(1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre III. Les dieux »
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(1861) La Fontaine et ses fables « Deuxième partie — Chapitre III. Les dieux »

Chapitre III.
Les dieux

I

Ce qu’il y a de plus singulier, je crois, au dix-septième siècle, c’est l’idée qu’on s’y est faite de Dieu. Entendez par là non pas la formule qu’on récitait, mais le sentiment qu’il inspirait. Car la formule est fixe depuis une vingtaine de siècles, mais tous les siècles le sentiment change ; saint Bernard dogmatisait à peu près comme Bossuet ; mais les bourgeois du moyen âge, qui se battaient pour avoir un bras de saint Martin, n’avaient pas la même piété que les « honnêtes gens » de Versailles. Au fond, tel monde, telle idée de Dieu ; de sorte que l’idée de Dieu change avec les changements du monde. En général, dans un siècle ou dans une race, on conçoit le souverain céleste à l’image du souverain terrestre, ou plutôt on conçoit la puissance d’une certaine manière, et on les modèle l’un et l’autre d’après cette conception. Tantôt on se représente la puissance comme un despote141 ; tantôt comme un roi légitime142, tantôt comme un bel individu humain143, tantôt comme une loi abstraite indépendante des puissances particulières144, tantôt comme une loi abstraite simple expression des puissances particulières145, et l’on façonne là-dessus son Dieu et son prince.

La raison du dix-septième siècle ne fut comme les autres que locale et temporaire, et son Dieu ne fit comme les autres que réfléchir le monde qui l’avait produit. Ce qui s’établit alors en France comme aux alentours, ce sont les monarchies régulières qui, abolissant les puissances particulières et indépendantes, instituent une administration et une hiérarchie sous l’autorité et la majesté d’un roi. Ce roi absolu mais légitime se trouve placé entre le despote occidental et le souverain moderne. Il diffère du premier en ce qu’il n’est point arbitraire et violent : on ne se prosterne pas devant lui avec tremblement, et il gouverne selon des lois. Il diffère du second en ce qu’il n’est point le mandataire du peuple ; son devoir ne le soumet point à l’intérêt public, et il est au-dessus des lois. Il suit une règle, mais il ne prend point sa règle dans la volonté ou l’intérêt national. Il songe au bien de ses sujets, mais seulement parce que ce bien entre comme un but accessoire dans les desseins d’un grand roi. Il règne pour lui-même. — Mais d’autre part il ne règne que selon les exigences de sa dignité. La nation lui est assujettie, mais il est assujetti à son rang. Nous nous devons à lui, mais il se doit à sa place. Il a tout pouvoir sur nos biens et sur nos vies ; mais la majesté de son trône a tout pouvoir sur ses caprices et sur ses passions. Toutes les forces privées et publiques se rassemblent en sa personne, mais ce n’est pas pour assouvir l’homme, c’est pour glorifier le roi.

La raison limitée et oratoire se complut à ce bel ordre des puissances civiles, et le transporta dans les puissances naturelles. Les choses du ciel se modelèrent sur les choses de la terre. Le Dieu du dix-septième siècle fut une sorte de Louis XIV, image et suzerain de l’autre. La même révolution renouvela le ciel et l’Etat. Les saints locaux et indépendants du moyen âge s’effacent et se subordonnent, comme les seigneurs féodaux et libres, pour former une cour d’adorateurs « inclinés qui, d’un oeil respectueux, contemplent l’éclat » de leur maître. Les personnages de la légende divine voient leurs honneurs s’amoindrir et ne servent plus que de canal pour porter les prières jusqu’au trône, et en rapporter les grâces. Les superstitions diminuent. La religion, purifiée et pompeuse, offre le spectacle le plus correct et le plus noble. L’Exposition de la Foi réfute l’imputation d’idolâtrie et les mépris des protestants. En même temps la science aide le dogme ; les forces naturelles disparaissent ; entre les mains des philosophes, les êtres perdent leur énergie efficace ; les dieux intérieurs qui vivent dans les choses sont anéantis ; toutes les puissances particulières se concentrent dans le Dieu unique. Une philosophie meurtrière de la matière réduit la nature à un système de rouages organisé par un décret d’en haut. Au plus haut de cette administration régulière et de cette hiérarchie obéissante, trône un personnage qui, comme le roi terrestre, n’est qu’un homme agrandi. Il prévoit, il ordonne, il châtie, il récompense, il distribue à ses sujets leurs emplois, il fait servir à ses desseins ses adversaires, il perce leurs complots, il défait leurs ligues, il prépare dans ses profonds conseils le jour glorieux qui confondra leur rage impuissante, et qui établira ses serviteurs, selon son choix et selon leurs mérites, dans le rang qu’il leur a d’avance assigné. Toutes les fois qu’on lit dans Bossuet les triomphes de Dieu, on pense à ceux du prince ; le paradis qu’il décrit n’est pas fort différent de Versailles ; l’assemblée des élus est une cour où l’on distribue beaucoup de cordons bleus, et l’orateur lui-même, du haut de sa chaire, tonne par les mains de « son grand Dieu », comme l’ambassadeur en Hollande foudroyait les pauvres mynhers de la colère de son roi. — Et remarquez bien que ce dieu monarchique se trouve comme le roi placé entre le despote asiatique et le souverain moderne. Il n’est pas simplement terrible comme le Jéhovah de Job. Il ne répond pas aux objections par des coups de tonnerre. Il n’écrase pas l’homme sous l’arbitraire d’un décret inexplicable. Au contraire, il prouve la sagesse de ses desseins par la bouche de ses avocats ; il expose par la plume de Bossuet, de Malebranche et de Leibnitz la profonde économie de sa providence. La raison développée depuis dix-huit cents ans dans la nature humaine s’est établie par contre-coup dans la nature divine, et a tempéré la toute-puissance sans frein, le despotisme formidable que le spectacle du désert et la roideur de l’esprit arabe y avaient mis. Ce Dieu maintenant est raisonnable ; il a beaucoup appris. Mais il n’a pas tout appris encore. Il est encore trop de son siècle pour ressembler au souverain moderne, il gouverne les êtres, comme le roi ses peuples, sans beaucoup d’égards pour leur bonheur. Sa providence, justifiée par Malebranche et Leibnitz, damne fort bien pour toujours presque tous les hommes. Il ne leur doit rien, il n’est obligé qu’envers soi. Il a le droit de préparer de toute éternité le malheur infini des âmes qu’il répand sur le monde, et, si quelque âme lui agrée davantage, de bouleverser une nation pour la sauver.146

Les créatures n’ont pas de valeur en elles-mêmes ; tout leur objet, tout leur mérite est de contribuer, par leur félicité, ou par leur misère, à l’accomplissement de ses grands desseins. Dieu construit ce monde comme le roi construit Versailles ; c’est son palais ; il faut que l’édifice, par son ampleur, sa régularité et sa magnificence, soit digne de son architecte ; à ce but suprême tout le reste est subordonné ; tant pis pour les pierres froissées ou taillées, pour les arbres émondés et transplantés, pour les eaux contraintes et emprisonnées. Nous ne sommes que des décorations et des matériaux ; nous n’avons point à réclamer contre la place où l’on nous met, ni contre l’emploi qu’on nous assigne. Le genre humain misérable et damné, comme le peuple de France déguenillé et hâve, doit se résigner à sa condition, obéir avec amour, s’oublier dans la contemplation de la splendeur royale et du pompeux établissement où il est compris. Consolons-nous, le souverain céleste ne fera de nous qu’un bon usage. Il est comme l’autre enchaîné par sa qualité ; il ne peut agir que selon sa nature ; il faut que ce monde son ouvrage soit digne de lui, qu’il soit le plus parfait possible147, et régi par les plus belles des lois148. Dieu ne peut déroger ; il s’est interdit le caprice, le changement, les petits moyens ; il est grand, il faut que son action soit toujours grande. Voilà l’idée de la monarchie divine, si semblable à la monarchie française par sa nature, son origine, ses soutiens, ses adversaires, sa destinée, sa durée et sa fin.

Ce Dieu administrateur, si éloigné de la nature, ne peut guère apparaître dans la nature ni dans la poésie. Les artistes qui se promènent dans son oeuvre ne l’aperçoivent que comme un constructeur ou un jardinier. Il n’a point de place dans leur poésie, sinon à titre de tonnerre lointain et comme menace ecclésiastique. Et cependant nous avons besoin de voir Dieu dans la poésie comme dans la nature. Le coeur de l’homme n’est point content s’il ne sent la puissance infinie par un attouchement intime ; et il n’a que deux voies pour arriver à la sentir. Il faut qu’il l’aperçoive à la façon des solitaires et des vrais chrétiens, au dedans de lui-même, dans les secrets mouvements de son être, et que tous ses désirs disparaissent dans la grande lumière vague dont il est réjoui et dont il est baigné ; il faut qu’il se confie, s’abandonne et s’épanche, et que l’amour immortel qui circule à travers les créatures assoupisse ses agitations et ses inquiétudes dans la félicité tranquille où il les confond. On bien encore il faut qu’il soit païen s’il n’est mystique ; il faut que la religion lui montre Dieu dans la nature, si elle ne le lui montre pas dans l’âme. Dans les Védas, chez Zoroastre, chez Homère, le divin enveloppe l’homme ; les dieux, encore à demi engagés dans la matière, ne font qu’interpréter sa beauté et sa grandeur. La déesse des flots s’élève au-dessus de la mer « comme un brouillard bleuâtre », et « ses pieds d’argent » se confondent avec l’écume des vagues. Jupiter descend en pluie dans la puissante terre qu’il féconde, et les grandes formes des pins vivants et des montagnes ondulent sous la lune dans la nuit « pleine de dieux. » Aujourd’hui dans cet abattis universel des dogmes, parmi l’encombrement des idées entassées par la philosophie, l’histoire et les sciences, parmi les désirs excessifs et les dégoûts prématurés, la paix ne nous revient que par le sentiment des choses divines. Ce grand coeur malheureux de l’homme moderne, tourmenté par le besoin et l’impuissance d’adorer, ne trouve la beauté parfaite et consolante que dans la nature infinie. Il a trop senti et trop jugé, trop espéré et trop détruit. Il revient à elle après tant de courses ; il la trouve jeune et souriante comme aux premiers jours ; il se trouble et en même temps se ranime à son contact et sous son souffle ; il tend les bras vers elle, et sa vieille âme endolorie par tant d’efforts et d’expériences reprend la santé et le courage par l’attouchement de la mère qui l’a portée. Ô mère, silencieuse et endormie, que vous êtes calme et que vous êtes belle, et quelle sève immortelle de félicité et de force coule encore à travers votre être avec votre paisible sang ! Les poètes ont pleuré à la vue d’un fleuve, ou d’une forêt immobile ; ils ont senti, comme les anciens prêtres de leur race, la vie sourde qui remplit ces êtres tranquilles. Ils ont loué, comme les chantres des premières hymnes, la naissance du soleil et son cours ; ils ont retrouvé dans leur coeur renouvelé les figures des légendes primitives. Chez eux comme chez les Indiens, « le soleil qui se lève lance ses flèches d’or aux blanches nuées qui se teignent de rouge, comme si elles étaient blessées, et s’évanouissent ensuite dans la lumière, jusqu’à ce qu’enfin la lutte cesse et que le jour pose en triomphateur ses pieds rayonnants sur la nuque de la montagne »149 « Comme des bayadères assoupies vers le matin, les montagnes frissonnent dans leurs blancs peignoirs de nuages que la brise matinale soulève. Mais elles se réveillent bientôt sous les baisers du soleil ; il leur enlève peu à peu jusqu’au dernier voile, et les contemple dans toute leur beauté. »

Quelle place cette poésie pouvait-elle trouver sous le dieu classique, et quelle poésie pouvait trouver place parmi les convenances de son trône officiel ? Que peut-il fournir, sinon des foudres à Bossuet ? Pour le retirer de ce rôle administratif il fallait le transformer par l’abstraction et la métaphysique, comme le faisaient alors les philosophes, ou s’échapper du côté du mysticisme comme Hamon, Fénelon, et parfois Bossuet lui-même. Boileau qui n’avait que du bon sens, mais qui en avait beaucoup, érigeait cette difficulté en règle et mettait les « mystères terribles de la foi chrétienne » à l’abri des entreprises littéraires. On vit alors le spectacle le plus extraordinaire et le plus ridicule, la poésie séparée de la religion, dont elle est le fond naturel et l’aliment intime, un ciel païen introduit dans un monde chrétien, l’Olympe restauré, non par sympathie sensuelle comme à la Renaissance, ou par sympathie archéologique comme aujourd’hui, mais par convenance, pour remplir un cadre vide et ajouter une parade de plus à toutes celles dont ce siècle s’était affublé. Il y eut une sorte de jargon grec et latin convenable au même titre qu’une perruque ; on employa Apollon et les Muses comme l’hémistiche et la césure ; on mit en oeuvre l’Amour et les Grâces comme les cédrats confits et les billets doux ; il y eut un dictionnaire mythologique comme un code du savoir-vivre, et les pauvres dieux antiques arrivèrent à cette humiliation extrême de servir de potiches et de paravents.

II

Un poëte subsistait parmi tant d’orateurs, presque païen de coeur, et d’ailleurs si véritablement poëte qu’il pouvait se faire illusion et croire à des dieux morts. C’est chez lui qu’ils se sont réfugiés. Il n’y avait plus dans toute la littérature que ce coin étroit qui leur fût laissé. Ils s’y sont faits petits, ils se sont accommodés à l’endroit. Ils sont devenus moins graves, plus amusants, à demi gaulois ; il faut bien prendre les façons du pays où l’on se réfugie. Ils y ont établi un tout petit Olympe qu’on ne respecte pas trop, qu’on n’aperçoit pas toujours, et qui ressemble plus à une taupinée qu’à une montagne. Mais, si atténués et si transformés qu’ils soient, ils vivent. La Fontaine leur est dévot autant qu’il peut l’être envers quelqu’un, dieu ou homme ; il les aime ; il les a dans l’esprit habituellement, en bon adorateur, et il les voit aussi aisément qu’il voit les bêtes. Il parle d’eux sans cesse et souvent sans besoin, comme Homère. Les images mythologiques naissent chez lui d’elles-mêmes. Il n’a pas besoin de les chercher ; on voit que sa pensée habite dans ce monde. Il y trouve des figures sublimes, dignes d’Homère, quand il montre « les Parques blêmes dont la main se joue également des jours du vieillard et de ceux du jeune homme. » Il ne peint pas les dieux vaguement, avec des souvenirs de classe. Il distingue les détails de leurs mouvements, et voit Atropos à son métier « reprendre à plusieurs fois l’heure fatale au monstre. » Il est chez lui dans l’Olympe. Il y prend ses comparaisons comme nous prenons les nôtres autour de nous. Il voit deux servantes au rouet et trouve que « les soeurs filandières ne font que brouiller auprès d’elles. » Du galetas, il entre de plain-pied dans le ciel. Il connaît les généalogies aussi bien qu’Hésiode, et jusqu’à celles des animaux divins.

         Elles avaient la gloire
De compter dans leur race, ainsi que dit l’histoire,
L’une certaine chèvre, au mérite sans pair,
Dont Polyphème fit présent à Galathée ;
    Et l’autre la chèvre Amalthée
    Par qui fut nourri Jupiter.150

Il est si bon païen qu’il invente en mythologie. Hérodote eût pu dire de lui, comme d’Hésiode et d’Homère, qu’il a créé un monde divin. Il donne aux arbres une immortalité « sur les bords du noir rivage. » Et il rend vraisemblable par ce ton naïf qui dégénère quelquefois en gentillesse enfantine, mais qui n’en convient que mieux à l’historien de Jupin et de la fourmi.

Je vous sacrifîrai cent moutons : c’est beaucoup
         Pour un habitant du Parnasse.

Voilà donc les dieux païens qui subsistent dans la fable, et ce n’est pas sans raison : car partout les dieux doivent convenir à leur peuple. Ils ne sont les dieux de ce peuple que parce qu’ils sont faits à son image. Ils réfléchissent son caractère et portent l’empreinte de son esprit. Ils sont le peuple lui-même, qui s’apparaît sous une forme plus brillante et plus pure. L’Olympe grec n’est qu’une famille grecque, la plus belle que la Grèce ait jamais mise au jour. Aussi les dieux païens, imités par le fabuliste, sont-ils les seuls qui conviennent à la fable. D’abord on ne croit guère en eux, non plus qu’au langage prêté aux bêtes ; la fiction appelle la fiction, et on sourit en voyant Jupiter cousin de l’éléphant, comme en écoutant plaider le lapin et la belette. Jupiter choquerait dans un autre poëme ; on ne pourrait à la fois prendre les hommes au sérieux et les dieux en plaisanterie. Il n’y a pas de milieu entre les deux genres : il faut être grave et tout croire, ou s’égayer et douter partout.

Ajoutez que les habits et les physionomies humaines ont changé depuis Homère, tandis que les bêtes sont les mêmes. Elles peuvent donc garder les dieux d’Homère, et les hommes ne le peuvent pas. Minerve autrefois déjà descendait au milieu de l’armée des rats et des grenouilles. Nous sommes habitués à voir ensemble les dieux de la nature et les objets naturels. Les animaux qui courent dans les bois et s’ébattent dans les prairies sont les amis des nymphes qui vivaient dans les hêtres et dormaient au bruit des fontaines. Les cerfs bondissants et agiles rappellent Diane « qui aime les cris de chasse, et tend son arc d’or » ; et, lorsqu’on voit les grands troupeaux paître tranquillement l’herbe abondante, on pense volontiers à la terre divine, nourrice des choses, qui fait tout sortir de son sein maternel. — Comparez à ces images la mythologie ridicule des auteurs graves.

Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone.

Mars et Bellone parmi les escadrons du roi sont des recrues bizarres, et on aimerait mieux voir Grammont courir tout seul. La Fontaine est le seul qui n’ait pas réduit la mythologie en mascarade, et qui ait adoré les dieux antiques sans en faire des grotesques, des machines ou des magots.

Pour que ces dieux convinssent mieux encore à leur nouveau peuple, il leur a donné quelque chose d’enfantin. Il en a fait de bons petits dieux, bien indulgents, et quelquefois bien paternes. L’aigle pond dans le giron de Jupiter, et l’irrévérencieux escarbot « sur la robe du dieu fait tomber une crotte. »

Le dieu, la secouant, jeta les oeufs à bas.
         Quand l’aigle sut l’inadvertance
         Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa cour, d’aller vivre au désert.
         De quitter toute dépendance,
         Avec mainte autre extravagance.
         Le pauvre Jupiter se tut.151

Il est vrai qu’un jour il se souvient de sa majesté officielle, et ordonne « à tout ce qui respire de s’en venir comparaître aux pieds de sa grandeur. » Mais peut-on rester sublime parmi de tels sujets ? Tels sujets, tels maîtres. Il faut bien qu’il devienne le dieu des grenouilles, des souris, de la belette ; le vainqueur des Titans est Jupin, et rien davantage. Toute sa cour baisse aussitôt d’un degré. L’Aurore, « au voile de safran, aux doigts de roses », apparaît toujours sur « le thym et la rosée » ; mais c’est le lapin qui lui fait la cour. « Atropos et Neptune » deviennent « péagers » et « recueillent leurs droits » sur les vaisseaux marchands. La vache Io donne son lait pour un fromage, le dieu Faune le fait, et le renard invite le loup son compère à s’en régaler. « Les tout-puissants Amours que nul ne peut fuir des immortels ni des hommes éphémères, qui veillent sur les joues délicates de la jeune fille, et cheminent sur les mers et dans les campagnes », se font tout d’un coup rustiques, « volent en bande, délogent ou reviennent au colombier » ; et, dans le Styx par qui jurent les dieux, les grenouilles vont coasser après leur mort.

III

Vous venez de parcourir les trois mondes, celui des hommes, celui des plantes et des bêtes, celui des dieux. N’est-ce pas une puissance étrange que ce talent qui nous les rend sensibles, qui les relie entre eux, qui, en dépit du siècle, amenant les dieux et les animaux dans la cité poétique, rassemble tous les êtres de la nature et la nature elle-même en une comédie universelle, les transforme et les proportionne suivant une idée maîtresse et pour un seul dessein ? Cette puissance vous a maintenant manifesté sa nature ; elle se réduit à deux dons, comme la poésie elle-même se réduit à deux lois. Le premier est la faculté d’imiter intérieurement et de reproduire en soi-même tout sentiment, tout geste, toute forme, toute chose particulière et sensible, tout détail de la vie et de l’action. Pour un vrai poëte, pour La Fontaine, une couleur d’habit, un jappement de chien, un salon, un taudis, un Olympe, une perruque, tout a un sens et un intérêt. Si étrange que soit l’objet, si éloigné des goûts contemporains, si trivial ou si sublime, il le goûte et le comprend. Un vrai comédien copie involontairement les personnages qu’il rencontre ; sa voix monte et baisse avec leur ton, son corps prend leurs attitudes, son visage se grime selon leurs physionomies, leur être passe en lui et transforme le sien. Ce qu’il fait au dehors, le poëte le fait au dedans ; il est mime ; il sent ce qu’il observe et tout ce qu’il observe, et les objets qui se peignent dans ses yeux les traversent pour aller jusqu’à sa sympathie, qui leur fait écho. C’est par cette sensibilité universelle et imitative qu’il voit et nous fait voir les choses ; c’est par elle que La Fontaine est capable, en dépit de son siècle, de comprendre les dieux comme les bêtes et de nous les rendre présents. C’est par elle qu’il peut reproduire devant nous les détails sensibles et menus des événements et des êtres, s’accommoder à la construction de notre esprit qui n’aperçoit les êtres et les événements que par les détails menus et sensibles, et nous faire illusion en nous donnant l’impression précise que nous auraient donnée les objets eux-mêmes. Mais cette faculté n’est pas la seule : il n’est pas un simple miroir. — Toutes les fois qu’il reproduit un détail, il en sent les liaisons et les dépendances, ce qui le suit, ce qui l’amène, ce qui lui est contraire, ce qui lui est conforme. Il accorde les objets entre eux ; il sait quelles bêtes peuvent exprimer les hommes, quels dieux peuvent convenir aux bêtes, quel ton général doit assembler ces trois peintures en un seul tableau. Il prévoit, il devine, il accommode, il relie, d’instinct, comme un insecte qui court en un instant aux quatre coins de sa toile, et n’attache un fil qu’en sentant trembler tout le réseau. C’est par ce tact toujours éveillé qu’il forme des ensembles ou plutôt que les ensembles se forment en lui. Au fond ils s’y produisent comme dans la nature, sans formules préconçues et au moyen de détails isolés, mais selon des directions générales et en vertu d’un besoin inné. C’est par cette correspondance que la poésie est précieuse. Les anciens n’avaient point tort de l’appeler divine, et de trouver dans l’étrange puissance qui la forme une image des puissances immortelles qui opèrent dans l’univers.

* * *