(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre cinquième »
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(1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre cinquième »

Chapitre cinquième

§ I. Explication du jugement de Boileau sur Desportes et Bertaut. Caractère des poésies de Desportes. — § II. Bertaut. — § III. Malherbe. Caractère général de sa réforme. — § IV. Détails biographiques. Du caractère et du tour d’esprit de Malherbe. — § V. Détail des changements opérés par ce poète dans l’art d’écrire en vers. — § VI. Perfectionnement de la langue et de la versification. — § VII. Des exemples donnés par Malherbe à l’appui de sa discipline.

§ I. Explication du jugement de Boileau sur Desportes et Bertaut. Caractère des poésies de Desportes.

Boileau continue à tracer ainsi la suite de l’histoire de la poésie :

Ce poëte orgueilleux112, trébuché de si haut
Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.

Ce bref jugement sur Desportes et Bertaut n’est pas moins exact que le portrait de Ronsard ; là encore l’histoire de la poésie ne doit être qu’un commentaire de Boileau.

Desportes et Bertaut ont eu peur du vol de leur maître ; ils ne l’ont pas suivi dans l’ode, n’étant pas aussi assurés que lui d’échapper au sort dont Horace a menacé les émules du Pindare thébain. D’autre part, dans cet entassement de mots tirés de tant de sources diverses, ils ont fait un choix. Plus retenus dans les sujets, ils l’ont été dans leur style. Le détail où je vais entrer sur chacun d’eux fera voir en quoi cette retenue a été utile à la langue poétique. Mais n’est-ce pas sortir du plan de cette histoire, que d’y donner place à des noms si évidemment secondaires ? Boileau ne m’en eût-il pas fait un devoir, par la mention d’estime qu’il donne à ces deux poëtes dans ce résumé des traditions de notre poésie, la vérité eût réclamé pour eux. Il y a une sorte de création dans cette sagesse même qui tint en bride Desportes et Bertaut, et qui les fit résister à la tentation d’imiter Dubartas, quoique celui-ci ne se fût pas mal trouvé pendant un temps d’avoir poussé jusqu’à l’extravagance l’imitation de Ronsard. Ils ont marqué, si même ils ne l’ont pas provoqué, un retour de goût dans le public français ; ils ont rendu plus facile la tâche de Malherbe, qui devait apprendre d’eux à faire mieux qu’eux. De même que dans l’histoire politique il y a des hommes de second ordre, sans lesquels certaines choses nécessaires et qui subsistent pouvaient ou ne pas s’accomplir sitôt, ou ne pas s’accomplir du tout ; de même, dans l’histoire de la littérature, il y a tels écrivains qui, pour n’avoir pas eu le don du génie, ont néanmoins senti les premiers, à certaines époques, le progrès qui se préparait, et ont en quelque sorte dégrossi le public pour les hommes de génie. Ainsi, dans les premiers temps de notre langue, les chroniqueurs rhétoriciens ; ainsi les deux disciples de Ronsard. L’histoire politique ne doit omettre que ceux qui ont subi les événements sans les comprendre, et qui ont ignoré et leur temps et eux-mêmes ; l’histoire de la littérature n’est fermée qu’aux écrivains qui n’ont fait que suivre, et qui ont porté la livrée soit d’un homme supérieur, soit de quelque mode littéraire aussi passagère qu’une mode d’habits.

Ronsard avait donné des exemples dans la haute poésie et dans la menue poésie, en faveur à la cour. Près de sept cents sonnets113, outre un bon nombre de petites pièces galantes, prouvent qu’il subissait d’assez bonne grâce la mode italienne. Desportes, plus âgé de huit ans que Bertaut114, suivit l’exemple de Ronsard dans la poésie de cour ; ou plutôt, remontant jusqu’à Mellin de Saint-Gelais, il en imita le tour d’esprit, et il en eut l’aimable caractère et la fortune. Mais il perfectionna l’art de Saint-Gelais avec les doctrines et sous l’influence de la poésie savante de Ronsard.

Un poëte des premières années du xviie  siècle, Desyveteaux115, lequel avait été à la fois témoin du retour du goût qui se marque en Desportes et en Bertaut, et de la réforme opérée par Malherbe, parle ainsi de Desportes, comparé aux poètes de l’école de Ronsard

Lorsque du plus haut ciel les Muses descendues
N’avoient qu’en peu d’esprits leurs flammes épandues,
De leurs chastes amours les premiers inspirés
Ouvrirent des trésors de la France admirés ;
Mais rien n’étant jamais parfait de sa naissance,
Ils ne purent trouver parmi tant d’ignorance
Ce qu’avecque plus d’art les autres ont cherché
Voyant par les premiers le terrain défriché.
Quand de si peu de mots la France avoit l’usage
C’étoit être savant que d’avoir du langage
Rien ne se peut former et polir à la fois ;
Il faut beaucoup de mots pour en faire le choix.
Ces esprits emportoient la gloire tout entière,
Si toujours la façon eût suivi la matière.
Mais souvent à leurs vers défailloit la beauté,
Comme aux corps qui n’ont rien qu’une lourde santé.
De tant d’esprits confus Desportes nous dégage,
Et la France lui doit la règle du langage 116 .

Ce jugement est exact, sauf l’exagération de la louange, que n’évite jamais un admirateur contemporain, et qui comparera plus loin les poésies de Desportes à la voie lactée. Desyveteaux exprime ce qu’avait senti le public qui s’occupait de poésie. Après Ronsard, qui avait dû remuer beaucoup de mots, Desportes vint faire un choix, dégager la langue poétique de ce pêle-mêle de toutes les langues, donner des règles enfin, sinon la règle même du langage, comme Desyveteaux l’en loue.

Un peu par timidité, à la suite des imprudences de Ronsard un peu par goût, il se contenta d’être plus correct et plus raffiné dans l’expression de la galanterie. Ce progrès n’est pas seulement extérieur, le langage ne pouvant se perfectionner sans que les idées soient plus claires, plus exactes et plus délicates.

Pour le fond et le cadre de ses poésies, Desportes suit fidèlement Ronsard. Celui-ci avait adressé son premier livre d’Amours à Cassaudre, et le second à Marie ; dans Desportes, il y eut aussi un premier livre d’Amours pour Diane, et un second pour Hippolyte. La nouveauté, ce fut d’en avoir fait un troisième pour Cléonice, suivi d’un quatrième pour diverses beautés qu’il ne nomme pas. Le recueil adressé à Diane est plein des tourments qu’il a éprouvés au service de cette dame ; c’est, dit-il naïvement :

C’est le papier journal des maux que j’ai soufferts.

Diane lui fait éprouver tous les maux de la jalousie. Il est jaloux de Veau, qui lui lave les mains ; du sommeil, qui lui clôt la paupière ; du vent, qui se joue dans ses beaux cheveux ; et prend des privautés dont il ne peut se trouver content. Il est jaloux de la couleur des vêtements de tous ceux qu’il rencontre. S’ils sont habillés de noir, c’est signe que Diane leur a donné quelque sujet de tristesse d’incarnat, c’est aveu de souffrance ; de vert ou de bleu, c’est marque d’espérance ou de jalousie.

Le bleu, c’est jalousie, et la mer en est peinte.

Après quatre ans d’un service si rude, dit-il,

Que la peine en tout autre en eût ôté l’envie…
Voyant ses passions si mal récompensées,

il se guérit. Mais à peine a-t-il retrouvé la raison, qu’il la perd de nouveau à la vue d’Hippolyte.

… Ainsi qu’un flambeau qu’on ne fait que d’éteindre,
Si le feu s’en approche, est aussitôt repris ;
Dans mon cœur chaud encore un brasier s’est épris
Voyant votre bel œil qui les cieux peut contraindre…

Les secondes amours de Desportes sont, comme les premières, fort mal récompensées, et finissent par une absence. Cette Hippolyte qui le voit d’un œil sec brûler sans espoir, c’est Néron contemplant froidement l’incendie de Rome. Lui-même se qualifie d’aigle des amoureux. Pourquoi ? Parce que, comme l’aigle, qui regarde fixement le soleil, il a pu regarder fixement les yeux d’Hippolyte.

Desportes n’est pas plus favorisé dans les Amours de Cléonice dont le dénoûment est le même ; ni dans les Amours diverses, où, parmi d’innombrables vers sur les tourments du désir, il ne s’en voit aucun sur les douceurs de l’amour partagé. Voici le début de ce dernier recueil

Après avoir passé tant d’étranges traverses,
Après avoir servi tant de beautés diverses,
Avoir tant combattu, travaillé, supporté,
Sous la charge d’Amour, le guerrier indompté,
Je pensois à la fin, rompu de tant de peine,
Avoir eu mon congé de ce grand capitaine,
Me retirer chez moi, remporter ma raison.
J’avois porté l’ennui d’aimer sans être aimé
J’avois, sans recueillir, pour un autre semé ;
J’avois souffert la mort qu’on sent pour une absence
J’avois au désespoir fait longtemps résistance
J’avois senti le mal qui vient d’être privé
Du grand consentement dès qu’il est arrivé.
Puis j’avois soutenu le regret et la rage
D’aimer plus que mon cœur une dame volage ;
J’avois été jaloux, insensé, furieux,
Portant la glace au cœur et le feu dans les yeux ;
Et si quelque autre peine en réserve se treuve
Ainsi qu’il me sembloit, j’en avois fait l’épreuve.
Mais ce n’étoit qu’une ombre

Ne nous hâtons pas de plaindre Desportes il goûte tant de contentement à souffrir, qu’il ne craint rien plus que d’être sans tourment :

Je fais un magasin de soucis et de peines.
J’en garde pour le jour et pour l’obscurité,
Ne voulant demeurer sans être tourmenté.

Aussi remercie-t-il je ne sais quelle beauté des Amours diverses, d’être plus infidèle que Diane, plus cruelle qu’Hippolyte plus volage que Cléonice :

Je vous suis donc, madame, obligé grandement
Puisque, pour vous aimer, j’ai cet heureux tourment.

Desportes était attaché au duc d’Anjou, depuis Henri III, qui, devenu roi, le combla de bénéfices. Quand ce prince partit pour aller occuper le trône de Pologne, il chargea Desportes de rimer ses adieux aux dames que son départ allait affliger. Le poète fut plus excessif encore dans ces plaintes de commande que dans les siennes. Il fait dire quelque part au duc d’Anjou :

Qui fera de mes yeux une mer ondoyer,
Afin qu’à ce départ je m’y puisse noyer ?

Tout, dans ces poésies, roule sur les peines de l’amour ; tout est mauvais traitements, angoisses ; il n’y a ni relâche ni congé dans ce que les poëtes de cette école appellent le service de l’amour. Du reste, ces désespoirs faisaient leur fortune. Desportes leur dut certainement ses bénéfices, et Bertaut peut-être son évêché de Séez. Le malheur dans les amours de tête était un titre assuré aux charges et aux biens d’Église ; aussi se gardait-on bien d’être heureux.

Mais l’esprit français, policé par la Renaissance, eut aussi sa part dans les poésies de Desportes ; je l’y reconnais à quelques détails gracieux et spirituels. De l’esprit, c’est-à-dire des idées justes, exprimées d’un style piquant, il y en a en beaucoup d’endroits. La grâce y est plus rare ; j’entends par là l’expression naïve de sentiments personnels à l’homme, alors que, pour féconder un sujet imaginaire, il mêle aux formules de la poésie amoureuse de son temps le souvenir d’émotions qu’il a connues.

C’est à l’imitation étrangère qu’appartiennent ces désespoirs, ces alternatives de feu et de glace, ces cœurs

Meurdris, couverts de sang, percés de toutes parts,
Au milieu d’un grand feu qu’allument des regards ;

ces vies « ravies par des yeux foudroyants, ces yeux « où le beau soleil tous les soirs se retire » ; ces plaies incurables, et tout ce détail du martyre amoureux :

… les angoisses mortelles,
Les diverses fureurs, les peurs continuelles
Les injustes rigueurs, les courroux véhéments,
Les rapports envieux, les mécontentements etc. ;

vain exercice, dit naïvement Desportes, auquel il a joué toute son âme.

C’est la nature qui lui inspire un assez grand nombre de vers pleins de douceur, qui subsistent par la vérité des pensées et par la nouveauté d’un langage aimable et délicat.

En expiation de tant de fadeurs amoureuses, Desportes, à l’exemple de Clément Marot, mais dans un autre esprit traduisit les Psaumes.

Sa traduction vaut mieux que celle de Marot, et la langue en est moins au-dessous des beautés de l’original ; mais l’ouvrage est médiocre, et, s’il doit être compté à Desportes, c’est moins comme un titre poétique que comme un acte de pénitence.

§ II. Bertaut.

Bertaut nous a laissé, sur ses premières inspirations poétiques, quelques détails qui nous aideront à l’apprécier. C’est en lisant Ronsard qu’il se sentit poëte ; il n’avait pas seize ans. Plus tard, il fut attiré par la douceur de Desportes qu’il essaya d’imiter.

Fol qui n’avisois pas que sa divine grâce,
Qui va cachant son art d’un art qui tout surpasse,
N’a rien si difficile à se voir exprimer
Que la facilité qui le fait estimer.
Lors à toi (à Ronsard) revenant, et croyant que la peine
De t’oser imiter ne seroit pas si vaine
Je te pris pour patron mais je pus moins encor
Avec mes vers de cuivre égaler les tiens d’or…117

En effet, les œuvres de jeunesse de Bertaut sont imitées de Desportes ; celles de son âge mûr le sont de la partie sérieuse et savante des poésies de Ronsard. Le recueil des premières se compose de stances, de sonnets, de pièces pour les fêtes de la cour, de complaintes, de vers sur des Heures et sur des gants, à l’exemple de Saint-Gelais. Comme il arrive à tous les jeunes gens, Bertaut imitait le poëte le plus à la mode et le plus près de lui. Plus tard, il revint aux exemples de haute poésie donnés par Ronsard, et bien lui en prit : car c’est dans la haute poésie seulement que Bertaut a laissé des vers dignes d’être épargnés par Malherbe, dans le temps même qu’il biffait Ronsard et Desportes.

Ce second recueil, le véritable titre de Bertaut, se compose de paraphrases de psaumes, de chants funèbres sur les morts royales, de diverses pièces en vers héroïques sur des sujets élevés. Plus de sagesse dans les plans, un emploi plus discret de l’érudition, un meilleur choix de mots, plus d’unité dans le ton, tel est le changement qui se marque dans les poésies de Bertaut. C’est un progrès dans la composition et le langage opéré par un homme de goût, plutôt qu’une veine nouvelle de poésie ouverte par un esprit hardi et fécond. Mais à une époque où une grande force de naturel se fait sentir jusque dans les plus fades poésies et où les défauts même qui peuvent lui être communs avec les époques de décadence ne sont que des excès de jeunesse, cette sagesse de Bertaut est quelquefois vigoureuse, et fortifie ce qu’elle corrige. J’imagine que c’est pour des vers comme ceux qui suivent que Malherbe s’adoucissait118 ; il s’agit de la justice de saint Louis :

Lui voyant ces abus ouvrir ainsi la porte
Aux lamentables maux que l’injustice apporte
Le bon droit ne servir, le tort ne nuire en rien.
Mais la seule faveur, sous une robe feinte,
Régner es jugements sur la raison éteinte ;
La justice, au palais, sa balance employer,
A peser, non le droit, mais, l’argent du loyer
L’ignorance élevée aux dignités suprêmes…

Plus loin, la charité du saint roi ne l’inspire pas moins heureusement :

Maints rois s’armant les bras d’un fer victorieux
Rendent par l’univers leur renom glorieux,
Brident de saintes lois la populaire audace,
Laissent de leur prudence une éternelle trace,
Et gagnent tout l’honneur qu’on s’acquiert ici-bas
Par les arts de la paix et par ceux des combats
Mais peu daignent tourner leur superbe paupière
Vers le pauvre étendu sur la vile poussière
Et penser qu’en l’habit d’un chétif languissant
C’est Christ, c’est Christ lui-même, hélas ! qui gémissant,
Se lamente à nos pieds de la faim qui l’outrage.

C’est cette pitié qu’avait saint Louis. On le voit aider des fruits de ses épargnes

… La triste veuve à qui l’heur d’être mère
Étoit sujet de plainte et surcroît de misère ;
Racheter des, captifs ; doter la chasteté
De la vierge nubile, à qui la pauvreté
Refusoit un mari, fanissant en tristesse
La misérable fleur de sa verte jeunesse.

Il y a un accent de mâle éloquence dans cette apostrophe aux rois qui accablent leurs sujets d’impôts, et qui boivent le sang du peuple dans des vases dorés :

Mauvais pasteurs du peuple, écorchez vos troupeaux,
Pour changer en draps d’or leurs misérables peaux.
Pensez-vous que le ciel, qui hait la tyrannie,
Favorise la vôtre, ou la laisse impunie ?
Non, non, il détruira votre injuste pouvoir,
Et faisant contre vous vos sujets émouvoir,
Ce courroux punisseur qui les règnes désole…
Brisera votre sceptre orgueilleux de tributs
Vous en ôtant l’usage en haine de l’abus ;
Ou bien il maudira les cruels artifices
Qu’inventent vos flatteurs pour nourrir vos délices,
Et fera que, votre or fondant en votre main
Plus vous dévorerez, et plus vous aurez faim.

Ailleurs, parlant du plaisir pieux que trouvait saint Louis à lire les Écritures, et comparant son respect pour les livres sacrés au respect d’Alexandre pour les poèmes d’Homère, il dit :

Il les tenoit enclos comme un riche trésor
Dans un coffre odorant de cèdre et de fin or :
Il les vouloit nommer la fleur de ses délices
L’aiguillon des vertus et la bride des vices.
Que si le soin public lui laissoit du loisir,
Il ne l’employoit point en un plus doux plaisir
Qu’en celui que le fruit d’une étude si sainte
Fait savourer aux cœurs où Dieu grave sa crainte.

Presque tout ce panégyrique est écrit de ce ton. Les pensées en sont choisies, la plupart très-élevées, et l’expression en est abondante et ferme. Il mérite d’être lu, non-seulement pour sa date, mais pour la justice de l’éloge toujours conforme à la vérité historique ; pour l’onction chrétienne de certains passages, et parce que la langue en est forte et saine. Il n’est pas lu pourtant, et peut-être le titre même en est-il ignoré. Est-ce un oubli injuste, et y a-t-il sujet de réclamer pour une gloire méconnue ? Nullement. Les plus grandes beautés du recueil de Bertaut ne suffisent qu’à motiver le jugement de Boileau. Le mérite de ce poëte est moins d’avoir ajouté que d’avoir effacé. Il a été plus sage qu’inventeur et même après ces perfectionnements, qui l’ont rendu digne d’une mention dans l’Art poétique, trop de choses restent à faire pour qu’on accorde plus que de l’estime à ce qu’il a fait. C’était trop peu d’avoir été plus retenu que Ronsard ; il s’agissait, non de se préserver de ses excès en l’imitant, mais de rétablir l’image même de la poésie, que ses doctrines et ses exemples avaient si étrangement défigurée. Il fallait, en un mot, non le corriger, mais le renier. Le succès dans cette entreprise devait donner la première gloire poétique durable : cette gloire fut celle de Malherbe.

§ III. Malherbe. Caractère général de sa réforme.

Boileau salue l’arrivée de Malherbe comme une sorte d’avènement.
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber ;
Et le vers sur levers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois, et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.

Tout, dans ce jugement, est considérable ; tout porte coup. C’est la théorie même de l’art d’écrire en vers, rédigée par Boileau au nom de tout le xviie  siècle. Pesons-en chaque expression cela vaut mieux que de revendiquer quelque vaine liberté dont Malherbe et Boileau n’auraient pas eu de souci. En fait d’art, comme en fait de morale, il est bien plus pressant de venir en aide à la discipline, à laquelle notre instinct nous soustrait sans cesse, qu’à la liberté, qui n’est que trop portée à se faire sa part.

On n’a pas oublié quels étaient les excès de l’école de Ronsard, timidement corrigée par Desportes et Bertaud. Du Bellay avait indiqué l’imitation de l’antiquité comme la source la plus féconde où notre poésie pût puiser. Ronsard l’entendit de l’imitation matérielle ; il en copia les formes, il en francisa la langue autant qu’il put, sinon autant qu’il voulut. L’imitation fut une traduction. Il prit au mot ce dédain du profane vulgaire, dont se vante Horace ; et, pour rendre la poésie d’autant plus inaccessible, il la hérissa de mots pédantesques, qui la protégeaient en effet contre les regards de la foule. Fidèle d’ailleurs au principe de Du Bellay sur l’imitation des modernes, il avait payé à l’école d’Italie un tribut de sept cents sonnets.

Quant aux moyens d’enrichir la langue, outre les mots d’origine grecque ou latine, la technologie des métiers, celle des exercices et des amusements de la noblesse, il avait fait appel à tous les patois pour former la langue française, à peu près comme un politique qui eût ressuscité toutes les souverainetés féodales pour en former la monarchie absolue. Le résultat de cette théorie avait été de mettre toute la poésie dans l’érudition et de faire de l’art d’écrire en vers un mécanisme.

Il fallait donc, pour fonder ce grand art, dont la discipline devait être commune à tous les genres, il fallait rendre à l’esprit français son indépendance ; et le délivrer aussi bien de la superstition de l’antiquité que de la livrée des modernes, de Pindare que de Pétrarque.

Il fallait instituer une langue générale, dont le centre fût au siège même de la monarchie ; et, comme celle-ci s’était établie sur les ruines de la féodalité, établir celle-là sur la ruine des patois provinciaux.

Il fallait rendre la poésie populaire, appeler le plus grand nombre aux pures délices et aux sévères enseignements de l’art ; trouver, pour un pays encore partagé en classes, une langue qui ne fût ni au-dessous de la délicatesse des classes élevées, ni au-dessus de l’intelligence de la foule, une langue commune à la cour, à la ville et au peuple.

Après cette réforme générale, il y avait une réforme de détail à faire, dont Desportes et Bertaut devaient être la matière, leur sagesse étant pleine d’incertitudes, et leurs perfectionnements pleins de défauts. Il fallait, non plus triompher des extravagances de Ronsard, c’était devenu trop facile ; mais découvrir dans l’ordre, dans la mesure, dans le langage plus choisi de ses deux disciples, les vices secrets que protégeait la timidité même de ce commencement de réforme. II fallait créer la critique de détail, et en quelque sorte inventer le goût, qui n’est que le jugement appliqué aux détails des ouvrages de l’esprit ; enseigner, comme dit Boileau, le pouvoir des mots mis en leur place ; déterminer la valeur de chacun, en laissant à l’esprit français toute liberté pour combiner sans fin des notes qui devaient rendre toujours le même son.

Mais c’eût été trop peu d’opposer des théories, même excellentes, à une forme de poésie en possession de la faveur. Il fallait consacrer la nouvelle discipline par des chefs-d’œuvre. C’est ce que fit Malherbe. Et c’est le sentiment de la nécessité comme de la grandeur de ce rôle qui fait dire à Boileau, avec un accent si vrai :

Enfin Malherbe vint !…

§ IV. Détails biographiques. Du caractère et du tour d’esprit de Malherbe.

Malherbe, comme tous les réformateurs, commença par imiter ce qu’il allait réformer. C’est en pratiquant les défauts de ses devanciers qu’il apprit à s’en corriger. Le premier poëme qu’il publia, les Larmes de saint Pierre, est imité du Tansille, poëte italien ; toutefois, quelques passages d’un goût vigoureux des expressions fortes et précises, du nombre, je ne sais quel grand air que n’avait pas encore eu la poésie jusque-là, annonçait l’auteur de ces belles odes, les premiers modèles de la haute poésie. Malherbe s’était d’ailleurs exercé dans tous les genres estimés à la cour. Il avait fait des stances des sonnets, des psaumes, à l’exemple de ses devanciers, et mieux que le plus habile. Une ode qu’il lut au cardinal Duperron fit parler de lui devant Henri IV. Ce prince ayant su par Desyveteaux que le gentilhomme normand dont Duperron lui avait tant vanté les vers était à Paris, le fit venir, et lui demanda une prière pour son voyage en Limousin. Il en fut si satisfait, qu’il voulut que M. de Bellegarde le prit dans sa maison, où Malherbe vécut désormais avec une pension du roi.

Il avait alors quarante-huit ans. Jusqu’à cette époque on ne sait rien ne sa vie, sinon qu’ayant quitté son père, gentilhomme de Caen119, parceque celui-ci s’était fait huguenot, il vint en Provence, et s’attacha au grand prieur de Provence, Henri d’Angoulême. Il avait été mêlé aux guerres de religion. S’il faut en croire Racan, il lui arriva, dans une rencontre, de pousser Sully si vivement l’espace de deux ou trois lieues, que celui-ci en garda toujours du dépit et que ce fut la cause de la situation médiocre de Malherbe à la cour de Henri IV.

Quoi qu’il en soit, c’est à partir de 1605, époque à laquelle il se fixa à Paris, que commence sa double tâche de réformateur et de poëte donnant le précepte et l’exemple, mais plus souvent le premier que le second. Il la continua jusqu’à sa mort arrivée en 1626, et mourut en grammairien, relevant, dit-on, une faute de français de sa garde-malade, et laissant un petit recueil et une influence immense.

Son caractère, son âge, son tour d’esprit convenaient admirablement à l’espèce de dictature qu’il exerça pendant vingt ans. Il avait fait ses preuves comme homme de guerre, et il n’était pas messéant pour celui qui allait devenir le tyran des syllabes comme l’appelèrent les poëtes de l’école de Ronsard, d’avoir porté l’épée honorablement. Malherbe avait la fierté et le courage d’un gentilhomme. Il se disait de la race des Normands de la conquête, et il ne démentait pas ses prétentions par un caractère disputeur, hardi, courageux jusqu’à se vouloir battre à soixante-quatorze ans avec le chevalier de Piles, qui avait tué son fils en duel. Il fit ses plus belles pièces ayant passé l’âge mûr, alors que l’imagination n’a plus de fumées, la raison plus d’illusions, le goût plus d’incertitude : c’est l’âge où Bossuet écrivait l’oraison funèbre du prince de Condé. Le tour d’esprit de Malherbe le portait vers la critique il ne pouvait ni se contenter des apparences, ni supporter les équivoques ; vif, passionné, d’une netteté de langage qui ne souffrait aucune obscurité chez les autres, ayant, dit Racan, une conversation, brusque, où tout mot portait ; intraitable sur tout ce qui touchait à l’art ; risquant ses amitiés, non pour un trait d’esprit, mais pour une vérité utile : témoin sa brouille avec Regnier, neveu de Desportes, qu’il estimait par-dessus tous les autres, mais devant lequel il n’avait pu s’empêcher de préférer un bon potage aux vers de son oncle.

L’autorité de ses exemples, son crédit à la cour, la vivacité et la décision de son esprit, lui firent bientôt des disciples. Ce fut comme une nouvelle brigade qui déclara la guerre à celle de Ronsard. Les plans de campagne se faisaient dans cette petite chambre à six ou sept chaises dont parlent les biographes, où Malherbe s’entretenait tous les soirs avec ses jeunes amis, Maynard entre autres et Racan, qui devaient laisser quelques vers dignes du maître. Il présidait la réunion et tenait si fort à cette prérogative, qu’un jour son valet ayant annoncé je ne sais quel président du parlement : « Il n’y a ici, dit-il, de président que moi. » Là, on discutait tous les perfectionnements que pouvait recevoir l’art d’écrire en vers ; on revisait les jugements de la mode et on préparait ceux de la postérité. Là, Malherbe, avec une sagacité impitoyable et un sens critique supérieur, arrachant sa défroque antique à la muse de Ronsard et dénonçant les mignardises de Desportes, rendait des jugements qui devenaient au dehors des arrêts de langage et de goût.

§ V. Détail des changements opérés par Malherbe dans l’art d’écrire des vers.

Malherbe prit une à une toutes les pièces de l’édifice grotesque élevé par Ronsard, et il les brisa.

Le travers de cette école avait été d’imiter les formes mêmes de la poésie antique, dans ce qu’elle a de plus indigène et de plus local. Ronsard avait fait, comme Pindare, des odes avec l’appareil consacré des strophes, des antistrophes et des épodes. Baïf était allé jusqu’à construire des vers français d’après la métrique antique. Tous s’étudiaient à emprunter à l’antiquité ce qui y est plus particulièrement le fruit des mœurs des formes de la société civile et politique, des religions, du sol, tout ce qui la fait différer essentiellement des temps modernes, et en particulier de la France. Ils négligeaient ou ne voyaient pas ce qui est de l’homme de tous les temps, et ce qui en effet se retrouve, mais ne s’imite pas. Ils avaient transporté l’Olympe tout entier dans la même langue poétique qui s’essayait à traduire les Psaumes, et ils mêlaient dans des fictions bizarres la France et Jupiter, des personnifications modernes et des divinités païennes. De même, dans la langue, cette école avait choisi, parmi les tours et les combinaisons de mots, propres aux langues anciennes, ce qui s’en peut le moins imiter, et qui diffère le plus complétement du génie de la nôtre. Ronsard ayant à choisir entre le grec et le latin pour en tirer ses doctes obscurités, avait préféré au mot âme le mot entéléchie comme plus savant, et parce qu’aucune analogie ni ressemblance quelconque avec notre langue ne l’exposait à être compris de la foule.

Malherbe s’attaqua d’abord à l’érudition extérieure et à l’imitation matérielle ; et, pour mieux combattre l’abus de l’antiquité, c’est à peine s’il prit soin d’en recommander l’usage. Mais il est très-vrai qu’il y était fort exercé. Sa traduction d’une décade de Tite-Live en serait une preuve certaine, à défaut d’autres. Il avait, dit un biographe, Horace dans son cabinet, sous le chevet de son lit, sur sa toilette, dans sa mémoire, à la ville et aux champs ; et il l’appelait son bréviaire. Il préférait d’ailleurs les Latins aux Grecs, moitié par esprit de réaction contre la trop grande part que l’école de Ronsard avait faite à ceux-ci, moitié par un instinct supérieur qui lui faisait voir les profondes analogies et en quelque sorte la filiation directe du français et du latin. Il ne faut pas trop s’étonner qu’il goûtât beaucoup Sénèque, et qu’il n’ait pas assez goûté Pindare. Pour ce dernier, c’était visiblement l’impression des excès où l’imitation de ce poëte avait fait tomber Ronsard outre qu’il sentait que cette forme de poésie, déterminée par deux choses exclusivement propres aux Grecs, la musique et le culte, ne pouvaient convenir ni aux idées modernes ni à l’esprit français. Quant au goût pour Sénèque, ce goût lui est commun avec tous les écrivains de la seconde moitié du xvie  siècle, y compris le plus excellent, Montaigne120. Rien ne paraissait plus beau à l’école de Ronsard que l’érudition recherchée et raffinée, l’érudition des curiosités. Le prix était au plus obscur, à celui qui donnait le plus à faire aux commentateurs. C’est ce qui avait fait le succès de Dubartas, dont le poëme, traduit dans toutes les langues, eût pu donner de l’envié à Ronsard lui-même121. Malherbe traita cette érudition fort brutalement. Pédanterie, latinerie, disait-il de toutes ces prétentions au savoir extraordinaire. En même temps il marquait d’une main ferme la limite dans laquelle la poésie française pouvait être savante. Parmi les traditions de l’antiquité, il n’employa que les plus populaires, et, dans la mythologie comme dans l’histoire, il s’en tint aux noms connus de la foule. Son sens supérieur discernait, entre tous ces souvenirs, ceux qui étaient, en quelque sorte, communs au monde ancien et au monde moderne, et qui devaient se mêler à toujours aux idées nouvelles. « Il s’est enrichi, dit très-bien Godeau, de la dépouille des Grecs et des Romains ; mais il n’en a pas été idolâtre. »

Pour les fictions, il les avait, dit Racan, en aversion. Regnier avait fait pour Henri IV une élégie où il représentait la France montant au trône de Jupiter, et s’y plaignait de l’état où l’avait réduite la Ligue. « Depuis cinquante ans que je demeure en France, disait à ce sujet Malherbe, je ne me suis point aperçu que la France se fût enlevée de sa place. »

Il voulait que le poète ne se consumât point dans ce vain travail, et que la poésie, comme la prose, n’exprimât que des réalités. Admirable vue dans un pays qui ne se prête pas aux fictions, et où cette forme de poésie n’a jamais réussi. Les fictions ne sont pas l’idéal ; ce n’est, le plus souvent qu’un artifice pour orner et rendre extraordinaire une réalité trop commune l’idéal, c’est la réalité choisie. Malherbe aimait autant l’idéal qu’il dédaignait les fictions.

Il ne ménagea pas plus Pétrarque que Pindare. Les odes de l’un avaient eu le tort de servir de modèles à la poésie savante ; les sonnets de l’autre étaient coupables de toutes les fadeurs de la poésie amoureuse. Peut-être en voulait-il à Pétrarque du tribut qu’il avait payé lui-même au pétrarchisme. Quant aux poëtes italiens contemporains, il les traitait comme les poëtes français ses devanciers. Le plus à la mode alors, le cavalier Marin, s’en vengea par des épigrammes ; mais Malherbe eut plus que les rieurs de son côté, il eut la nation.

A ces changements dans le fond même de la poésie, répondirent autant de changements dans la langue. La ruine de la poésie savante entraînait la ruine de la langue gréco-latine de Ronsard ; la guerre à l’imitation italienne faisait disparaître les subtilités et les équivoques de Desportes. Mais le point capital fut la proscription des patois. Malherbe en nettoya la langue poétique. Il se moquait du vendômois de Ronsard. Il se vantait d’avoir dégasconné la cour, où, en effet, le gascon était venu à la suite de Henri IV. Il disait que la bonne langue se parlait sur la place Saint-Jean expression exagérée d’une pensée pleine de justesse, où Malherbe laisse voir en même temps son sens supérieur et son esprit agressif et normand. Où est, en effet, la bonne langue française, si ce n’est au centre de la France, à Paris ; et, puisque la cour a pu être tour à tour italienne, gasconne ou espagnole, dans le peuple même de Paris, qui ne change pas, et qui est ce qu’il y a de plus français en France ? La langue du peuple n’est pas sujette aux variations de la mode ; elle est dans tous les temps la langue naturelle des passions.

Malherbe voulut l’unité de langue dans un pays qui avait conquis l’unité politique ; plus conséquent que Ronsard, il ne songeait pas à conserver la féodalité dans le langage, quand il se félicitait de la voir disparaître dans l’État. L’esprit français sous les traits d’un habitant de Paris, cultivé par la forte discipline de l’antiquité, mais gardant son indépendance et sa physionomie ; la langue française sur la place Saint-Jean, là où elle est le plus inaccessible au pédantisme et à l’imitation étrangère, voilà quelle fut la pensée de Malherbe. C’est ainsi qu’il interpréta et développa la théorie de Du Bellay, et qu’il rétablit l’ordre bouleversé par Ronsard.

§ VI. Changements de détails dans la langue, et perfectionnement de la versification.

Il semble que ce grand homme avait fait assez en délivrant la poésie française de la superstition de l’antiquité et de l’imitation étrangère, des fictions, de la subtilité et du pédantisme, en lui montrant son idéal dans l’esprit français, formé par l’antiquité et parlant la langue du peuple de Paris ; surtout en joignant, comme il en eut la gloire, l’exemple au précepte. Mais il importait, pour assurer cette direction de la poésie, de rendre ces grandes vues familières par une critique de détail qui exerçât le goût du public, et qui formât des lecteurs pour les chefs-d’œuvre que l’esprit français allait enfanter. Ronsard et Desportes firent tous les frais de cette sorte d’enseignement. Malherbe immola le premier tout entier, et presque tout le second, aux nouvelles doctrines. Il est regrettable que l’exemplaire de Ronsard, qu’il avait annoté de sa main, ait été perdu mais on a retrouvé celui de Desportes. Toutes les remarques ne sont pas d’une égale portée, et quelques-unes sentent trop le tyran des syllabes. C’est l’excès de tout réformateur mais le plus grand nombre frappait juste.

Malherbe n’y va pas de main timide : « Cette sottise est non pareille », dit-il d’un passage de Desportes. De stances du même : « Toute cette pièce est si niaise et si écolière qu’elle ne vaut pas la peine de la censure. » D’une phrase du même : « Cette phrase est latine ; il faut dire, pour parler françois… » D’une autre : « Phrase excellentissime. » Le vieux tyran des syllabes fait de l’ironie. D’une autre : « Ceci est dit sans jugement. » D’une autre : « Sot et lourd. » D’un latinisme « La langue latine se sert de cette épithète mais la françoise, non. » D’un tour prétentieux : « Ceci pipe le monde, et ce n’est rien qui vaille. » D’un pétrarchisme : « Ceci est sans jugement, n’en déplaise à l’italien où il est pris. » D’un autre : « Bourre excellente, prise de l’italien, où elle ne vaut non plus qu’en françois. » D’une mauvaise rime : « Rime gasconne et provençale, mais non pas française » ; et cent autres de ce genre : Étrange oisonnerie, niaiserie, pédanterie, mal, très-mal, impertinent ; critiques peu civiles, j’en conviens, mais dont l’exactitude est d’autant plus admirable qu’il était plus difficile de voir juste à une époque où tant d’imitations pouvaient troubler le sens le plus sûr, et où la faveur publique protégeait la mauvaise poésie.

Quand on a le courage, non de feuilleter d’une main nonchalante le recueil de Desportes, mais de pénétrer les artifices de cette poésie alors si en vogue, on sent combien la rude main de Malherbe était nécessaire pour réparer la langue, selon la belle expression de Boileau. Comment la langue de toute cette galanterie n’eût-elle pas été profondément vicieuse ? Par vices, je n’entends pas ces violents excès, ces fautes grossières qui sautent aux yeux de tous, comme il en échappe tant à Ronsard parmi beaucoup de choses d’une franche verve et de bon aloi. Desportes ferait illusion même à des esprits cultivés, parce que les vices de sa langue viennent le plus souvent du mauvais emploi qu’il fait d’un esprit fin, délié, dont la retenue paraît venir du goût, plutôt que de la peur de tomber comme Ronsard. Ce sont mille traits qui ne touchent pas le but, mille sens douteux, mille finesses sous lesquelles se cachent des niaiseries ; une habitude de tourner tout à l’ingénieux et à la pointe ; toutes sortes de manquements, calculés ou involontaires, à la première loi du langage, la propriété, et, toutefois, une fausse précision qui les dissimule. Tantôt c’est l’effet de la paresse, si difficile à vaincre quand on ne produit que de tête et pour la mode ; tantôt c’est l’illusion même d’un vain travail pour surmonter quelques difficultés d’arrangement ou de mécanisme auxquelles la mode attache du prix. La langue suit ces deux dispositions du poëte tantôt relâchée et vague, et tantôt forcée ; ce qui est le vice caractéristique des poésies de Desportes et de toutes les poésies que n’inspire ni la passion ni la raison.

La guerre que fit Malherbe à toute cette corruption prématurée de la langue fut impitoyable. Il n’en laissa rien échapper. Il n’y eut pas une mauvaise métaphore qu’il ne dénonçât, pas une comparaison inexacte qu’il n’effaçât du revers de sa plume. Pénétrant dans tous les détails de ce style, dans ses jointures les plus cachées dans ses fausses délicatesses, dans ses grâces spécieuses ; demandant compte à chaque mot de sa valeur, de son rapport avec l’idée qu’il exprimait, de sa place dans la phrase, il se rendait comme témoin du travail du poëte, et faisait voir dans la faiblesse de la conception les causes des imperfections de la langue. Épithètes méchantes, pensées incomplètes, contradictoires, disparates, redondantes, brillantes sans solidité impropriétés déguisées par la douceur des mots, ou par la délicatesse apparente des pensées, rien ne trouva grâce devant le réparateur de la langue. L’histoire de la littérature ne nous offre pas d’exemple d’une critique de détails plus fine et plus décisive et le mérite en est d’autant plus grand, que Malherbe en donnait le modèle après avoir, reconnu le premier le génie de notre langue, et l’avoir défendu contre l’imitation du génie étranger.

Les perfectionnements qu’il introduisit dans l’art d’écrire en vers, et dont son exemple fit des lois, ne sont pas moins dignes d’admiration par l’esprit qui les lui suggéra. Cet esprit, c’était de rendre l’art difficile. Malherbe marqua le caractère et assura l’avenir de la haute poésie en France, le jour où il substitua au mécanisme qui permettait à Ronsard de faire deux cents vers à jeun, et autant après dîner122, un ensemble de difficultés ou plutôt un corps de lois qui devait interdire l’art aux vaines vocations, et ne le rendre accessible qu’aux poëtes vraiment inspirés. C’est là cette grande discipline du xviie  siècle, plus jalouse de perfectionner dans chacun la raison générale que d’y encourager l’humeur et le caprice individuel ; toujours en défiance de la liberté, forçant le poëte à choisir entre ses pensées, mais, par là, lui assurant l’empire sur les âmes. Heureux qui a l’œil assez sûr pour voir à quelle hauteur Malherbe a suspendu la plume du poëte, et qui résiste à l’aller prendre témérairement, au risque des misères attachées aux entreprises vaines ou aux succès qui ne doivent pas durer !

Il n’est pas une de ses règles qui n’ait pour objet de rendre l’art difficile. Que veulent cette interdiction de l’hiatus, la césure rendue désormais obligatoire, l’enjambement et les rimes à l’hémistiche proscrits, les élisions prohibées, l’article rétabli ? que veut toute cette guerre aux sons durs, aux assonnances, aux chevilles qu’il appelle bourre ou vent 123, sinon décourager les méchants poètes, et ôter aux bons des tentations de se négliger ? Que prétend Malherbe en défendant les rimes du simple et du composé, temps, printemps jour, séjour, ou des mots qui ont quelque convenance, montagne, campagne, ou des dérivés, mettre, permettre, sinon empêcher la poésie de devenir un exercice de mémoire et un vain jeu de mots ? On trouve, disait-il, de plus beaux vers en rapprochant des mots éloignés ; et rien ne sent plus son grand poëte que de tenter des rimes difficiles. Admirable conseil, puisqu’il est vrai qu’on ne peut éviter les rimes faciles et rencontrer les difficiles qu’en pénétrant plus ayant dans le sujet, ni rimer richement et sévèrement que par le même travail qui fait trouver les pensées fortes ou délicates. C’est dans le même esprit qu’il proscrivait formules vagues, mille, cent, si commodes à la paresse, et dont il disait plaisamment : « Peut-être n’y en avoit-il que quatre-vingt-dix-neuf. »

Un juge prévenu pourrait ne voir dans ces théories de Malherbe qu’un mécanisme de patience substitué à un mécanisme de paresse. Car qu’y a-t-il la d’impossible à un poète médiocre ? C’est tout au plus de la poésie négative. La remarque ferait tort à la mémoire de Malherbe, si en effet il n’eût réglé que la prosodie mais ces perfectionnements dans le mécanisme s’ajoutent à tout ce qu’il exigeait pour la parfaite expression de la pensée poétique ; la tâche du versificateur n’est que le complément nécessaire de la tâche du poète. C’est seulement en l’entendant de la forme et du fond, que la théorie de Malherbe frappe également la poésie facile de l’école de Ronsard et certains imitateurs de la poésie difficile de Racine et de Boileau. Cette discipline n’est faite que pour les poëtes de génie, et c’est ce que j’en admire.

Eux seuls peuvent se mouvoir librement au milieu de tant de règles lesquelles ne sont que leur naturel même, et le secret de leur éternelle conformité avec le nôtre. Pour ne noter que ce conseil de rechercher les rimes éloignées et rares qui « sentent si fort leur grand poète », on reconnaît là un précepte fait tout exprès pour Molière, dont le bonheur en ce genre faisait dire à Boileau, succombant quelquefois sous les difficultés du grand art de Malherbe

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.

§ VII. Des exemples donnés par Malherbe a l’appui de sa discipline.

Les exemples laissés par Ronsard et son école avaient brouillé tout ce que leurs théories avaient réglé. Il n’en fut pas de même de Malherbe ; ses exemples furent la sanction de ses doctrines. Tout ce qu’il régla, il le pratiqua. Par lui les esprits furent désormais fixés sur l’objet de la poésie et sur les conditions de l’art d’écrire en vers. Il indiqua l’objet de la poésie en s’attachant aux vérités générales, j’allais dire aux lieux communs pourquoi pas ? les lieux communs sont les seules nouveautés, parce que ce sont les seules choses éternelles. Quant à la langue des vers, il fit voir où en était la véritable noblesse, en la transportant des mots d’où Ronsard la voulait tirer, aux choses d’où elle se communique naturellement aux mots. Il donna le secret de la véritable harmonie en montrant que, loin d’être une qualité spéciale qui résulte de certaines combinaisons de sons, elle n’est que la suprême et dernière convenance d’un style qui réunit toutes les autres. L’école de Ronsard se croyait supérieure à Virgile, pour avoir renchéri sur la description que ce grand poëte a faite du cheval, par quelques détails techniques empruntés à la langue du palefrenier. Malherbe décrivit et n’analysa pas.

Il peignit par ces traits généraux et sommaires sous lesquels nous apparaît la nature extérieure. Rompant tour à tour avec toutes les servitudes de cette poésie qu’infectait l’imitation ou la folie du savoir, avec tous ces mensonges convenus, auxquels des poëtes bien doués étaient forcés d’accommoder leur naturel, il fit de la langue des vers la langue même des sentiments les plus personnels au poëte. Il fut vrai avec lui-même, vrai avec ses lecteurs ; et c’est plaisir de l’entendre parler ainsi aux Muses, dont il venait de restaurer le culte :

Quand le sang bouillant en mes veines
Me donnoit de jeunes désirs,
Tantôt vous soupiriez mes peines,
Tantôt vous chantiez mes plaisirs.
Mais aujourd’hui que mes années
Vers la fin s’en vont terminées,
Siéroit-il bien à mes écrits
D’ennuyer les races futures
Des ridicules aventures
D’un amoureux en cheveux gris ?

Non, vierges, non, je me retire
De tous ces frivoles discours.

Le genre que Malherbe adopta convenait le mieux à cette réparation de la poésie. C’était l’ode, de toutes les formes poétiques la plus propre à rendre sensibles ses réformes ; rien n’étant lu de plus près, ni avec plus d’attention aux détails. Témoin la naissante Académie française, qui mit trois mois à examiner la Prière pour le roi Henri II allant en Limousin ; encore ne toucha-t-elle point aux quatre dernières strophes. L’instinct du réformateur se révélait dans le choix même de ce genre, le plus littéraire de tous. Car on peut douter qu’il eût le génie lyrique, surtout au sens qu’on y attache aujourd’hui. Il y a peu d’hommes moins lyriques que Malherbe, à voir sa vie ; et je ne lui connais d’enthousiasme que contre les méchants vers. Et pourtant il eut le courage de s’imposer un si rude travail, afin de donner raison à sa discipline par ses écrits.

Je ne sache pas de plus bel exemple dans l’histoire des littératures que celui de cet homme, réformateur par instinct, grand poëte presque par devoir, s’attachant pour l’exemple à un genre où ne le portaient ni son imagination, ni son humeur, et soutenu contre les difficultés de la tâche par le sentiment qu’elle était nécessaire. Plus d’une fois Malherbe plia sous le fardeau, et laissa les premières strophes d’une ode réformatrice se refroidir des mois entiers sur le papier, en attendant les suivantes. Il cédait alors, aimant mieux s’avouer vaincu par sa propre discipline que de l’éluder ; et tantôt il allait se délasser dans cette menue poésie, biffée par lui, où il avait pourtant la faiblesse de vouloir exceller ; tantôt il se retrempait dans de vigoureux entretiens avec ses amis, où, en disputant de cet idéal qu’il n’avait pu atteindre, il reprenait des forces pour le poursuivre de nouveau.

Aussi ne trouve-t-on pas excessives les louanges qu’il se donne dans quelques pièces de son recueil. Combien j’aime, pour ma part, la fierté de ces vers, écrits sans doute dans un moment où Malherbe sentait qu’il n’était pas resté trop au-dessous de cet idéal, et où le réformateur ne désapprouvait pas le poëte !

Apollon à portes ouvertes
Laisse indifféremment cueillir
Ces belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir.
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est pas su de toutes personnes
Et trois ou quatre seulement
Parmi lesquelles-on me range,
Savent donner une louange
Qui demeure éternellement124.

Ailleurs il dit de lui :

Les ouvrages communs vivent quelques années ;
Ce que Malherbe écrit dure éternellement125.

Il est beau d’avoir pu parler ainsi de soi, et de ne s’être point trompé. Ce serait de l’orgueil ridicule, si l’on devait recevoir de la postérité un démenti. Quand la postérité acquiesce à l’éloge, c’est seulement une preuve glorieuse qu’on s’est bien connu. Ronsard se vantant de n’avoir encore donné son nom à aucune mer, malgré la menace qu’en fait le lyrique latin à tous ceux qui s’aventurent sur les traces de Pindare, n’a qu’une vanité puérile. Le témoignage que se rend Malherbe, devançant le jugement que Boileau devait porter de lui, et donnant de son vivant la mesure de sa renommée, est de ceux dont Montaigne a dit126 : « je ne veulxpas que, de peur de faillir du costé de la presomption, un homme se mescognoisse pourtant, ny qu’il pense estre moins que ce qu’il est… C’est raison qu’il veoy en ce subject, comme ailleurs, ce que la vérité luy présente ; si c’est César, qu’il se trouve hardiement le plus grand capitaine du monde. » L’histoire doit recueillir ces éloges que les poëtes font d’eux-mêmes car, selon que la postérité les a confirmés ou démentis, c’est la punition de l’erreur qui a égaré les uns, ou la consécration de la vérité qui a inspiré les autres.

L’orgueil de Malherbe, c’est la foi dans la vérité de sa discipline, acceptée de tous les bons esprits de son temps :

Toute la France sait fort bien
Que je n’estime ou reprends rien
Que par raison et par bon titre,
Et que les doctes de mon temps
Ont toujours été très-contents
De m’élire pour leur arbitre127.

Du reste, au témoignage de Racan, loin d’avoir aucun orgueil dans le privé, il faisait plutôt de fréquents retours de mépris philosophique pour les choses mêmes dont il avait le plus sujet d’être vain ; pour la noblesse, quoique la sienne fût antique ; pour la poésie même, dans les moments où il craignait d’y avoir perdu sa peine. Racan ne nous eût-il pas donné ce détail, nous l’aurions pu deviner d’après le caractère même des poésies de Malherbe, dont la principale beauté est un mélange d’autorité et de liberté philosophique. Ces vers si nobles et si impérieux sentent tout à la fois le poëte théoricien qui commande au nom des lois éternelles de l’art rétablies et remises en vigueur par lui, et l’homme de grand sens qui ne se fait illusion sur rien, pas même sur ce qui lui attiré l’admiration des autres hommes. C’est l’accord, dans de magnifiques vers, de l’esprit de discipline et de l’esprit de liberté. Toutes les autres beautés de Malherbe sont comme le fruit de cette beauté première. Cette gravité qui n’a rien de triste, cette majesté sans affectation, ce grand air que tempère la grâce, sont d’un poëte qui n’a prétendu régler que la méthode de communiquer nos pensées par le langage, mais qui ne s’arroge aucun droit sur la liberté de notre esprit. Le propre de sa discipline n’est pas de réduire ou de contraindre cette liberté ; c’est bien plutôt de la sauver des servitudes de l’imitation, de la mode, de l’humeur particulière, et de rendre le poëte à lui-même. Que prétendait Malherbe par sa réforme, sinon faire voir aux poëtes de son temps que ce qui leur était imposé par le tour d’esprit d’alors, par l’imitation de l’Italie et par le faux savoir, ne valait pas ce que leur bon sens, cultivé par les lettres anciennes, et développé par l’expérience de la vie, leur inspirait, comme à leur insu, de pensées franches et naturelles ?

Tel fut le rôle de Malherbe. Ses belles odes, d’admirables stances, auxquelles songeait Boileau en écrivant ce vers si expressif :

Les stances avec grâce apprirent à tomber ;

certaines paraphrases des Psaumes, ne sont pas seulement des modèles de poésie ; ce sont en quelque sorte des institutions de langage. Ni l’autorité de la discipline qu’elles ont sanctionnée n’a fléchi, ni leurs beautés ne se sont fanées. C’est que cette discipline est profondément conforme à l’esprit français ; et quant à ces beautés, c’est la même conformité qui nous les fait paraître toujours nouvelles.

En effet, quelque résistance que nous fassions, par la solitude, par la lecture des chefs-d’œuvre, par notre droiture et notre naturel, au tour d’imagination de notre époque, le passager, l’éphémère nous atteignent jusque dans la retraite la plus opiniâtre ; et si nous tenons assez ferme pour n’être pas à la fin dépouillés de notre naturel, il est difficile que nous n’en soyons pas fréquemment distraits. Qu’à l’un de ces moments-là Malherbe nous tombe sous la main, d’où vient que nous sommes si surpris de cette vivacité, de cette verdeur d’un sexagénaire, de ce grand sens de ces vérités qui ont reçu leur forme dernière, de ce style si précis, si noble, si frappant ? C’est que nous nous sentons rendus à notre naturel, qui est pour nous l’éternelle nouveauté. Le mérite de ces poésies est donc le même qu’au temps qui les vit pour la première fois paraître : c’est d’être nouvelles.

Nos pères y ont admiré, il y a plus de deux siècles, ce que nous y admirons encore aujourd’hui, l’esprit français entrant enfin dans sa virilité, et une langue poétique conforme à sa nature et à ses destinées.