(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217

Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet42.

Il faut remercier M. Livet d’avoir songé à procurer (c’est l’ancien mot) une nouvelle édition de ces histoires de Pellisson et de d’Olivet, en y joignant quantité de notes et de pièces qui en varient et en rafraîchissent la lecture.

La petite Histoire que Pellisson a donnée des commencements de la compagnie sous forme de lettre à un ami, est en effet un des morceaux les plus achevés et les plus agréables de notre langue, un des rares et parfaits exemples qui montrent mieux que toutes les définitions ce que c’est qu’écrire avec élégance et pureté en français. Il y a, il y avait du temps de Pellisson deux sortes d’élégance et d’urbanité, soit en causant, soit en écrivant : l’une plus vive, plus naturelle, plus aisée et plus familière, plus colorée aussi, puisée dans le commerce du grand monde et de la Cour, par ceux qui y avaient été nourris et rompus dès l’enfance ; c’était celle des Saint-Évremond, des Bussy, des Clérembault, des La Rochefoucauld, des Retz ; — l’autre plus étudiée, plus formée dans le cabinet et par la lecture, ou par l’assiduité dans certains cercles illustres et par le commerce des personnages littéraires les plus qualifiés ; cette dernière urbanité est celle des Conrart, des Vaugelas, c’est celle surtout de Pellisson qui y excelle, et qui en est le parfait modèle en son temps.

Si, au sortir de quelque naturel et vivant ouvrage de cette époque, aussitôt après les Mémoires du cardinal de Retz par exemple, on lit du Pellisson, on comprendra bien ce que je veux dire. C’est encore à un écrivain excellent qu’on a affaire en sa personne, mais on le sent, à un écrivain d’une tout autre espèce, d’une tout autre trempe, d’une tout autre origine et famille. Il n’est pas de ceux qui ayant tout vu, tout essayé dans l’action, comme Retz, et tout osé, se risquent à tout dire, sauf à se faire une langue à leur image et qu’ils sont seuls à parler de cet air-là, bien assurés qu’ils sont d’ailleurs d’être toujours de la bonne école et de la bonne race : il est un de ces auteurs de profession qui, ayant commencé par la plume et ne la perdant jamais de vue, se retrancheraient plutôt (comme Fontanes) des idées ou des accidents de récit, s’ils croyaient ne pouvoir les rassembler et les rendre en toute correction et en parfaite élégance.

Né à Béziers en 1624, originaire de Castres, d’une famille protestante très distinguée dans la robe, ayant fait ses études dans le Midi, il y prit un grand goût pour les bons auteurs latins, Cicéron, Térence, et ne s’aperçut, au sortir du collège, que l’on pouvait bien écrire aussi en français, que lorsqu’il eut vu quatre ouvrages dont il garda toujours un souvenir reconnaissant : les Huit Oraisons de Cicéron alors récemment traduites, Le Coup d’État de Sirmond, un volume des lettres de Balzac, et les charmants Mémoires de la reine Marguerite. Le dirai-je ? dans l’élégance de Pellisson, on croit sentir qu’il apprit d’abord la meilleure langue française, surtout par les livres. Il était l’orgueil et la merveille du barreau de Castres. Il eut le temps de prendre quelques habitudes de province, au moins dans le goût ; il admirera jusqu’à la fin Mlle de Scudéry, il sera son soupirant idolâtre. Mais si je crois sentir en lui une première couche légère de provincialisme, ce n’est qu’au fond de certains de ses jugements et non dans l’élégance accomplie de sa diction. Une maladie qui le défigura, et qui fit de lui le plus laid des gens d’esprit, l’obligea de quitter le barreau et l’action publique. Venu à Paris où il se fixa vers l’âge de vingt-six ou vingt-huit ans, introduit dans le monde littéraire sous les auspices de Conrart, il composa pour sa bienvenue, sous forme de lettre à un ami, cette relation ou Histoire de l’Académie française qu’il fut admis à lire devant elle en pleine assemblée. L’approbation fut si grande que l’on décida que la prochaine place vacante dans la compagnie serait pour Pellisson, et, en attendant, il put assister aux séances en qualité de surnuméraire : ce qui n’arriva qu’à lui. Il se vit l’objet d’une exception unique, il fut le seul homme de lettres envers qui l’Académie ne craignit pas de s’engager à l’avance.

Il était, du reste, dans les meilleures conditions quand il écrivait ce récit : à côté de l’Académie sans en être encore, et dans la confidence des témoins les mieux informés. C’est grâce à lui qu’on assiste à l’âge d’or, à l’âge d’Évandre, de cette compagnie tant louée, et qui aura un jour son Louvre et son Capitole. Il y eut en France, dans la première moitié du xviie  siècle, des essais nombreux de perfectionnement et de culture pour la langue, des essais naturels et spontanés de petites sociétés ou coteries grammaticales et littéraires. Depuis la venue de Malherbe, un souffle général y poussait. Une de ces petites sociétés, de laquelle étaient MM. Conrart, Godeau, de Gombauld, de Malleville, de Serisay, de Cerisy, Habert (Chapelain n’en fut qu’un peu après), s’assemblait régulièrement vers 1629, une fois par semaine, chez l’un d’eux Conrart, logé plus au centre. On se lisait les uns aux autres les ouvrages qu’on avait composés ; on se critiquait, on s’encourageait. « Les conférences étaient suivies tantôt d’une promenade, tantôt d’une collation en commun. » Pendant trois ou quatre ans, on continua de la sorte avec une entière obscurité et liberté : « Quand ils parlent encore aujourd’hui de ce temps-là et de ce premier âge de l’Académie, nous dit Pellisson, ils en parlent comme d’un âge d’or, durant lequel avec toute l’innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l’amitié, ils goûtaient ensemble tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant. »

Il y avait secret promis et gardé : Qui sapit in tacito gaudeat ille sinu. L’un d’eux (M. de Malleville) fut le premier à y manquer ; il parla un peu indiscrètement des conférences et de ce qu’on y agitait entre soi à Faret, auteur de L’Honnête homme, et qui y porta son livre, alors nouvellement imprimé. Faret en parla à d’autres. Des Maretz, Boisrobert furent ainsi informés des réunions et désirèrent y assister. On ne pouvait refuser sa demande à Boisrobert, grand favori du cardinal et son grand amuseur. Et comme il savait que pour l’amuser il fallait des contes un peu bouffons ou des nouvelles littéraires, il ne manqua pas de l’entretenir de la petite assemblée ; il lui en donna si bonne idée que Richelieu conçut à l’instant le dessein de l’adopter, de la constituer en corps et de s’en servir pour la décoration littéraire du règne.

Car Richelieu, rendons-lui à notre tour et après tant d’autres ce public hommage, avait en lui de cette flamme et de cette religion des lettres qu’eurent dans leur temps à un si haut degré les Périclès, les Auguste, les Mécènes ; il croyait que les vraiment belles et grandes choses ne seront cependant tenues pour telles à tout jamais, qu’autant qu’elles auront été consacrées par elles, et que le génie des lettres est l’ornement nécessaire et indirectement auxiliaire, la plus magnifique et la plus honorable décoration du génie de l’État. S’il avait moins de goût que les grands hommes de la Grèce et de Rome que nous venons de citer, cela tenait aux inconvénients de son époque, de son éducation, et à un vice aussi de son esprit, atteint d’une sorte de pédantisme : mais s’il péchait dans le détail, il ne se trompait pas dans sa vue publique de la littérature et dans l’institution qu’il en prétendait faire pour le service et l’agrément de tous.

Après avoir dompté et décapité les grands, maté les protestants comme parti dans l’État, déconcerté et abattu les factions dans la famille royale, tenant tête par toute l’Europe à la maison d’Autriche, faisant échec à sa prédominance par plusieurs armées à la fois sur terre et sur mer, il eut l’esprit de comprendre qu’il y avait quelque chose à faire pour la langue française, pour la polir, l’orner, l’autoriser, la rendre la plus parfaite des langues modernes, lui transporter cet empire, cet ascendant universel qu’avait eu autrefois la langue latine et que, depuis, d’autres langues avaient paru usurper passagèrement plutôt qu’elles ne l’avaient possédé. La langue espagnole usurpait alors ce semblant d’autorité ; il combattait encore la maison d’Autriche sur ce terrain.

Mais pour l’exécution d’une telle pensée, il avait besoin d’auxiliaires de choix : un hasard heureux les lui faisait rencontrer, déjà réunis en groupe. Il étendit la main, et fit dire à cette petite réunion qui se croyait obscure : « Je vous adopte ; soyez à moi, soyez de l’État ! »

D’autre part, il est piquant et presque touchant de voir comme cette offre de protection et d’agrandissement effraya d’abord ces honnêtes gens, amateurs sincères de la vie privée et d’un loisir studieux : ils étaient bien tentés de refuser et de décliner un si grand honneur. Mais le sage et circonspect Chapelain fit remarquer que puisque, par malheur, les conférences avaient éclaté, on n’avait plus la liberté du choix ; que cette offre honorable de protection, venant de si haut, était un ordre, et que se dérober à la bienveillance du cardinal, c’était encourir son inimitié : Spretaeque injuria formae. Les raisons qui furent données dans cette occasion, et celles, en général, qui se produisirent dans d’autres discussions particulières, Pellisson nous les déduit d’ordinaire en de petits discours indirects imités de ceux de Tite-Live, et qui n’en semblent pas moins à leur place. On remercia donc M. le Cardinal, en mêlant dans la réponse l’étonnement et la reconnaissance, et l’on se mit à sa disposition. Cela se passait au commencement de 1634. On sait le reste.

Il est fâcheux que l’on n’ait pas continué l’histoire de l’Académie sur le plan et dans le détail de Pellisson : il s’est arrêté après l’exposé de ce qui arriva pour le jugement du Cid. D’Olivet, dans le morceau fort estimable qu’il a écrit pour continuer celui de Pellisson, raconte simplement et strictement les faits essentiels, mais il est sobre d’agrément. Il se fait une loi, dans les biographies d’académiciens, de s’arrêter à 1700 sans aller même jusqu’en 1745, jusqu’à la mort de Fénelon et de Louis XIV. Il a un bon style et certainement aussi, en ces matières académiques, un bon esprit ; mais il abrège et dessèche tout plus qu’il n’était nécessaire. Il n’a pas cette baguette d’or que tient Pellisson, et qui lui fait dire, par exemple, à propos des différentes retraites qu’eut l’Académie faute d’un local assuré, jusqu’à ce que le chancelier Séguier lui eût donné asile dans son hôtel : « Il me semble que je vois cette île de Délos des poètes, errante et flottante jusques à la naissance de son Apollon. » Il ne se peut rien assurément de plus élégant pour dire que les séances se tenaient çà et là, tantôt chez M. Des Maretz, rue Cloche-Perce, tantôt chez Chapelain, rue des Cinq-Diamants, ou encore ailleurs.

L’histoire de l’Académie, telle que je la conçois aujourd’hui, en tant qu’histoire du corps, est assez difficile à faire, faute de documents particuliers suffisants ; je ne la crois pourtant pas impossible. J’entends parler surtout de l’ancienne Académie détruite en 1793 ; car, pour la nouvelle, les documents et les souvenirs surabondent. L’important serait de bien marquer les différents temps, les différents âges, et les influences diverses qu’a subies ou exercées la compagnie, les courants d’esprit qui y ont régné et par lesquels elle s’est trouvée plus ou moins exactement en rapport et en communication avec l’air et l’opinion du dehors.

Ainsi, c’est une règle presque générale que l’Académie, après un temps où elle était complètement de niveau avec l’opinion littéraire extérieure et où elle en représentait les aspects les plus en vue et les plus florissants, baisse ensuite ou retarde un peu. Cela tient à la durée même et à la longévité de ses membres. Et, par exemple, sous Richelieu, et dès l’origine, elle se trouva composée d’abord et tout naturellement, sauf quelques exceptions, de ce qu’il y avait de mieux et de plus considérable parmi tous les gens de lettres, Balzac en tête et Chapelain.

Mais par cela même que Chapelain vécut et se survécut, il vint un moment sous Louis XIV, et à la plus belle heure, où l’on aurait pu noter au sein de l’Académie un esprit légèrement arriéré. Ce n’étaient pas seulement Molière et La Fontaine, c’était Boileau qui n’en était pas, et il n’en fut un jour que parce que Louis XIV, sur une question qu’il lui adressa, s’aperçut avec étonnement de cette absence. Par cela seul que l’ancienne et première école des Chapelain, des Des Maretz, vécut son cours de nature et se prolongea dans ses choix, Boileau ne fut jamais complètement chez lui à l’Académie ; il ne fut jamais content d’elle ; il n’avait guère que des épigrammes quand il en parlait ; il était presque de l’avis de Mme de Maintenon, à qui l’on reprochait de ne pas la regarder « comme un corps sérieux43 ».

En un mot, les vieux académiciens voisins de la fondation et contre lesquels, à ses débuts, Boileau avait eu à guerroyer vécurent assez pour donner la main à des académiciens plus jeunes et qui, dès le début, se retrouvaient opposés à leur tour à Boileau déjà mûr ou déjà vieux. Voici la filiation : Des Maretz, Perrault, Fontenelle, La Motte. Je sais bien qu’il y avait les grands jours classiques où Racine célébrait solennellement Corneille, où l’on recevait La Bruyère ; mais l’ordinaire de l’Académie, c’était la lecture d’un poème de Perrault, d’une dissertation de Charpentier, d’une idylle de Fontenelle, et bientôt d’une fable ou d’une traduction en vers de La Motte. Celui-ci, dès qu’il en fut, par son assiduité, sa politesse, son aimable esprit de société, devint aussitôt un académicien des plus essentiels et des plus chers au cœur de la compagnie. Par lui et par Fontenelle l’Académie se retrouva très en avant et en tête des questions littéraires sous la Régence.

Mais après, et jusque vers le milieu du xviiie  siècle, il lui fallut du temps et de l’effort pour se relever des choix faits sous l’influence stagnante de Fleury, et pour arriver à se mettre en accord et en parfaite alliance avec les puissances littéraires et philosophiques actives du dehors. Voltaire ne fut de l’Académie qu’en 1746, c’est-à-dire tard, comme Boileau ; mais une fois entré, bien qu’absent et de loin, il y régna et gouverna, ce que Boileau n’avait pas fait. Duclos d’abord, moins docilement, d’Alembert ensuite y furent ses premiers ministres.

M. Paul Mesnard, dans une Histoire de l’Académie 44 qui n’a que le défaut d’être un peu abrégée, a fort bien touché ces époques et ces divisions d’ensemble. Je ne lui demanderais, s’il réimprimait son livre, qu’un peu plus de curiosité et de complaisance dans l’anecdote. Il indique quelque part un chapitre à faire, de l’influence des femmes sur les élections de l’Académie (Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse, etc.) ; il y en aurait un aussi à écrire sur l’influence dirigeante insensible des secrétaires perpétuels. Un bon secrétaire perpétuel, sans faire grand bruit à l’intérieur, donne tout le mouvement à la machine et la fait aller comme d’elle-même. Nous en connaissons encore comme cela. On s’en aperçoit bien quand, par hasard, ils s’absentent et font défaut. La plus triste époque de l’Académie au xviiie  siècle fut celle des secrétaires perpétuels insignifiants, Dacier, Du Bos, Houtteville, Mirabaud. La compagnie alors flotte ou sommeille.

Une des plus piquantes preuves de ce que j’ai dit que l’Académie, dans sa longue vie depuis 1634 jusqu’à 1793, était tour à tour très présente ou légèrement arriérée, et tantôt de la vogue du jour, tantôt du régime de la veille, c’est ce qui arriva lorsqu’elle exclut de son sein, en 1718, l’abbé de Saint-Pierre. Car ne croyez pas que cet honnête homme fut exclus par égard pour les puissances du jour : ce fut une victime qu’on immola au dieu et à l’idole de la veille. Louis XIV était mort, son testament déchiré, ses traditions déjà jetées au vent ; un membre de l’Académie s’avise d’écrire du grand roi ce que beaucoup déjà en pensaient. — Il révolte, — qui ?… non pas les amis du Régent, à qui cela était bien égal et qui en pensaient tout autant, mais les partisans de la vieille Cour, les hommes des regrets, les Villeroy, les Fleury, les Polignac, qui en font leur affaire, et qui piquent d’honneur l’Académie où ils se sentent maîtres (ils ne l’étaient plus que là), l’Académie de tout temps vouée à diviniser le grand roi et qui mettait chaque année au concours une de ses vertus. Souffrira-t-elle, lui mort, qu’un de ses membres l’insulte, et qu’averti une première fois, il récidive ? C’est ainsi que la question fut posée. Ce qui, au premier abord et de loin, semblerait une lâcheté et une platitude, ne se présenta alors que comme une chevalerie posthume, un acte religieux et courageux de fidélité envers le passé. L’Académie se trouva ce jour-là le seul sanctuaire resté tout à la dévotion de Louis XIV. Quatre ans après, lorsqu’on eut reçu le cardinal Dubois, on s’était mis en règle avec le présent, on n’en aurait plus été à chasser pour si peu l’abbé de Saint-Pierre.

Malgré le rôle brillant que l’Académie sut prendre dans la seconde moitié du xviiie  siècle et qui fit d’elle un souverain organe de l’opinion, à dater surtout de l’avènement de Louis XVI jusqu’en 1788, je ne crois pas qu’elle ait tout à fait et de tout point rempli le vœu de son fondateur ; elle a fait plus et moins que ce qu’il voulait. Je m’explique.

Ce n’est point sur les lettres patentes de son institution que je la prendrai en défaut, et d’ailleurs je ne prétends point du tout la prendre en défaut, mais seulement relever exactement les faits et en tirer la conséquence.

Les lettres patentes de 1635, et le projet qui avait précédé, exprimaient en termes très nets le but des études et l’objet des travaux de l’Académie ; l’espoir « que notre langue, plus parfaite déjà que pas une des autres vivantes, pourrait bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenait plus de soin qu’on n’avait fait jusques ici de l’élocution, qui n’était pas à la vérité toute l’éloquence, mais qui en faisait une fort bonne et fort considérable partie » ; que, pour cet effet, il fallait en établir des règles certaines ; premièrement établir un usage certain des mots, régler les termes et les phrases par un ample Dictionnaire et une Grammaire exacte qui lui donneraient une partie des ornements qui lui manquaient, et qu’ensuite elle pourrait acquérir le reste par une Rhétorique et une Poétique que l’on composerait pour servir de règle à ceux qui voudraient écrire en vers et en prose : que, de cette sorte, on rendrait le langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences, à commencer par le plus noble des arts, qui est l’éloquence, etc., etc. De tout cela et des articles de ce premier programme, l’Académie n’exécuta jamais et ne rédigea que le Dictionnaire. Joignez-y, si vous voulez, les Remarques de Vaugelas qu’elle adopta publiquement, et peut-être aussi la Grammaire française de Régnier-Desmarais, son secrétaire perpétuel, qui en fut comme chargé d’office. C’est assez, à le bien prendre, et dans cette voie elle a fait avec le temps ce qu’elle avait mission de faire. Quant à la rhétorique et à la poétique, elle s’en tint prudemment à la Lettre de Fénelon, qu’elle peut montrer à ses amis et à ses ennemis comme une charmante suite de questions et de projets : chacun là-dessus peut bâtir et rêver à son gré, sur la parole engageante du moins dogmatique des maîtres.

Mais Richelieu voulait de son Académie française autre chose encore, et cette autre chose, je n’irai pas la demander aux révélations de La Mesnardière, esprit assez peu sûr, qui, dans son discours de réception, nous dit, non sans un retour de vanité complaisante :

J’eus de Son Éminence de longues et glorieuses audiences vers la fin de sa vie durant le voyage de Roussillon, dont la sérénité fut troublée pour lui de tant d’orages. Il me mit entre les mains des mémoires faits par lui-même, pour le plan qu’il m’ordonna de lui dresser, de ce magnifique et rare collège qu’il méditait pour les belles sciences, et dans lequel il avait dessein d’employer tout ce qu’il y avait de plus éclatant pour la littérature dans l’Europe. Ce héros, messieurs, eut alors la bonté de me dire la pensée qu’il avait de vous rendre arbitres de la capacité, du mérite et des récompenses de tous ces illustres professeurs qu’il appelait, et de vous faire directeurs de ce riche et pompeux prytanée des belles-lettres, dans lequel, par un sentiment digne de l’immortalité, dont il était si amoureux, il voulait placer l’Académie française le plus honorablement du monde, et donner un honnête et doux repos à toutes les personnes de ce genre, qui l’auraient mérité par leurs travaux.

— Tout cela est bien vague, et cette espèce de Collège de France renouvelé et agrandi, ce prytanée ou sénat académique, conservateur et directeur, je ne me le figure pas avec assez de précision, surtout à côté de l’ancienne Université, pour en pouvoir rien dire.

Mais ce que Richelieu voulait décidément, ce qu’il a fait voir tout d’abord en demandant à l’Académie ses sentiments publics sur Le Cid, c’était (et indépendamment, je le crois, de la passion personnelle qu’il apportait dans cette question particulière du Cid) —, c’était de la faire juge des œuvres d’éclat qui paraîtraient ; de la constituer haut jury, comme nous dirions, haut tribunal littéraire tenu de donner son avis sur les productions actuelles les plus considérables qui partageraient le public. Je me figure en imagination Richelieu vivant, toujours présent : il aurait demandé à l’Académie son avis sur Phèdre par exemple, sur Athalie, au lendemain même des premières représentations de ces pièces fameuses, et dans le vif des discussions qu’elles excitèrent ; il l’aurait demandé et voulu avoir sur tout ce qui aurait fait bruit dans les lettres, et qui aurait soulevé en divers sens les jugements du public. Il l’aurait voulu avoir sur le Génie du christianisme le lendemain de la publication ; plus tard, sur les grandes œuvres poétiques qui ont fait schisme (je suppose toujours un Richelieu permanent et immortel) ; il aurait exigé, en un mot, que les doctes parlassent, n’attendissent pas l’arrêt du temps, mais le prévinssent, le réglassent en quelque sorte, et qu’ils donnassent leurs motifs ; qu’ils fendissent le flot de l’opinion et ne le suivissent pas. Était-ce possible ? était-ce désirable ? ce sont là d’autres questions, et quand je dis que l’Académie en cela n’a pas rempli toute sa vocation et n’a pas pleinement agi dans le sens indiqué par son fondateur, je ne la blâme nullement. On ne fait ces choses-là que quand on y est, non seulement autorisé, mais forcé et contraint. On ne se met pas de gaieté de cœur dans cette mêlée des discussions contemporaines, dût-on se flatter de la dominer. On ne se confère pas à soi-même de ces commissions extraordinaires, toujours épineuses, et qui paraîtraient une usurpation, si elles n’étaient imposées comme un devoir. Je ferai remarquer seulement, à la décharge de l’idée de Richelieu dont assez d’autres diront les inconvénients et les difficultés, que c’était encore une idée bien française qu’avait là ce grand ministre, comme il en eut tant d’autres dans le cours de cette glorieuse tyrannie patriotique.

Car en France, notez-le bien, on ne veut pas surtout s’amuser et se plaire à un ouvrage d’art ou d’esprit, ou en être touché, on veut savoir si l’on a eu droit de s’amuser et d’applaudir, et d’être ému ; on a peur de s’être compromis, d’avoir fait une chose ridicule ; on se retourne, on interroge son voisin ; on aime à rencontrer une autorité, à avoir quelqu’un à qui l’on puisse s’adresser dans son doute, un homme ou un corps. C’est un double procédé de l’esprit français. On a l’élan, l’ardeur, le coup de main, mais la critique à côté, la règle et double règle, le lendemain de ce qui a paru une imprudence. J’estime donc que l’Académie qui commença par donner assez pertinemment son avis sur Le Cid, n’aurait peut-être pas trop mal tenu ce que promettait ce commencement, si elle s’y était vue obligée. Qu’on se figure, sur chaque œuvre capitale qui s’est produite en littérature, un rapport, un jugement motivé de l’Académie prononcé dans les six mois ; et qui (toute proportion gardée, et en tenant compte des temps et des convenances diverses) n’eût pas été inférieur pour le bon sens, pour l’impartialité et la modération, à ces sentiments sur Le Cid. De tels jugements formeraient aujourd’hui une suite et comme une jurisprudence critique bien mémorable, et n’auraient pas été sans action certainement sur les vicissitudes et les variations du goût public. Mais je m’aperçois que cette vue suppose et demande toujours une suite ou au moins une fréquence de Richelieux historiquement impossibles.

Je n’ai voulu que faire sentir d’une manière un peu saillante comment, sur ce point, le grand fondateur l’avait entendu. L’Académie, je le répète, a fait moins et a fait plus que ce qu’il prétendait d’elle ; et, somme toute, s’il reparaissait en l’un de nos jours de fête, il n’aurait pas trop à rougir de sa création ; il gronderait un peu, mais il tressaillirait aussi dans son orgueil de père à la vue de sa fille émancipée. — Je reviens vite à l’édition de M. Livet. On en tirerait de jolies anecdotes. En voici une sur Voiture. Il y a des illustres qui sont de l’Académie et qui n’y vont jamais ; une fois reçus, ils croiraient perdre leur temps ou diminuer de leur importance en y mettant les pieds. Déjà Voiture était comme cela : homme du monde et de Cour, délicat à l’excès et dégoûté, un peu dédaigneux des gens de lettres, il craignait apparemment de s’ennuyer parmi eux ou de retomber en bourgeoisie, et il restait dans ses belles et fines sociétés. Sa négligence académique était passée en proverbe. Mais un jour, un ordre précis arrive de Ruel où était le cardinal, à tous ceux qui font partie de l’Académie, d’avoir à opter dans trois jours ou d’y donner leurs soins et leurs assistances régulières, lorsqu’ils seront à Paris et qu’ils ne seront point malades, ou de faire place à beaucoup de personnes de considération qui demandent à y entrer :

Et cet ordre sérieux, et témoigné par Mme la duchesse d’Aiguillon qui y était présente, a eu un tel effet, nous dit Chapelain, que notre homme (Voiture) s’est résolu de contraindre son libertinage et de venir plutôt à l’Assemblée en enrageant que de la négliger comme il l’avait fait, de peur d’attirer sur lui l’indignation de celui qui peut toutes choses. La nouvelle s’en est répandue partout où il est connu, et amis et ennemis s’en sont réjouis presque également, et lui en ont fait des huées qui le persécutent : l’Académie même ne s’en est pas abstenue, et s’est réjouie, en sa présence et à ses dépens, de l’avoir vu venir par force au lieu où il faisait profession de ne point venir de son bon gré.

Voilà les termes de Chapelain se moquant de Voiture avec raison, et cette fois, il en devient presque léger.

Au milieu des éloges que mérite M. Livet pour sa complète et très curieuse édition, qu’il me permette de lui adresser deux critiques sur deux endroits. À propos d’une phrase de d’Olivet qui dit dans son article de Balzac : « Jusques à François Ier, notre langue fut assez négligée. Elle sortit du chaos, pour ainsi dire, avec les sciences et les arts, dont ce prince fut plutôt le père que le restaurateur. En peu de temps, à la vérité, elle fit d’étonnants progrès, ainsi que nous le voyons par les écrits d’Amyot, pour la prose, et de Marot pour les vers ; mais, attentifs à leurs plus pressants besoins, les écrivains de ce temps n’allaient pas tant à polir notre langue qu’à l’enrichir » ; à propos de ce passage, M. Livet prend le soin de faire la remarque suivante : « La connaissance imparfaite de notre ancienne littérature a égaré Despréaux dans son Art poétique ; nous invoquons la même excuse en faveur de l’abbé d’Olivet, qui traite le même sujet d’une manière aussi peu conforme aux idées modernes. » Je crois qu’on pouvait se dispenser de cette note. D’Olivet n’a pas tant besoin d’excuse. Quant à Despréaux, il n’a pas donné, sans doute, une histoire exacte et complète de notre poésie dans les quelques vers de son Art poétique, qui en traitent d’ailleurs très élégamment ; mais on ne saurait dire précisément qu’il s’est égaré, en ne s’avançant pas au-delà de ce qu’on savait bien de son temps. Je crois qu’il y a plus de chances pour qu’on s’égare aujourd’hui en croyant si bien savoir ces antiques et lointaines choses. Il y a des gens qui parlent d’un grand siècle littéraire de saint Louis, comme s’ils le voyaient aussi clairement que le siècle de Louis XIV.

À un autre endroit, d’Olivet, parlant de La Bruyère, a dit : « Tout est mode en France : Les Caractères de La Bruyère n’eurent pas plutôt paru que chacun se mêla d’en faire » ; et M. Livet croit devoir ajouter en note, par manière de restriction : « La Bruyère est moins original qu’on ne le dit ici. La mode des portraits datait des romans de Mlle de Scudéry. On connaît le fameux recueil dédié à Mademoiselle, et où l’on voit plusieurs portraits de sa façon. La Bruyère, avec un style tout personnel, a imité un genre déjà créé. » Je sais que, de nos jours, des bibliophiles enthousiastes, qui avaient sans doute, ce jour-là, sous les yeux un bel exemplaire des portraits dédiés à Mademoiselle, se sont écriés que ce recueil était l’origine du genre des portraits, et que, sans ce précédent, La Bruyère peut-être n’aurait pas fait les siens. Mais ce sont là des boutades que la froide critique ne saurait accueillir. L’originalité de La Bruyère n’est pas d’avoir fait des portraits tels quels, à la diable, et dessinés plus ou moins couramment à la plume, par manière de jeu de société, comme on les brochait avant lui, mais de les avoir faits serrés, profonds, savants, composés, satiriques, en un mot tels qu’un grand peintre seul les pouvait faire. Cette originalité, qui est la sienne, personne ne la lui ôtera.

Je suis donc plus favorable à l’abbé d’Olivet que son éditeur lui-même, et je pense qu’il ne faut pas se hâter de le déclarer en faute pour ce qui est du jugement : c’était un bon esprit, bien qu’un peu sec. Mais je n’ai que des éloges à donner à M. Livet pour tout ce qui est recherche et curiosité d’érudition.

Et puisque j’en suis sur ce sujet de l’Académie, un des sujets les plus nationaux en France, dont tout le monde parle, qu’il est, ce semble, si aisé de connaître, et dont pourtant on raisonne si souvent à faux, je demande à rappeler quelques faits et à présenter quelques observations sans beaucoup de suite et dans le pêle-mêle où elles me viendront.

On parle toujours des fauteuils académiques. Voici leur véritable histoire. À l’origine, et quand déjà l’Académie siégeait au Louvre, il n’y en avait que trois pour les trois officiers de l’Académie, le directeur, le chancelier, et le secrétaire perpétuel. Ce fut à l’occasion de l’élection de La Monnoye que les choses changèrent (décembre 1713). La Monnoye était un homme de lettres spirituel, instruit, médiocre pour le talent (excepté quand il fredonnait dans le patois bourguignon), mais universellement goûté et estimé de sa personne, un lauréat blanchi dans les concours ; toutes ces heureuses médiocrités se complétèrent et firent de lui un candidat sans pareil ; il fut reçu à l’unanimité, et Louis XIV, qu’il avait célébré tant de fois, en témoigna une satisfaction toute particulière. La Monnoye, racontant ce détail flatteur, écrivait à l’un de ses amis :

L’affaire de l’Académie, monsieur, s’est passée avec tout l’agrément possible pour moi : on convient que depuis qu’elle est établie, il n’y a pas d’exemple d’académicien reçu avec une pareille distinction. Je n’ai garde de l’attribuer à mon mérite qui est trop mince : elle est due au crédit seul de M. le cardinal d’Estrées et de M. l’abbé son neveu, qui, sans aucun mouvement de ma part, m’ont gagné l’unanimité des suffrages. Il est même arrivé quelque chose de mémorable dans l’Académie à cette occasion : c’est que n’y ayant dans cette compagnie que les trois officiers, le directeur, le chancelier, et le secrétaire, qui eussent des fauteuils, les cardinaux, à qui l’on n’en voulait pas accorder, à moins qu’ils ne fussent dans l’une des trois charges, refusaient par cette raison d’assister aux assemblées. L’embarras était donc grand de la part de M. le cardinal d’Estrées, qui ne pouvait me donner sa voix sans entrer à l’Académie, et qui ne pouvait d’ailleurs se résoudre à y entrer qu’il n’eût un fauteuil. Les deux autres cardinaux académiciens, savoir M. le cardinal de Rohan et M. le cardinal de Polignac, en ayant conféré avec lui, le dernier se chargea d’en parler au roi, qui leva la difficulté, en ordonnant que désormais tous les académiciens eussent des fauteuils. Deux cardinaux, par ce moyen, honorèrent de leur présence mon élection. M. le cardinal de Rohan, retenu par la goutte, eut la bonté de me faire témoigner par un gentilhomme, que, sans cette incommodité, il n’aurait pas manqué de se trouver à l’assemblée pour me donner sa voix. Je vous prie de ne communiquer à personne ces particularités, qu’on s’imaginerait peut-être que je fais vanité de publier…

Telle est la version authentique. Maintenant, ces quarante fauteuils de l’ancienne Académie ne se sont pas transmis à la nouvelle. Pour les curieux et ceux qui tiennent à savoir par le menu ce qu’il y a de réel dans une métaphore, je dirai même que dans nos séances particulières il n’y a pas de fauteuils, mais seulement de bons sièges. On a quelquefois donné la série des académiciens par fauteuil : à chaque élection nouvelle d’un membre, on ne manque guère de dire qu’il occupe le fauteuil qu’ont successivement occupé tels ou tels illustres, en remontant jusqu’à l’origine. C’est une chimère. L’ancienne Académie ayant été supprimée en 1793, tout fut alors brouillé et confondu. Lorsque plus tard on créa l’Institut, et, au sein de l’Institut, une classe qui correspondait assez bien à l’Académie française, il n’y eut cependant aucune liaison directe de l’une à l’autre ; ceux des anciens académiciens qui furent nommés de l’Institut, le furent à titre nouveau, et non par une sorte de reprise de possession. La généalogie des fauteuils continuée jusqu’à nos jours, et qui a été inventée, il y a une trentaine d’années, par je sais bien quel professeur d’histoire qui trouvait que cela faisait bon effet dans un tableau synoptique45, est donc fausse comme beaucoup de généalogies. Cependant le public y croit, et, malgré ce que je dis, il pourra bien continuer d’y croire.

On a noté, d’après les Mémoires de Perrault, le moment où les séances de l’Académie devinrent publiques pour le beau monde, pour la fleur des courtisans, dans la salle du Louvre ; ce fut Fléchier qui inaugura le compliment ou discours de réception débité solennellement devant un cercle choisi (1673). Mais il faut ajouter comme innovation non moins capitale la première introduction des femmes aux séances académiques. Cette introduction n’eut lieu pour la première fois que trente ans après, et encore presque à la dérobée d’abord. Ce furent les filles de Chamillart le ministre qui voulurent assister, elles et leurs amies, du fond d’une tribune qu’on leur ménagea, à la réception de l’évêque de Senlis, leur oncle (7 septembre 1702), et pour s’en moquer. Mais une fois la tribune établie, le pont était fait, et les dames peu à peu envahirent la salle.

Les discours ou morceaux d’éloquence à couronner chaque année n’étaient d’abord, d’après la fondation première de Balzac, que des sermons moraux, de vrais sermons sur un texte donné de l’Écriture, et le discours qui avait le prix ne paraissait qu’avec l’approbation de deux docteurs de Sorbonne. Cela devenait ridicule. Dans la seconde moitié du xviiie  siècle, la grande innovation consista à substituer à ces sujets somnolents l’éloge d’un grand homme, Sully, Duguay-Trouin, Descartes : ce fut le triomphe de Thomas. Ce genre, à son tour, a été assez décrié depuis. Je le regrette. Bien choisi, pris dans son cadre, touché avec goût et avec bienséance, l’éloge académique, le discours académique a son prix. J’aime à le voir, appliqué à un de nos bons auteurs, et tel que l’ont traité Chamfort dans son Éloge de La Fontaine, M. Villemain dans ce premier et charmant Éloge de Montaigne. L’Académie a été tout récemment heureuse encore dans le concours sur Vauvenargues. Mais trop souvent, aujourd’hui, on nous envoie à juger des notices sèches, des biographies longues, informes, farcies de dates et de citations. J’estime l’étude, je la réclame, mais intérieure, s’il se peut, et ne s’affichant pas. Aujourd’hui, le document prime tout ; il opprime l’agrément et le talent. On oublie que, par ces concours qu’elle ouvre à l’émulation des jeunes auteurs, l’Académie semble dire :

« Jeune homme, avancez, et là, sur ce parquet uni, au son d’une flûte très simple, mais au son d’une flûte, exécutez devant nous un pas harmonieux ; débitez-nous un discours élégant, agréable, justement mesuré, où tout soit en cadence et qui fasse un tout ; où la pensée et l’expression s’accordent, s’enchaînent ; dont les membres aient du liant, de la souplesse, du nombre ; un discours animé d’un seul et même souffle, ayant fraîcheur et légèreté ; qui laisse voir le svelte et le gracieux de votre âge ; dans lequel, s’il se montre quelque embarras, ce soit celui de la pudeur ; quelque chose de vif, de court, de proportionné, de décent, qui fasse naître cette impression heureuse que procure aux vrais amis des lettres la grâce nouvelle de l’esprit et le brillant prélude du talent. » — Ainsi j’entends cet idéal de début académique, dont il ne se rencontre plus guère d’exemple.

Une bonne nouvelle cependant : le dictionnaire de l’Académie, non pas celui de l’usage, qui est dans les mains de tout le monde, et qui peut suffire quelque temps encore jusqu’à une prochaine révision, mais le dictionnaire historique commencé depuis quinze ans, — un fascicule important de ce dictionnaire si complet, si riche en citations, si intéressant même à la lecture (chose rare pour un dictionnaire), va paraître avec un avertissement du savant rédacteur M. Patin ; ce premier fascicule qui, tout important qu’il est, n’est lui-même qu’un essai, sera dans quelques jours présenté à M. le ministre de l’Instruction publique. L’avertissement de M. Patin rappelle la belle préface que Vaugelas a mise en tête de ses Remarques ; et par ce côté l’Académie se montre fidèle, en l’étendant plutôt qu’en la restreignant, à sa mission première.