Μ. Ε. Renan
Dialogues philosophiques
I
En abordant ces Dialogues philosophiques de M. Renan, on a pu se demander s’il en avait assez de son métier d’iconoclaste et s’il était enfin lassé de gratter les Saints dans les vieux tableaux ?… Le dégoût l’avait-il pris de la scandaleuse gloire qui se fit un jour autour de son nom, et qui s’en est allée de plus en plus s’éteignant à chacun de ses livres qui suivirent le premier ? Voilà ce qu’on pouvait se demander à propos de ce nouveau livre que M. Renan publiait. Celui-ci n’est plus — comme vous le voyez à son titre — un livre d’histoire, de linguistique et d’exégèse ; c’est un livre de philosophie, qui a cela de piquant peut-être qu’il nous donne les dessous de l’historien, — en supposant qu’il ait des dessous, ce qui est à examiner. Après tout, on est bien aise de connaître sur quel pilotis est bâti l’esprit d’un homme qui a fait une minute dans le monde le bruit qu’y a fait M. Renan… Depuis ce temps-là, il n’en fait plus guère. Déporté aux Instituts, classé et étiqueté comme un savant, M. Renan vit là de son scandale acquis, dans ce coin de science indéchiffrable et sacrée :
Sacrée elle est, car personne n’y touche !
et où les hommes ne semblent plus que des hiéroglyphes… L’hiéroglyphe a voulu donner sa signification. Il aurait mieux fait de rester obscur. Comme la tortue de la fable, dans les airs, entre les deux canards, qui voulut parler, lâcha le bâton et tomba, M. Renan, porté en haut aussi par les canards de sa renommée, est tombé de cette hauteur pour n’avoir pas voulu garder le silence… Il a crevé son écaille, et le reptile dénudé nous apparaît.
J’ai dit le reptile. La tortue en est un… chélonien, je crois, et M. Renan en est un autre, non chélonien, mais intellectuel. Un reptile, et non pas un aigle, Comme l’ont dit quelques-uns, par reconnaissance de son livre insolent contre notre Dieu ! Un reptile très souple, très subtil, très rusé, qui a laborieusement rampé dans tous les systèmes et les philosophies du temps, et qui nous rapporte, collées à la peau de son esprit, toutes les gluantes viscosités de ces différentes gélatines… Cet esprit qui n’est hardi que derrière les autres, ce soi-disant penseur qui n’a d’initiative que quelque temps après les autres, je le retrouve bien, dans ces Dialogues et ces Fragments philosophiques, tel qu’il fut d’abord en histoire quand il écrivit sa Vie de Jésus. Il n’eut pas même alors l’originalité de son sacrilège. Il avait pris les pantoufles de ce pied-plat de Strauss, et il marcha là-dedans, comme si lui-même les avait cousues. Dans ce livre-là, voici bien d’autres pantoufles ! De même que dans un des derniers tableaux de Gérôme au Salon, en voici un tas, comme à la porte d’une mosquée. Il y a celles de Goethe, celles de Kant, celles de Spinosa, celles de Fichte, celles de Hégel, celles d’Auguste Comte, celles de Darwin. M. Renan, le beau pied, les enfile toutes, ces pantoufles éculées qu’il écule un peu davantage, et qui pourraient encore servir à quelque chose si on donnait avec elles la savate à la philosophie ; car c’est avec les livres vains de ses philosophes que cette grande vaniteuse de Philosophie est encore le mieux souffletée !
II
Et comme elle est, la Philosophie, incapable de découvrir la vérité absolue, les philosophes sont tenus, pour être quelque chose, d’être au moins des originalités spirituelles. Autrement, que seraient-ils ?… La science philosophique, ou ce qu’on appelle de ce nom, n’aboutissant, par tous ses rayons, qu’à un scepticisme inévitable, les philosophes ne sont guère plus que des gymnastes dans un exercice de l’esprit… Leur effort seul et la mesure de leur force, font tout leur mérite et leur gloire. Ce n’est, certes ! pas les résultats qu’ils obtiennent ! Un ou deux siècles partout, en Allemagne quelques années, suffisent pour effacer de l’estime des hommes leurs systèmes, qui n’existent plus alors qu’au mince et puéril état de curiosités intellectuelles, et ne conservent, quand ils furent puissants, que le nom de leurs inventeurs. Tel ne sera point le destin de M. Renan. Comme philosophe, il n’ajoutera point à sa renommée d’historien, à cette honte éclatante qui a fait plus de bruit que la gloire. M. Renan a la pensée trop molle pour concevoir et construire un système, et comme il est d’usage de faire des théories avec les indigences de son esprit, pour les cacher, M. Renan, qui n’organise rien parce qu’il n’est pas lui-même organisé, nie la métaphysique, dont il est incapable, et, confondant la philosophie avec la science, se fait positiviste à un endroit de son livre, comme, à vingt autres endroits, il se fait autre chose. Chez lui, le reptile est caméléon… Nier, du reste, la philosophie n’empêche pas cet esprit fuyant comme l’eau d’écrire à la tête de son présent volume : Dialogues et fragments philosophiques, car le fond même de cette intelligence sans muscle et sans vertèbre, c’est la contradiction, et non pas la contradiction affirmative, osée, coupante, à angles aigus, comme elle l’est toujours sous les plumes de quelque vigueur quand elles ont le malheur de se contredire, mais la contradiction sans hardiesse, noyée, dissoute, presque imperceptible ; le propre de ce lâche esprit étant de dissoudre tout, non comme un mordant, mais comme un liquide !
Ce livre-ci a plus que jamais cette liquidité qui noie tout, qui fond tout dans des mots qui luisent. Seulement, par exception, par grande exception à l’usage sur le flot coulant de cette pensée en détrempe surnagent, çà et là, de ces énormités comme les bons sophistes des sociétés en décadence en lâchent quelquefois au nez des peuples blasés, et ennuyés auxquels ils ont affaire, pour les tirer de leur engourdissement… L’auteur des Dialogues philosophiques d’ordinaire, le courage de la sottise et la bravoure de la folie impudente. C’est un subtil, — un homme qui travaille ses nuances comme un acteur travaille son masque. Il ne veut pas effrayer par les grosses choses qu’il pense, et vous savez de quelle dent prudente et non superbe il rogna la divinité de Notre Seigneur et le surnaturel de ses Saints ! Mais ici, en philosophie, il est plus hardi qu’en histoire. Une fois lâché en philosophie, M. Renan, qui n’y voit pas d’inconvénient sans doute, se permet des affirmations
tellement inouïes qu’elles en deviennent▶ divertissantes. La Critiqué a cette chance avec lui de s’amuser en corrigeant, comme la comédie.
Castigare ridendo.
Pour un homme aussi grave, aussi planté droit, comme un piquet, dans la science, que M. Renan, le châtiment sera d’amuser la Critique. Pour la première fois, il n’est pas très ennuyeux. Mais à quel prix !… Vous allez voir.
III
Et d’abord, son livre, dont la forme n’est pas nouvelle, atteste, jusque par sa forme, à quel point M. Renan est né caudataire. Il l’est de tout ce qui a une queue à porter. Il n’est pas tout à fait aussi joli qu’un page, M. Renan, dont une femme d’esprit disait : « Dieu s’est vengé de lui par avance, en lui donnant sa figure », mais, comme les pages, il porte les queues… Cette fois, c’est celle de Platon, dans la forme extérieure de son livre, en attendant qu’il porte celle de bien d’autres dans le courant de ce même livre, répétition d’idées connues, mais qu’il renouvelle, çà et là, par une hardiesse d’absurdité ineffablement supérieure. Est-ce malice de page ? Est-ce
maladresse ? Est-ce besoin, comme Alcibiade, pour faire jaser la ville, de couper la queue à son chien ? Mais M. Renan tire tant sur celles qu’il porte, qu’il les fait grimacer et les rend ridicules et grotesques… Jusqu’alors, M. Renan avait exprimé dans ses écrits bien des pensées odieuses, mais cet homme d’art, qui veut être savant, à toute force, comme Ingres voulait jouer du violon, avait eu soin toujours, pour voiler l’odieux de ses pensées, de leur donner une forme qui ne manquait pas d’agrément, et c’était même ce mélange d’odieux et d’agréable qui faisait sa spécialité. Les gens de son Institut lui trouvaient du goût littéraire assez pour entrer à la porte à côté, dans l’autre Académie. Ils ont dû être un peu décontenancés. Le goût de M. Renan s’est fort altéré. Sa langue, élégante autrefois, a des contorsions de caricature scientifique. Elle contracte un pédantisme affreux et des prétentions précieusement ridicules. En voulez-vous une preuve ? Pour dire simplement, comme tout le monde : l’instinct religieux des peuples, M. Renan écrit, page 38 : « La Religion dans l’humanité est l’équivalent de la nidification chez l’oiseau. »
C’est Mascarille, à l’Académie !
Mais laissons le style. Le livre où de telles choses sont mises en termes si galants est divisé en trois parties : Les certitudes, les probabilités et les rêves. Au fond, tout cela n’est que rêves, et de quel rêveur ! Il pourrait très bien se dispenser d’avoir trois noms au
lieu d’un seul. Entre les certitudes et les rêves de M. Renan, je ne vois pas grande différence. Certitudes, probabilités et rêves, sont du même calibre d’affirmation ou de négation sans preuves, et surtout de la même inconséquence ; car les faits, selon M. Renan, ici porte-queue d’Auguste Comte et de toute l’école positiviste, les faits ne pouvant être qu’observés et constatés sans qu’on ait droit d’en déduire ou d’en inférer quelque chose, l’inconséquence cesse d’être une honte pour l’esprit humain et ◀devient▶ un procédé scientifique. M. Renan s’honore de la sienne. Il la pratique en grand. À chaque minute, elle ébranle et renverse ce qu’il appelle ses certitudes. Ainsi, la plus forte, en lui, certainement, c’est qu’il n’y a pas de Dieu ; « Dieu », — dit-il, en lâchant la queue d’Auguste Comte pour la queue de Spinosa, — « Dieu est la raison de ceux qui n’en ont pas. »
Et pourtant, à quelques pages plus loin, il affirme qu’une ingénieuse providence prend ses précautions pour assurer la sustentation de l’univers. Or, cette ingénieuse providence se change bientôt, sous cette plume qui glisse et patine, en quelque chose d’égoïste qui nous exploite, et l’univers, qui est ce quelque chose, ◀devient▶ « un tyran d’une immoralité et d’une cruauté épouvantables »
. Débarbouillez-vous de tout cela, si vous pouvez ! Or, encore, comme, sans Dieu et sans Paradis, dont M. Renan dit languissamment : « il n’y en a pas un seul de vraisemblable »
, la vertu n’est plus que « cette déception suprême qui nous pousse à
nous sacrifier à une fin hors de nos intérêts les plus clairs »
, et comme il faut essayer pourtant d’expliquer une chose si monstrueusement incompréhensible, M. Renan, qui a beaucoup lu, mais qui n’imagine rien, M. Renan, le Trublet de la philosophie, ramasse, dans Kant, comme un bout de cigare fumé, l’impératif catégorique, ce petit fil d’archal de l’impératif catégorique que Kant a cloué entre les jambes de l’homme pour que, dans la suppression de Dieu, on pût comprendre quelque chose aux gesticulations de ce pantin.
Voilà les certitudes de M. Renan ! Tenez-vous-le pour dit : pas de Dieu ! pas de personnalité divine ! pas même de personnalité humaine ! Des impulsions, un monde qui a un but mystérieux (quelle nouvelle !), l’univers et la création comparés à « l’enfant dans l’amnios qui veut en sortir »
:
Un petit citoyen qui demande de naître !
des instincts inconscients !… Sommes-nous assez bêtes ?… Bassesse d’explications qui n’expliquent rien, d’ailleurs, questions résolues par la question même, tautologie, truisme, fatalisme. L’immoralité — dit M. Renan — est de se révolter contre un état de choses dont on voit la duperie. La moralité, c’est de s’y soumettre. (Jusqu’ici, le bon sens croyait le contraire.) Telle la philosophie de M. Renan, telle cette Arlequinade de centons arrachés à tous les systèmes
mis ou remis en lumière depuis soixante ans, mais brouillés par les inconséquences naturelles à l’esprit de l’auteur. Après de pareilles certitudes, que peuvent nous faire les probabilités et les rêves de Μ. E. Renan ? Nous tenons l’important : les certitudes. Pour l’auteur des Dialogues philosophiques, c’est là le vrai. Les probabilités et les rêves ne sont que des amusettes par-dessus le marché ; la petite pièce pour faire passer la grande ! Mais la signification profonde et la portée voulue du livre est dans les certitudes. Et vous venez de voir ce qu’elles sont sous cette plume d’un homme qui ne raisonne pas et qui n’enchaîne rien ; qui, pour autoriser ou défendre un athéisme vieux comme le monde, n’apporte pas une seule idée qui lui appartienne, un seul aperçu nouveau à la masse, et dont toute la puissance ou l’impuissance consiste à remplacer les mots par les mots, les mots anciens par les mots modernes, les mots de Diderot, par exemple, par les mots de Darwin, croyant que tout cela fait une idée, cette opération… Tête verbale, pour qui les mots scientifiques sont bien plus que la science elle-même, M. Renan se paye perpétuellement de mots. Il y a des saltimbanques qui avalent des sabres. M. Renan avale et rend des dictionnaires… Le mot le grise comme l’opium grise le Chinois, et perpétuellement, dans ses Dialogues, — où il n’a plus la ressource des petits paysages, comme dans ses Histoires, — il se plonge en des margouillis de paroles (cela ne vaut pas
un nom plus noble) dans le genre de celui-ci, par exemple : « L’idéal apparaît comme le principe de l’évolution
déifique et comme le créateur par excellence. »
Et cela pour ne pas dire : Dieu !…
Car Dieu, c’est l’ennemi. Logique des choses, qui conduit les hommes jusqu’au bout de la chaîne de forçat qu’elle leur fait porter ! M. Renan a commencé par nier le Dieu des chrétiens, il finit par nier le Dieu des déistes, et, à sa place, il met la science. Et non pas la science philosophique, — parce que la science philosophique raisonne et que la vraie science ne raisonne pas, — mais la science qui compte les grains de poussière, la science qui suppute, la science atomistique, hypothétique, amphigourique, hiératique même, — les savants, pour M. Renan, étant les prêtres de l’avenir. C’est, au reste, le mot du diable ; car M. Renan, qui porte toutes les queues humaines, porte celle du diable par-dessus toutes les autres. « Quand vous aurez mangé de ce fruit-là, vous serez comme des dieux ! » Les dieux, pour M. Renan, ce sont les savants. C’est lui, M. Renan ! C’est M. Berthelot, son ami et son compère, qui a fait en collaboration le livre que voici — deux têtes d’athées dans le même bonnet… de coton, — hélas ! de coton.
Et nul ne sera Dieu que nous et nos amis.
Voilà la prophétie de ce philosophe en train d’organiser Dieu pour plus tard ; de ce Nostradamus qui
nous fait des almanachs du monde à dix mille ou à vingt mille années de distance, lesquels almanachs enfoncent à quatre cents pieds sous terre celui que Condorcet, ce Jocrisse humanitaire, intitulait : L’esquisse des progrès de l’esprit humain. Condorcet prévoyait et annonçait que l’homme trouverait le moyen de ne pas mourir, M. Renan n’a pas d’espérances aussi gaies, mais il en a de plus orgueilleuses encore. Un jour, — pose-t-il, — la science remplacera tout : la vertu, les arts, la poésie : « Alors, un homme vertueux »
(textuel), « un grand artiste, seront choses vieillies et inutiles. »
Les savants, au contraire, — les Renan et les Berthelot de ce temps-là, — vaudront davantage. Le mandarinisme des Instituts gouvernera la terre. M. Renan, qui est un mandarin actuel, nous annonce un moment où la planète la Terre n’appartiendra plus qu’à un corps constitué de Mandarins ou à un Mandarin unique, qui pourra tout, parce qu’il saura tout, et qu’avec sa science il pourra faire sauter la mappemonde, si elle s’avise de lui résister. « La supériorité de ses moyens sera si grande, à ce Mandarin définitif et autocrate, — dit M. Renan, — que la rébellion ne pourra pas même exister. »
Puis, il ajoute, dans un autre endroit : « Je fais parfois un mauvais rêve »
(pourquoi mauvais, puisque ce rêve est pour lui un pressentiment du progrès et de la vérité ?), « c’est que la science pourrait avoir à sa disposition l’enfer, et non pas l’enfer chimérique duquel il n’y a aucune preuve,
mais l’enfer réel »
, devant lequel le voilà qui se met à trembler, esprit décousu, tête inconsistante, comme s’il n’avait pas dit d’abord que la science serait infaillible et la rébellion impossible ! D’ailleurs, la science fera des hommes au niveau de cet état de choses… Elle en fabriquera de sa façon. Elle humiliera la nature : « On fait de la chair comme du marbre »
, disait Diderot. « Une large appréciation des découvertes de la physiologie et du principe de sélection »
— dit, après lui, M. Renan, pédant moins fougueux et Darwiniste pour l’instant, comme il est tour à tour tout le monde, — « amènera la création d’
une race supérieure, ayant le droit de gouverner non seulement dans sa science, mais dans son sang, son cerveau et ses nerfs, et on l’obtiendra par le moyen qu’emploient les botanistes pour créer leurs singularités… Comme la fleur double est obtenue par l’hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, on concentrera toute la force nerveuse du cerveau, on la transformera toute en cerveau, en atrophiant l’autre pôle… »
Charmante perspective ! Qu’en dites-vous ? Pour moi, je demande l’expérience, et qu’on commence par soumettre M. Renan — qui n’est pas tout cerveau, comme vous voyez, — à cette délicieuse opération !
On rit, mais on est dégoûté… On est dégoûté pour celui qui dit de telles sottises et pour le temps où on peut les dire sans tomber intellectuellement dans le plus irrémédiable des mépris ! Il est des gens qui,
peut-être, après ce livre, comptent encore avec M. Renan et le trouvent un grand esprit ! Madame Sand, cette forte jupe philosophique, comme on sait, avait fait à ce livre sa dernière révérence avant de s’en aller dans l’autre monde. Mais nous qui nous portons bien, laissons là ces insanités… Contes pour contes, rêves pour rêves, j’aime mieux les Contes d’Hoffmann. Déjà quelques-unes des idées (si cela peut s’appeler des idées) que je viens de signaler avaient pointé dans les écrits de M. Renan, mais jamais, nulle part, il n’avait osé les exprimer avec cet épanouissement, avec cette largeur fastueuse d’absurdité contente d’elle-même, et l’on en est surpris. On se demande comment M. Renan, qui est un finaud, — un sophiste voilé qui se dérobe, une fumée de mots brillants qui s’évaporent et qui, après eux, ne laissent rien, comme la fumée, — a pu se résoudre à écrire nettement, carrément, doctoralement, impudemment, de si incroyables billevesées ! Las du silence de sa crypte de l’Institut, cherchait-il un scandale nouveau qui retentit ? Ou lui poussait-il même une ambition ?… Dans la préface de ce livre athée, qui n’a de certitude que l’athéisme et qui pourrait bien avoir été écrit pour faire la cour aux athées de ce temps, M. Renan, qui l’aurait cru ? M. Renan, cet anachorète de la science, posait, pour la députation, sa candidature. Le rat passe sa tête à travers le trou du fromage de Hollande dans lequel il grignote, pour jurer qu’il ira, quand on le voudra,
au secours de Ratapolis bloquée « J’ai toujours été — dit-il — à la disposition de mon pays. »
Ton pays, mon ami, ne pense point à toi !
Le pays de M. Renan est démocratique de prétention ; du moins de prétention, pour l’heure, furibonde, et M. Renan est un aristocrate féroce. On vient de le voir ; il veut et prophétise l’avènement d’une aristocratie de mandarins, et même d’un mandarin omniarque, despote irrésistible. Il veut unir en un seul homme ce que le moyen âge a séparé : l’Empereur et le Pape. L’Empereur et le Pape de la Science infaillible, comme nous autres, misérables papistes religieux, nous entendons que notre Pape le soit… Avec ces idées-là, on doit être exécré de la démocratie, cette foire aux vanités égalitaires. Il aura beau faire l’athée, la démocratie ne se prendra point aux coquetteries athées que lui fait M. Renan. Il faut avec elle d’autres bourbiers que des bourbiers d’idées, pour réussir. Politiquement donc, le livre de M. Renan ne pouvait avoir plus de succès que de succès littéraire. Excepté les révérences de madame Sand, ce livre n’a rien ramasse… L’Institut lui-même, dont M. Renan exalte la gloire et la puissance futures, ne s’est pas montré très chaud. Tenez ! ce sont deux membres de l’Institut, qui parlant, un jour, du livre de M. Renan, échangeaient cette opinion (étonnante pour eux, juste pour moi) : « Moi, — disait ! un, — je le trouverais bien fou, s’il n’était pas si faible. — Et moi, — dit l’autre, — bien faible, s’il n’était pas si fou. »
Eh bien, franchement, ce n’est pas mal pour l’Institut !…
Marc-Aurèle
IV
Marc-Aurèle est un des derniers volumes des Origines du Christianisme, commencées, il y a plus de vingt ans, par la négation de la Divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec un éclat si prodigieusement scandaleux… Après le bruit qu’il fît alors, M. Ernest Renan, qui est au fond un couard intellectuel, peut se croire quelque chose comme un porte-foudre, mais le coup de tonnerre dans la publicité de son premier volume ne se répéta pas, et il n’y eut plus que la petite pluie qui suit parfois un grand coup de tonnerre, — la petite pluie des volumes suivants… Jésus-Christ tombé, en effet, à n’être plus qu’un homme, à quoi les Apôtres tombaient-ils ? Tout était dit dans une seule fois, et ce qui suivait n’avait plus qu’un intérêt de logique et d’érudition assez médiocre. Ce fut sur ce pied-là que le monde, révolté ou charmé tout d’abord de l’insolence de M. Renan, prit le reste de son histoire. Le divin et colossal établissement du Christianisme dans le monde ne fut plus qu’une histoire rationaliste comme une autre, et qui ouvrît la voie à beaucoup d’autres. Bien des petits ruisselets se mirent à couler dans l’ornière de M. Renan. Le Naturalisme historique, tout aussi faux et tout aussi plat que le Naturalisme littéraire qu’il a précédé, s’attesta en des livres comme Julien l’Apostat, de M. Mesnard, et les travaux de M. Boissier, qui croyait que le monde pouvait très bien se passer de la morale chrétienne et que le stoïcisme suffisait. La gloire — puisqu’un grand bruit s’appelle la gloire — s’éteignait peu à peu pour M. Renan dans l’estime sourde des Académies, qui le chamarrèrent académicien. Il fut officiellement classé, coté et paraphé comme philosophe et comme savant. Mais là où l’on avait entendu le retentissement de gong d’une impiété qui avait déchiré l’espace, on n’entendit plus, comme un bruit d’insecte, que le petit grattement sur le papier d’une plume d’institut.
Et, en réalité, M. Ernest Renan, malgré le bruit qu’il a fait, n’est pas plus que cela. Une plume d’institut, qui remue et copie et compare des textes dans l’anxiété d’une critique qui ne s’est jamais permis qu’une seule négation bien articulée, — celle-là à laquelle il doit tout et après laquelle il doute de tout… Comme les esprits qui vivent sur une idée, faute d’en avoir deux, M. Ernest Renan, l’adversaire du surnaturalisme en histoire, est resté jusque dans le volume des Origines du Christianisme qu’il a publié, sous le titre de : Marc-Aurèle ou la fin du monde antique, fidèle à l’idée qui a fait sa fortune. Il l’est resté malgré l’inconsistance d’un esprit que les faits contradictoires se renvoient dans leur incohérence parce qu’il n’a pas la puissance de les dominer. Sur ce point-là, mais sur ce point seul, le scepticisme qui ronge M. Renan ne l’a pas dissous et je ne crois pas qu’il le dissolve. Par intérêt pour son avenir et par reconnaissance pour son passé, il sauvera de la vermine de ses doutes — la maladie pédiculaire de sa pensée — cette première et dernière idée, qui ne lui appartient pas mais qu’il a ramassée au courant du siècle et des fleuves de l’érudition allemande, et qui l’a fait ce qu’il est encore, c’est-à-dire, pour les niais de l’incrédulité, un penseur, et pour les médiocres en littérature, un délicieux écrivain.
Car ils n’osent pas dire : un grand écrivain ! Ils n’osent pas aller, pour le payer du mal qu’il a fait, jusqu’au terme de grand, quand il s’agit de caractériser, sous sa double face d’écrivain et de philosophe, cet esprit sans force, sans décision, sans héroïsme, même dans le mal. En effet, le Mal a ses héros, comme le Bien. On est un héros dès qu’on est très brave… Il y a les héros et les saints du Démon comme il y a les héros et les saints de Dieu, dans ce monde où le mystérieux Surnaturel tient tête, avec une invincible opiniâtreté, aux efforts de ceux qui ne veulent admettre que les vérités à démontrer et qui tombent directement sous la coupe rigoureuse de la raison. L’écrivain de la Vie de Jésus n’a ni l’enthousiasme passionné de l’erreur, ni la haine implacable de la vérité, ni l’adoration païenne de l’homme par l’homme, ◀devenu▶ le seul Dieu qui puisse exister. Abominables caractéristiques qui prouvent, du moins, dans ceux qui les méritent une exubérance, une violence, une intensité qui donnent quelque chose de gigantesque à leur attitude et de terrible à leur physionomie ! Comparez, par exemple, M. Renan, aux philosophes du xviiie siècle ; il ne paraîtra auprès d’eux ou qu’un nabot ou qu’un magot. Mettez-le, ce termite de la critique indécise qui se glisse cauteleusement entre des textes, dans la clarté diabolique de Voltaire ou dans la flamme incendiaire de Diderot, il disparaîtra comme un néant devant ces hardis affirmateurs dans le faux et dans l’exécrable, lui qui n’a affirmé qu’une fois en sa vie, et encore, c’était une négation !
Tel le philosophe et tel l’écrivain dans M. Renan. Ils sont congénères. Le philosophe ne sait pas affirmer quoi que ce soit, et pour être un grand écrivain, la première condition c’est d’avoir la puissance de l’affirmation à son service. Tout grand style est par lui-même une affirmation, qui donne de l’âme et de l’autorité à ce qu’on exprime. Sans la puissance de s’affirmer, le style manque de solidité et de mouvement ; la phrase ne sait ni se tenir debout, — ce qui est la force, — ni se lancer en haut, — ce qui est le mouvement et l’emportement vers l’idéal ! M. Ernest Renan n’a jamais eu aucune des qualités robustes, vaillantes et vivantes, qui distinguent l’écrivain supérieur et inné. Il n’est pas ce qu’on appelle « un écrivain de race », et il n’en laissera pas une après lui… Il n’aura pas l’honneur (qui est le plus souvent une honte) d’avoir derrière lui des imitateurs. Tout le mérite d’écrivain de M. Renan, en lui faisant la part la plus large, est d’être un coloriste assez doux sur un fond de ténuité superficielle. Dans sa Vie de Jésus, il a décalqué au passage l’auguste figure du Rédempteur, qui aurait dû le faire trembler, et qu’il a mise de proportion avec les éventails des mauvaises chrétiennes du xixe siècle. Il n’y a nulle virilité de tempérament, nulle ombre de musculature dans ce talent mou, et il n’a réussi que parce qu’il ne les avait pas. Sa faiblesse répondait à la faiblesse de son siècle ; deux anémies également peintes ! L’eunuque gras et rose était fait pour Byzance. Il a réussi, non pas personnellement, mais littérairement, par le joli, qui est bien en France la plus sûre manière de réussir. Il fut, dès son début, ce qu’on peut appeler un joli impie parmi les impies qui sont laids, et il est maintenant le plus joli des membres de l’Académie, qui ne sont pas non plus généralement très jolis.
V
C’est avec ce talent japonais dans le style, à une époque folle d’art japonais, que M. Ernest Renan a écrit le volume de son Histoire des Origines du Christianisme intitulé : Marc-Aurèle, et s’il l’a moins employé que dans sa Vie de Jésus, c’est qu’il a fait plus de critique historique que de biographié. Il n’a plus eu à placer debout de grandes figures ratatinées en petites vignettes, comme le poète Benserade, avant lui, avait pensé à mettre toute l’histoire romaine en sonnets. Il n’avait à peindre que celle de Marc-Aurèle, qui, nous dit-il, résumait le mieux la sagesse antique et préfigurait le mieux la sagesse chrétienne… Selon lui, Marc-Aurèle, c’est le colosse de Rhodes de l’Histoire. Il est à cheval sur le monde ancien et le monde moderne, étonnant et superbe califourchon ! Une telle bouffonnerie est sérieuse chez M. Renan, un homme plus tendre que gai, de nature ; car, quoique le Dieu incertain auquel il ne croit pas lui ait donné un visage qui n’est pas plus fait pour l’amour que celui de Turenne, il est tendre pourtant, à sa manière, comme Turenne était amoureux à la sienne, et c’est cette tendresse jusqu’aux
larmes de « l’âme divinement bonne »
de Marc-Aurèle, qui l’a enlevé et qui l’a entraîné à écrire sa biographie. D’ailleurs, il est si fin, sous sa tendresse, ce moelleux M. Renan, et il a de si longues portées, que ce pourrait être une charmante et sublime malice contre le pauvre Christianisme humilié, que de lui montrer et de lui opposer un prince païen qui valait bien, certes ! tous ses saints et tous ses martyrs — même ceux qu’il faisait ; car Marc-Aurèle en a fait, malgré la bonté de son âme, mais seulement, dit M. Renan, pour obéir à ses devoirs d’empereur et d’homme d’État, charge d’âmes qu’il devait préférer aux corps et lutte de vertus !!! M. Renan, qui l’appelle le meilleur des princes ayant jamais régné sur terre pour l’honneur et le bonheur du genre humain, et la quintessence rectifiée de la pure essence des Antonins, après laquelle il aurait fallu briser le flacon, car c’était le Commode incommode, le monstrueux Commode qui était au fond, n’a trouvé rien de mieux à faire que d’entourer des arabesques de son admiration et de son style les Pensées dans lesquelles Marc-Aurèle nous a révélé les supériorités de sa belle âme, une de ces âmes à la Boissier, qui pouvaient dispenser le monde de la morale chrétienne si elles avaient pondu et multiplié.
Les citations psychologiques de Marc-Aurèle ont beaucoup simplifié et abrégé la tâche de M. Renan, son historien, qui a cru surnaturellement à leur naturelle sincérité. Comme tous les esprits énervés par de vieilles civilisations, et qui, au lieu d’agir, aiment à se regarder passionnément l’ombilic, Marc-Aurèle, chez qui le philosophe étouffait l’empereur, facile du reste à étouffer, avait son petit livre bleu comme les jeunes filles de ce temps-ci, qui y écrivent ce qui leur passe par la tête, et c’est là ce qui a ravi M. Renan, lequel a aussi, pour son compte, la coquette fatuité de l’autobiographie. C’est sur ces déclarations écrites à froid, — que M. Renan trouve très au-dessus du livre des Évangélistes et qui doivent durer quand le livre des Évangiles ne sera plus ; — c’est sur ces déclarations du solennel Trissotin philosophique que fut Marc-Aurèle, que M. Renan a pris la mesure de son grand homme, et pour un critique qui ne se pique que de critique et de scrupule dans la Critique, cela peut paraître, qu’on me passe le mot, un peu lâché ! La mesure n’y est pas. Il y a trop d’étoffe. La grandeur de Marc-Aurèle n’est que la grandeur d’une bêtise qui fut immense, et qui fît de lui, tout le temps qu’il régna, la plus pourprée et la plus imperturbable dupe qui ait jamais existé. Il le fut des autres, et de lui-même… Il le fut de Lucius Verus, l’imbécile Lucius Verus, qu’il associa à l’empire. Il le fut de sa femme Faustine, qui le trompa sans qu’il sût jamais s’il fut trompé. Il le fut de son fils, de son fils Commode, le crapuleux boucher auquel il laissa lâchement l’Empire du monde. Il le fut enfin de lui-même, qui commanda froidement l’affreuse persécution des Gaules et le massacre des martyrs de Lyon… par vertu d’empereur, ce que M. Renan, dupe lui-même de cette impériale duperie, est presque tenté d’admirer !
Assurément, s’il n’y avait dans ce volume que la personnalité de Marc-Aurèle, dont il porte le nom, l’examen serait bientôt fait d’un livre qui partage la niaiserie d’un Sganarelle impérial, trompé et content, digne, dans ses mœurs privées, de la comédie, mais dans ses mœurs publiques, tout aussi vulgairement atroce que les empereurs qui voulurent empêcher de croître, en l’arrosant de sang, le chêne catholique qui à chaque versée poussait et croissait d’un empan de plus ! En quatre mots, la chose serait réglée, si, derrière ce portrait en pâte trop tendre d’un empereur qui ne méritait pas la dignité du bronze, et qui, philanthrope ensanglanté, ne regardait pas apparemment les chrétiens qu’il faisait égorger comme des hommes, il n’y avait pas la gloire du Christianisme qui s’élève et sa puissance qui se constitue ! Or, il est véritablement curieux de voir comment — à cette place et à cette heure de l’Histoire — l’auteur de la Vie de Jésus, qui n’a pas eu la profondeur de se taire après son grand coup porté à la divinité du Christianisme, va, l’une et l’autre, les expliquer.
VI
Il ne les explique pas. Il les constate. Le flot des faits qui viennent sur lui en masse et qu’il lui est impossible de ne pas voir, puisqu’il n’estime, en lui, que la faculté du regard qui observe et qui voit ce qui est, et qu’il appelle la science ; ce flot de faits tue la thèse rationaliste et impie, et d’autant plus sûrement qu’il ne comprend pas qu’elle va mourir et qu’il ne fait rien pour la défendre ! À cet homme de faits et de textes, à ce maniaque d’érudition que toute induction et toute conclusion épouvante, la conclusion était impossible, et, lâchement, pour obéir à la lâcheté native de son esprit, il ne conclut pas. Il reste ce qu’il est. Mais, malgré lui, son livre est la reconnaissance implicite et inévitable du surnaturalisme qu’il nie dans l’Histoire. C’est la glorification muette de l’Église… À travers les mille hérésies qui, au siècle de Marc-Aurèle, s’élevèrent comme des millions d’atomes dans un rayon de soleil, l’auteur de la Vie de Jésus a très bien discerné et démêlé la formation intime, le développement et l’organisation complète d’une Église orthodoxe, impénétrable aux hérésies, qui les combat et qui les gouverne quand elle en a triomphé. C’est là l’événement qui se dégage de tous les autres dans cette histoire des iie et iiie siècles. C’est le fait qui surgit dans tous les horizons. Ni les miracles des martyrs que l’esprit moderne cherche à expliquer, mais avec prudence, ni l’état exalté et violent des esprits au moment où des hérésies comme celles de Montanus et de Marcion enflammaient l’atmosphère autour de tout ce qui était chrétien, ne balancent ce fait inouï, qui réalise, dès le commencement du Christianisme, la parole de Jésus-Christ à son Église, sous la plume même de l’auteur de la Vie de Jésus, du négateur avoué du surnaturalisme dans l’Histoire ! L’Église aurait donc, pour M. Renan, vaincu Jésus-Christ, si Jésus-Christ ne faisait pas un avec son église. Et la chose a paru si prodigieuse, que, par la publication du livre de Marc-Aurèle de M. Renan, quelques-uns de ceux qui l’avaient lu ont prétendu que l’auteur allait revenir aux idées religieuses avec lesquelles il a rompu. Mauvais observateurs ! plus empressés de conclure pour le compte de M. Renan que M. Renan pour le sien. Ils ne connaissaient pas l’esprit scientifique ! Et, d’ailleurs, il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pour le compte même de la vérité. Celui qui la nie aura témoigné pour elle, comme ces Juifs dont a parlé Pascal, qui, témoins des miracles de la Passion, témoignèrent pour eux sans se convertir, ce qui donnait au témoignage plus d’impartiale et de foudroyante autorité.
VII
Tel ce livre, qui continue par un démenti tous ceux-là qui l’ont précédé, et dont la portée semble une trahison incalculée de la pensée de son auteur. J’ai négligé, dans cette histoire qui expire dans une contradiction, les détails d’érudition de ce volume de six cents pages, qui peuvent avoir une valeur de recherches et d’exactitude pour les Job en patience des Instituts, mais non pour moi. Ce qui importe, à moi, plus que ces détails, qui, d’ailleurs, passent trop vite sous nos yeux pour que nous puissions constater la valeur de chacun des grains de poussière qui composent cet incroyable tourbillon d’idées religieuses que l’avènement du Christianisme avait fait lever par toute la terre ; ce qui m’importe, à moi, c’est le nombre de ces idées religieuses ! C’est la force et l’ensemble de ce vaste tourbillon ! Ce fut, en effet, un spectacle jusque-là inconnu à l’univers, que le bouillonnement religieux qui s’empara de l’esprit humain à cette époque de Marc-Aurèle, de ce benêt d’empereur dont le pédantisme optimiste de M. Renan s’est si ridiculement épris, et qui, avec ses courtes idées de romain et de philosophe, ne comprit rien à ce bouillonnement religieux puisqu’il voulait l’éteindre brutalement dans le sang de la plus inepte et de la plus cruelle des persécutions… Et, pourtant, si les idées de civilisation et de progrès, que l’esprit moderne proclame comme la gloire du genre humain et son ascendante destinée, ne sont pas des mots vides de sens et de certitude, Marc-Aurèle, pour peu qu’il eût été ce que son historien prétend qu’il fut, aurait tenu pour les chrétiens contre le monde antique ; car les chrétiens, c’était alors la civilisation et le progrès tels que nous les entendons aujourd’hui.
Si, au lieu d’être un philosophe comme M. Renan, Marc-Aurèle avait été un esprit religieux, il aurait eu l’initiative du temps qui devait suivre et il aurait ouvert son empire aux idées chrétiennes. Il eût fait ce que fit Constantin. Il ne le fit point, parce qu’il était empereur, dit M. Renan. Mais c’est justement parce qu’il était empereur qu’il pouvait le faire sans danger… parce que l’opinion de l’empereur — de ce détenteur absolu du pouvoir suprême — pouvait tout sur un peuple sénile, corrompu et dégénéré, usé au frottement des tyrannies, comme était le peuple romain même quand ce détenteur du pouvoir suprême était un monstre, à plus forte raison quand il s’avisait d’être un sage !… Mais l’opinion d’un peuple qui n’en avait plus, n’avait pas besoin d’être subjuguée. Il était imbibé déjà de ces idées chrétiennes qui montaient alors comme le flot déchaîné d’une inondation et qui pénétraient de toutes parts dans sa législation et dans ses mœurs, et M. Renan n’a pas manqué de noter la force et la profondeur de ces infiltrations… Chose fatale ! l’auteur du Marc-Aurèle a été encore une fois l’esprit illogique qu’il est, de constitution cérébrale et de système, répugnant de nature et de volonté à tout embrassement d’ensemble, à toute unité, à toute conclusion sévère. De même qu’il n’a pas conclu, du fait aperçu de l’Église, à la nécessité du surnaturalisme dans l’Histoire, de même il n’a pas conclu contre son Marc-Aurèle de l’état surnaturellement religieux d’une époque à laquelle il est impossible de rien comprendre sans ce surnaturalisme, lequel, dans les grandes choses humaines, revient sur vous comme une mer, quand on croyait ravoir chassé !
En cette histoire de Marc-Aurèle, tout est petit, excepté le surnaturalisme du temps. Rien n’est grand que lui et rien ne s’entend que par lui, et si, contre ce surnaturalisme vainqueur, le sang des persécutions du philosophe Marc-Aurèle n’a rien pu, ce n’est pas la bouteille d’encre des écoles primaires de M. Renan le philosophe et de ses pareils qui, dans l’avenir, pourra davantage !
L’Antechrist ou la fin du monde antique
VIII
Si, au lieu d’écrire l’Antechrist, l’auteur de la Vie de Jésus avait écrit l’Anterenan, cela, vaudrait mieux peut-être, cela serait peut-être au moins un livre nouveau, une pensée inattendue, fût-elle une pensée du diable. Mais l’Antechrist, par M. Renan ! Nous savions à l’avance ce que cela devait être. Nous savions qu’il ne pouvait avoir rien de nouveau sous cette plume qui s’est fait la gaine d’un système, et qu’une pensée… du diable chez M. Renan, et toujours du même diable, — d’un diable que nous avons vu tracassant de la queue et des cornes dans trop de livres, et toujours trop de la même manière, pour qu’il ne soit pas ◀devenu un diable ennuyeux, d’amusant que tout diable doit être sous peine de n’être plus qu’un simple magot d’institut.
Et cette considération a failli me faire rejeter ce volume et laisser là toute cette exégèse qui s’appelle Renan, dont le monde, je crois, a présentement assez… Je ne l’ai pas planté, M. Renan, mais je l’ai vu naître ; je l’ai toujours suivi dans toutes ses élucubrations, depuis sa Vie de Jésus, qui fut son scandalum tinniens, mais avec laquelle, croyant crever une religion, il ne creva qu’un tambour, et le sien !… car, après la Vie de Jésus, — s’il n’est pas Dieu, tout est dit ! — que nous fait la vie des Apôtres ? Depuis ce temps-là, M. Ernest Renan n’a renouvelé ni modifié sa méthode, je ne dirai pas d’investigation, mais d’effacement historique. Comme les gens qui n’ont qu’une idée, il l’applique à tout, sans y rien changer, et il ira comme cela jusqu’à la fin du monde, ou jusqu’à sa fin de Renan. Cela n’est pas gai… Était-ce donc bien la peine de revenir sur cette idée, qui a fait son effet une fois, et dont on a démontré, à plusieurs reprises, l’inconsistance, encore plus que le faux ? Était-ce bien la peine de se réengager dans les sinuosités de ces raisonnements incertains dans lesquels M. Renan perd lui-même sa trace et son fil, — son fil d’Ariane, qui n’est qu’un fil d’araignée ? Franchement, oui ! j’ai été tenté de tout laisser là de ce volume des Origines du Christianisme, qui n’en est, comme les autres, que l’abâtardissement. Mais ce titre d’Antechrist m’a retenu ! Mais Néron, mais l’incendie de Rome, mais le siège et la destruction de Jérusalem, m’ont retenu ! J’ai voulu voir ! J’ai voulu voir si ce diminueur en histoire, cet homme qui gratte les grandes choses comme les gamins grattent les monuments, diminuerait et gratterait ces magnifiques horreurs historiques et s’il saurait les peindre au lieu de les gratter ; car ils prétendent, ses partisans, pour lui payer sans doute ses insolences envers le Christianisme, qu’il a un pinceau avec son grattoir.
J’avoue que, pour ma part, je ne m’en suis jamais aperçu. J’avoue que je n’ai jamais été frappé de ce talent de grand écrivain et de peintre qu’on octroie à M. Ernest Renan avec tant de facilité. Il m’a toujours semblé un écrivain du Journal des Débats comme on en élève dans ce clapier, très digne d’aller entre Saint-Marc Girardin par en haut et M. Cuvillier-Fleury par en bas, mais positivement rien de plus. C’est au Journal des Débats, du reste, qu’il glissa les premières impiétés, tortueuses et aplaties, de cette plume qui a parfois les grâces rampantes de la couleuvre, et il était bien là, sous ces voûtes basses où personne, pas même les vipères, si elle avaient la fantaisie de se mettre sur leurs queues, ne pourraient s’élever. Aussi, quand il voulut se mettre sur la sienne, prit-il l’espace d’un livre et fit-il la Vie de Jésus. À part le sacrilège du sujet, il s’y montra un écrivain assez semblable au Jésus qu’il avait inventé, coquet, soigné, presque joli. Il réussissait le paysage, en vignette et le buste en cire. Mais le grand trait, la touche large, la profondeur dans l’accent des physionomies, toutes les choses qui font le grand peintre, il ne les avait pas. Ses sujets, il est vrai, n’exigeaient pas beaucoup qu’il les eût. Il avait humanisé Notre Seigneur dans un type fade à faire vomir ceux qui l’adorent. Il avait éteint l’inspiration divine dans toutes les grandes physionomies chrétiennes.
Là encore, dans son livre de l’Antechrist, il rabaisse celles de saint Paul et de saint Jean, en les opposant l’une à l’autre, en cela, comme en tout, ne pensant qu’à faire sa petite charpie historique avec son étirante érudition. Mais voici des faits difficiles à dissoudre, difficiles à râper et à réduire à rien, tant l’épaisseur en est formidable : Néron, l’incendie de Rome, le siège de Jérusalem, et il s’agit de savoir s’il va bien les peindre ! Il s’agit de savoir si, en présence de ces faits colossaux qu’il fallait reproduire et faire revivre, le peintre qu’on dit être dans M. Renan allait sortir !
IX
Eh bien, non ! il n’en est pas sorti. Il n’en est pas sorti et il ne pouvait pas en sortir, et la faute en est moins peut-être à l’impuissance des facultés de M. Renan qu’aux habitudes de sa pensée. Les hommes, dans tous les ordres d’idées et de faits, ne sont grands que parce qu’ils affirment, et la peinture elle-même est une affirmation, quand elle est de la grande peinture. Le scepticisme de M. Renan lui a ôté le talent de peindre, car un peintre d’histoire est, hors des lettres ou dans les
lettres, un grand artiste, et un grand artiste ne peut être un sceptique, un trembleur qui tremble de la tête et qui tremble de la main. Or, M. Renan n’est que cela. Son scepticisme est le scepticisme le plus corsé qu’on ait encore vu dans l’Histoire, si l’on peut dire « corsé du scepticisme qui n’a pas de corps. Athée de volonté mais indécis, qui n’est pas même sûr de son athéisme, dans ce livre de l’Antechrist, dès les premières lignes, il appelle Dieu : « le grand artiste inconscient qui semble présider aux destinées de l’univers »
. Pauvre esprit qui ne s’entend pas lui-même ! car comment un grand artiste pourrait-il être jamais inconscient d’une chose qui tient autant de place en lui que son art ?… Sceptique enchanté, d’ailleurs, qui va jusqu’à faire la poésie de son scepticisme : « Un trait, — dit-il encore, dans ce livre de l’Antechrist ; — un trait qui caractérise les grands hommes européens, — (il se nommerait, s’il osait !) — est, à certaines heures, de donner raison à Épicure, d’être pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et, après avoir réussi, de douter si la cause qu’ils ont servie valait tant de sacrifices… »
— « Il n’y a guères — ajoute-t-il plus bas — de prêtre, de religieuse, qui à cinquante ans ne pleure son vœu. — (Qu’en sait-il ?) »
— « Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu de scepticisme. — (Pourquoi seulement un peu ?) — Nous aimons que l’homme vertueux dise de temps à autre : “Vertu, tu n’es qu’un mot !…” »
— Et, touchant
toujours au blasphème, qui est le pôle de sa pensée : — « Jésus — continue-t-il — ne fut pas étranger à ce sentiment EXQUIS… Paul, au contraire, crut lourdement… Notre race seule est capable de réaliser la vertu sans la foi, d’unir le doute à l’espérance. »
Évidemment, c’est insensé ! et un grand peintre, un grand artiste, un grand écrivain, peut dire et penser des choses insensées, cela s’est vu ! mais de cet insensé-là, jamais ! Ils connaissent l’insenséisme des choses intenses, mais celui des choses lâches qui supprime l’artiste, ils ne le connaissent pas. Et voilà pourquoi M. Renan, qui le connaît, lui, et qui en fait une théorie, ne peut jamais être ni un grand peintre, ni un grand écrivain !
X
Et il ne l’a pas été non plus. Ni les événements sur lesquels je comptais pour élever son talent à la même puissance qu’eux, ces événements d’un moment unique dans l’Histoire : l’incendie de Rome sous Néron, l’état du inonde d’alors, et ce siège de Jérusalem, aussi exceptionnel par l’énergie que la nation qui le soutint, n’ont exalté dans M. Renan ce talent de style qu’il ne possède, selon moi, que dans une mesure, au bout du compte, assez commune. Dans le récit de ces événements prodigieux, qui n’ont pas été néanmoins pour lui des événements inspirateurs, il a été — ce qu’il fut toujours — une plume d’une correction assez élégante et sobrement colorée, d’une fermeté de goût qui n’a guères fléchi qu’à deux ou trois endroits, car le goût est peut-être la seule chose qui soit ferme en cet incertain ; mais l’écrivain, qui n’est pas de race chez M. Renan et ne sent jamais le grand, parce que le grand ne se sent qu’avec l’âme, l’écrivain n’est jamais, dans son Antechrist, au niveau des choses horriblement grandioses qu’il avait à raconter, et qu’il n’avait pas à diminuer puisque ce ne sont pas des choses chrétiennes…
Le Néron que je cherchais dans cet Antechrist, qui est Néron et qui le fût aux yeux des chrétiens de son temps, lesquels avaient plus d’imagination que le détracteur qui leur prend ce nom pour en tirer un livre, Néron est moins terrible, moins extraordinaire et moins frappant sous les phrases trop modernes que M. Renan lui applique, que dans les quelques lignes concentrées de Tacite, ce coup de cachet immortel ! M. Renan a dit quelque part que Néron ressemblait aux héros détraqués de Victor Hugo, et lui, cet homme d’un goût ordinairement si ferme, il en parle dans un style qui se détraque, en Hugo ! En sa qualité de critique qui veut expliquer tout, M. Renan veut expliquer Néron, et, pour cela, il appuie sur le côté de Néron qui devait le plus impressionner un homme de lettres comme lui, le côté du Trissotin énorme, du faux artiste effréné, de l’impérial cabotin, et il tombe — et nous avec lui — dans une immense caricature. Ce n’est plus le Néron complexe, le monstre mystérieux, comme tous les monstres, qui torture encore la curiosité et la pensée à dix-neuf-cents ans de distance, et qui reste, sphinx atroce, dans son incompréhensibilité.
Certes ! un grand écrivain, si réellement l’auteur de l’Antechrist en avait eu le génie, se serait ému et exalté à cet instant inouï de l’Histoire et aurait pu arriver à des résultats d’effet sublime, mais il n’a été et il ne pouvait être qu’ingénieusement médiocre, surtout à cette lumière de l’Apocalypse de saint Jean à travers laquelle il regarde Néron et Rome, et dont il cherche, mais en vain, à pénétrer l’impénétrable poésie surnaturelle. Le petit et inquiet chercheur historique qui se mêle à tout dans M. Renan, l’a empêché de se laisser aller aux entraînements du grand écrivain qu’il aurait été, probablement, s’il avait été un autre homme que l’homme au « grattoir » dont j’ai parlé plus haut. Rien, au fond, n’est moins peintre que lui… Rien de moins grand historien, à l’ampleur puissante et tranquille, que ce ramasseur de commérages au détriment de la grandeur intrinsèque des hommes et des choses, que cette espèce de portier d’institut dans l’Histoire, qui « cancane » sur les choses historiques comme les autres portiers sur les choses de leur quartier.
XI
Voilà ce que je voulais seulement dire à propos de l’Antechrist, ce livre qui n’a pas monté d’un cran plus haut la réputation de son auteur, immobile, maintenant, dans l’opinion, comme une pagode. Il a fait un fier bruit dans l’histoire littéraire d’il y a quelques années, mais il n’en fera plus. Son Saint Paul est tombé du silence dans l’oubli, et son Antechrist, qui est pourtant Néron, semble avoir été publié dans les catacombes… Qui s’en occupe que moi, à cette heure, pour dire qu’on ne s’en occupe pas ? Même au Journal des savants, l’a-t-on discuté ?… M. Renan n’est pas encore enterré dans son système, mais il y est déjà collé, figé, et il n’en bougera pas, en attendant qu’on l’y enterre. Le classé d’Académie a sa case dans l’opinion comme un saint en pierre a sa niche, mais on passe devant, sans le regarder. Quelques braves niais saluent encore, mais les coups de chapeau s’attardent ; bientôt, on ne saluera plus. Vous sentez bien, n’est-ce pas ? que ce n’est point dans un pareil moment que je voudrais me rembarquer dans l’examen de ce vieux principe de critique, déjà jugé, qui consistait hier, sous la plume de M. Renan, à faire du Christianisme révélé le syncrétisme de toutes les philosophies du monde, et qui, sous la même plume, a consisté depuis à faire de l’Apocalypse, cette Vision de prophète inspiré, le syncrétisme de tous les contes populaires d’un monde à peu près fou. Horreur de la vie ! Vous comprenez bien que je ne voudrais pas me réempétrer dans toutes ces affreuses bouillies allemandes dont je suis sorti, — et la France avec moi, — la France, qui a pétillé deux jours pour ces impiétés savamment sottes, mais qui a fini par les trouver ce qu’elles sont : impuissantes et ennuyeuses. Non ! j’ai laissé cela et pour jamais. Seulement, comme ils ont dit qu’il y avait un écrivain et un grand écrivain au fond du philosophe et que le sujet de l’Antéchrist prêtait à l’écrivain, je l’en ai ôté, je l’ai regardé… Et j’ai dit ce simple mot sur le grand écrivain, — ce mot qui ne voulait être qu’un mot, car il ne méritait pas plus !