(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre premier. Les sensations totales de l’ouïe et leurs éléments » pp. 165-188
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre troisième. Les sensations — Chapitre premier. Les sensations totales de l’ouïe et leurs éléments » pp. 165-188

Chapitre premier.
Les sensations totales de l’ouïe et leurs éléments

Sommaire.

I. Réduction des idées à une classe d’images et des images à une classe de sensations. — Énumération des principales sortes de sensations. — Ce que signifie le mot sensation. — Distinction entre la propriété du corps extérieur qui provoque la sensation et la sensation elle-même. — Distinction entre la sensation brute et la position apparente que la conscience lui attribue. — Distinction entre la sensation et l’état du nerf ou des centres nerveux. — Caractères propres et primitifs de la sensation.

II. Classification des sensations d’après Gerdy, Mueller, Longet et Bain. — Sa commodité pratique et son insuffisance scientifique. En quoi les sensations classées diffèrent des autres faits également classés. — Nous ne démêlons pas les éléments des sensations. — Les sciences physiques et physiologiques ne peuvent démêler ces éléments, mais seulement les conditions des sensations totales. — Les sensations semblent irréductibles à d’autres données plus simples. — La psychologie semble, par rapport à elles, comme la chimie est par rapport aux corps simples.

III. La psychologie est, par rapport à elles, comme la chimie était par rapport aux composés chimiques avant la découverte des corps simples. — Analyse des sensations de son. — Diverses sortes de sons. — En apparence, elles sont irréductibles l’une à l’autre. — Roue de Savart et sirène d’Helmholtz. — Son musical. — La sensation continue se compose alors de sensations élémentaires successives. — Cas des sons très graves. — Nous pouvons alors démêler les sensations élémentaires successives. — Chacune d’elles a une durée et passe d’un minimum à un maximum d’intensité. — Cas des sons musicaux quelconques. — Expérience de Savart. — Nombre énorme des sensations élémentaires qui se succèdent en une seconde pour former la sensation totale d’un son aigu. — Ce nombre croît à mesure que le son devient plus aigu. — En ce cas, les sensations élémentaires cessent d’être démêlées par la conscience. — Aspect que doit prendre la sensation totale. — Elle le prend en effet. — Les caractères de grave, d’aigu, de haut, de bas, de large, d’effilé, d’uni, de vibrant, que nous trouvons dans la sensation totale, s’expliquent par l’arrangement des sensations élémentaires.

IV. Suite de l’analyse des sensations de son. — Explication de la sensation d’intensité. — Explication de la sensation du timbre. — Découverte d’Helmholtz. — Explication de la sensation de bruit. — Construction de toutes les sensations totales de son au moyen des sensations élémentaires de son. — Analyse de la sensation élémentaire de son. — Elle se compose d’un minimum, d’un maximum et d’une infinité d’intermédiaires.

I

De réduction en réduction, nous sommes arrivés au fait primitif et en apparence irréductible, dont tous les autres, images et idées, ne sont que les répétitions plus ou moins transformées et déguisées. Il s’agit de la sensation, et avant de la définir, c’est-à-dire de montrer sa nature, il convient de la désigner, c’est-à-dire de la démêler et de la faire reconnaître dans l’amas de faits où elle est comprise. — Lorsqu’un instrument tranchant s’enfonce dans notre chair, nous souffrons, et cette douleur, prise en elle-même et toute seule, est une sensation proprement dite. Il y a un grand nombre de faits semblables, quoique différents par l’espèce et le degré. Telles sont les sensations de contact, de pression, de chatouillement, qui ordinairement s’éveillent en nous lorsqu’un corps extérieur touche d’une certaine façon certaines portions de notre corps ; telles sont les sensations de température qui se produisent lorsqu’un certain degré de chaleur est ajouté ou ôté à notre température propre ; telles sont les sensations d’activité musculaire, ainsi nommées parce qu’elles nous avertissent de la tension ou du relâchement de nos muscles ; telles sont enfin les sensations excitées en nous par les particules liquides d’un objet que nous goûtons, par les particules volatiles d’un objet que nous flairons, par les vibrations de l’air qui frappe notre appareil acoustique, par les vibrations de la lumière qui frappe notre appareil optique, et qu’on nomme ordinairement sensations de saveur, d’odeur, de son et de couleur.

Plusieurs de ces noms sont ambigus, et les mots saveur, odeur, son, couleur, chaleur désignent tantôt une propriété plus ou moins mal connue des corps environnants, des particules liquides ou volatiles, des vibrations aériennes ou lumineuses, tantôt l’espèce bien connue des sensations que ces corps, particules et vibrations, excitent en nous. Mais la distinction est aisée à faire ; car la propriété appartient à l’objet et non à nous, tandis que la sensation appartient à nous et non à l’objet. Le jus de citron a une saveur acide ; cela signifie que le jus de citron possède une propriété inconnue capable d’éveiller en nous une sensation bien connue, celle de la saveur acide. Cette feuille de papier est de couleur blanche ; cela signifie que, en vertu de sa texture particulière, cette feuille de papier, une fois éclairée, peut éveiller en nous la sensation de la couleur blanche. — Deux autres distinctions moins faciles ne sont pas moins nécessaires. Quand nous éprouvons une sensation, nous la situons ; nous rapportons telle douleur, telle impression de chaleur, telle sensation de contact à la main, à la jambe, à tel ou tel endroit du corps, telle sensation d’odeur à l’intérieur du nez, telle sensation de saveur au palais, à la langue, ou à l’arrière-bouche. Mais, comme on le verra plus tard, c’est là une opération ultérieure engendrée par l’expérience ; un groupe d’images s’est associé la sensation pour lui attribuer cette position ; ce groupe lui donne une situation qu’elle n’a pas, et d’ordinaire la place à l’extrémité du nerf dont l’action la provoque. Parfois même, une seconde opération surajoutée la place plus loin ; les sons et les couleurs, qui ne sont que des sensations, nous semblent aujourd’hui situés, non dans nos organes, mais au loin, dans l’air ou à la surface des objets extérieurs ; le lecteur verra, dans l’examen de la perception extérieure, comment l’éducation des sens produit ce recul apparent. En attendant, il doit, pour bien comprendre la sensation, la séparer de cet accompagnement, laisser de côté tous les appendices que le temps vient souder sur elle, la considérer simple et brute. — Enfin, il faut la distinguer, au moins provisoirement, de l’état du nerf et des centres nerveux qui, par leur ébranlement, la font naître. À la vérité, cet état est sa condition suffisante et nécessaire ; mais il n’est pas sûr qu’elle soit la même chose que lui ; au premier regard, elle en diffère, et, certainement, elle ne nous est pas connue au même degré que lui ni de la même façon. Car elle est aperçue directement, complètement, à l’instant même, tandis qu’il est constaté indirectement, incomplètement et fort tard ; il a fallu une infinité de recherches anatomiques et physiologiques pour nous apprendre que la sensation dépend de lui ; encore aujourd’hui nous ignorons tout à fait en quoi il consiste, s’il est une vibration propagée, un flux électrique, un changement chimique ou toute autre chose. La rigueur de la méthode exige donc qu’en ce moment nous le laissions à part pour étudier d’abord la sensation à part. — Ainsi circonscrite, elle est ce premier événement intérieur, connu sans intermédiaire, accompagné d’images associées qui le situent, excité par un certain état des nerfs et des centres nerveux, état inconnu et qui d’ordinaire est provoqué en nous par le choc des objets extérieurs.

II

Voilà un fait d’importance capitale, car ses variétés et ses arrangements font l’étoffe de toutes nos connaissances. Quand nous considérons de près une de nos conceptions, celle d’une plante, d’un animal, d’un minéral, nous trouvons toujours que les fils primitifs dont elle est tissée sont des sensations et rien que des sensations ; on en verra plus tard la preuve. Mais on l’a déjà, si l’on se souvient que nos images ne sont que des sensations renaissantes, que nos idées ne sont que des images devenues signes, et qu’ainsi la trame élémentaire subsiste plus ou moins déguisée à tous les étages de notre pensée. — Ces fils primitifs sont d’espèces diverses. Depuis longtemps, selon la méthode ordinaire, on a distribué les sensations en classes et sous-classes, plus ou moins heureusement, d’abord d’après le genre de service qu’elles nous rendent, ensuite d’après les circonstances particulières où elles naissent et d’après l’endroit où les images associées les situent, enfin, d’après les ressemblances assez grossières que l’observation intérieure trouve en elles67. — On a fait une première famille avec celles qui dénotent les divers états du corps sain ou malade, et qui sont moins des éléments de connaissance que des stimulants d’action ; on les a nommées sensations de la vie organique, et, d’après l’appareil ou la fonction qui les provoque, on les a divisées en genres et en espèces : ici l’effort, la fatigue, et diverses douleurs déterminées par l’état des muscles, des os et des tendons ; un peu plus loin, l’épuisement nerveux et les souffrances nerveuses déterminées par l’état propre des nerfs ; ailleurs les angoisses de la soif et de la faim déterminées par l’état de la circulation et de la nutrition ; là-bas, la suffocation et un certain état tout opposé de bien-être déterminés par l’état de la respiration ; ailleurs encore, les sensations de froid et de chaud, déterminées par un état général de tous les organes ; ailleurs enfin, d’autres, comme les sensations digestives, déterminées par l’état du canal alimentaire. — À côté de cette famille, on en a formé une seconde dont les premiers genres touchent aux derniers de la précédente ; elle comprend les sensations qui ne nous renseignent point sur la santé ou sur la maladie de notre corps, et qui sont moins des stimulants d’action que des éléments de connaissance. On les nomme sensations de la vie intellectuelle, et, d’après les organes spéciaux qui les éveillent, on les divise en sensations de l’odorat, du goût, du toucher, de l’ouïe et de la vue. Dans chacun de ces genres, on a introduit des espèces. Dans les sensations du goût, on a distingué les saveurs68 parentes des sensations alimentaires, capables suivant l’état de l’estomac de provoquer l’appétit ou le dégoût, et les saveurs proprement dites, divisibles elles-mêmes en plusieurs groupes, celles de l’amer, du doux, du salé, de l’alcalin, de l’acide, de l’astringent. Dans les sensations de l’odorat, on a distingué de même les odeurs parentes des sensations respiratoires, composées ou mêlées d’une sensation de fraîcheur ou d’étouffement, et les odeurs proprement dites, divisibles elles-mêmes en parfumées, infectes, piquantes, éthérées, etc. Des classifications semblables interviennent pour distribuer les sensations des autres sens ; et on les trouvera un peu différentes, selon les divers auteurs69.

Mais ces différences importent peu, car on n’aboutit par là qu’à une sorte de revue ; on a fabriqué un casier commode, garni de cases, où l’on retrouve aisément la sensation qu’on veut considérer ; on n’a rien fait de plus. On ne sait pas en quoi consiste la sensation elle-même ; si l’on en considère une, par exemple celle de l’odeur de rose, on la trouve comprise dans l’espèce des odeurs parfumées avec celle de lis, de violette, de musc, et une infinité d’autres. Mais, tout en la distinguant des autres, on ne peut dire en quoi elle en diffère ; on voit vaguement qu’elle est plus forte que celle de violette, moins forte que celle de lis ; à cela se réduit notre connaissance. Nous ne pouvons énumérer et préciser ses éléments comme lorsqu’il s’agit de deux espèces minérales ou végétales ; nous n’avons pas ici d’éléments comparables, capables de s’additionner ou de s’orienter les uns par rapport aux autres, comme la grandeur, la forme, la position, le nombre ; les qualités mathématiques et géométriques, qui servent de fondement aux sciences physiques, nous manquent. — Et, d’autre part, les points de vue d’après lesquels on construit les sciences morales nous manquent aussi. Nous n’avons point ici ces éléments communs, images, représentations, idées générales, auxquels se réduisent les diverses inventions humaines et les diverses combinaisons sociales. Nous sommes au point central de la connaissance, sorte de nœud placé entre la tige infiniment ramifiée et la racine infiniment ramifiée, enfermant dans son étroite enceinte l’origine des fibres qui, en haut, en bas, par leur multiplication et leur arrangement, constituent la plante entière. — Mais, justement parce que nos sensations sont les éléments dont se compose le reste, nous ne pouvons les décomposer comme le reste ; nous ne trouvons pas d’éléments à ces éléments. Nous pouvons montrer comment avec elles nous formons les images, les représentations, les idées générales, comment avec elles nous formons les notions de grandeur, de position, de forme, de nombre ; mais, de quoi elles-mêmes elles se forment, nous ne le savons pas.

Il semble donc qu’elles échappent à la science ; et, en effet, quand on lit les livres qui traitent d’elles, on n’apprend guère que ce que l’on savait déjà ; la lecture faite, on les trouve bien rangées dans son esprit ; voilà tout. Si l’on s’est instruit, c’est ailleurs, en physiologie et en anatomie, par la connaissance des appareils, organes et mouvements desquels elles dépendent. Même avec les espérances les plus vastes, on ne découvre à l’horizon qu’une connaissance plus étendue de ces appareils, de ces mouvements et de ces organes ; peut-être un jour, si le microscope devient plus puissant, lorsque la théorie de l’électricité, la chimie organique et la physique moléculaire auront fait quelque grand pas, les expérimentateurs démêleront dans un nerf les diverses fibres primitives, définiront exactement leur mouvement intestin, expliqueront la structure des centres nerveux, préciseront le changement d’état que l’action du nerf y provoque. — Au mieux, et en supposant la science complète, on entrevoit une formule mathématique, capable de résumer en une loi les diverses positions et relations de toutes les particules nerveuses. — Mais ces progrès, si grands qu’on les imagine, n’ajoutent rien à notre idée des sensations ; ils nous éclairent sur leurs conditions, et non sur elles. Qu’on me définisse le mouvement moléculaire produit dans les glossopharyngiens et cet autre mouvement moléculaire qui, par contrecoup, se développe dans les centres nerveux lorsqu’une dissolution de sucre ou de coloquinte passe sur ma langue et dans mon arrière-bouche ; je n’en serai pas plus instruit sur la nature de la sensation du doux et de l’amer. Je saurai les circonstances où elle naît ; je ne connaîtrai pas ses éléments, ni même si elle en a. Tout au plus trouverai-je peut-être quelque loi qui relie l’accroissement de l’amertume au développement de telle forme du mouvement moléculaire, pareille à la loi qui fait croître l’acuité des sons avec le nombre des vibrations transmises au nerf auditif.

La chose est bien plus visible encore si l’on compare entre elles, non plus deux sensations différentes du même sens, mais les sensations de deux sens différents, même lorsqu’elles sont produites par la même cause extérieure, par exemple le chatouillement de la peau et le son produit par les mêmes vibrations de l’air, la sensation de douleur et le cercle lumineux produit par la même compression de l’œil, les sensations de lumière éclatante, de son sifflant, de choc ou de picotement, produites par la même électricité appliquée aux différents sens. Chacun de ces sens forme un domaine à part ; ni l’odeur, ni la saveur, ni la couleur, ni le son, ni la sensation du contact ne peuvent être ramenés l’un à l’autre, et, dans chaque sens, il y a plusieurs domaines non moins séparés entre eux ; la saveur salée, la saveur amère et la saveur sucrée, comme le bleu, le rouge et le jaune, comme les sensations de chaleur, de pression, de chatouillement, semblent également irréductibles entre elles. — La seule donnée intrinsèque qu’on trouve commune à tous ces domaines si profondément distincts, c’est le degré d’intensité ; chaque sensation est capable de plus et de moins ; elle est un degré dans une grandeur ; l’odeur, la saveur, le son, la clarté, la pression, peuvent être plus ou moins forts. Il en est de même pour les groupes secondaires compris dans les groupes principaux ; toute sensation spéciale, celle de l’amer, du chatouillement, du bleu, a un maximum et un minimum au-delà desquels elle cesse ou entre dans une autre espèce. — Mais chacune d’elles est une sorte de corps simple qui, capable en lui-même d’augmentation et de diminution, ne se laisse ramener à aucun des autres. Il y en a soixante et plus en chimie ; il y en a bien davantage, pour tel sens, l’odorat par exemple ou le goût ; car il n’est presque pas de matière volatile odorante qui ne forme un type à part ; à côté de la sensation qu’elle provoque, on en peut mettre parfois deux ou trois autres tout au plus, comme l’odeur de l’ail et de la vapeur d’arsenic à côté de l’odeur de l’étain ; ainsi les espèces sont innombrables, et les genres presque nuls ; à cet égard, comptez les odeurs des plantes parfumées dans un parterre, et des gaz désagréables dans un laboratoire de chimie. — En sorte qu’au commencement de la psychologie nous sommes obligés, ce semble, de poser un nombre très grand de données mutuellement irréductibles, comme les corps simples en chimie, comme les espèces animales en zoologie, comme les espèces végétales en botanique, mais avec ce désavantage particulier qu’en chimie, en botanique, en zoologie, les différences et les ressemblances sont constituées par des éléments homogènes et précis, le nombre, la force et la forme, tandis que, dans les sensations, nul élément pareil ne pouvant être isolé, nous sommes réduits à l’affirmation brute de quelques ressemblances grossières et à la constatation sèche de différences indéfinissables en nombre indéfini.

III

Cependant les sensations ont des éléments, et on va s’en assurer par divers exemples. Chacun sait que dans un accord il y a deux sons, que dans une couleur ordinaire il y a plusieurs couleurs ; il faut avancer d’un pas et voir si les sensations de son, de couleur et les autres qui nous paraissent simples ne sont pas, elles aussi, composées : de sensations plus ; simples. — La psychologie est aujourd’hui en face des sensations prétendues simples, comme la chimie à son début était devant les corps prétendus simples. En effet, intérieure ou extérieure, l’observation, à son premier stade, ne saisit que des composés ; son affaire est de les décomposer en leurs éléments, de montrer les divers groupements dont les mêmes éléments sont capables, et de construire avec eux les divers composés. Le chimiste prouve qu’en combinant, avec une molécule d’azote, une, deux, trois, quatre, cinq molécules d’oxygène, on construit le protoxyde d’azote, le deutoxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypoazotique, l’acide azotique, cinq substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun et qui pourtant ne diffèrent que par le nombre des molécules d’oxygène comprises dans chacune de leurs parcelles. Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments.

Or il est un groupe de sensations dans lequel la réduction peut être complète ; ce sont celles de l’ouïe, et de celles-ci on peut à bon droit conclure aux autres : la solution partielle atteinte indique la solution générale qu’on atteindra. — En apparence, les espèces de sons sont fort nombreuses, et l’observation, ordinaire y démêle beaucoup de qualités qui semblent simples. Deux sons produits par le même instrument peuvent être l’un plus aigu, l’autre plus grave. Deux sons également gravée ou aigus ont des timbres différents, s’ils sont produits l’un par un violon, l’autre par une flûte. Deux sons également graves ou aigus et du même timbre peuvent être plus ou moins forts ou intenses. Deux sons peuvent être l’un musical, l’autre non musical, c’est-à-dire que l’un est une sensation continue et dont toutes les parties sont semblables entre elles, tandis que l’autre est une sensation discontinue et composée de parties non semblables entre elles. Enfin ce dernier genre contient beaucoup d’espèces qui paraissent irréductibles l’une à l’autre, explosions, cliquetis, grincements, bourdonnements, bruissements, et qu’on est obligé de désigner par le corps et la condition extérieure qui les produisent, son d’un marteau, d’une vitre, d’un morceau de bois, du papier froissé, etc. — Dans ce grand amas, on distingue deux qualités capables de degrés, l’intensité et l’acuité ; à cet égard, les divers sons font une échelle ; à tous les autres égards, ils sont juxtaposés, vaguement rapprochés les uns des autres, comme les odeurs et les saveurs, sans que personne puisse dire en quoi consiste ce rapprochement ; par exemple, le timbre, comme le bruit, est une chose qu’on ne définit pas. Le même sol chanté avec la même force par une clarinette, une flûte, un violon, un cor, un basson, s’empreint, selon les divers instruments, d’un caractère spécial ; il est plus perçant dans le violon, plus éclatant dans le cor, plus doux dans la flûte, plus mordant dans la clarinette, plus étouffé dans le basson. Mais tous ces adjectifs ne le définissent pas ; ils indiquent seulement quelque analogie lointaine entre notre impression totale et des impressions d’une autre nature ; ils sont de simples étiquettes littéraires comme les noms que nous employons à l’endroit des odeurs, lorsque nous disons que l’odeur de l’héliotrope est fine, celle du lis pleine et riche, celle du musc pénétrante, etc. Ces épithètes disent quelque chose de notre sensation, mais fort peu de chose ; en tout cas, elles ne nous disent pas les sensations élémentaires dont est construite notre sensation.

Par bonheur, les physiciens et les physiologistes, en poussant leurs recherches, ont avancé les nôtres, et leurs découvertes sur les ondulations et les nerfs nous permettent de trouver ce que nous cherchions. — Ce qui provoque la sensation de son, c’est l’ébranlement du nerf acoustique ordinairement excité par la vibration de l’air extérieur ; de plus, on remarque en fait qu’en choisissant des ébranlements tous exactement semblables on provoque des sensations de son toutes exactement semblables. Tel est le cas pour la sirène de Cagniard Latour ou d’Helmholtz et pour la roue de Savart ; quand cette roue tourne d’un mouvement uniforme, ses dents également distantes frappent tour à tour une latte en passant, et cette succession régulière d’ébranlements pareils éveille en nous une succession régulière de sensations pareilles de son semblable. Or, tant que la roue tourne assez lentement, les sensations, étant discontinues, sont distinctes ; et chacune d’elles, étant composée, est un bruit. Mais si la roue se met à tourner avec une vitesse suffisante, une sensation nouvelle s’élève, celle d’un son musical. Parmi des restes de bruits qui persistent encore et continuent à être distincts, elle se dégage comme un événement d’espèce différente ; entre les diverses sensations élémentaires, qui constituaient chaque bruit, il en est une que l’opération a séparée ; désormais, celle-ci n’est plus distincte de la sensation élémentaire semblable qui la suit dans chacun des bruits suivants. Toutes ces semblables font maintenant ensemble une longue sensation continue ; leurs limites mutuelles se sont effacées ; l’expérience, comme une analyse chimique, a retiré une sensation élémentaire du groupe complexe où elle était incluse, pour la joindre à une sensation élémentaire absolument pareille et faire un composé nouveau, la sensation de son musical70.

Mais si, parmi les sons musicaux, on en choisit un très grave, par exemple l’octave inférieure de l’orgue, on s’aperçoit que les sensations élémentaires, quoique formant alors un tout continu, ce qui est nécessaire pour que le son soit musical, y restent cependant distinctes jusqu’à un certain degré71. « Plus le son est bas, mieux l’oreille y distingue les pulsations successives de l’air. » Il est encore très voisin d’un bourdonnement, c’est-à-dire d’un simple bruit. On y démêle les sensations élémentaires ; on reconnaît que chacune d’elles comprend un renflement et un abaissement, c’est-à-dire une augmentation et une diminution d’intensité ; on peut remarquer les limites de chacune d’elles ; ces limites ne sont qu’à demi effacées. Si on la compare à la sensation élémentaire correspondante d’un son plus aigu, elle occupe plus d’étendue dans le temps. De plus, son maximum ou renflement est plus éloigné dans le temps du maximum ou renflement de la suivante. La sensation totale est ainsi composée de molécules plus grosses et de maxima plus espacés. À ce titre, elle est ce qu’on nomme un son large ou grave. Nous saisissons ici la sensation élémentaire dont les combinaisons différentes suffisent à expliquer toutes les sensations du son.

Considérons d’abord les sons musicaux. On sait par l’acoustique qu’un son musical a pour condition une série uniforme de vibrations de l’air ; que chacune de ces vibrations a telle longueur et dure telle fraction de seconde ; que, plus sa longueur diminue et plus sa durée est courte, plus le son devient aigu. Toutes les analogies montrent qu’ici, comme dans le cas du son très grave, il y a des sensations élémentaires, et l’expérience scientifique vient confirmer ces inductions. — Soit une roue à deux mille dents qui fait une révolution, en une seconde ; elle donne deux mille chocs en une seconde et partant deux chocs en l/1000me de seconde ; si on lui ôte toutes ses dents, sauf deux contiguës, les deux chocs qu’elle donnera en tournant de nouveau n’occuperont que 1/1000me de seconde72. Or ces deux chocs forment un son déterminé et appréciable. Donc le son qu’elle donne en une seconde, lorsqu’elle est pourvue de toutes ses dents, comprend mille sons pareils, successifs et perceptibles à la conscience. En d’autres termes, la sensation totale qui dure une seconde est formée par une suite continue de mille sensations pareilles qui durent chacune l/1000me de seconde et qui sont toutes perceptibles à la conscience. Mais, comme on vient de le voir, chacune de celles-ci comprend elle-même au moins deux sensations élémentaires successives, lesquelles, isolées, ne tombent pas sous la conscience et ont besoin, pour être perceptibles, de s’agglutiner deux à deux en un total. Voilà les éléments de la sensation qui dure une seconde et les éléments de ses éléments.

Maintenant, dans le passage du grave à l’aigu, que deviennent ces sensations élémentaires dont nous avons conscience ? Il est clair que chacune d’elles dure de moins en moins longtemps et que son maximum est de plus en plus voisin du maximum de la suivante ; c’est pourquoi elle doit être de moins en moins distincte, et on finira par ne plus apercevoir en elle de maximum ni de minimum ; ce qui arrive : à mesure que le son devient plus aigu, le nombre et la pluralité qui apparaissaient encore, quoique voilés, dans le son grave, disparaissent et s’évanouissent tout à fait. La conscience ne distingue plus même vaguement les petites sensations composantes ; le son total paraît un et uni. — En même temps, il revêt une nouvelle apparence ; il semble aminci et effilé. C’est que les maxima plus resserrés et les molécules plus courtes de la sensation occupent moins de temps, quoique en même nombre. Par suite, pour la conscience, nos sensations de son se disposent en pyramide : à la base sont celles de son très grave, composées de sensations élémentaires plus longues et de maxima plus espacés ; au sommet sont celles de son très aigu, composées de sensations élémentaires plus brèves et de maxima plus resserrés ; c’est pourquoi les sons sont dits les uns plus hauts, les autres plus bas, et se superposent sur une échelle. — D’où l’on voit que les qualités de grave et d’aigu, de haut ou de bas, de large ou d’effilé, de vibrant ou d’uni, par lesquelles nous distinguons les divers sons de la gamme, sont constituées par les degrés de brièveté de la sensation élémentaire et par les degrés de proximité de ses maxima. Ici déjà la qualité se ramène à la quantité.

IV

Elle s’y ramène encore aux autres points de vue. — D’abord, pour l’intensité, la réduction est toute faite. Les divers degrés de force ou d’intensité de la même sensation de son sont les divers degrés par lesquels elle passe de son minimum à son maximum, et l’on sait que ces degrés ont pour condition suffisante et nécessaire les divers degrés de condensation de l’onde aérienne. Or, les mathématiques montrent que, dans chaque onde élémentaire, il y a un minimum et un maximum de condensation, ce qui explique pourquoi dans chaque sensation élémentaire il y a un minimum et un maximum d’intensité. En outre, les mathématiques montrent que, dans les deux séries d’ondes produites par deux sons chantés à l’unisson, les condensations s’ajoutent et deviennent deux fois plus fortes ; ce qui explique pourquoi, dans les sensations de son ainsi produites, les intensités s’ajoutent et deviennent deux fois plus grandes. Donc, étant donnée la loi qui lie la sensation élémentaire avec sa condition, on peut suivre la sensation élémentaire sous tous ses aspects et à tous ses degrés, bien au-delà de la portée de la conscience, en suivant par les mathématiques les changements et les degrés de sa condition.

En second lieu, une analyse indirecte vient d’expliquer, avec le succès le plus complet, cette qualité indéfinissable qui semblait résister à tous les efforts de l’analyse directe, le timbre73. Une même note chantée par divers instruments de timbre différent n’est pas un son simple, mais un composé de sons, dont le principal, le même pour tous les instruments, est la note fondamentale, et dont les autres, variables selon les divers instruments, sont des notes supplémentaires plus faibles, nommées harmoniques supérieures, constituées par des vibrations deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix fois plus rapides que celles de la note fondamentale. Ainsi, dans le piano, on entend facilement les six premières harmoniques de chaque note, mais non la septième et la neuvième. Le violon, sous l’archet, donne plus faiblement les six premières harmoniques ; mais les plus aiguës depuis la sixième jusqu’à la dixième y sont très distinctes. Les tuyaux d’orgues couverts donnent un son creux qui provient de l’isolement des harmoniques impaires. La clarinette donne un son nasal où il n’y a pareillement que des harmoniques impaires, mais où dominent les plus aiguës. D’où il suit que les différences de timbre consistent en l’addition au son fondamental de différentes harmoniques. En suivant ce principe et au moyen d’un instrument appelé résonateur, on a constaté que la même circonstance explique les différentes voyelles de la voix humaine, c’est-à-dire les nuances que présente la même note quand tour à tour on la prononce u, a, e, i, o, eu, ou. Des considérations analogues montrent comment les sons deviennent tantôt stridents ou rudes, tantôt veloutés ou unis. En sorte que ces différences de la sensation, jusqu’ici irréductibles et notées par des métaphores lâches, se réduisent à l’intervention de petites sensations subsidiaires et complémentaires de la même espèce, qui, se collant sur la sensation principale, lui donnent un caractère propre et un aspect unique, sans que la conscience, qui voit le total et seulement le total, puisse démêler ces faibles auxiliaires, ni partant reconnaître que, inférieurs en force à la sensation principale, ils sont les mêmes en nature, et que, tous semblables entre eux, ils ne diffèrent, de timbre à timbre, que par le nombre et l’acuité.

Cela établi, on est en mesure d’expliquer les sensations de bruit, et leurs diversités innombrables ; sans entrer dans le détail de chacune d’elles, l’acoustique montre leur mode général de formation. Comme les sensations de sons musicaux, elles sont des composés. Mais, tandis que la sensation de son musical correspond à une suite de vibrations égales en longueur et en vitesse, celle du bruit correspond à une suite de vibrations inégales en vitesse et en longueur ; d’où l’on conclut que dans le premier cas les sensations élémentaires sont semblables, et dans le second dissemblables ; ce qui explique le nombre infini des sensations de bruit, et l’impossibilité de les grouper, comme celles de son musical, en une seule série ; il n’y a pas de limites aux combinaisons des dissemblables ; n’ayant pas de rapport fixe entre eux, ils ne produisent que le chaos.

On voit maintenant en quoi consistent toutes les différences et toutes les particularités du son. Étant données deux sensations élémentaires continues, l’une précédente, l’autre suivante, toutes deux réunies forment pour la conscience une sensation totale unique que nous nommons sensation du son. — Si toutes deux sont semblables, le son est musical ; si elles sont dissemblables, le son est un bruit. — Si, dans le couple ainsi formé, les éléments sont de durée plus longue, le son est plus grave ; s’ils sont de durée plus courte, le son est plus aigu. — Dans chaque sensation élémentaire, il y a un maximum ; et à mesure que les deux maxima se rapprochent dans le temps, le son est plus uni. — Si les maxima d’un couple sont plus grands que ceux d’un autre, le son total du premier couple est plus intense que le son total du second. — Si au son total s’ajoutent des sons complémentaires moins intenses et deux, trois, quatre ou plusieurs fois plus aigus, les timbres varient avec la variation des complémentaires. — Concevez deux données, d’une part la sensation élémentaire, d’autre part cette quantité qu’on appelle le temps ; vous avez les matériaux nécessaires pour construire les sensations de son. — Deux sensations élémentaires sont discontinues ou continues, c’est-à-dire séparées par une portion appréciable ou non de cette quantité ; alors le son est nul ou appréciable. — Elles occupent des portions égales ou inégales de cette quantité ; alors le son est musical ou non musical. — Les portions ainsi occupées sont plus grandes ou plus petites ; le son est plus grave ou plus aigu. — Concevez maintenant la grandeur ou intensité de la sensation élémentaire elle-même ; avec cette nouvelle donnée, la construction s’achève. — La sensation élémentaire ayant un maximum de grandeur, les maxima de deux sensations élémentaires peuvent être discontinus ou continus, c’est-à-dire séparés par une portion de temps appréciable ou non ; alors le son est composé de portions appréciables ou uni. — Les maxima de deux sensations élémentaires sont plus ou moins grands que les maxima de deux autres ; alors le son est plus ou moins intense. — Au même son s’ajoutent divers groupes de sons moins intenses, mais dont l’acuité est un multiple de la sienne ; alors le son a tel ou tel timbre. — En sorte que toutes les différences de son, en apparence irréductibles, se réduisent à des différences de grandeur introduites dans la même sensation élémentaire, ces différences étant fournies tantôt par la grandeur ou intensité de la sensation elle-même, tantôt par cette grandeur particulière que nous nommons le temps.

À présent, considérons la sensation élémentaire elle-même. Dans le bruit qui précède le son musical74, elle est unie avec des sensations élémentaires de durée inégale et forme avec elles un composé hétérogène. Dans le son musical qui naît des bruits accélérés et rapprochés, elle s’unit avec des sensations élémentaires de durée égale à la sienne, et forme avec elles un composé homogène. Mais il lui faut toujours une de ces deux unions pour arriver à la conscience ; elle a besoin d’être grossie pour être distinguée. Isolée, le sens intérieur ne l’aperçoit pas ; elle existe néanmoins, puisque, dans le son musical très grave, nous l’apercevons comme incessamment répétée et composante ; et d’ailleurs il est clair que nul composé ne peut exister sans composants. — D’autre part, on a vu que, dans le son aigu comme dans le son très grave, la sensation élémentaires un maximum ; nous démêlons ce maximum dans le son très grave, nous ne le démêlons pas dans le son aigu ; il existe cependant dans l’un comme dans l’autre ; mais, dans le son très grave, la distance plus grande de deux maxima nous permet de les distinguer, et, dans le son aigu, la proximité trop grande de deux maxima nous empêche de les distinguer. — Bien plus, chaque sensation élémentaire, pour passer de son minimum à son maximum, passe, dans la courte durée qu’elle occupe, par une infinité de degrés ; à plus forte raison ces degrés sont-ils invisibles à la conscience ; en sorte que, dans un son aigu, la sensation élémentaire indistincte comprend, outre deux états extrêmes indistincts, une infinité d’états intermédiaires indistincts.

Nous entrevoyons ici, par une échappée, le monde obscur et infini qui s’étend au-dessous de nos sensations distinctes. Elles sont des composés et des totaux. Pour que leurs éléments soient perceptibles à la conscience, il faut que, s’ajoutant les uns aux autres, ils fassent une certaine grandeur et occupent une certaine durée ; si leur assemblage reste au-dessous de cette grandeur et dure moins que cette durée, nous ne remarquons en nous aucun changement d’état. Il y en a un pourtant ; mais il nous échappe ; notre vue intérieure a des limites ; au-delà de ces limites, nos événements intérieurs, quoique réels, sont pour nous comme s’ils n’étaient pas. Ils prennent des accroissements, ils subissent des diminutions, ils se combinent, ils se décomposent, sans que nous en ayons connaissance75. Ils peuvent même, comme on vient de le voir pour les sensations du son, avoir divers degrés de composition et de recul au-delà des prises de la conscience. Les sensations élémentaires qui composent directement nos sensations ordinaires sont elles-mêmes des composés de sensations moindres en intensité et en durée, et ainsi de suite. Il se fait ainsi en nous un travail souterrain, infini, dont les produits seuls nous sont connus, et ne nous sont connus qu’en gros. Quant aux éléments et aux éléments des éléments, la conscience ne les atteint pas, le raisonnement les conclut ; ils sont aux sensations ce que les molécules secondaires et les atomes primitifs sont aux corps ; nous n’en avons qu’une conception abstraite, et ce qui nous les représente est non une image, mais une notation.