(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIII, les Atrides. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIII, les Atrides. »

Chapitre XIII,
les Atrides.

I. — La Fatalité dans l’Orestie.

Un admirable hasard nous a conservé l’Orestie, la seule trilogie complète qui soit restée du théâtre grec. C’est après l’Iliade et l’Odyssée le plus grand legs poétique de l’antiquité. L’Orestie fut le couronnement de l’œuvre d’Eschyle, son enfantement

extrême et suprême ; il avait soixante-six ans lorsqu’il la créa. Excité par les victorieux débuts de Sophocle, le vieil athlète ramassa son génie dans une dernière lutte, il le raidit et l’assouplit à la fois. Après tant de siècles de découvertes et d’inventions théâtrales, l’Orestie demeure un drame sans égal. Aucune complication ne vaut sa simplicité formidable ; l’étreinte du colosse défie toutes les armes aiguisées et raffinées par la science de la scène. Dans un culte des arts, l’Orestie mériterait l’autel que Rome avait dressé à la Peur.

Qu’est-ce que l’Orestie dans Agamemnon et les Choëphores ? la tragédie de l’hérédité, le poème du talion. Le Destin y règne encore avec un despotisme asiatique. Le joug que l’Allah musulman fera peser plus tard sur son monde paraîtrait léger à côté du sien. Non content d’écraser la faiblesse humaine sous les fatalités du sort et de la nature, il l’asservit aux transmissions du passé. L’homme opprimé par lui subit un péché originel cent fois plus redoutable que celui de la Genèse hébraïque : le mal qu’a fait l’ancêtre revit dans son rejeton, comme le grain d’une plante vénéneuse recompose et reproduit son poison. Le Destin crée des générations de crimes, des lignées de monstres, des postérités d’homicides. Le fils de l’homme qui a tué tuera à son tour, le petit-fils recommencera le père et l’aïeul. Le glaive retrempé et rafraîchi dans le sang passera ainsi de main en main, dans une dynastie ou dans une famille, héréditaire comme un sceptre, fatal et inamissible comme l’outil que l’artisan d’une caste égyptienne léguait indéfiniment à ses descendants.

Mais à la fin de l’Orestie, Eschyle prend une sublime revanche des sanglantes victoires qu’il a cédées au Destin, dans les deux premières parties de son drame. Contre la fatalité il dresse l’équité, à la terreur il oppose la miséricorde. Des dieux nouveaux interviennent, qui désarment les dieux anciens et les dépossèdent de leur règne inique. Un ordre nouveau commence et la Justice est fondée.

II. — Légende des Atrides. — Tantale. — Sacrifices humains des âges primitifs. — La Grèce les déteste et les abolit. — Leurs rares récidives. — La cavale du champ de bataille de Leuctres,

C’est l’histoire finale de la famille des Pélopides et des Atrides que l’Orestie met en scène. La fable grecque n’a pas de race plus sinistre ; celle des Labdacides ne l’égale pas en horreur. Œdipe est innocent auprès de Tantale ; ÉtéocIe et Polynice paraissent les héros du fratricide auprès d’Atrée et de Thyeste qui en sont les monstres. Cette vaste et obscure légende concentre évidemment dans un groupe d’hommes des forfaits épars, des catastrophes collectives, tout un passé immémorial de destruction et de barbarie. — Serpens non fit Draco, nisi comederit serpentes, disent les Bestiaires du moyen âge : « Le serpent ne devient Dragon que lorsqu’il a mangé des serpents. » De même la Chimère de crimes que représente la race de Pélops s’est formée sans doute par des absorptions de monstruosités oubliées. On peut objecter pourtant que telle dynastie byzantine ou mérovingienne, musulmane ou anglo-saxonne, la reproduisent historiquement dans les temps modernes. Constantinople et Lutèce, Londres et Moscou ont eu leurs Atrides. Mais les traditions primitives de la haute Grèce, comme celles des autres pays, naissent et croissent en plein mythe. Or la nature du mythe est d’absorber des peuples dans des hommes, des cataclysmes dans une catastrophe ; d’immenses carnages dans un meurtre unique. Le mythe souffle sur un ossuaire fait de lambeaux informes, de restes sans nom : l’ossuaire se réveille, tressaille, se redresse, rajuste ses mille membres qui ne font plus qu’un seul corps ; et c’est Atrée ou Thésée, Rustem ou Rama, Siegfried ou Pélage.

La première malédiction portée sur la race remonte à Tantale, son ancêtre et son patriarche. Tantale fils de Zeus et de Plouto, — l’Abondance — régnait sur la Lydie et sur la Phrygie. Il habitait le mont Sypile couvert de ses troupeaux innombrables, commensal et voisin des dieux qui le conviaient à leurs banquets et descendaient parfois s’asseoir à sa table. Il y a deux légendes différentes sur le crime qui le précipita aux Enfers. L’une dit qu’il avait volé le nectar et l’ambroisie des festins célestes pour en faire part aux mortels. L’autre raconte qu’ayant un jour invité les dieux, et voulant les tenter ou les honorer, il égorgea son jeune fiIs Pélops, dépeça ses membres, et leur servit, mêlée à d’autres viandes, cette chair palpitante. Mais les Immortels flairèrent à temps l’horrible pâture et se levèrent indignés. Seule, Déméter, la bonne déesse, toujours affamée puisqu’elle nourrit tout, avait déjà mangé une épaule. Hermès, par l’ordre de Zeus, jeta les morceaux de l’enfant dans une chaudière enchantée autour de laquelle Pan — la divine Nature qui transforme et qui ressuscite — exécuta une danse mystérieuse. Puis Cloto, la première des Parques, fileuse fatidique de la vie humaine, retira le petit Pélops vivant de l’eau bouillonnante. Mais il manquait l’épaule mangée par Déméter ; on lui en refit une en ivoire, que les Pélopides se transmirent : une blancheur éburnéenne marquait toujours sur leur corps l’endroit où la toreutique divine avait opéré. Quant à Tantale, jeté au Tartare, il y subit le supplice célèbre que l’Odyssée a décrit.

Et je vis — dit Ulysse, — Tantale plongé jusqu’au menton dans un lac où il endure de cruelles douleurs ; car la soif le dévore et il ne peut boire. Chaque fois en effet que le vieillard se penche, l’eau fuit et tarit, et la terre noire, desséchée par un Démon, s’élargit autour de ses pieds. Des arbres élevés laissent pendre leurs fruits sur sa tête ; des poires, des grenades, des oranges, des figues douces et des olives vertes. Et toutes les fois que le vieillard étend les mains pour les saisir, le vent les soulève jusqu’aux nuées sombres.

Cette légende de Tanlale tuant son fils pour l’offrir à la faim des dieux est sans doute une réminiscence des sacrifices humains usités dans les âges barbares de la Grèce. A travers l’obscurité qui les couvre, on entrevoit en effet d’horribles autels. Avant leur noble transformation, opérée par le génie clément de la race, quelques dieux venus de l’Asie avaient rapporté dans l’Hellade l’appétit des vieilles idoles carnivores. Tel Olympien sublime, chanté par Pindare, sculpté par Phidias, eut à son origine l’âme et le ventre du Moloch punique. En Crète, les Curètes immolaient des enfants à Cronos, qui avait englouti les siens. Apollon dévorait des hommes dans l’île de Leucade. Bacchus Omadios — « Mangeur de chair crue » — se repaissait à Chios et à Ténédos, les jours de ses fêtes, des lambeaux d’un homme déchiré. Poséidon, inassouvi de naufrages, s’ouvrait à des victimes lancées dans ses flots. Artémis surtout, sous son antique forme arcadienne, sauvage, presque fauve, à peine dépouillée de la peau de l’Ourse, qui avait été son premier symbole, nourrissait des instincts cruels surexcités par les carnages de ses chasses. En Tauride, elle buvait le sang des étrangers échoués sur la côte. A Sparte, on lui sacrifia longtemps des adolescents et des vierges ; et Lycurgue, lorsqu’il abolit ce culte féroce, dut apaiser la déesse, en lui offrant à la place des jeunes filles fouettées jusqu’au sang devant son autel. Pendant la flagellation déchirante, la prêtresse, tenant entre ses bras sa statue de bois, s’écriait que le poids l’écrasait et qu’elle allait la laisser tomber, chaque fois que le bras qui frappait ralentissait ses coups. En Achaïe, deux amants, Ménalippos et Comœtho, ayant profané le parvis de son temple, la Déesse, non contente de la mort des coupables, exigea qu’un garçon et qu’une fille, le plus beau et la plus belle du pays, fussent immolés, chaque année, dans le sanctuaire, en réparation du sacrilège qui l’avait souillé. Chez Homère même, Artémis, déjà parvenue à son plus haut type, n’apparaît point tout à fait lavée de sa renommée sanguinaire. Dans la grande rixe olympienne qui éclate au vingt et unième chant de l’Iliade, Héra l’appelle « chienne hargneuse », et lui reproche « son cœur de lionne pour les femmes que Zens lui permet de tuer à son gré ».

La religion funéraire et le salut public, à ces âges de fer de la Grèce, réclamaient aussi quelquefois des victimes humaines. Achille égorge douze enfants troyens sur le bûcher de Patrocle déjà baigné du sang des bœufs et des chèvres. — « Sois content de moi, ô Patrocle ! dans le Hadès, — s’écrie-t-il, — car j’ai accompli tout ce que je t’ai promis. Le feu consume, avec toi douze enfants des magnanimes Troyens. » Mort à son tour, Achille surgit de sa tombe, et somme l’armée qu’il a fait vaincre de lui livrer sa part du butin. C’est Polixène qu’il lui faut, la plus jeune des filles de Priam ; et Néoptolème verse le sang de la vierge à l’Ombre altérée. Dans les grandes crises de guerre et de calamité nationale, l’oblation humaine, forcée ou volontaire, sortait d’elle-même de l’exaltation de l’armée ou de l’effroi du peuple pressé d’apaiser un dieu famélique. Chaque tribu, avant d’entrer en campagne, offrait à Arès un guerrier choisi par le sort, primeur sanglante des combats prochains. Nous avons vu Mœnécée se vouer au salut de Thèbes ; Érechtée et Leos sacrifièrent leurs filles aux divinités souterraines, pour les réconcilier avec Athènes qui les avait offensées. Tout cet extrême horizon de l’Hellade antéhistorique est rouge de sang humain lancé vers le ciel.

Mais, dès qu’elle eut pleine conscience d’elle-même, la noble race abjura ces meurtres sacrés, son âme généreuse en conçut l’horreur. Elle les avait éludés avant même de les abolir : lorsque la liturgie trop précise imposait une victime humaine, on s’en tirait par un pieux subterfuge. L’homme désigné par le sort et présenté à l’autel s’échappait sur un signe des prêtres qui vite lui substituaient une chèvre, un gâteau de miel ou des fleurs. Le dieu était censé ne rien voir ou fermer les yeux. A Ténédos, au lieu de l’enfant prescrit pour le sacrifice, on immolait un veau nouveau-né auquel on mettait de petits souliers, avec l’idée naïve de tromper l’idole, et comme, dans un de nos contes, le cuisinier d’une ogresse lui sert un chevreau en place du petit prince qu’elle a demandé. A Leucade, l’homme qu’on précipitait chaque année, du haut d’un rocher, aux fêtes des Targélia, pour apaiser Apollon, était enduit d’une tunique de plumes. Ainsi déguisé en oiseau, il échappait à la mort : la molle enveloppe amortissait sa chute sur la barque prête à le recevoir, qui le conduisait en exil.

Ce fut bientôt le Dieu lui-même qui, comme l’Ange de la Genèse, arrêta le couteau du sacrificateur. Des miracles menaçants annoncèrent que l’Olympe exécrait ces sacrifices homicides, et vomissait le sang que leur fumée lui portait. Lycaon fut changé en loup pour avoir, comme Tantale, servi un enfant égorgé à Zeus. A Sparte, disait-on, son aigle, tombant furieusement du ciel, avait arraché de la main du prêtre le fer prêt à immoler une jeune fille.

L’affreuse superstition, toute répudiée et diffamée qu’elle était, survécut pourtant à ses jeûnes. Engourdie plutôt que tout à fait morte, elle se réveillait de temps à autre en sursaut, et revenait rôder affamée autour de l’autel. On se rappelle Thémistocle contraint d’immoler à Bacchus trois prisonniers perses, avant Salamine. — Un siècle plus tard, une étrange histoire contée par Plutarque nous montre le Molochisme grec redressé d’un suprême effort, et réclamant une dernière proie. La veille de la bataille de Leuctres, Pélopidas endormi crut voir les filles de Scédasos se lamenter sur leur tombeau, et lancer des imprécations contre les Spartiates. Ces jeunes filles, violées quelques jours avant par trois éphèbes de Lacédémone, s’étaient étranglées pour ne pas survivre à l’outrage ; leur père s’était tué de désespoir ; la catastrophe toute récente saignait encore et criait vengeance. Scédasos apparut ensuite à Pélopidas, et lui commanda d’immoler une vierge rousse à ses filles, s’il voulait vaincre l’armée de Sparte. Ce pacte cruel indigna le héros thébain. Le matin venu, il rassembla les capitaines et les devins de l’armée et leur raconta la vision funeste. Les uns furent d’avis qu’il fallait exécuter sa prescription à la lettre, et ils citaient des exemples de stratèges vaincus ou vainqueurs, pour avoir rejeté ou accompli les ordres d’un Songe. D’autres, plus nombreux, soutinrent que la désobéissance, en pareil cas, était un devoir. — « Un sacrifice si barbare, disaient-ils, ne pouvait être agréable à aucun des dieux ; car ce ne sont point des Typhons ni des Géants qui gouvernent le monde, mais des Génies bienfaisants. Croire que ces Êtres divins pussent se repaître de la chair des hommes, était une absurde impiété. S’il en existait de pareils, on devait les renier et les mépriser comme des Démons impuissants. » — Tandis qu’ils délibéraient sous leur tente, une pouliche de poil pourpre, échappée d’une prairie voisine, traversa le camp au galop, en hennissant avec éclat vers le ciel. Un des devins, Théocritos, saisit l’occasion comme par les crins de l’animal bienvenu. — « Pélopidas ! s’écria-t-il, voici la victime ! Ne cherche pas une autre vierge, mais accepte celle que les dieux t’envoient. » La cavale, couronnée de guirlandes, fut aussitôt conduite sur le tombeau des filles de Scédasos, et joyeusement sacrifiée, aux applaudissements de l’armée.

III. — Pélops. — Atrée et Thyeste.

La légende de Pélops est moins tragique que celle de son père ; cependant une malédiction atteignit encore le fils de Tantale, et rejaillit sur sa race. Parvenu à l’adolescence, le héros « à l’épaule d’ivoire » s’achemina vers Pise en Élide, attiré par la beauté renommée d’Hippodamie, fille d’Oenomaos. Mais Oenomaos, sachant, par l’avertissement d’un Oracle, que l’époux de sa fille serait son meurtrier, avait proclamé qu’il ne donnerait Hippodamie en mariage qu’à l’homme qui le vaincrait dans une course de chars, depuis Olympie jusqu’à l’Isthme. Une autre condition de cette lutte était que chaque vaincu serait immédiatement mis à mort. Or, Oenomaos, qu’on croit être l’incarnation de quelque divinité maritime, possédait des chevaux rapides comme les vents, violents comme les vagues, et il avait pour conducteur de son char Myrtilos, fils d’Hermès et d’une nymphe mortelle, le plus habile des auriges. Il exigeait encore qu’Hippodamie montât sur le char de l’amant qui luttait pour elle, sûr que sa beauté le distrairait de la course, et que ses regards seraient comme les pommes d’or lancées sur le sable, qui retardèrent Atalante se baissant pour les ramasser. Dix-sept prétendants avaient déjà péri, et Pélops, arrivant devant Pise, vit leurs têtes plantées entre les créneaux de la porte. Mais dans la nuit qui précéda la lutte, « Pélops — dit Pindare — alla vers la mer blanchissante, et il invoqua Poseïdon, le dieu des orages qui mugissent, le roi du Trident ». Le dieu exauça sa prière ; une vague immense jeta devant lui, sur la plage, un char d’or attelé de coursiers ailés. Pour mieux s’assurer encore la victoire, Pélops corrompit Myrtilos en lui promettant une part du royaume, s’il l’aidait à le conquérir. L’aurige infidèle détacha les clous du moyeu d’une roue ; au premier élan du départ, le char fracassé s’abattit, et Oenomaos se brisa la tête dans sa chute. Pélops vainqueur épousa sa fille, et s’embarqua avec elle pour regagner la Phrygie. Durant le trajet, Myrtilos tenta de faire violence à Hippodamie ; l’aurige aimait, cette « dompteuse de chevaux » : c’est le sens grec de son nom. Pélops surprit le suborneur et le précipita dans la mer. Myrtilos, en mourant, invoqua son père, et l’adjura de venger sa mort. Hermès maudit Pélops et se déclara l’ennemi de ses descendants. L’anathème primordial se grossit donc d’une malédiction nouvelle. Le ciel se faisait sombre autour de cette race ; le trésor des colères divines amassé par elle tomba sur ses fils.

Avec Atrée et Thyeste, fils de Pélops, on entre dans un fouillis d’inextricables horreurs. Une nuit lugubre pèse sur cette légende où des pères, des fils et des frères se tuent à tâtons, où fume un repas d’anthropophages, où l’inceste, vaguement entrevu, engendre dans l’ombre des parricides, qui reparaissent ensuite sanglants au grand jour. C’est peut-être le seul mélodrame qu’ait commis la Grèce ; elle y a réussi avec la perfection qu’elle mettait en toute chose. Parmi ceux de nos théâtres modernes, aucun n’égale la complication de ses trames et la noirceur de ses catastrophes. L’obscurité s’y mêle à l’atrocité, l’énigme s’ajoute aux ongles du Sphinx. On déchiffre péniblement, comme les runes d’un dolmen, l’horrible chronique raturée et interlignée en tous sens par dos mythologues inconnus. Chaque crime y a sa variante, chaque meurtre se reflète dans un autre meurtre ; l’attentat se répète et le poignard fait coup double. Un labyrinthe hanté par des monstres donnerait l’idée de l’imbroglio sinistre qu’on appelle l’histoire des Atrides.

Atrée et Thyeste commencent par tuer Chrysippe, fils naturel de Pélops. Leur père les bannit, ils se réfugient à Mycènes, où règne leur neveu Eurysthée, le persécuteur d’Hercule. Bientôt après, Eurysthée est tué dans la bataille qu’il livre aux Héraclides, en Attique ; Atrée est proclamé roi de l’Argolide. Mais l’héritage était attaché à un agneau d’or, don de discorde, présent funeste d’Hermès, poursuivant sur les Pélopides la mort de son fils. Thyeste, aidé par Oerope, la femme d’Atrée, dont il est l’amant, dérobe dans les étables de son frère la bête merveilleuse : il la porte sur l’Agora de Mycènes, et prend le peuple à témoin de son droit au sceptre, puisqu’il possède l’agneau à la toison d’or. Un prodige dénonce sa fraude : Atrée fait noyer l’épouse adultère et proscrit Thyeste qui s’enfuit en lui laissant ses deux fils. Du refuse où il s’est caché, il lance sur son frère, pour l’assassiner, un fils perdu par lui et qui ignore aussi sa naissance. Atrée prévient le meurtrier, et le reconnaît lorsqu’il l’a tué. — Nous ne sommes qu’à la première étape de cette « voie scélérate » ; en avançant, elle multiplie ses dédales. L’hydre domestique, acharnée sur elle-même, enchevêtre ses têtes en se déchirant.

Atrée, dont son frère a fait un parricide, médite une exécrable vengeance. Il rappelle Thyeste à Mycènes, feint de se réconcilier avec lui, et l’invite à un banquet où il lui sert les corps de ses fils. Quand le père s’en est repu, il fait apporter sur un bassin d’or leurs têtes et leurs mains nageant dans le sang. « Thyeste, — dit Eschyle, — vomit sur ce meurtre ; il renversa la table, et il appela l’inexorable Exécration sur les Pélopides. » Cette imprécation était restée célèbre dans l’antiquité. Horace l’a rappelée dans la terrible Épode où il nous montre la magicienne Canidie enterrant vivant l’enfant voué à ses maléfices. — « Avant d’expirer, dit-il, l’enfant cria « des imprécations Thyestéennes ». — Misit Thyesteas preces.

Ce monstrueux banquet, rallonge et récidive du festin châtié de Tantale, indique clairement que les traditions détestées des sacrifices humains s’étaient rassemblées dans les Pélopides. Leur lignée néfaste les personnifiait, elle en portait le poids, et la tache : te tatouage du cannibalisme restait empreint sur le front des fils de Tantale.

Cependant des signes effrayants menacent l’abominable banquet : les Pléiades ferment leurs yeux d’étoiles pour ne point le voir, le Soleil rebrousse chemin dans le ciel, une famine dévorante sévit sur Argos. La nature outragée châtie les attentats de l’homme par ses perturbations vengeresses. Un dieu consulté déclare que Thyeste doit être ramené dans Mycènes. Atrée le fait chercher par tous les pays de l’Hellade, mais Thyeste erre, comme Caïn « agité et fugitif sur la terre » ; il échappe à tous les yeux et il déroute tous les pas. Sur un de ses chemins, il a rencontré, la nuit, dans un bois sacré, sa fille Pélopée. Or, un autre oracle avait annoncé que le vengeur de Thyeste naîtrait de sa fille. Thyeste viole sa fille, à qui les ténèbres cachent son visage, pour susciter ce vengeur. Égisthe naît de l’union infâme. Atrée, redoutant la prophétie de l’oracle, épouse Pélopée et il adopte son fils.

Longtemps après, Thyeste, retrouvé à Delphes, est reconduit et emprisonné à Mycènes. Atrée envoie Égisthe le tuer dans son cachot. Mais Thyeste reconnaît son fils à l’épée qu’il tourne sur lui. Égisthe, averti, court accomplir l’oracle en tuant Atrée au bord de la mer.

L’exposition de cette légende rebutante était nécessaire : sans elle, l’Orestie ne serait qu’à demi comprise, elle en est à la fois le prologue et l’arrière-plan. Tous ses lugubres personnages reviennent dans la Trilogie d’Eschyle, à l’état de Mânes ; son atmosphère est saturée de leurs souffles, Cassandre et le Chœur ne cessent de les évoquer ; leurs haines posthumes attisent les haines vivantes de leurs descendants. Le noir essaim voltige autour d’eux, aiguillonnant leurs fureurs ; et il semble qu’on le voit entrer et ressortir par leurs bouches, comme les démons d’une possession. L’action est pleine de leur présence invisible, leur sombre influence l’électrise comme une nuée d’orage. Ces spectres hagards, errants sous les portiques du palais d’Argos, embusqués sous le tombeau du père égorgé, s’agitent obscurément au fond de la scène. Ils se penchent pour écouter le dialogue, avec des gestes de connivence et des sursauts d’attention ; ils passent la tête entre les meurtriers qui complotent et mêlent des chuchotements funèbres à leurs voix tragiques. Quand le crime s’apprête, tous accourent, et d’un vol furieux devancent son élan. Vingt mains d’Ombres s’entrelacent à la main qui frappe, et la victime, qui ne voit qu’un glaive tendu sur sa gorge, tombe sous une troupe de fantômes sortis des Enfers pour l’y entraîner.