(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VII »
/ 3414
(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VII »

Chapitre VII

Le latin, tuteur du français. — Son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers. — Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères — Peuples et cerveaux bi-lingues.

Le français, depuis son origine, a vécu sous la tutelle du latin. Sa naissance a été latine ; son éducation a été latine ; et jusque pendant sa maturité, si on doit supposer qu’il la vit depuis trois siècles, l’appui et les conseils du latin l’ont suivi pas à pas : le latin a toujours été la réserve et le trésor où il a puisé les ressources qu’il n’osait pas toujours demander à son propre génie. C’est un fait, mais non une nécessité. Les langues une fois formées peuvent se suffire à elles-mêmes ; quoique l’on n’ait pas d’exemple certain, parmi les parlers civilisés, d’une telle scission et d’un tel isolement, on supposera très logiquement que le dialecte de l’Ile-de-France, tout d’un coup privé du latin, se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à l’abri de l’influence extérieure. Si le latin avait péri au Xe siècle, le français, sans être radicalement différent de la langue que nous parlons aujourd’hui, tout en possédant le même fonds de mots usuels, tout en usant d’une pareille syntaxe, aurait cependant évolué selon d’autres principes. Il est très probable qu’il serait devenu presque entièrement monosyllabique, suivant sa tendance initiale toujours combattue par la présence du latin, et d’un latin particulier dont la tendance contraire allongeait les mots par l’accumulation des suffixes.

Sous cette forme supposée, la langue française aurait eu un caractère très original, très pur, et peut-être faut-il regretter la longue tutelle qu’elle a subie au cours des siècles. Peut-être ; à moins que la présence du latin n’ait été au contraire particulièrement bienfaisante ; à moins que, comme un vigilant chien de garde, le latin, posté au seuil du palais verbal, n’ait eu pour mission d’étrangler au passage les mots étrangers et d’arrêter ainsi l’invasion qui, à l’heure actuelle, menace très sérieusement de déformer sans remède et d’humilier au rang de patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté.

Je crois vraiment qu’en face de l’anglais et de l’allemand le latin est un chien de garde qu’il faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien l’enseignement du latin sera maintenu et même fortifié par l’étude des textes de la seconde et de la troisième latinité ; ou bien notre langue deviendra une sorte de sabir formé, en proportions inégales, de français, d’anglais, de grec, d’allemand, et toutes sortes d’autres langues, selon leur importance, leur utilité, ou leur popularité. Nous avons de tout temps emprunté des mots aux divers peuples du monde, mais le français possédait alors une volonté d’assimilation qu’il a négligée en grande partie. Aujourd’hui le mot étranger qui entre dans la langue, au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible comme une tache. L’enseignement des langues étrangères nous a déjà inclinés au respect d’orthographes et de prononciations qui sont de vilains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles. Si à dix ans de latin on substituait dans les collèges dix ans d’anglais et d’allemand ; si ces deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps-là et aux fonctionnaires et aux commerçants ; si, par l’utilité retirée tout d’abord de ces études, nous étions parvenus à l’état de peuple bilingue ou trilingue ; si encore nous faisions participer les femmes et — pourquoi pas ? — les paysans et les ouvriers à ces bienfaits linguistiques, la France s’apercevrait un jour que ce qu’il y a de plus inutile en France, c’est le français. Cependant, chacune des quatre régions frontières ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin, peut-être resterait-il vers le centre, aux environs de Guéret et de Châteauroux, quelques familles farouches où se conserveraient, à l’état de patois, les mots les plus usuels de Victor Hugo.

Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le sol de la Gaule. Comme les contemporains de M. Jules Lemaître, les petits-fils de Vercingétorix s’avisèrent que le cette était une langue sans utilité commerciale ; ils apprirent le latin très volontiers. Ceux qui résistèrent à l’esprit du siècle se retirèrent dans l’Armorique ; leur entêtement a légué au français environ vingt mots66 : c’est tout ce qui reste des dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les Bretons d’aujourd’hui sont des immigrés gallois.

Une langue n’a pas d’autre raison de vie que son utilité. Diminuer l’utilité d’une langue, c’est diminuer ses droits à la vie. Lui donner sur son propre territoire des langues concurrentes, c’est amoindrir son importance dans des proportions incalculables.

Il y a deux sortes de peuples : ceux qui imposent leur langue et ceux qui se laissent imposer une langue étrangère. La France a été longtemps le peuple de l’Europe qui imposait sa langue ; un Français d’alors, comme un Anglais d’aujourd’hui, ignorait volontairement les autres langues d’Europe ; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s’imposait au vocabulaire, il n’y entrait qu’habillé à la française. Allons-nous, sur les conseils des comités coloniaux, devenir une nation polyglotte, sans même nous apercevoir que cela serait un véritable suicide linguistique, et demain un suicide intellectuel ?

Je n’ai pas le courage de défendre avec enthousiasme, comme M. Jules Lemaître, « le règne définitif de l’industrie, du commerce ! et de l’argent »67 ; je ne saurais calculer ce que vaut — valeur marchande — la parfaite connaissance de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol ; ma vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté et l’intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. Vilipender les langues étrangères n’est pas mon but, non plus que de déprécier le grec ; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités : les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans Shakespeare ou dans Carlyle.

Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d’entremêler leurs vocabulaires ; c’est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d’une demi-science, et le penchant des inattentifs d’exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres. La connaissance d’une langue étrangère est en général un danger grave pour la pureté de l’élocution et peut-être aussi pour la pureté de la pensée. Les peuples bilingues sont presque toujours des peuples inférieurs.

M. Jules Lemaître juge ainsi que du temps perdu les années passées au collège à « ne pas apprendre le latin »  ; mais il ne s’agit pas d’apprendre le latin : il s’agit de ne pas désapprendre le français. Il vaut mieux perdre son temps que de l’employer à des exercices de déformation intellectuelle. On a récemment insinué qu’un bon moyen pour inculquer aux Français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs études à l’étranger. Les « petits Français » seraient remplacés en France par des petits Anglais, par des petits Allemands ; ainsi chaque peuple, oubliant sa langue maternelle, irait patoiser chez son voisin : système excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n’en sauraient parfaitement aucune. Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n’apprennent plus sa langue. Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujet s’éloignent de l’esthétique verbale : il me faut maintenant étudier, comme je l’ai fait pour le grec, l’intrusion en français des mots étrangers, des mots anglais en particulier.