Μ. Jules Levallois
L’Année d’un Ermite.
I
Μ. Jules Levallois — tout le monde le sait — est un critique qui débuta — et qui, comme un acier très pur ou une glace très polie, fît lueur dès qu’il parut pour la première fois, — dans le journalisme contemporain. Il avait été le secrétaire de Sainte-Beuve, et je ne crois pas que Sainte-Beuve en ait eu un plus fier. Sainte-Beuve même s’est quelquefois coupé au fil de cette fierté. Libre-penseur comme Sainte-Beuve, mais sans avoir les idées de Sainte-Beuve, ni une manière d’exprimer les siennes qui ressemblât à la manière de Sainte-Beuve, il fit de la critique militante (et même un de ses livres porte ce nom-là) au lieu de faire de la critique anecdotique, microscopique et subtilement recherchée, comme celle de Sainte-Beuve. Il fut bien reçu à L’Opinion nationale par Guéroult, et il y publia, si je ne me trompe, tout ce qu’il a, jusqu’ici, publié. C’était toujours vif et spirituel, ce qu’il écrivait, délié et nerveux dans le bon sens du mot, presque aigu, mais n’allant pas jusqu’à la pointe, n’ayant jamais ce défaut du pointu que les esprits aigus ne savent pas toujours éviter.
Très apprécié de Guéroult, qui aima le talent comme les gens qui en ont, Jules Levallois fit régulièrement des articles ; mais le critique militant devint▶ un jour un irrégulier et ce n’était pas étonnant : il se produisit en lui un grand changement, ou du moins une modification profonde… Il ◀devenait▶ ermite, et, au lieu de chercher les petites bêtes dans les œuvres littéraires où il y en a souvent beaucoup, il chercha dans les bois et il étudia les fourmis.
II
Ce n’est pourtant pas par les fourmis qu’il entra dans la Nature. Il l’avait toujours aimée, la Nature. Il en avait toujours senti les beautés, les poésies, les langages, mais en artiste, en poète, en raffiné, en âme qui s’était parfumée, comme celle de Rousseau, dans des rêveries de promeneur solitaire, et trempée, trempée dans la rosée où Jean Lapin s’en va faire sa cour à l’Aurore. Or, un matin, en y allant, ce Jean Lapin de Jules Levallois rencontra sur sa route des fourmis, et tout à coup, ô l’amour au premier regard ! sa vocation de naturaliste fut décidée. La fourmi lui donna dans l’œil. Il s’éprit de cette petite bête qui un jour, sauva la colombe, et qui ne devait jamais le piquer au pied, lui, lui qui ne tuerait même pas un pigeon !… Désormais les fourmis lui fourmillèrent dans l’esprit. Il fourmilla d’observations sur elles, et il apporta même un jour, dans ses deux mains, sa fourmilière à L’Opinion nationale, où Guéroult le laissa faire ses expériences sur les âmes, qui ne sont point viles (animas viles), des fourmis.
Eh bien, c’est cette fourmilière que nous trouvons dans le livre que voici, mais heureusement elle n’y est pas seule ! L’ermite que Μ. Levallois est ◀devenu▶ y a mis autre chose que des fourmis, et, pour ma part, j’en suis heureux. Car qu’est-ce qu’un ignorant comme moi vous dirait sur elles ?… Dans les bois, je ne me soucie pas beaucoup des fourmis et j’évite de m’asseoir près d’elles, mais je me demande si, pour moi qui ne suis pas un savant, leur voisinage ne serait pas encore plus dangereux en littérature ?…
Je laisserai donc là le naturaliste, s’il vous plaît, le naturaliste d’attraction, d’observation, de science devinée, puis cultivée, qui ◀deviendra▶ peut-être profonde si Μ. Jules Levallois se met à travailler — comme une fourmi — dans ses fourmis, et je prendrai l’ermite et ses idées sur les ermites ; car c’est tout un traité d’érémitisme que le livre de Μ. Levallois. Μ. Levallois n’est pas un ermite de la race des saint Hilarion et des saint Antoine, mais de celle, hélas ! de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Il y a un coquillage dans la mer de mon pays qu’on appelle le Bernard l’Ermite. Μ. Levallois pourrait s’appeler un Bernardin l’Ermite, car il tient immensément de Bernardin.
Il en a bien plus que de Rousseau. Il tient de Bernardin de Saint-Pierre l’humeur charmante, la sérénité platonicienne, la poésie naturelle, la science venue, pour eux deux, — ou la science à laquelle ils sont allés tous les deux de la même manière, — l’un avec son fraisier, l’autre avec ses fourmis !
III
Ni l’un ni l’autre ne sont des misanthropes, des atrabilaires comme Rousseau, cet ermite contre le
monde, « ce chien — disait Voltaire, pas toujours poli, — qui s’était mis dans le fond du tonneau de Diogène pour aboyer »
, mais qui, par habitude, aboyait encore à la lune dans le fond des bois ; Rousseau, qui s’est plus blessé au monde que le monde ne l’a blessé réellement ; Rousseau, bien moins un solitaire qui herborisait qu’un malade qui cherche des simples pour les mettre sur ses blessures.
Bernardin de Saint-Pierre et son descendant, Μ. Jules Levallois, sont des ermites d’un autre genre, des Pères du Désert d’un tout autre acabit, d’une tout autre amabilité… Ils aiment la nature pour elle-même, la nature pour la nature ! Ils ne l’aiment pas contre les humains. Bernardin de Saint-Pierre, qui a fait Paul et Virginie — un nid dans la mousse — et La Chaumière indienne, avait en lui comme la philosophie des brahmes, et il la portait dans ses écrits et dans ses mœurs à une époque où le monde n’était pas beaucoup aux philosophies calmantes et douces, et l’ermite Levallois est, comme lui, un ermite de cette philosophie assagissante, et qui croit que la nature ne fait qu’un avec la sagesse. Il est même plus porté vers elle que Bernardin. Il s’imagine qu’elle ne donne pas que la joie de ses beautés aux yeux qui la contemplent et la pureté de ses voluptés à, nos âmes, mais, de plus, encore, la force à nos esprits et à nos cœurs pour vivre non plus tête à tête et cœur à, cœur avec elle, mais pour vivre mieux avec les hommes et être plus dispos et plus prompt à toutes les charges du devoir !
Car voilà le sens très élevé, l’originalité très morale de ce livre de Μ. Jules Levallois, qui n’est nullement un bouddhiste, s’il ne veut pas être un chrétien, et qui ne croit point du tout qu’un homme ait droit de se retirer dans sa forêt de bambous, ou de tout autre bois, et de s’y plonger comme les ermites indiens dans la contemplation de la nature, et d’y noyer sa pauvre volonté assoupie, comme un nénuphar dans le bleu des eaux ! Μ. Jules Levallois, l’homme de la critique militante, n’entend pas ainsi les ermites, et sous sa robe d’ermite, à lui, il a gardé encore une main très prête et très propre au combat. La nature ne le détache pas des hommes et de ce qu’il appelle, avec une queue de paon, le devoir social.
La liberté morale, comme il dit, et à laquelle il tient comme un monsieur de ces derniers temps, sa liberté morale prend la force des chênes au pied des chênes, et le rend plus apte à servir les hommes et à se dévouer à leur bien-être et à leur grandeur. Μ. Jules Levallois, comme Sénancourt, qu’il a beaucoup lu, n’est pas un épicurien de la nature et un épicurien malade, qui va au désert comme aux eaux, pour se refaire de petites jouissances. Palsambleu ! non ! c’est un stoïcien. C’est Zénon dans la fourmilière ! Il ne s’agit pas pour lui de se faire camper des douches de nature pour se faire du plaisir et du soulagement, mais de tripler sa force, de faire de soi un petit Hercule pour les luttes futures de la Liberté. Il respecte beaucoup Goethe, Μ. Levallois. Il cite avec admiration la page de Werther où ce comédien de Goethe fait le bouddhiste de la nature et parle de s’abîmer et de succomber, lui, Goethe (monsieur le conseiller !), dans les magnifiques apparitions des brins d’herbe, des vermisseaux et des mouches ! Mais cette page lui paraît pourtant le dernier degré de l’oubli de soi-même, le comble de l’évanouissement et de l’extase ! Il aime beaucoup Maurice de Guérin, le grand poète panthéiste, l’auteur du Centaure, et il en cite des fragments sublimes dans lesquels Guérin, qui ne joue pas, lui, la comédie, comme ce Protée de Goethe, s’anéantit dans la nature au lieu de simplement s’y évanouir. Mais ni son respect superstitieux pour Goethe, ni son amour mérité pour Guérin, n’influe sur l’idée que Μ. Levallois a fait entrer, après coup, dans son amour naïf et spontané de la nature, l’idée, cette incroyable idée que la nature est une éducatrice et qu’elle nous trousse plus libres moralement et plus souples pour le devoir !!!
IV
Voilà la thèse de notre ermite, et je ne l’ai pas ravalée en l’exposant. Cette thèse, qui est tout le fond de son livre, il m’est véritablement impossible de ne pas l’arrêter au passage et de ne pas lui jeter dans les jambes le haro normand ! C’est par trop beau, cela, pour la nature, et c’est aussi par trop faux ! La nature a ses beautés et ses puissances, mais ses puissances ne sont pas celles-là. Croire que la contemplation des choses naturelles, que la solitude dans les bois ou sur les rivages a cette puissance de retremper la volonté, viciée en son principe, dans l’homme, et de le rendre un être moral plus fort et plus profond qu’avant de se promener sur ce rivage et dans ces bois, s’imaginer qu’on ◀devient vertueux par l’influence du paysage, c’est la rêverie et l’illusion de quelqu’un qui aime mieux la nature qu’il ne comprend l’humanité. C’est la rêverie et l’illusion d’un homme qui croit plus à la nature qu’à Dieu·, et qui même a supprimé Dieu pour mettre à sa place la Nature ! Je sais bien que l’auteur de L’Année d’un Ermite n’est pas un négateur de Dieu à la manière insolente et nette des athées du temps. J’ai dit qu’il était de la lignée des Rousseau et des Bernardin de Saint-Pierre. Il est un déiste comme eux. Mais le Dieu des déistes et le Sans-Dieu des athées font équation, quand il s’agit d’éducation et de morale, puisque ce Dieu ou ce Sans-Dieu n’ont, ni l’un ni l’autre, d’éducateur vivant et visible parlant à l’homme avec la voix pour lui apprendre le devoir, cette chose très métaphysique et très difficile à comprendre, et que les arbres n’apprennent point, malgré leur éloquence, ni les brins d’herbe, ni les vermisseaux, ni les mouches, ni même les fourmis !!! La thèse de Μ. Jules Levallois n’est, en somme, qu’une tautologie. Le Dieu des déistes, puisqu’il n’est pas personnel, n’est plus que la Nature, et la Nature influe sur la conscience, — comme Dieu. Que dis-je ? La Nature fait de la conscience comme elle fait de la chair, comme elle fait du marbre, comme elle fait de tout, et vous revenez au Panthéisme par toutes les voies que vous prétendiez éviter. Et Μ. Jules Levallois le sent bien, du reste, et serait effroyablement embarrassé si on lui demandait, à lui, cet observateur, ce solitaire et cet ermite, l’analyse de l’éducation morale donnée à l’homme par la Nature, et les moyens dont elle se sert pour doubler ou tripler cette liberté qui vient en pleine terre, comme une plante, et qui n’a autour de soi que des êtres muets, indifférents à ses efforts, à son développement et à ses mérites. J’entends bien comment le centaure Chiron bourrait de moelle de lion son petit Achille ; n’ai-je pas vu manger de la bouillie ?… Mais l’éducation morale ne se prend pas comme de la moelle de lion, et pour faire une âme, quand on avalerait la sève de toute une forêt de chênes, franchement, cela ne suffirait pas !
Voilà donc la thèse de Μ. Jules Levallois et son vice. C’est le vice du temps, c’est l’oubli des idées religieuses et l’embarras de faire des livres, qu’on veut faire moraux, en croyant pouvoir se passer de ces idées-là. Le livre de Μ. Levallois, lequel ne croit peut-être pas inconséquemment à l’action de la Providence, mais qui croit à l’action de la nature physique, est un livre de forme très douce et très charmante, mais positivement dirigé (sans en avoir l’air) contre l’idée chrétienne, qui est la seule vraie en moralité pratique et complète.
L’idée chrétienne a dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », et elle a condamné absolument la solitude quand l’homme n’y est pas avec Dieu. L’idée de Μ. Levallois dit précisément le contraire. Il est très bon — dit-elle — que l’homme soit seul, et la Nature, qui suffît pour lui donner la becquée morale, la lui donne mieux quand il est seul. Μ. Levallois, qui est un écrivain, a jeté le voile d’un style apaisé, réfléchi, doucement coloré, sur ces erreurs. Chose étonnante et qui me frappe, c’est la précision de ce style si doux, qui n’a ni une colère ni même une vivacité. Μ. Levallois est très précis dans l’expression, et il applique avec beaucoup d’art ce don précieux de l’expression aux barbouillages de la rêverie. C’est un trompe-pensée, comme on est un trompe-l’œil… Malgré cela, l’ermite de fantaisie qu’il est ne pourra faire croire à personne ce qu’il a voulu démontrer. Il a oublié que les ermites, dans toutes les religions, placent toujours Dieu, un dieu personnel, — qu’il soit faux ou vrai, mythologique ou chrétien, — dans le fond de leurs ermitages. Alors, ces ermites-là s’appellent des saints. Nous en avons, nous autres chrétiens, de ces saints-là, qui sont de grands hommes miraculeux, et ce sont là les vrais ermites ! Mais des ermites comme Rousseau, Sénancourt, Bernardin de Saint-Pierre, et même Μ. Jules Levallois, l’Ermite aux fourmis, ce sont là des ermites pour rire, ou du moins pour sourire. Ils sont ermites, ceux-là, comme l’ermite de Béranger, qui laissait, le drôle, fourrer aux Grâces des fleurs sous son capuchon, et qui n’était que Μ. de Jouy, l’Ermite de la Chaussée d’Antin !