(1881) La psychologie anglaise contemporaine « Hartley »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « Hartley »

Hartley

Dans une étude sur la psychologie anglaise contemporaine, Hartley ne peut figurer qu’à titre de précurseur. Il est juste pourtant de consacrer quelques mots à celui que Stuart Mill appelle « le premier père de l’Association. » D’ailleurs, en marquant le point de départ de l’École, on en comprendra mieux l’évolution.

Ce fut en 1749, que Hartley, alors médecin à Londres, publia ses Observations on Man, his frame, his duty, his expectations. Dix-huit ans auparavant, il avait donné une esquisse de sa doctrine dans un opuscule ayant pour titre Conjecturæ qaœdam de sensu, motus et ideanm generatione 14. Cette doctrine peut se ramener à deux propositions principales, dont l’une est le fondement de la physiologie, l’autre, le fondement de la psychologie. Ce sont :

1° La théorie des vibrations par laquelle Hartley explique les phénomènes nerveux et tous les phénomènes physiques en général.

2° La théorie de l’association qui explique le mécanisme de l’esprit et tous les phénomènes psychologiques sans exception.

Hartley déclare qu’il a emprunté la théorie des vibrations à Newton qui, en terminant ses Principia et ses Quæstiones opticæ, suggère quelques hypothèses sur la nature des sensations et des mouvements ; sa théorie de l’association, à Locke, « ainsi qu’à quelques penseurs très pénétrants » qu’il se dispense de nommer15.

Il serait inutile d’insister sur la physiologie de Hartley. Elle est pleine d’erreurs ou bien dépassée dans ce qu’elle contient de vrai. Rappelons seulement que par sa théorie des vibrations, il s’est mis en opposition avec les hypothèses courantes de son époque. Au xviiie  siècle, la plupart des phénomènes physiques s’expliquaient par des fluides : la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme et même les actions vitales. On voyait, dans les nerfs, des tubes creux traversés par un « fluide nerveux. » Hartley rejetant toutes ces hypothèses n’admet partout que des vibrations. Les phénomènes lumineux, caloriques, électriques, tout aussi bien que les actions nerveuses, sont produits par des corps qui vibrent. « Les objets extérieurs, par leurs impressions sur nos sens, causent d’abord dans les nerfs, ensuite dans le cerveau, des vibrations de parties médullaires16 très petites et, pour ainsi dire, infinitésimales. » Ces vibrations « consistent en ondulations de particules très ténues, analogues aux oscillations du pendule ou aux tremblements des molécules d’un corps sonore. » C’est donc sous la forme purement mécanique d’une ondulation que les impressions cheminent le long des nerfs. Aussi Hartley, contrairement à Boerhaave qui en faisait des tubes, n’hésite pas à les considérer comme pleins.

L’animal ne peut donc ni sentir ni se mouvoir, s’il ne se produit des vibrations dans ses nerfs, sa corde spinale et son cerveau. Mais les sensations ont la propriété de durer quelque temps, même quand leur cause extérieure a disparu. « Lorsqu’elles ont été souvent répétées, elles laissent certaines traces ou images d’elles-mêmes que l’on peut appeler idées simples. » (Prop. 8.) Ce n’est pas tout ; la vibration, c’est-à-dire le fait purement physiologique, en se répétant laisse dans le cerveau une tendance à se reproduire sous forme de vibrations beaucoup plus faibles que Hartley appelle des vibrationcules, et qui sont à ses yeux « des miniatures de la vibration. » Ainsi, en résumé, la vibration produit d’abord la sensation, puis la vibrationcule qui, à son tour, produit les images.

Tels sont les seuls éléments à l’aide desquels Hartley construit sa psychologie. Les formes les plus complexes sortent de ces données toutes simples en vertu d’une association formulée dans les deux propositions suivantes :

Lorsque des vibrations A, B, C, etc., ont été associées un nombre de fois suffisant, elles se lient aux vibrationcules correspondantes a, b, c, etc., de telle façon qu’une vibration A toute seule suscitera b, c, etc., formant le reste de la série.

Lorsque des sensations A, B, C, etc., ont été associées un nombre de fois suffisant, elles se lient aux idées correspondantes a, b, c, etc., de telle façon qu’une sensation A toute seule suscitera b, c, idées du reste de la série.

En définitive, c’est de l’association primitive des vibrations que tout dérive, puisque seule elle rend possible celle des sensations, des vibrationcules, des idées.

Reste à parler des mouvements. Hartley les explique de la même manière. Il en distingue deux espèces qu’il appelle automatiques et volontaires ; les premiers dépendent des sensations ; les seconds, des idées.

Les mouvements automatiques, qui répondent à peu près à ceux que, de nos jours, on appelle réflexes (mouvements du cœur, des poumons, etc.), dépendent, suivant Hartley, de vibrations qui viennent du cerveau. Mais les vibrations motrices, tout comme les vibrations sensorielles, produisent par la répétition des vibrationcules, qui sont la source des mouvements « semi-volontaires » et des mouvements volontaires. Pour que ce passage ait lieu de l’automatique au volontaire, il faut que les mouvements s’associent non-seulement entre eux, mais avec une sensation ou une idée. Ainsi se forme cet état mental que nous appelons volonté et qui est en réalité « une somme de vibrationcules composées. » Si l’on chatouille la main d’un enfant, il réagit, sans pouvoir rien de plus, puis après un certain nombre d’essais infructueux, il devient maître de ses mouvements ; l’automatisme se transforme en volonté.

Les traits fondamentaux de la doctrine de Hartley se réduisent donc aux propositions suivantes :

A la vibration simple correspond la sensation simple.

Aux vibrations associées correspond la sensation composée.

A la vibrationcule correspond l’image ou idée simple.

Aux vibralioncules associées correspond l’idée complexe.

Aux vibrations motrices correspond le mouvement automatique.

Aux vibrationcules motrices, associées entre elles et avec une sensation ou une idée, correspond le mouvement volontaire.

A l’aide de ces principes, Hartley explique les sensations, les sentiments, la mémoire, l’imagination, le langage, le jugement et la liberté.

Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails, ni de montrer comment les états complexes de l’esprit peuvent se former par la juxtaposition et la fusion finale des états simples. Les successeurs de Hartley, dont nous allons parler, ont repris cette embryologie physiologique, sous une forme tellement supérieure à la sienne, qu’il serait oiseux de nous y attarder.

Hartley a eu le mérite de formuler clairement le principe fondamental de la future école : Tout s’explique par les sensations primitives et la loi d’association. En d’autres termes, les états de l’esprit les plus complexes ou les plus abstraits, les notions dites a priori, les idées les plus étrangères en apparence à l’expérience, les sentiments les plus raffinés ; tout, sans exception, est réductible par l’analyse aux sensations primitives, qui associées et fondues de mille manières, par suite des combinaisons qu’elles forment, des métamorphoses qu’elles subissent, deviennent méconnaissables au sens commun.

En revanche, on ne peut pas dire que Hartley ait été très heureux dans les explications de détail. Il n’entre pas assez à fond dans cette chimie intellectuelle. Tandis que ses successeurs n’ont pas craint de s’attaquer aux idées si embarrassantes de temps, d’espace, etc., et de les résoudre en associations d’états primitifs de conscience, Hartley méconnaît ou esquive ces difficultés. On trouve chez lui trop d’explications verbales et trop peu de faits. Son livre est clair, bien composé ; mais par ses subdivisions en propositions et en corollaire, il rappelle plutôt la méthode d’un mathématicien que celle d’un physiologiste. Très-préoccupé de donner à son exposition un bel ordre géométrique, il néglige trop souvent des détails qui seraient frappants et probants. On retrouve dans son livre l’influence de Newton et du xviie  siècle qui aimait tant à procéder more geometrico. De là, chez Hartley, une clarté et une simplicité souvent toute artificielle. On s’étonne parfois de l’ingénuité de ses explications et l’on comprend par cette lecture combien le raisonnement, s’il n’est à chaque instant appuyé par l’expérience et la confrontation avec les faits, est impuissant tout seul à débrouiller l’inextricable lacis des phénomènes psychiques. Hartley, James Mill, et à beaucoup d’égards Stuart Mill représentent, comme nous le verrons, une première période, pendant laquelle l’École de l’Association n’adopte pas nettement la méthode biologique, et continue la tradition du xviiie  siècle. Il n’en faut pas moins reconnaître que, outre qu’il a posé la loi d’association, Hartley a devancé sur un point important les théories de ses contemporains. En rapprochant, sur la foi d’une hypothèse d’ailleurs, la vibration nerveuse de la sensation, il pose les premières bases d’une explication nouvelle du rapport physique et du moral, qui consiste à tout réduire, en dernière analyse, à l’association d’un état de conscience et d’un mouvement ; nous la verrons se produire dans la deuxième période de notre Ecole.