(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Mémoires de Daniel de Cosnac, archevêque d’Aix. (2 vol. in 8º. — 1852.) » pp. 283-304
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Mémoires de Daniel de Cosnac, archevêque d’Aix. (2 vol. in 8º. — 1852.) » pp. 283-304

Mémoires de Daniel de Cosnac, archevêque d’Aix.
(2 vol. in 8º. — 1852.)

« Si les Mémoires de ce Cosnac sont imprimés, je vous prie de me les envoyer », écrivait Voltaire à Thieriot le 21 juillet 1756 ; et il écrivait encore le 9 août suivant : « C’est grand dommage qu’on n’imprime pas les Mémoires de ce fou d’évêque Cosnac. »

Cosnac n’était pas fou ; il était fin, sensé, habile, mais gai, brusque, pétulant, et en tout un original. Mme de Sévigné, qui, en revenant de Provence de chez Mme de Grignan, visitait Cosnac dans son évêché de Valence où il était avant de devenir archevêque d’Aix, écrivait à sa fille, le 6 octobre 1673 : « M. de Valence (Cosnac) m’a envoyé son carrosse avec Montreuil et Le Clair, pour me laisser plus de liberté : j’ai été droit chez le prélat ; il a bien de l’esprit ; nous avons causé une heure ; ses malheurs et votre mérite ont fait les deux principaux points de la conversation. » Ses malheurs ; — en effet, Cosnac, qui n’avait guère que quarante-trois ans à l’époque où Mme de Sévigné en parlait de la sorte, et qui était évêque depuis l’âge de vingt-quatre ans, avait eu jusque-là une vie très active, très intrigante (comme il le dit lui-même, en ne prenant pas le mot en mauvaise part), et très bigarrée. Attaché dès sa première jeunesse et sur la fin de la Fronde au prince de Conti, qui se destinait alors à l’Église, il avait été des plus influents dans cette petite cour, s’était rendu l’un des plus utiles agents de la paix de Bordeaux, et avait par là mérité la reconnaissance ou du moins l’estime du cardinal Mazarin, laquelle n’avait pas dû diminuer quand il eut procuré le mariage d’une nièce du cardinal avec le prince. Payé à vingt-quatre ans de ce service par un bon évêché, de la familiarité du cardinal et du jeu de la reine, Cosnac, par tempérament, par goût et par esprit d’intrigue (je mets toujours le mot comme lui-même, indifféremment), se mêlait alors de beaucoup de choses, et on l’y jugeait propre. Ayant acheté, sur l’invitation du cardinal-ministre, la charge de premier aumônier de Monsieur, frère de Louis XIV, il se trouva introduit plus qu’il n’aurait voulu dans une autre petite cour plus périlleuse encore et plus semée d’écueils que celle du prince de Conti ; il s’y conduisit bien et avec honneur ; il donna à Monsieur des conseils virils et dignes de sa royale naissance, que ce prince puéril ne suivait que par accès et faiblement. Il se lia avec Madame, cette charmante princesse, dont il apprécia les qualités, et dont il a tracé un vif portrait qu’a cité le président Hénault. Mais en prenant parti pour ce qu’il y avait de noblement et de raisonnablement attrayant dans cette cour du Palais-Royal, il s’attira l’inimitié de Monsieur et de son favori le chevalier de Lorraine, et il en résulta pour lui une vraie catastrophe et ce que Mme de Sévigné appelle ses malheurs. Cosnac eut ordre du roi de se retirer dans son diocèse, et de ne pas reparaître à la Cour ni à Paris. Il obéit ; mais, sur l’invitation de Madame, avec laquelle il entretenait correspondance, et qui lui redemandait des papiers secrets et importants, il se trouva enhardi à faire incognito un voyage au commencement de 1670. C’est durant ce voyage qu’il fut dénoncé, surpris à Paris où il était au lit malade, arrêté comme si on ne savait pas à qui l’on avait affaire et comme s’il était un faux-monnayeur, traité indignement, jeté au For-l’Évêque, et de là exilé en Armagnac à L’Isle-Jourdain où il resta plus de deux ans. On conçoit donc que Mme de Sévigné, le revoyant au sortir de cet exil, s’entretînt avec lui du malheur dont il était plein.

Ce malheur ne devait pas durer. L’évêque de Valence était un homme politique et utile : l’estime de Mazarin l’avait désigné d’avance à celle de Louis XIV, qui n’avait fait que le sacrifier pour un temps à la colère de Monsieur, mais sans y mêler rien de personnel. Quand Louis XIV eut besoin d’évêques capables et à lui dans ses dissentiments avec la cour de Rome, il songea à l’évêque de Valence, et le trouva tout disposé. Cosnac reparut à la Cour, se distingua par son zèle et son talent à l’Assemblée du clergé de 1682, y fut un des premiers auxiliaires du très habile et très politique archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, et dès lors Louis XIV compta sur lui en toute rencontre : « Il faut le garder pour un grand poste », disait-il à M. de Harlay. Ce grand poste fut l’archevêché d’Aix, dont Cosnac n’aurait pas voulu d’abord pour plusieurs raisons, parmi lesquelles il en était de très positives, telles que le peu de revenus de cet archevêché ; mais le roi avait besoin, dans cette province difficile, en face de ces esprits fâcheux et par trop libres des Provençaux, d’un homme ferme et qui ne reculât point devant l’obstacle. À toutes les objections de Cosnac, Louis XIV répondit : « Monsieur, je crois que vous êtes bien homme pour eux (c’est-à-dire l’homme qu’il leur faut), et on ne manquera pas de vous donner de l’appui, en faisant bien, comme je l’espère. » Dans toute cette dernière partie de sa carrière, Cosnac devient donc un personnage considérable, un des instruments actifs et perfectionnés de la politique de Louis XIV dans l’administration ecclésiastique de son royaume. Ses Mémoires fournissent à cet égard des renseignements précieux, et sur les débats des Assemblées générales du clergé dans les questions difficiles, et sur l’état des couvents et des communautés religieuses dans le Midi, et particulièrement aussi sur les dragonnades et les conversions en masse des protestants. Pourtant, tout cela ne répond pas à l’idée première qu’on se faisait de l’amusant, du libre, du badin et hardi Cosnac, de ce fou de Cosnac, comme dit Voltaire qui n’est que l’écho de la tradition. Il nous faut donc revenir à la première partie de sa vie.

Cosnac causait beaucoup et bien, et trop ; il racontait son passé avec plaisir, avec délices, avec variantes, et il s’en était formé de son vivant comme une légende que lui-même entretenait. On a un récit de sa première vie tracé par un homme qui fit auprès de lui plusieurs séjours, et qui ne paraît pas avoir été autre que l’abbé de Choisy. À toutes les raisons qu’on a de croire que ce récit très amusant et ce portrait du premier Cosnac est de l’abbé de Choisy, j’en ajouterai une qui me paraît décisive, c’est la manière délicate et toute féminine dont il est parlé de cette nature et de ces inclinations toutes féminines aussi de Monsieur, duc d’Orléans. Il n’y avait qu’un abbé de Choisy pour toucher ces choses équivoques avec cette grâce et cette complaisance. Cet agréable épisode des Mémoires de Choisy était connu dès le milieu du xviiie  siècle, et je conçois que, sur cet aperçu, on ait eu envie de lire les vrais Mémoires de Cosnac. Pour peu qu’ils ressemblassent à cet échantillon de sa personne, combien ils devaient être divertissants ! « C’est un homme, disait en terminant l’abbé de Choisy, d’une vivacité surprenante, d’une éloquence qui ne laisse pas la liberté de douter de ses paroles, bien que, à la quantité qu’il en dit, il ne soit pas possible qu’elles soient toutes vraies. Il est d’une conversation charmante, d’une inquiétude qui fait plaisir à ceux qui ne font que l’observer et qui n’ont point affaire à lui. »

Maintenant, voici les Mémoires mêmes qui sortent de l’oubli où ils étaient tombés. Adressons, avant tout, nos remerciements à la Société de l’histoire de France, qui, au milieu des circonstances pénibles où les lettres ont passé depuis 1848, n’a pas désespéré un seul instant de la patrie, je veux dire des études historiques sérieuses, et qui n’a pas fait trêve à ses publications. Adressons nos remerciements en second lieu à M. le comte Jules de Cosnac, de l’illustre famille du prélat, et qui, en préparant l’édition du manuscrit qu’il possédait, en y adjoignant dans une introduction étendue tous les éclaircissements et toutes les notices désirables sur l’auteur, n’a reculé en rien devant certaines parties de ces Mémoires qu’une plume moins vouée à la vérité aurait pu rayer discrètement et vouloir dérober à la connaissance du public. M. le comte Jules de Cosnac a été un éditeur tel qu’il convenait de l’être à notre date, comptant les intérêts du public lettré avant ceux même qui ne touchaient qu’à la gloire de son ancêtre et à l’amour-propre de sa maison. Il est survenu dans le cours de ce travail, que préparait M. de Cosnac, un incident assez curieux : il a appris qu’il existait un manuscrit de ces Mémoires autre que celui dont il se croyait l’unique possesseur, et d’une rédaction différente, et que ce second manuscrit avait été trouvé à Die par M. le docteur Long. Après un scrupuleux examen, il a été reconnu que les deux versions, toutes dissemblables qu’elles peuvent être, sont authentiques, mais elles ont été écrites à des époques différentes. L’évêque Cosnac, jeune encore et dans son exil à L’Isle-Jourdain, écrivait la première version, la tête toute remplie de ses débuts et de ses aventures. Plus vieux, et devenu un archevêque considérable, il se remet à écrire l’histoire de sa vie, mais il en raccourcit les commencements, il ne s’y étend plus avec un détail circonstancié ; il semble considérer comme des enfances tout ce qui se rapporte à cette époque déjà si ancienne, que l’autorité toute-puissante de Louis XIV avait presque réduite à l’état d’histoire fabuleuse et mythologique. Ce qui lui paraît de plus important dans cette seconde version, ce sont les affaires ecclésiastiques, les luttes qu’il y soutient et les victoires qu’il y remporte. Pauvres hommes, en qui si peu d’années de plus ou de moins déplacent si fort l’importance des points de vue, et qui se souviennent si inégalement des mêmes choses, selon la diversité des âges !

Je prends donc celui que j’appelle le premier Cosnac, et j’en veux donner une idée à nos lecteurs d’aujourd’hui, qui ont un peu oublié ce que c’était alors, pour un jeune abbé de qualité, que faire son chemin à la Cour et dans le monde. Il était Gascon ou du moins d’une des plus anciennes maisons du Limousin, né vers 1630, et le cadet de deux autres frères qui prirent le parti des armes. Il fut destiné à être d’Église. Il commença ses études à Périgueux, les continua à Paris au collège de Navarre, fut reçu bachelier en Sorbonne ; mais, trop jeune pour passer outre dans ses degrés, il songea à faire le voyage de Rome. Le duc de Bouillon, cet aîné de Turenne, et à qui Cosnac avait, comme on disait, l’honneur d’appartenir par quelque alliance, l’en dissuada, et lui conseilla de s’attacher au prince de Conti, qui pensait alors à être d’Église et cardinal, « comme étant le seul prince ecclésiastique qui pût faire la fortune d’un abbé de qualité ». On était sous la seconde Fronde, et le cardinal Mazarin était pour le moment hors du royaume. Cosnac, à son entrée dans cette petite cour de Conti, a d’abord à essuyer plus d’un dégoût ; il n’est pas distingué du prince :

Cet abbé (dit de lui Choisy), sous une figure assez basse, avait tout l’esprit, toute la hauteur et toute l’industrie d’un Gascon qui veut faire valoir les qualités qu’il n’a pas aux dépens de celles qu’il a. Il était trop mal fait pour se faire une intrigue d’amour dans une cour où cette passion régnait fort : il se jeta tout à fait du côté des affaires.

Ce signalement que nous donne Choisy de l’abbé de Cosnac au physique, répond bien à ce qu’il se montre dans le courant de ses Mémoires : n’y cherchez pas d’élévation, aucune idée morale, distincte de l’intérêt et du désir d’arriver ; entré domestique, comme on disait alors (et sans idée de défaveur), auprès du prince de Conti, il ne songe qu’à plaire à son maître, à lui devenir agréable, utile, puis nécessaire, et à s’y procurer ses propres avantages. Cette façon de voir ressort à chaque ligne naturellement, naïvement, et avec une crudité que rien ne tempère :

Il (le prince de Conti) continua à me traiter assez obligeamment, dit Cosnac ; mais, dans un temps de guerre, je me voyais un domestique fort inutile. Je n’avais aucune part ni dans les affaires publiques, ni dans les secrets de mon maître : cela ne convenait ni à mes vues ni à mon caractère. Je cherchais un établissement plus utile et plus agréable, et je ne m’accommodais pas d’une vie si oisive et si languissante.

Cependant, après plus d’une velléité de se retirer, l’aversion pour la province et le goût qu’il avait pris pour la vie de cour le retiennent, et il finit par forcer l’intimité de son prince, et par s’y faire une place qu’il saura disputer. Il a fort à faire pour cela : cette petite cour est un nid d’intrigues. On y rencontre en première ligne un bel esprit, une manière de poète, et surtout un homme très gai, très divertissant, le second tome de Voiture, mais plus intéressé, Sarasin, qui tient la place de favori, et avec qui il faut jouer serré. Sarasin, intendant du prince, ne paraît pas un comptable très exact ni très probe ; mais il a le secret de la faiblesse de son maître : dans les moments difficiles, il l’amuse par un conte, et tout est oublié. Cosnac, qui se sent en sous-ordre, épie les occasions de s’élever. « Dans cette pensée, dit-il, je ne vis d’autre expédient que de m’insinuer dans l’esprit de mon maître, sans éclat et sans bruit, par mon zèle et par ma complaisance. »

Quand le prince est malade, ce qui lui arrive souvent, Cosnac est assidu, et, par cette assiduité, il l’emporte aisément ces jours-là sur Sarasin et sur les autres domestiques qui ont au-dehors leurs plaisirs à suivre et leurs amours. Cosnac n’a point d’amour en dehors de son ambition, et, dans le cours de cette longue vie dont il nous a laissé une confession si entière et si diversifiée, on n’entrevoit point de faiblesses galantes. Ses désirs, à l’âge de vingt-deux ans, sont uniquement tournés du côté de la fortune : « Je menais une vie assez douce, dit-il, sans ennemis, content de mon maître, et même il me semblait être assez en état d’obtenir de lui quelque grâce. La première que je demandai fut celle de faire les fonctions de maître de chambre… » Il arrive, à force d’adresse, à obtenir cette faveur un jour de cérémonie, et à se la conserver par la suite, quoiqu’il y eût bien des envieux et un titulaire. Cette place était de la plus grande importance à ses yeux, parce que le prince, presque toujours malade ou très délicat, passait des journées entières dans sa chambre :

Ainsi ceux qui avaient à parler à lui étant obligés de parler à moi, cette charge était d’un grand commerce et me donnait une grande facilité pour entrer dans ses affaires et dans ses secrets. Sitôt qu’il était seul avec ses confidents, j’affectais de sortir par respect, et, quand je me trouvais obligé d’y rentrer, c’était toujours avec tant de circonspection que ma manière d’agir plaisait fort à mon maître, et ne donnait aucun ombrage à nos deux favoris (Sarasin et un M. de Chemerault).

Pour compléter tous les avantages de sa charge, l’abbé de Cosnac, une fois en pied, s’était si bien arrangé, que si, dans ses courtes absences, quelqu’un parlait un peu privément au prince, les domestiques, je me trompe, les valets, l’en venaient avertir aussitôt : « Je m’étais si bien établi dans sa chambre, que tout ce qu’il y avait de valets me rendait compte de ce qui s’y passait. »

Tout cela n’est pas beau, tout cela n’est pas grand, et pourtant ces récits font essentiellement partie de ce qu’on appelle le Grand Siècle. Louis XIV, en supprimant l’importance excessive de ces petites cours et en réunissant tout dans son Versailles et dans son Marly, donna du moins à l’art et à l’industrie du courtisan un air un peu moins bas, mais que cependant il ne faudrait pas trop approfondir. Le prince de Conti, qui fut la tige de cette branche des Conti, la plus brillante, la plus délicate et la plus voluptueuse de ces branches princières parasites, était un spirituel, un aimable, terrible et fantasque enfant. La nature ayant formé cette âme et ce personnage héroïque du Grand Condé, il semble qu’il ne lui était pas resté assez d’étoffe pour faire un grand homme ni même un bel homme : il en était résulté ce prince chétif, rachitique, spirituel, muable de volonté, capricieux avec violence, qui n’avait que des éclairs en tout, en amour, en valeur, en religion, et qui fut toujours dominé par ses entours. À l’époque où Cosnac le connut d’abord, Mme de Longueville disposait de son frère à sa volonté ; elle excitait ou apaisait d’un mot sa colère et réveillait son affection, qui n’était pas celle d’un frère pour une sœur, mais bien d’un amant jaloux et soumis pour une impérieuse maîtresse. Elle jouait de lui, en un mot, et s’en jouait. Il y a là un chapitre bien délicat à écrire, et dont Cosnac fournirait les principaux traits. Au milieu de ces pièges et de ces écueils qui se rencontrent à chaque pas dans la chambre du prince, Cosnac se ménage, et quelquefois se dérobe et s’abstient avec plus de prudence et de sens qu’on ne pourrait l’attendre d’une si grande et si ambitieuse jeunesse. Ce qui frappe et attriste en le lisant, c’est de voir combien tout ce monde, que de loin on se figure si élégant et si spirituel, et qui l’était, a des vues basses et toutes domestiques. Pour lui, Cosnac, qui y joint des idées de politique et d’affaires un peu plus étendues, il trouve le moyen d’être utile pendant le siège de Bordeaux. Le prince de Conti s’était attaché dans cette ville à une maîtresse aussi belle qu’elle était sotte, Mme de Calvimont. L’abbé de Cosnac, moins par scrupule que par un éloignement naturel, évite de se mêler à ces sortes d’intrigues, qui sont, au contraire, l’élément même et le triomphe de Sarasin :

Pour moi, nous dit l’abbé, je ne cherchais à me mêler que des affaires du parti, non seulement dans la vue de me rendre utile et nécessaire, mais encore parce que je les trouvais plus conformes à mon inclination, qui me portait autant à l’ambition qu’elle m’éloignait de l’amour. Je recevais toutes les dépêches de l’armée, et j’y faisais les réponses par l’ordre de mon maître. J’avais beaucoup d’intrigues dans la ville…

Nul plus que lui ne contribua alors à insinuer parmi les bourgeois des idées de paix, à les donner au prince de Conti, à le détacher des entreprises aventureuses où les autres personnages du parti le voulaient rengager, et à conclure ce traité dont Gourville, qui survenait toujours à propos, fut aussi l’un des négociateurs et l’heureux messager.

En s’opposant de toutes ses forces à ce qu’on livrât la place de Bordeaux à Cromwell avec qui l’on avait ouvert des négociations, en s’opposant vers la fin à l’incroyable faiblesse du prince de Conti qu’on avait presque décidé à conduire sa belle-sœur, la princesse de Condé, en Espagne, Cosnac rendit un service et à son prince et au roi, et ici sa vue s’élève un peu ; on entrevoit quelque chose de cette moralité politique qui va mettre en première ligne la patrie ; c’est par ce côté que nous le trouverons digne plus tard de comprendre et de servir Louis XIV.

Évidemment « cette cour du prince de Conti n’était pas une cour assez vaste, comme dit Choisy, pour contenir les idées de l’abbé de Cosnac ». Ce prince léger, au sortir de Bordeaux, voit en passant l’armée de M. de Candale, qui la lui montre rangée en bataille, et le voilà qui ne rêve plus, au lieu du chapeau de cardinal, que la gloire d’être généralissime. En rentrant de cette revue et obligé par fatigue de se mettre au lit, « ce prince était tellement plein de cette armée qu’il ne nous parla, dit Cosnac, que du plaisir qu’il y avait de commander des troupes auxquelles rien ne manquait, et qui pouvaient vous attirer de la gloire à bon marché ». Pour devenir général, il ne s’agissait pour le prince que d’une chose, faire ce qui était le plus agréable à Mazarin, épouser une nièce ; cette première idée, dont Sarasin lui jeta la semence, ne manqua pas de lever en peu de temps : « Ce prince, ajoute Cosnac qui le connaît jusque dans le fond de l’âme, était homme d’extrémités, à qui il était facile d’inspirer les choses, pourvu qu’elles flattassent sa passion, que l’exécution en fût prompte, et qu’elle ne dépendît pas de son application et de ses soins. » Bien qu’il fallût ici beaucoup de suite et de négociations, le prince de Conti s’en remet sur ses domestiques du soin de mener à bien cette affaire ; et en attendant qu’il épouse une nièce et devienne général, en attendant même que, pour s’illustrer dans cette nouvelle carrière par un coup d’éclat, il appelle en duel le duc d’York (autre idée des plus bizarres qui lui était venue), il ne songe qu’à s’amuser à Pézenas où il a fait venir sa maîtresse de Bordeaux, Mme de Calvimont.

Ici nous trouvons quelqu’un qui, à cette distance, nous intéresse plus que tous les princes de Conti avec leur cour, je veux dire Molière. Ce grand homme était alors à battre le pays à la tête de sa troupe. Mme de Calvimont, logée à La Grange près de Pézenas, s’ennuie, et propose qu’on fasse venir des comédiens.

J’appris, dit l’abbé de Cosnac, que la troupe de Molière et de la Béjart était en Languedoc ; je leur mandai qu’ils vinssent à La Grange. Pendant que cette troupe se disposait à venir sur mes ordres, il en arriva une autre à Pézenas, qui était celle de Cormier. L’impatience naturelle de M. le prince de Conti, et les présents que fit cette dernière troupe à Mme de Calvimont, engagèrent à les retenir. Lorsque je voulus représenter à M. le prince de Conti que je m’étais engagé à Molière sur ses ordres, il me répondit qu’il s’était depuis lui-même engagé à la troupe de Cormier, et qu’il était plus juste que je manquasse à ma parole que lui à la sienne. Cependant Molière arriva et, ayant demandé qu’on lui payât au moins les frais qu’on lui avait fait faire pour venir, je ne pus jamais l’obtenir, quoiqu’il y eût beaucoup de justice ; mais M. le prince de Conti avait trouvé bon de s’opiniâtrer à cette bagatelle. Ce mauvais procédé me touchant de dépit, je résolus de les faire monter sur le théâtre à Pézenas, et de leur donner mille écus de mon argent, plutôt que de leur manquer de parole. Comme ils étaient prêts de jouer à la ville, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir et pressé par Sarasin, que j’avais intéressé à me servir, accorda qu’ils viendraient jouer une fois sur le théâtre de La Grange. Cette troupe ne réussit pas dans sa première représentation au gré de Mme de Calvimont, ni par conséquent au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de jours après, ils représentèrent encore, et Sarasin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière, à l’exclusion de celle de Cormier. Il (Sarasin) les avait suivis et soutenus dans le commencement à cause de moi ; mais alors, étant devenu amoureux de la Du Parc, il songea à se servir lui-même. Il gagna Mme de Calvimont, et non seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. On ne songeait alors qu’à ce divertissement, auquel moi seul je prenais peu de part.

J’ai voulu citer tout ce passage qui nous touche par la destinée du grand homme qui y est en jeu et qui s’y agite si indifféremment : on se sent pénétrer d’une amère pitié. Ainsi une sotte et une femme à cadeaux, Mme de Calvimont, entre à l’étourdie dans une cabale contre Molière et va le priver d’un utile protecteur. Tout spirituel qu’il est, le prince de Conti hésite, et il faut que l’abbé de Cosnac, qui prend très peu de part et d’intérêt à ces plaisirs de la comédie, insiste, par pur esprit de justice et d’exactitude, pour faire accorder à Molière et à sa troupe une suite de représentations promises et qui préludent avec une sorte d’éclat à ses débuts de Paris. Si Sarasin, au lieu d’être amoureux de la Du Parc, l’était aussi bien devenu d’une des comédiennes de la troupe de Cormier, tout était manqué. Quoi qu’il en soit, l’abbé de Cosnac a fait quelque chose d’essentiel pour Molière : cela lui doit être compté.

Le pauvre prince de Conti, qui nous apparaît ici dans toute son inconstance de caractère et sa muabilité, est invité à aller à Montpellier par le comte d’Aubijoux, gouverneur, et qui se fait une fête de le recevoir. M. d’Aubijoux est un homme de plaisir qui lance le prince dans une suite de régals, festins, ballets, comédies. Le prince y devient amoureux d’une Mlle Rochette qui le décide à rompre avec Mme de Calvimont. Cette dernière est restée à Pézenas, et c’est l’abbé de Cosnac que le prince de Conti charge de l’ennuyeuse mission d’aller lui signifier la rupture :

J’arrivai à midi dans Pézenas, nous dit l’abbé de Cosnac (et tout son récit en cet endroit exprime bien une ironie légère). Dès que Mme de Calvimont me vit, elle crut que je lui portais de bonnes nouvelles, me reçut avec un visage riant et me demanda avec empressement quand arriverait M. le prince de Conti. Je répondis d’un air fort sérieux que je venais lui parler de sa part ; ensuite je la pris en particulier, et je lui dis les ordres que j’avais. Elle ne s’y attendait pas ; elle demeura d’abord interdite et immobile. Cette première surprise fut suivie presque aussitôt d’une si grande abondance de larmes, que je fus persuadé qu’elle aimait sincèrement ce prince ; mais, peu après, elle m’épargna toutes les paroles que je cherchais pour la consoler, et entra en conversation sur des choses indifférentes avec autant de tranquillité que s’il ne se fût rien passé dans son âme. Dès que ma commission fut faite, je lui dis que j’avais un ordre pour lui faire donner six cents pistoles. À ces paroles ses pleurs recommencèrent avec tant d’abondance, que je crus qu’elle n’était pas contente d’une si petite somme. La compassion que j’en eus m’obligea de lui dire que je lui en ferais donner davantage, ne doutant pas que M. le prince de Conti ne me sût fort bon gré de l’avoir fait plus libéral ; et j’allai lui quérir mille pistoles. Dans le peu de temps que je fus dehors, sa philosophie opéra si bien et eut tant de pouvoir sur elle pour lui faire supporter son malheur, que je la trouvai qui jouait avec son hôtesse. Cela me surprit. M’étant approché, je lui dis que je n’interromprais que pour un moment son divertissement, et je lui donnai les mille pistoles. C’est le seul présent qu’il lui ait fait, excepté un diamant de deux mille écus qu’il lui avait donné à Bordeaux, le second jour qu’il l’avait vue. Comme je lui disais adieu, elle recommença à pleurer, et me pria fort d’assurer M. le prince de Conti que ses premières et secondes larmes ne venaient que de l’amour extrême qu’elle avait pour lui, et que, pour le présent, elle n’y avait pas fait la moindre réflexion. Je lui dis adieu encore une fois, et j’arrivai chez M. le prince de Conti, dans le temps qu’il venait seulement de se retirer. Je lui rendis compte dès ce soir de ce qui s’était passé dans mon voyage. Quand il eût eu dans le cœur quelques restes de tendresse pour cette femme, elle se serait évanouie par le récit que je lui fis de l’inégalité de son humeur et de la légèreté de son esprit ; mais cette idée était déjà tellement effacée, qu’il ne lui en restait aucun souvenir, et depuis ce temps je ne me souviens point de lui avoir ouï nommer son nom.

Cette page malicieuse de Cosnac fait pendant au sonnet d’Ève de Sarasin, et elle ressemble très bien à un conte de La Fontaine.

Tels étaient ces êtres capricieux et légers, incapables de former une passion et de la soutenir. Le prince de Conti qui, dans ses versatilités, avait du moins en lui de plus nobles étincelles et comme des parcelles mobiles d’une grande âme, achève de ruiner sa vie en ce moment ; il ne sort de Montpellier qu’en emportant une maladie honteuse qu’il y a contractée sans le savoir, et qui va bientôt infecter en secret sa future épouse, la seule vertueuse nièce de Mazarin, et toute sa race. Race si vive et si fine, si spirituelle, si gâtée de débauche à l’origine et toute pétrie de délices, elle mériterait bien une petite histoire à part : Histoire de la branche des Conti. La littérature et la morale y trouveraient leur place.

Cosnac, qui a gagné, au mariage du prince avec une nièce de Mazarin, d’être évêque de Valence, et qui a donné une dernière fois la chemise à son maître avec larmes, reste quelque temps encore attaché à sa maison comme chargé de ses affaires ; il le sert et le mécontente à la fois par son trop de zèle, et se retire enfin de cette petite cour où il éclate trop souvent par des impétuosités et des brusqueries hors de saison. C’était un singulier courtisan que Cosnac, et qui ne retenait ni ses mouvements ni sa langue. Mme de Sévigné le peignait ainsi à sa fille quand il avait près de soixante ans : « L’archevêque (d’Aix) a de grandes pensées ; mais plus il est vif, plus il faut s’approcher de lui comme des chevaux qui ruent, et surtout ne rien garder sur votre cœur. » Le prince de Conti lui-même, un jour qu’il s’agissait d’emporter de vive force une grâce auprès du cardinal Mazarin et que Cosnac s’en chargeait, lui disait tout bas au départ : « Mais je vous défends les moulinets. » Il appelait ainsi les gestes de l’abbé et ses emportements.

Ce qui tempérait l’effet de ces brusqueries et les empêchait de tourner autant qu’elles auraient pu contre celui qui se les permettait, c’est qu’il s’y mêlait de la gaieté, de la jovialité, et (je demande pardon du mot) un peu de turlupinade. On riait et on ne lui en voulait pas. En voici quelques exemples. Cosnac fut, en 1660, du voyage des Pyrénées, où se fit le mariage du roi avec l’infante d’Espagne. Ce mariage se célébra dans l’église de Saint-Jean-de-Luz, et, selon l’usage, on avait préparé des sièges pour les ambassadeurs du côté de l’Évangile, et du côté de l’Épître pour les évêques. Mais les ducs et maréchaux de France prétendaient aussi avoir un banc dans l’église pendant la cérémonie, et ils menaçaient même de s’emparer de celui des évêques si on ne leur en donnait un ; en définitive, les maréchaux l’emportèrent. Le cardinal Mazarin, qui s’amusait de ces disputes, dit le soir même à Cosnac, pour le harceler, « qu’un maréchal de France s’était vanté en sa présence que, s’il eût trouvé un évêque assis et qu’il eût été debout, il l’aurait pris par la main et se serait mis à sa place ». C’était le maréchal de Villeroi, assez triste guerrier, qui avait tenu ce propos. Cosnac, qui n’était jamais en reste, riposta : « À tel évêque ce maréchal se serait adressé, qu’on peut dire que de sa vie il n’eût vu une occasion si chaude. » Cela fit rire, et aux dépens de Villeroi.

Un autre jour Cosnac avait affaire au secrétaire d’État Le Tellier qui ne l’aimait pas et qui se plaignait que Cosnac eût pris le pas à Valence, comme évêque, sur M. de Lesdiguières, gouverneur de la province. Le ministre alléguait l’ordre du roi, qui prétendait qu’il n’y eût personne en son royaume qui disputât la préséance aux gouverneurs qui représentaient sa personne. Cosnac, parlant à M. Le Tellier, le prit très haut. À quoi M. Le Tellier répliquait toujours assez aigrement :

« Je vous ai déjà dit que l’intention du roi est que les gouverneurs précèdent tout le monde dans leurs gouvernements. » — « C’est une chose qui m’est nouvelle », lui répondis-je. Alors, piqué sans doute de ce que je lui résistais devant tout le monde, il ajouta : « Je ne m’étonne pas, monsieur, si cela est nouveau pour vous, ce n’est pas un point de théologie. » — « Monsieur, lui répondis-je fièrement, je crois être de qualité à savoir non seulement la théologie, mais de quelle manière on vit dans le plus grand monde, et j’espère que Sa Majesté sera satisfaite lorsqu’elle saura que je n’ai rien fait qui ne soit conforme à ses déclarations, à ses règlements et à ses arrêts ; mais, comme ce sont des arrêts et des règlements faits dans un temps où vous n’aviez pas encore les emplois que vous avez aujourd’hui, je ne m’étonne pas si vous me blâmez. » — Cela dit, je me retirai.

Cette manière de parler aux ministres se ressentait de la Fronde et d’un homme qui n’avait pas encore plié sous le régime de Louis XIV. L’affaire alla en Conseil par-devant le roi ; Cosnac fut admis à dire ses raisons et à faire valoir les précédents en sa faveur. M. Le Tellier en revint alors à sa réplique souveraine, et à remontrer que M. de Lesdiguières représentait la personne du roi : « Avouez du moins, monsieur, lui dit Cosnac comme poussé à bout, qu’on est fort excusable de s’y méprendre, puisque jamais copie n’a moins ressemblé à son original. » Cette repartie brusque (et flatteuse) acheva de déconcerter le ministre et fit rire le roi, « et ce fut par là, dit Cosnac, que finit cette affaire ».

Je cherche à donner idée de l’esprit de Cosnac et à faire sentir comment il faisait passer ses brusqueries par ses saillies et savait sauver sa considération au milieu de ses gaietés. Très jeune à la Cour, très en posture de tout dire, on l’avait accepté sur ce pied-là, et quand, plus tard, après ses disgrâces passées et son retour, il eut prouvé son habileté et son utilité réelle dans les affaires de son ordre, on ne lui demanda pas de supprimer ses vivacités naturelles et ses craqueries, qui faisaient de lui un prélat qui ne ressemblait à nul autre. Et par exemple, c’était lui-même qui racontait comment il fut nommé évêque par le cardinal Mazarin à l’âge de vingt-quatre ans, au sortir d’un sermon où il avait réussi. Le cardinal lui avait dit en lui remettant son brevet : « Cela s’appelle faire un maréchal de France sur la brèche. » Ce brevet reçu, Cosnac, qui n’était abbé que le moins possible, va trouver l’archevêque de Paris :

« Le roi, lui dit-il, monseigneur, m’a fait évêque ; mais il s’agit de me faire prêtre. » — « Quand il vous plaira ! » répondit M. de Paris. — « Ce n’est pas là tout, répliqua M. de Valence ; c’est que je vous supplie de me faire diacre. » — « Volontiers », lui dit M. de Paris. — « Vous n’en serez pas quitte pour ces deux grâces, monseigneur, interrompit M. de Valence ; car, outre la prêtrise et le diaconat, je vous demande encore le sous-diaconat. » — « Au nom de Dieu, reprit brusquement M. de Paris, dépêchez-vous de m’assurer que vous êtes tonsuré, de peur que vous ne remontiez la disette des sacrements jusqu’à la nécessité du baptême. »

Ce n’est pas dans ses Mémoires que Cosnac raconte ces choses qui n’étaient que des gaietés et peut-être que des embellissements de sa conversation. Il était plein de ces propos, et, selon l’usage, ceux qui les avaient recueillis de sa bouche renchérissaient en les répétant, et lui en prêtaient encore.

Il racontait sur le même ton ce qui, selon lui, l’avait décidé à acheter la charge de premier aumônier de Monsieur, à quoi il avait peu de penchant ; cette fois il le dit aussi dans ses Mémoires :

Dans cette incertitude, une bagatelle, assure-t-il, acheva de me déterminer. Monsieur mangeant de la bouillie dans la chambre de la reine, le roi lui en frotta le visage. Cette raillerie le piqua si vivement, qu’il jeta sur le roi tout ce qui lui en restait. Cette action, quoique inconsidérée, me paraissant partir d’un bon cœur (c’est-à-dire d’un généreux cœur), qui ne peut souffrir d’injures, fit plus d’effet sur moi que le conseil de mes amis et le secours que le cardinal me donnait.

Ce pronostic le trompait du tout au tout, et il eut affaire, dans Monsieur, à un jeune prince qui était infiniment au-dessous de ce qu’avait pu être le prince de Conti. Monsieur, frère de Louis XIV et duc d’Orléans, était le plus joli enfant et le plus efféminé jeune homme qu’il se pût voir ; également incapable de secret et de conseil, il ne songeait qu’aux jeux de l’enfance, surtout à ceux de l’enfance des femmes, et il n’élevait pas sa pensée au-dessus de la bagatelle. On l’avait nourri à dessein dans ces futilités, en vue de son frère à qui on réservait tout l’effectif du commandement et le sérieux de l’empire. À la mort de sa mère, pourtant, le jeune prince eut comme un éclair de zèle et d’ambition, et il s’en ouvrit à Cosnac, qui l’y encouragea fort. Les conseils qu’il lui donna en cette occasion et depuis étaient de ceux qui auraient formé un prince estimable, un digne frère de Louis XIV, soumis mais respecté, et forçant la considération de son frère et celle du public par son mérite. Ici, Cosnac s’élève ; ses pensées deviennent généreuses et faites de tout point pour l’histoire. Monsieur ne s’y prête en rien. Les Napolitains, mécontents de l’Espagne, songeaient à secouer le joug. Ils demandaient à la France du secours et un prince, ils demandaient Monsieur. Cosnac écoute les agents, ne les croit qu’autant qu’il faut, démêle ce qui est possible et réel, et en parle à son maître ; il ne peut obtenir de lui qu’il applique sa pensée à ce dessein, ni qu’il s’en ouvre sérieusement au roi son frère. Si Monsieur a paru un jour plus enhardi et disposé à en parler au roi, le lendemain il se trouve tout dégoûté sur ce qu’on lui a dit qu’il y a près de Naples une montagne de feu qui rend cette ville sujette aux tremblements de terre. Que vient-on lui parler d’entreprise glorieuse et de couronne ? « Il n’avait alors dans la tête que de faire faire des tentes propres et galantes, ayant grand soin qu’elles fussent remplies de miroirs et de chandeliers de cristal. » Cette âme d’une futilité désespérante, ce cœur qui n’a rien de tendre ni de grand, a quelques velléités d’honneur dans la campagne de 1667. Un jour que Louis XIV lui a dit au siège devant Douai : « Mon frère, vous pouvez aller vous divertir, car nous allons tenir Conseil » ; Monsieur, tout mortifié de se voir traité en enfant, s’en va se plaindre à Cosnac qui lui dit : « Eh bien ! puisqu’on ne veut pas de vous au Conseil, allez à la tranchée. » Et il l’y pousse, il l’y conduit, faisant distribuer par le prince ou distribuant en son nom de l’argent aux soldats et aux travailleurs. Le soir, le roi est piqué d’apprendre que son frère a paru à la tranchée, et lui dit : « Mon frère, on vous appellera bientôt sac à terre. » Quelques jours auparavant, au siège de Tournai, le roi, allant lui-même à la tranchée, y avait trouvé Cosnac : « Quoi ! M. de Valence dans la tranchée ! » — « Sire, lui répondis-je, je ne suis venu que pour pouvoir me vanter d’avoir vu le plus grand roi du monde s’exposer comme un soldat. » Louis XIV, pourtant, ne savait pas bon gré à Cosnac de ses conseils qui tendaient à faire de son frère quelque chose et quelqu’un. Remarquez qu’en homme habile et qui n’oublie rien, Cosnac, qui savait déjà ce que c’est qu’un journal, ne manque pas, durant toute la campagne, « d’envoyer à Renaudot (rédacteur de la Gazette) des mémoires exacts et avantageusement tournés des choses que Monsieur avait faites ; et Renaudot, sans y rien changer, les plaça toutes dans les Gazettes. »

Malgré tous ces moyens employés pour lui élever le cœur, Monsieur restait ce que l’avaient fait la nature et la première éducation. Il s’éprend bientôt du chevalier de Lorraine, auquel il sacrifie toute autre idée. Au retour même de cette campagne de 1667, étant allé à Villers-Cotterêts pour s’y délasser, il ne fait plus qu’une chose : en attendant d’être en état de ranger une armée en bataille, il s’apprend à ranger les fauteuils :

Monsieur eut bien du regret de ne pas être arrivé un jour avant Madame, afin de pouvoir ordonner de ce qu’il fallait mettre dans les chambres, qu’il trouva, par malheur, toutes meublées. Il n’eut que la seule satisfaction de faire changer quelque chose, ce qui n’était pas contentement pour lui. Il s’y appliqua pourtant avec grand soin, et les dames purent remarquer qu’il avait extrêmement bien profité à l’armée. Il fit mettre toutes les chaises sur une même ligne, fortifia les ruelles de tableaux, tablettes, plaques, plaça les miroirs dans des postes avantageux, flanqua chaque table de quatre guéridons ; enfin disposa généralement de tout le corps de ses meubles avec un ordre merveilleux. Mon zèle me fit, dans ces commencements, regarder cette occupation avec dépit, et comme un mauvais présage de ce qui arriverait dans la suite ; et je fis réflexion qu’on avait bien raison de dire qu’il était presque impossible de changer la nature, quand elle avait une fois pris sa pente.

Le rôle de Cosnac dans cette petite cour et ses relations avec Madame sont trop honorables et trop particulières pour être ainsi étranglées ; je me réserve d’y revenir en m’arrêtant sur ce gracieux et séduisant personnage de Madame, dont il nous fait connaître les pensées et nombre de lettres intimes. Vers ce temps, Cosnac, découragé de son zèle pour un indigne prince, se résout à partir pour son diocèse. Il demande et obtient une audience de Louis XIV pour se justifier dans son esprit :

Il me donna, dit-il de ce roi, une audience très favorable ; je lui rendis compte de toute ma vie, et je finis par la grâce que je lui demandais, de juger de moi par mes actions seulement, et non par le rapport de mes ennemis. J’en sortis si plein d’estime et de vénération pour le roi, je le trouvai si rempli de bon sens, d’habileté, de justice, de véritable mérite, que je dis à M. de Luxembourg en sortant : « Je viens d’entretenir un grand homme, qui me dégoûte fort de mon petit maître. » Après cela, je ne songeai plus qu’à partir.

Je constate ce cri de la raison. Cosnac, par son intelligence et sa capacité, était donc tout à fait digne de servir directement ce sage et prudent maître, ce monarque de son siècle, et non plus ces cadets chétifs et avortés, qui se consumaient dans les corruptions et les vaines intrigues. Il paya pourtant la peine d’avoir hésité un moment entre la grande route royale et les chemins de traverse. Sa fortune lui réserva un singulier affront dans ce voyage secret qu’il fit à Paris et où il fut trahi et indignement traité au nom du roi, mais sans que Louis XIV fût certainement l’auteur d’une telle avanie. Cosnac fit durant des années sa pénitence d’avoir été un produit de la Fronde et un boute-en-train de ces petites cours, où il n’avait rien trouvé à sa mesure. Toutefois il n’eut pas trop à se plaindre de la fortune, puisqu’il reparut finalement sous forme de prélat respecté, considérable, et continuellement employé pour les desseins temporels du grand roi. Il mourut en plein crédit, le 18 janvier 1708. Ses Mémoires feront prévaloir désormais cette partie sérieuse de sa vie, et l’on connaîtra en somme un personnage et un caractère de plus dans ce siècle où il y en eut tant d’originaux.

J’ai pensé souvent, en lisant Cosnac, à cette classe de gens actifs, appelés M. de Sémonville et autres, et toujours il m’a semblé que, même en ce genre qui n’est pas le premier et le plus relevé, la médaille était mieux frappée et d’un coin plus neuf sous Louis XIV que de nos jours.