui n’en est pas moins réelle, et sans laquelle on ne s’élève jamais au premier rang ; c’est un boiteux qui veut être coureur.

Rappelez-vous toutes les études, toutes les connaissances nécessaires à un bon peintre, à un peintre né, et vous sentirez combien il est difficile d’être un bon juge, un juge né en peinture. Tout le monde se croit compétent sur ce point, presque tout le monde se trompe, il ne faut que se promener une fois au sallon, et y écouter les jugemens divers qu’on y porte, pour se convaincre qu’en ce genre comme en littérature, le succès, le grand succès est assuré à la médiocrité, l’heureuse médiocrité qui met le spectateur et l’artiste commun de niveau.

Il faut partager une nation en trois classes : le gros de la nation qui forme les mœurs et le goût national ; ceux qui s’élèvent au-dessus sont appellés des fous, des hommes bizarres, des originaux ; ceux qui descendent au-dessous sont des plats, des espèces. Les progrès de l’esprit humain chez un peuple rendent ce plan mobile. Tel homme vit quelquefois trop longtemps pour sa réputation. Je vous laisse le soin d’appliquer ces principes à tous les genres, je m’en tiens à la peinture. Je n’ai jamais entendu faire autant d’éloges d’aucun tableau de Van Loo, de Vernet, de Chardin que de ce maudit tableau de famille de Lépicié, ou d’un autre tableau de famille, plus maudit encore, de Voiriot ; ces indignes croûtes ont entraîné le suffrage public et j’avais les oreilles rompues des exclamations qu’elles excitaient. Je m’écriais : ô Vernet ! ô Chardin ! ô Casanove ! ô Loutherbourg ! ô Robert !

Travaillez à présent, suez sang et eau, étudiez la nature, épuisez-vous de fatigue, faites des poëmes sublimes avec vos pinceaux, et pour qui ? Pour une petite poignée d’hommes de goût qui vous admireront en silence, tandis que le stupide, l’ignorant vulgaire, jettant à peine un coup d’œil sur vos chefs-d’œuvre, ira se pâmer, s’extasier devant une enseigne à bierre, un tableau de guinguette. Je m’indignais et j’avais tort. Est-ce qu’il en pouvait être autrement ? Il faut que le chancelier Bacon reste ignoré pendant cinquante ans ; lui-même l’avait prédit de son propre ouvrage.

Il faut que Le Maître De La Claville ait en deux ou trois ans de temps cinquante éditions. Celui qui devance son siècle, celui qui s’élève au-dessus du plan général des mœurs communes doit s’attendre à peu de suffrages, il doit se féliciter de l’oubli qui le dérobe à la persécution. Ceux qui touchent au plan général et commun sont à la portée de la main, ils sont persécutés ; ceux qui s’en élèvent à une grande distance ne sont pas apperçus, ils meurent oubliés et tranquilles. ou comme tout le monde, ou très-loin de tout le monde, c’est ma devise.