Chapitre IV
I. La Jeunesse. — II. Les Lionnes pauvres
I. La Jeunesse
La Jeunesse ! il y a une légion dans ce titre-là, comme dans le diable de l’Évangile. Quel monde contient ce nom gros de tous les germes et de tous les ferments de l’avenir ! Que de passions, de rêves, de croyances, de vastes espoirs de projets superbes ! Les Anciens, avec ce génie du symbole qui était en eux, représentaient la Jeunesse armée d’un arc, appuyée d’une main sur une lyre, et, de l’autre, répandant quelques grains d’encens sur le brasier d’un autel. Foi, poésie, héroïsme, ne sont-ce pas là, en effet, les attributs de la jeunesse ? Ajoutez-y la gaieté du matin et l’insouciance de l’adolescent qui croit fouler du pied une terre éternelle. « Nous avons changé tout cela », s’il faut en croire la spirituelle comédie de M. Augier. La vingtième année n’est plus qu’un chiffre. La jeunesse a brisé les belles idoles qu’elle adorait autrefois ; elle ne rêve plus, elle convoite ; elle n’aspire plus, elle calcule. Dès le seuil de la vie active, elle congédie l’amour, l’illusion, l’enthousiasme comme des amis importuns dont le cortège retarderait sa marche et l’empêcherait d’arriver. Il y a du vrai dans cette vue sévère ; mais à qui la faute ? La jeunesse n’a plus le temps d’être jeune : les dieux qui lui faisaient ses loisirs ont disparu du monde transformé. Aujourd’hui, le prix de la vie est un prix de course. La conscription est double : militaire et civile ; elle vous atteint à vingt ans, et ceux qu’épargne l’une n’échappent pas à l’autre. Au sortir du collège, la Nécessité passe à l’enfant sa robe virile, l’uniforme d’un métier ou d’une profession, et elle le pousse dans la mêlée humaine, comme les soldats orientaux qu’on chassait au combat, à coups de fouet. La concurrence est telle qu’un jour de retard distance d’une année. Il faut vivre, avancer, parvenir, la montre à la main.
C’est qu’aujourd’hui, plus que jamais, la jeunesse est pauvre ; et, chose plus triste, elle a souci de sa pauvreté. De tout temps, la fortune a fait mauvais ménage avec les jeunes gens. On dirait que l’argent veut être aimé pour lui-même, et qu’il redoute la jeunesse comme une maîtresse trop prodigue. Au théâtre, comme dans la vie, le jeune homme a toujours souffert, plus ou moins, de la maladie qui rongeait Panurge, et que Rabelais appelle « faute d’argent ». Voyez le vieux répertoire : Lélie n’a pas le sou, Valère est à sec, Léandre tire le diable par la queue, tandis que le vieux Géronte crève d’or fondu, que l’avare Harpagon surveille sa cassette, à la façon des eunuques qui gardent le sérail, et que le gros Pandolphe fait sonner ses pistoles, comme un mulet ses grelots.
Mais, au temps de jadis, la pauvreté n’engendrait pas la mélancolie. Tout au contraire, l’ancienne comédie en tire ses meilleures scènes et ses plus gais expédients. Ce n’est point pour le manier que ses jeunes gens convoitent l’argent de leur oncle ou de leur tuteur, mais pour en extraire l’essence de joie et de fantaisie qu’il renferme. Rien de sérieux, rien de réel, rien qui serre de trop près les misères et les rigueurs de la vie. La scène se passe dans un pays romanesque, étranger aux lois du code commercial. Les fils de famille dans l’embarras ont à leur service des valets aux jarrets d’arlequin et aux nez de sbire, vrais Chats Bottés domestiques, qui leur rapportent, comme dans les contes de fées, la bourse ou la cassette convoitée. Tous les moyens sont bons pour la conquérir, car l’argent après lequel ils courent, ce n’est ni le prix d’une charge, ni le fonds d’une industrie, ni rapport d’une spéculation ; c’est une toison d’or, une pomme d’Hespéride, quelque chose de joyeux et de fabuleux. Regardez les pistoles qui tintent si gaiement dans l’escarcelle de Léandre : elles sont à l’effigie de Jupiter pleuvant du ciel sur Danaë.
Mais cette question d’argent, autrefois si gaie, si légère, est devenue▶ aujourd’hui, même au théâtre, quelque chose de très sérieux et de poids très lourd. La vie s’est faite onéreuse, ses conditions se sont compliquées, ses voies se resserrent et s’encombrent, les intérêts, les besoins, les tentations, les désirs se sont multipliés à outrance. On meurt ou l’on souffre à présent de cette plaie d’argent jadis si facile à guérir. Il en résulte que la pauvreté a changé de mine, et fait une grimace qui n’est rien moins que risible. Étonnez-vous donc que la jeunesse, qui se trouve face à face avec elle dès son entrée dans le monde, compose ses traits et son âme d’après ce morne fantôme qu’il s’agit de vaincre. Lutte obscure et sourde que chaque génération recommence contre l’invisible ennemie sans cesse anéantie, sans cesse renaissante. Quelques-uns échappent à ses coups ; mais, comme il est écrit dans les étoiles qu’elle régnera jusqu’à la fin des temps sur la majorité des hommes, combien succombent, pour ne plus se relever, au premier assaut ! La guerre que ce siècle lui livre est si urgente et si acharnée, qu’il y envoie ses conscrits. A vingt ans, il faut partir, gagner ses chevrons. La jeunesse pauvre, avec ses désirs refoulés, ses faims inassouvies, ses illusions tuées en germe, remplirait des milliers de drames. Elle doit combattre et elle n’a point d’armes ! L’expérience, le crédit, la renommée, le talent, toutes les clefs des portes fermées ne s’enlèvent qu’après des luttes, livrées à nu, contre mille obstacles. Que d’efforts stériles ! Que de marches forcées à travers les platitudes du début ! Que d’espoirs trahis par la méchanceté du hasard ! Que de déboires avalés jusqu’à la lie, jusqu’à l’infection ! Que de héros obscurs dépensent à remuer un grain de sable, une énergie à pousser des rochers au haut des montagnes ! Ô jeunesse ! tu n’es plus pour beaucoup, hélas ! que le stage aride et fatiguant de l’âge mûr.
La comédie de M. Augier ne remplit point — c’était impossible — ce sujet immense ; mais elle en indique vivement le trait distinctif, à savoir la prudence anticipée, le souci précoce, le froid hors de saison, dont est saisie la jeunesse, qui, dès le printemps, entrevoit l’hiver, et tremble d’avance. Son originalité est dans une figure qui, jusqu’ici, n’avait pas été montrée au théâtre : celle de la mère corrompant naïvement son fils et jouant auprès de lui le rôle de la malesuada fames, dont parle Virgile.
Il y a, en Chine, un proverbe que les mères apprennent à leurs fils dès le berceau, et qui est le fond de la langue chinoise, comme goddam est celui de la langue anglaise, — Siao sin, — « Rapetisse ton cœur. » Formé par ce dicton, le jeune Chinois acquiert bientôt cette souplesse d’échine et de tête que nous admirons dans les magots de porcelaine du Céleste-Empire. Il fait, chaque jour, les trente révérences prescrites par les rites ; il baise la botte de satin jaune qui l’écrase et le bambou qui l’étrille ; il avale, comme du thé sucré, les affronts et les avanies de ses mandarins : Siao sin ! siao sin !
C’est le conseil que madame Huguet donne à son fils Philippe, dans la comédie de M. Augier. Que de tact et de goût il a fallu au poète pour faire accepter du public cette figure d’une si ingrate ressemblance ! La mère, au théâtre, — et c’est une justice, — n’apparaît presque jamais que sous un aspect élevé et noble. Elle forme l’enfant à son image, qui est celle du plus saint amour ; elle lui apprend le dévouement, la foi, l’enthousiasme, la fierté du cœur, toutes les puretés et toutes les beautés. C’est de l’idéal, mais un idéal dont la réalité offre trop d’exemples pour qu’on s’avise de le contester. Cependant, toute règle a ses exceptions, et celle que personnifie madame Huguet est d’une amère vérité.
C’est un triste intérieur que celui de madame Huguet. Il y règne cette pauvreté, grimée en faux luxe, qui ferait paraître belles la tente de l’Arabe et la maison du berger. Des rideaux fanés, des meubles vieillis, des tentures déteintes… Assise à une table boiteuse, la veuve achève à la hâte le bonnet qu’elle va mettre pour recevoir ses hôtes ; car on reçoit dans cette maison besoigneuse. On y étale les décors et on y revêt les costumes de la richesse, sans avoir les appointements de l’emploi. Pauvre femme ! elle a passé sa vie à deux pas de la pauvreté, et ce voisinage lui inspire une peur si affreuse, qu’elle prend tous les déguisements pour lui échapper. A son nom bourgeois, elle a cousu un oripeau de noblesse, « Huguet de Champsableu », et elle se croit parée avec ce blason de hasard, qui luit faux à cent pas. Elle a marié sa fille Mathilde à un brave homme, nommé Hubert, qui vit du vin qu’il vendange et du blé qu’il sème dans son champ, et elle raille ce gendre rustique, qui le lui rend bien. Il lui reste un fils : Philippe a vingt-huit ans, et, dans l’âme, tous les orgueils et toutes les ardeurs de son âge. Mais la mère s’efforce d’éteindre ses nobles instincts, comme une ménagère économe souffle, de ses froides lèvres, des flambeaux trop coûteux. Elle ne rêve pour lui ni le génie ni la gloire — les chances en sont trop vagues et trop hasardeuses — mais un riche mariage, une position acquise moins par le talent que par le savoir-faire. Elle inculque à sa jeune âme les soucis et les prudences des vieillards ; elle lui apprend à flatter, à feindre, à regarder d’un côté en marchant de l’autre, à saluer bien bas des gens qui ne valent quelquefois pas l’abaissement d’un regard… Siao sin ! Siao sin !
Philippe porte l’empreinte de cette compression. Il envie et il calcule, à l’âge où l’on rêve et où l’on espère. Il a cette jaunisse morale que donne l’or à ceux qui le regardent trop fixement. Avocat sans causes, il fait, dans la salle des Pas-Perdus, l’antichambre de la renommée, et son éloquence dédaignée de la clientèle, s’épanche gratuitement à la maison en discours amers :
Toutes les modestiesEt toutes les pudeurs, je les jette aux orties !Robe chaste et traînante, attirail d’embarras,Où le marcheur se prend les pieds à chaque pas !A partir d’aujourd’hui, morbleu ! je me retrousse.J’entre dans la cohue à corps perdu, je pousse,M’accroche, me faufile et rampe, s’il le faut,Quitte à me redresser en arrivant en haut !
Son cœur fait le mort, il n’est qu’endormi. Philippe aime Cyprienne sa cousine, mais elle est pauvre, elle aussi, et il attend la fortune pour se déclarer. Son amour serait peut-être plus fort que la mort ; il est plus faible que la pauvreté. Car il est l’enfant du siècle, dont le plus grand philosophe a donné du mariage cette définition redoutable : « Le mariage est une société de commerce instituée pour supporter en commun les frais de la vie. »
De temps en temps, sa jeunesse matée se cabre, s’insurge, se remet à jeter la gourme et le feu ; mais la triste raison de sa mère le ramène bientôt dans l’étroite ornière. Ainsi M. Joulin, un avoué qui lui promet des causes, à une femme dont le mariage n’a pu replâtrer la réputation : tous les salons se ferment à deux battants devant cette lorette parvenue qui exhale une vague odeur de balai rôti. Madame Huguet propose timidement de la recevoir. Philippe commence par se récrier : jamais il n’exposera sa cousine et sa sœur à ce contact équivoque. La mère insiste, et il cède, en rongeant son frein. Il y a encore un M. Mamignon, millionnaire de son métier, qui s’avise d’adresser à madame Hubert une déclaration ridicule. En apprenant l’affront fait à sa sœur, Philippe redevient jeune : il s’indigne, il s’emporte, il a du sang dans les veines ; il veut souffleter d’abord, dégainer après. Mais M. Mamignon administre un chemin de fer dont Philippe sollicite la clientèle. La mère intervient tremblante, éperdue ; elle supplie son fils de fermer les yeux, d’ignorer l’outrage, et le jeune homme remet au fourreau sa fierté rouillée.
Une scène très vive et d’un comique excellent vient égayer à propos ces misères morales. Le Mamignon ne se tient pas pour battu. Après la déclaration balbutiée, il hasarde un billet doux glissé dans le manchon de Mathilde. Le mari l’intercepte au passage. Or, M. Hubert est un mari de campagne : il n’entend rien aux galanteries de la ville, et traite en braconnier l’amour défendu. Déjà il rudoie le financier de la belle façon, lorsque madame Huguet s’avise d’exploiter la situation et d’y trouver un trésor. Elle feint de croire que ce billet égaré s’adressait à sa nièce et non à sa fille. M. Mamignon aime Cyprienne : il se déclarait ; il va sans doute demander sa main. « Touchez-là, mon neveu ! Et à quand la noce ? » Le vieux fat a si peur de l’Othello laboureur, que, pour lui échapper, il se jette, tête basse, dans ce mariage de rencontre. Ainsi, du même coup, madame Huguet aura marié sa nièce et casé dans sa famille un millionnaire qui l’enrichira. Décidément, c’est une maîtresse-mère que madame Huguet.
Cyprienne ne sait rien encore de ce beau chef-d’œuvre, non plus que Philippe, qui n’attend qu’une occasion pour oser l’aimer. L’occasion arrive sous la figure, affairée et chauve, de l’avoué Joulin. Ce tabellion, bonhomme au fond, vient proposer au jeune avocat une affaire superbe. Il ne s’agit pas moins que de lui céder sa charge, de lui léguer son étude. Cette offre, c’est la fortune, c’est le bonheur, c’est Cyprienne épousée la tête haute, le cœur rassuré… Un mot le dégrise de cette belle ivresse. Ce n’est point un roman, c’est une affaire que maître Joulin est venu conclure. En prenant d’une main sa charge, Philippe épousera, de l’autre, une jeune personne ornée d’une dot de cent mille écus. Cette dot est l’hypothèque de maître Joulin, et il y tient à n’en pas démordre. Philippe a beau objecter qu’il aime sa cousine ; l’avoué refuse de prendre au sérieux cet enfantillage, et la mère, prévenue par lui, vient livrer à la conscience ébranlée de son fils un suprême assaut.
La scène est neuve, hardie, d’une hardiesse qui a dû faire trembler la main du poète. Elle touche à des pudeurs de l’âme aussi sensibles que les mystères du corps ; elle révèle, — et c’est une mère qui parle à son fils ! — des secrets qui devaient rester enfouis dans le lit nuptial, comme dans un tombeau. Entre la bouche qui prononce et l’oreille qui reçoit une telle confidence, il semble que ce ne serait pas trop de la triple grille d’un confessionnal. Ici, l’expression est un voile derrière lequel palpite quelque chose de nu et d’endolori. Imaginez une maladresse ou une dissonance dans ce récit difficile, et la salle poussait le cri qu’arrache une plaie vive brutalement touchée. Donc, madame Huguet fait à son fils une noire peinture de la pauvreté dans le mariage, et des périls qui attendent la Faim et la Soif partant, entrelacées, pour le voyage de la vie… A ce tableau désolant, Philippe oppose l’exemple de son père. Alors la pauvre femme se recueille et se décide à rouvrir la blessure intime qui a flétri sa vie et séché son cœur. Il faut citer, en partie du moins, ce récit navrant, dont chaque vers tombe lentement exprimé comme une goutte de sang :
La maternité vint bientôt… Que te dirai-je ?Les riches ont vraiment un noble privilègeQue leur doit envier tout être intelligent,Et qui donne raison à l’orgueil de l’argent :C’est de pouvoir exclure et tenir à distanceLes détails répugnants et bas de l’existence,Et de ne pas laisser leur contact amoindrirLes grandeurs que la vie à l’homme peut offrir.Par exemple, une mère est chez eux une femmeDont la maternité ne fait qu’étendre l’Ame :Elle ne lui prend rien de son premier bonheurEt le double, au contraire, en lui doublant le cœur.C’est qu’elle a le loisir d’être encore une épouse ;Elle reste charmante, et de plaire jalouse ;L’office maternel qu’elle s’est réservé,C’est de gâter l’enfant… par d’autres mains lavé.Les soins de son esprit et ceux de sa personne ;La grâce disparaît d’elle et de sa maison,Et l’amour suit la grâce, et l’amour a raison.……….Ton père, un jour, rentra plus froid qu’à l’ordinaire,Et, d’un air singulier, regardant mes habits :« Prends donc plus soin de toi, me dit-il : tu vieillis. »Il venait d’entrevoir riche, heureuse et soignée,La femme qu’autrefois il avait dédaignée !
Que répondre à un tel aveu ? Il faut céder, obéir, s’en rapporter à ce triste oracle. Ainsi fait Philippe. Il renonce à Cyprienne, des lèvres, sinon du cœur… La vie est si chère !
Le dénouement nous transporte dans le domaine de M. Hubert, — un des plus frais paysages que nous ayons vus au théâtre. Avant de dépenser cent mille écus, Philippe a voulu tenter la fortune ; il a joué, à Bade, les cinquante mille francs de son patrimoine ; la roulette les a dévorés, et il vient dire à Cyprienne un dernier adieu. Mais l’air est si pur, le ciel si bleu, l’accueil de la jeune fille si délicat et si tendre, que l’enfant prodigue renonce au mariage d’argent et revient à cet amour pur que les Grecs disaient fils de la pauvreté. Hubert lui prêtera la somme qu’il faut pour acheter la ferme voisine de lu sienne. Le bonheur est là ; il n’y a que madame Huguet qui n’en soit pas convaincue.
Ce dénouement serait parfait, s’il ne visait à la théorie ; mais il montre à la jeunesse la borne d’un champ comme le but de toute ambition, il lui trace un sillon pour unique carrière, il l’envoie planter ses choux avant l’âge… C’est trop de prudence et trop de sagesse. « Jeunesse oblige ! » et le titre de la comédie de M. Augier réclamait une moralité plus haute et plus large. La raison de la pièce est personnifiée par F. Hubert, — verbe rude, habits amples, cheveux coupés en brosse ; — il parle d’or ce fermier modèle. Mais il y a, dans ses raisonnements, un bruit de sabots qui les rend grossiers. Pourquoi toujours montrer le bon sens sous cette lourde enveloppe ? La sagesse d’Athènes vaut bien celle du Danube. En revanche, la jeune Cyprienne est un modèle de grâce décente et austère. Il y a de l’énergie dans la façon dont elle est charmante. J’ai dit l’originalité singulière de madame Huguet : c’est l’amour maternel sous une vilaine forme ; mais le portrait est franc, sincère et d’une vérité qui fait violence à l’antipathie. Philippe n’a que l’extérieur et la fanfaronnade de son type. Son visage blasé est un masque derrière lequel brillent des yeux candides. Le premier baiser de l’amour efface les rides factices tracées sur son front. Le poète voulait guérir subitement son malade ; aussi ne lui a-t-il donné qu’une migraine morale, que l’air de la campagne suffit à dissiper.
Avant tout, la comédie de M. Augier est une œuvre de sentiment et de beau langage ; peu d’action, des situations simples, l’entrain et les incidents de la vie commune, mais des émotions vraies, des indignations généreuses, la chaleur de l’idée, l’esprit du détail, et, par-dessus tout, le charme du style. La poésie de M. Augier a repris les couleurs que sa lymphatique Gabrielle lui avait fait perdre. Ce n’est plus cette prose endimanchée qui ne semblait n’emprunter les rythmes de la poésie que pour railler ses idées ; c’est une langue souple et ferme qui marche avec allure, et parfois prend de l’essor et s’envole.
II. Les Lionnes pauvres
Les Lionnes pauvres ont eu un grand et beau succès auquel on ne saurait trop applaudir. C’est un coup hardi, loyalement porté. Il s’agissait d’arracher de l’alcôve et de traîner à demi-nu, sur la scène, un des plus vils scandales du monde contemporain ; il fallait aborder de front une forme de l’adultère qui aurait épouvanté Juvénal. C’est ce que MM. Augier et Foussier ont fait avec la haine généreuse du mai qu’ils flétrissent ; or la haine est un feu, et, comme le feu, elle purifie tout.
La lionne pauvre est la courtisane du mariage ; c’est la femme qui spécule sur sa chute et vend l’adultère : vente au détail hypocrite, menteuse, clandestine, qui se solde en payements de mémoires, en acquits de fournisseurs ; qui introduit l’amant dans les secrets du foyer, et fait de lui le caissier de cette compagnie anonyme qui s’appelle le ménage à trois. Une telle femme est cent fois plus coupable et plus dangereuse que la courtisane affichée. Celle-ci est déchue de naissance ; elle campe en dehors de la société ; elle a le signe de sa caste empreint sur son front ; elle montre le bec et les ongles des oiseaux de proie de l’amour. Qui s’aventure dans son boudoir sait ou doit savoir où il va. L’enseigne est sur la porte. Circé ne cache pas sa baguette. Dalila a pour blason ses ciseaux croisés sur fond d’or. La courtisane mariée, au contraire, fait un métier qui n’est pas le sien, et elle le fait mal ; elle le compliqua d’indignes simagrées. La vénalité, chez la femme galante, peut ne pas exclure une certaine fierté ; chez l’épouse tombée, elle se contrefait en mendicité sentimentale et plaintive : l’une réclame le prix de son corps, l’autre en demande humblement l’aumône. Ce qui fait cette simonie abominable entre toutes, c’est le déshonneur tout spécial qu’elle inflige au mari, le rôle sans nom qu’elle lui fait jouer. Ou il est le complice, ou il est la dupe de ce grabuge domestique. S’il est complice, il fait un métier plus honteux que la honte ; c’est au lazaret du dictionnaire qu’il faut chercher le nom qu’il mérite. S’il est dupe, l’outrage qu’il reçoit est si ignoble et si lâche, qu’on comprend les anciens Germains étouffant l’adultère dans un tas de boue. Figurez-vous un malheureux homme entretenu sans le savoir, logé, défrayé, à demi nourri peut-être, par l’amant de sa femme ! C’est épouvantable ; il n’y a rien après cela : on a touché le fond de l’opprobre. Quelle situation à mettre au théâtre ! et quelle pureté d’intention, que de tact dans la vigueur il a fallu aux auteurs des Lionnes pauvres, pour y réussir.
La lionne pauvre du Vaudeville s’appelle Séraphine, de son petit nom. Elle est la femme de M. Pommeau, un clerc de notaire blanchi dans l’emploi. Peut-être est-il trop vieux pour les besoins de la cause. La femme a vingt-quatre ans, le mari descend le revers de la cinquantaine. Ce grand contraste d’âges est presque une excuse. On comprend l’ennui de cette pécore, mariée, sous le régime paternel, à un homme dont les cheveux sont presque aussi blancs que la plume qu’il porte à l’oreille. Elle est jeune après tout, elle est jolie, elle a du sang dans les veines ; elle a cinquante raisons pour ne pas aimer son mari. Dix de moins, et son infamie perdait toute excuse : c’est une erreur d’addition. On peut objecter encore que la cléricature, avec les mœurs qui l’entourent et les relations bornées qu’elle suppose, n’est pas un milieu propre à développer chez votre lionne pauvre cet appétit du luxe qui va jusqu’au crime et jusqu’au meurtre indirect. Ce n’est pas tout que de convoiter les décors et les costumes de la richesse, il faut encore avoir un
théâtre où les étaler. Or le monde d’une femme de clerc de notaire est trop étroit pour les crinolines à trente-six volants ; les salons où elle pourrait faire sa roue ne sont guère de ceux qu’elle peut fréquenter. En logeant leur héroïne à un étage social supérieur, en la plaçant dans une de ces positions que côtoient naturellement les centres de la fortune et de l’élégance, MM. Augier et Foussier auraient justifié sa rage de chiffons et de fanfreluches. L’amour propre blessé, l’envie aiguisée par le contact irritant du luxe, la vanité éperdue forcée d’aller à des
assauts de toilette, où elle sera vaincue faute d’armes, faute d’armure !… Mais, d’une autre part, la comédie, en prenant pour terrain une situation trop en vue, aurait soulevé des allusions toutes vives, toutes flagrantes, des allusions qui auraient montré du doigt, peut-être, et dont le geste risquait de s’égarer. Je m’explique donc le choix de ce milieu obscur, presque neutre, fait pour dérouter la malignité.
Ceci, d’ailleurs, est la seule réserve de ce drame qui a l’audace de son honnêteté. Au premier acte, la situation s’indique sans se préciser. On sent que cette maison bourgeoise, si paisible en apparence, a un vice secret. D’un côté, le vieux mari enterré dans son cabinet, qui use sa plume de scribe à gagner les douze mille francs de revenu du ménage ; de l’autre, la jeune femme qui se dissipe au dehors en bals, en spectacles, en cavalcades, et rentre chez elle dans sa jupe bouffante d’amazone, la cravache en main, l’œil émerillonné, la joue ardente des rougeurs fébriles du plaisir. Et pas un mot de reconnaissance, pas un regard d’affection pour le pauvre homme attaché à la roue qui fait tourner son joyeux moulin ! A peine tend-elle, d’un mouvement sec, son front poudré de riz au tendre baiser du vieillard. Et bien vite la brillante Dépense, qui a des robes à essayer et des modistes à voir, renvoie l’humble Recette griffonner à son bureau poudreux et morose.
« Ah çà ! qui trompe-t-on ici ? » Il y a une fêlure dans cet intérieur. Cette vie bruyante et prodigue déborde évidemment son cadrer modeste : l’appartement a la beauté du diable ; les tentures, les rideaux, les canapés, les portières affichent un luxe équivoque ; vous diriez des meubles entretenus. Pas n’est besoin d’être grand clerc pour calculer de l’œil l’écart qui existe entre la fortune de la maison et son mobilier. Mais M. Pommeau est un clerc de l’âge d’or ; il ne voit rien et rêve le reste. Sa femme lui a persuadé qu elle a le génie de la trouvaille et du bon marché : il a la foi du tapissier ; c’est la foi qui perd. Seule Thérèse, sa pupille, une sage et sérieuse jeune femme qu’il a élevée, qu’il a mariée, et qui l’aime comme un père, observe, d’un air soucieux, le train du logis. Il est clair que le panier danse, et pourtant il n’est pas percé, aucun déficit apparent : qui donc raccommode ses trous en secret ? M. Bordognon le devine ; ce Bordognon, ami de la maison, est un philosophe de trente ans, riche et de belle humeur ; il a beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup retenu. Il se connaît en femmes, il sait le prix des choses ; aussi le ménage Pommeau n’a-t-il point pour lui de mystères. Dans sa visite du premier acte, il raconte un vaudeville joué la veille sous ses yeux. Cela pourrait s’appeler : les Égarements d’une femme et d’une Serviette d’avocat. La scène est sur le boulevard : au coin d’une rue, une silhouette de femme voilée s’échappant d’un fiacre aux stores baissés ; puis le cocher courant après elle pour lui remettre un portefeuille oublié dans ce boudoir ambulant. Mais la dame courait d’une jambe leste et svelte que Bordognon a eu le temps d’admirer au vol ; elle courait… elle court encore… N’oubliez pas cette serviette perdue, nous sommes sur la piste de la lionne pauvre en maraude.
Le second acte nous conduit chez M. Léon Lecornier, un jeune avocat, le mari de cette sage Thérèse que nous avons entrevue. M. Léon se dérange ; tout à l’heure il empruntait de l’argent à M. Bordognon, maintenant il marchande à sa femme, d’un ton aigre-doux, le budget du mois. Voici l’heure du Palais ; il cherche sa serviette et ne la trouve pas ; il crie, sonne, tempête ; puis, tout d’un coup, s’apaise, se ravise, et sort. Voilà Thérèse inquiète : l’anecdote que contait, la veille, M. Bordognon lui revient en mémoire. Elle rapproche ces deux indices et s’aperçoit, avec effroi, qu’ils forment presque une preuve ; elle pâlit, elle frissonne comme à l’approche d’un péril. M. Pommeau, qui survient, la trouve plongée dans la rêverie fiévreuse du pressentiment. Au même instant, un domestique apporte une facture : c’est une note de modiste, une robe, un mantelet de velours, un chapeau à la Marie Stuart, les pièces de conviction du délit ; plus de doute, son mari la trompe, il a une maîtresse !
Alors la jeune femme pleure et s’indigne ; il y a de l’amertume dans ses larmes ; sa plainte exhale la juste colère d’un noble cœur frappé, pour la première fois, par la trahison. Mais quelle est cette rivale dont elle tient le vêtement et dont elle ne voit pas le visage ? La porte s’ouvre ; madame Séraphine apparaît coiffée d’un chapeau à la Marie Stuart, attifée d’une robe de velours rouge flambant neuf, conforme, des pieds à la tête, au signalement de la terrible facture. Ainsi, celle qui détruit son bonheur est la femme de l’homme qui a été son bienfaiteur et son père, et son mari est celui qui le déshonore ! Il faut étouffer ses cris, réprimer ses larmes, faire bonne contenance, et baiser, avec des lèvres que le dégoût soulève, le front impudent que la drôlesse vient lui tendre sans sourciller. La toile tombe sur ce baiser, auquel la situation donne la valeur d’un calice d’amertume vidé courageusement jusqu’à la lie par une héroïne.
Je vous donne cet acte pour un chef-d’œuvre de vie, d’action, de rapidité dramatiques. Rien de saisissant comme ce soupçon jeté au hasard, qui d’abord surgit, vague comme un fantôme, devant l’épouse offensée, puis lui laisse entre les mains une robe, une mantille, enfin, tout d’un coup, prend souffle et vie, forme et figure, et revêt ce costume aussi criant qu’un flagrant délit. Je ne sais pas de coup de théâtre plus frappant que l’entrée de cette femme en grande tenue d’adultère, et que sa mise dénonce comme un écriteau.
Au troisième acte, nous retrouvons madame Pommeau dans un bal du grand monde, où sa toilette fait scandale. Autour d’elle chuchotent les insinuations et les médisances ; on se demande quelle fée lui file les dentelles qu’elle a sur le corps. La scène est vraie, elle est instructive. Dans un certain monde, toute femme est responsable de sa toilette ; les ceintures trop dorées font souvent des accrocs aux bonnes renommées. L’adultère vénale aura beau se masquer de vertu, se voiler de décence, s’envelopper de précautions et de feintes, elle sera trahie par son luxe postiche, qui ne tient ni à sa position ni à sa fortune. Les femmes s’entendent à faire la police d’un salon ; leurs yeux acérés furettent malignement dans les mille plis d’une robe, dans les broderies d’un corsage ; elles estiment l’étoffe, elles expertisent la guipure, elles évaluent les bijoux ; en un clin d’œil, l’addition de la dame est faite, et, si la somme excède ses ressources, voilà la victime parée pour le sacrifice. C’est Laïs tuée, à coups d’aiguilles, par les matrones de la ville d’Athènes. Cependant le mari, atteint et convaincu de ne pas habiller sa femme, la promène triomphalement à son bras, pareil à un prêtre menant en procession une idole dorée par un hérétique. La situation est navrante, c’est celle de M. Pommeau, à ce bal où Séraphine scandalise tout le notariat par le froufrou de son luxe. Pourtant la lionne pauvre est aux abois ; elle doit dix mille francs à sa marchande à la toilette, dix mille francs payables le lendemain, à deux heures de relevée, style du métier. Son amant ne les a pas, et il perd l’argent qui lui reste à une table de lansquenet où elle l’a poussé par les deux épaules. Pareille à une Némésis conjugale, Thérèse, drapée dans sa robe blanche, assiste, avec une indignation silencieuse, à ce va-tout de l’adultère besogneux. Mais, avant de partir, elle prend madame Pommeau par la main, l’avertit qu’elle n’est plus sa dupe et lui jette son mépris à la face.
L’heure s’approche, et l’Usure entre chez Séraphine, l’Usure criarde et mal embouchée, qui traite la Dette véreuse d’égale à égale, comme si elles avaient gardé ensemble les crocodiles empaillés. Mais madame Chariot, la revendeuse de la comédie, est trop jeune pour le métier qu’elle exerce. Une marchande à la toilette de cette vile espèce doit avoir l’âge des duègnes et la laideur des sorcières. La vieillesse fait partie du type de ces Shyloks femelles des vieux falbalas et des vieux chinons ; elle s’harmonise avec leur commerce, avec leurs allures, avec ce qu’il y a de proxénétisme mêlé à leur friperie équivoque. Il faut dire aussi que la rigueur de cette créature menaçant de tout dire au mari, si, au coup de deux heures, elle n’est pas soldée, n’est ni dans les mœurs ni dans l’intérêt de la profession. Séraphine, c’est le vice en herbe et en fleur ; le vice naissant et plein d’avenir. Une vraie pourvoyeuse le cultiverait soigneusement, au lieu de l’extirper à sa première dette. Que d’argent peut rapporter un adultère bien lancé aux maquignons du monde interlope ?
Quoi qu’il en soit, madame Chariot s’assoit, s’installe et attend. Pressée par l’heure, Séraphine, aidée de sa soubrette, empaquette à la hâte, pour le Mont de Piété, tout ce qui lui tombe sous la main de bijoux, d’argenterie, de dentelles. La scène est presque muette, mais je n’en sais pas de plus éloquente. Je ne sais pas de spectacle plus exemplaire dans son effronterie que ce pillage de la maison conjugale par la femme et la servante, pareilles à des voleurs dévalisant une chambre dont le locataire peut rentrer. Le mari survient après leur départ ; il trouve la revendeuse campée dans un fauteuil : deux heures sonnent !
Le cadran que les nègres d’enseigne ont dans le ventre, madame Chariot l’a dans le cœur ; elle a juré de trahir sa pratique au coup de l’horloge ; elle tient sa parole. Donc, elle présente sa note à Pommeau, et, sur les remontrances du bonhomme que le total épouvante, madame Chariot lui démontre comme quoi, d’après son mobilier, le train de sa maison et les toilettes de sa femme, il dépense, lui, Pommeau, premier clerc à six mille francs chez maître Hullin, trente mille livres au moins par année. Eh bien, soit ! sa femme a fait des dettes sans doute ; il les payera. Mais, lorsqu’il la confesse à son retour, et qu’il la presse d’avouer avec une paternelle indulgence, la sotte donzelle nie les dettes et avoue l’amant. Elle révèle, de gaieté de cœur ce secret de honte qu’elle ne devrait se laisser arracher qu’avec des tenailles. On peut la trouver par trop maladroite, mais cette maladresse est un trait de nature. Il n’y a rien de plus gauche qu’une bourgeoise dépravée parodiant la vie des courtisanes. Elle n’a ni les instincts ni les finesses de leur race. Elle ment sans nuances ; elle se trahit sans motifs ; elle prend l’indécence pour la désinvolture et le cynisme pour la rouerie. Trop de zèle !
Le dénouement est celui qu’il fallait à un pareil drame : il est sombre, désolé, il n’a pas d’issue… Le vieillard, fou de honte et de désespoir, a fui, la tête dans ses mains, cette maison souillée. Il n’a plus qu’une idée : trouver le suborneur, le payer d’abord, et se battre. Tout le jour, il erre par les rues, en proie à l’insupportable pensée. Le soir venu, il se réfugie dans le seul asile qui lui reste, il entre chez Thérèse, tombe sur un fauteuil, brisé, glacé, mortellement malade ; et, là, entre sa fille adoptive et celui qu’il appelle son fils, ouvre son cœur gonflé et en laisse sortir tout ce qu’il tient de fiel et de larmes. La plainte le soulage, il s’attendrit, il serre Thérèse contre sa poitrine, puis il tend les bras à Léon, en l’appelant son ami, son fils. Mais la jeune femme pousse le cri de la pudeur morale révoltée ; elle ne veut voir se consommer, sous ses yeux, cette accolade sacrilège. Elle se jette entre les deux hommes et, d’un geste, leur montre l’abîme qui les sépare à jamais. Son attitude a tout révélé : le vieillard, mis subitement en face du corrupteur de sa vie, pousse un cri de rage. Mais, quoi ! cet homme est le mari de sa fille ! son bras retombe, sa colère s’éteint dans la prostration. Il s’éloigne, il s’en va mourir, seul et misérable, dans quelque cachette obscure.
Quant à madame Séraphine, Bordognon la rencontre, le soir même, dans une avant-scène du Gymnase, pimpante, parée, plâtrée, et faisant des mines aux petits jeunes gens de l’orchestre. La lionne pauvre a changé de peau, elle ◀devient▶ biche. C’est la mue ordinaire de cette espèce-là.
Tel est ce drame. Il laissera sa marque là où il a frappé ; il effraye, mais l’effroi qu’il inspire sera salutaire ; il déshabille chastement le vice, il marche dans la corruption sans y enfoncer. On ne l’accusera pas de farder le mal. Sa Séraphine est presque un monstre, mais un monstre qui n’a rien d’excentrique ni de fabuleux. Son anomalie consiste à n’avoir ni cœur ni honneur. C’est une de ces poupées peintes, comme chacun de nous en a rencontré : spectres mondains dont la poitrine est un corset, dont la cervelle ressemble à un tiroir à chiffons. La toilette fait sur ces femmes les ravages de la robe de Nessus sur la nymphe antique ; elle les vide, elle les calcine en dedans. Il n’en reste qu’un simulacre de grâce ; au-dedans tout est pourriture et cendre. Aucune passion, nul entraînement, peu de sens ; rien que l’instinct presque animal d’étaler son plumage et de faire la roue. Elles troquent leur corps contre une robe, à la façon des négresses qui se vendent pour un collier de corail ou de verroterie.
Thérèse fait un beau contraste à cette créature. Elle est aussi touchante dans sa résignation que fière dans le ressentiment de l’outrage. On ne peut porter plus noblement le deuil du bonheur. M. Pommeau, qui n’est qu’un bonhomme aux premiers actes, ◀devient un homme au dernier, lorsqu’il découvre la plaie vive faite à son honneur, et qu’il s’indigne et qu’il se lamente avec une poignante éloquence. N’oublions pas M. Bordognon, le moraliste indifférent, mais spirituel et sympathique, de la comédie ; il ne professe pas, il ne déclame pas, il n’enfle pas sa voix pour imiter le tonnerre. Il cause, il raconte, il dit son avis, il a du calme, de l’aplomb, un scepticisme de bonne compagnie, et des saillies, comme s’il en pleuvait.
L’action marche, elle entraîne, comme un événement de la vie réelle ; le second acte est un chef-d’œuvre, le dénouement une inspiration. Jamais M. Augier n’a eu plus d’esprit, jamais il n’a eu tant de passion vraie, ressentie, sincère. J’ai dit le succès, il sera profond et durable.