(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Vie de la Révérende Mère Térèse de St-Augustin, Madame Louise de France »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Vie de la Révérende Mère Térèse de St-Augustin, Madame Louise de France »

Vie de la Révérende Mère Térèse de St-Augustin, Madame Louise de France

Vie de la Révérende Mère Térèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France, par une religieuse de sa communauté ; Louis XV et sa famille, par H. Bonhomme ; Les six filles de Louis XV, par J. Soury.

I

C’est en 1865 que parut, — si cela s’appelle paraître, — sans vitrine et sans nom d’éditeur, ce livre en deux volumes intitulé : Vie de la Révérende Mère Térèse de Saint-Augustin, Madame Louise de France. Bien entendu, personne n’en parla. Le temps n’était pas aux saintes. Si c’avait été la vie de quelque irrévérente et scandaleuse cabotine, on en aurait eu pour quinze grands jours de jérémiades dans les journaux sur le malheur d’avoir une cabotine de moins dans Paris, et les plumes les plus célèbres auraient mis leur honneur à faire queue de paon à sa mémoire. Ici, il n’y eut ni queue de paon, ni paon d’aucune espèce. Chateaubriand, qui en était un très fastueux, Chateaubriand, vieux d’âge et plus vieux encore de mépris, avait eu, un jour, la sombre fantaisie d’écrire, par mépris des choses contemporaines, la vie du trappiste Rancé, et son livre avait été sa Trappe, à lui, d’où il nous disait qu’il fallait mourir. L’obscure religieuse qui a écrit la Vie de la Mère Térèse de Saint-Augustin, n’a ni la splendeur ni le mépris de Châteaubriand. Elle n’a pas mis son nom à son livre et elle n’avait pas de nom à y mettre. C’est l’anonyme de l’humilité… On dirait un de ces Anges qui font la cuisine du couvent dans le beau tableau de Murillo, et qui, après l’avoir faite, se renvoient au ciel !

C’est, en effet, de la cuisine claustrale. C’est bien là un livre de cloître, fait pour le cloître et vendu — se vendit-il ? — au profit du cloître. Pour le monde, c’était l’oubli, et l’oubli par-dessus lequel il y avait encore l’illisible livre de l’abbé Proyart, pour en augmenter la profondeur. Louise de France avait voulu l’oubli, et Dieu le lui donnait. Nous-mêmes, qui ne haïssons pas cependant les béguines, nous n’aurions peut-être jamais parlé du livre de celle-ci sans la circonstance très moderne d’une critique historique qui recherche depuis quelque temps, avec un instinct de satyre dans les deux sens du mot, l’odeur de la femme (odor di femina) dans l’histoire. Après nous avoir donné récemment les Filles du régent, cette Critique historique vient de les faire suivre des Six Filles de Louis XV, et nécessairement parmi ces dernières, plus ou moins insultées, elle a dû toucher surtout à celle-là qui, elle ! est volontairement sortie de l’histoire pour entrer chez Dieu. Les autres n’étaient que des princesses. Raison très suffisante d’insulte. Mais celle-ci de princesse était devenue religieuse, et, d’une raison d’insulte, cela en faisait vingt-cinq ! La critique historique, ayant fatuité d’érudition, a donc gratté le papier contre Louise de France, la Carmélite. Et c’est pour cela qu’importuné et dégoûté d’une critique d’histoire n’entendant rien à la pure et surnaturelle grandeur d’une fille de Louis XV, qui faisait, au temps de Voltaire, identiquement ce que faisaient les filles de Clovis au temps de saint Rémi, nous sommes remonté, pour nous purifier dans la vérité et l’intelligence, jusqu’à ce livre, méprisé des faiseurs et lumineusement compétent sur le sujet qu’il traite, et que nous l’avons respectueusement descendu à cette place, comme un reliquaire pris sur un autel !

II

Les faiseurs que les filles de Louis XV ont tentés, sont Honoré Bonhomme et Jules Soury. Honoré Bonhomme, déjà connu, débuta par une étude sur Piron, intéressante et spirituelle. Biographe qui, depuis, s’est détiré et a fait tout ce qu’il a pu pour s’allonger en historien. Y est-il parvenu ?… Ce pironien se frotte maintenant à la sandale de Madame Louise de France, qui pourrait bien lui laisser des excoriations aux oreilles. Les pauvres alpargates de la religieuse ne lui inspirent pas beaucoup plus de respect que la mule du Pape. N’est pas catholique qui veut. Il aimerait mieux baiser celle de madame de Pompadour. Quant à Jules Soury, qui a vraiment un nom providentiel pour un rat de bibliothèque, — et l’on m’a dit qu’il en était un, — je ne l’aurais pas encore aperçu dans la poussière des endroits où il gîte, si la Revue des Deux Mondes ne lui avait pas jeté sa vieille serpillière saumon sur le dos. Certes ! je ne confondrai jamais Honoré Bonhomme, qui, au fond, est un bonhomme, ni ses dessus-de-porte un peu pâlots sur Mesdames de France, avec Jules Soury, qui n’est nullement bonhomme, et qui tripote chimiquement l’histoire pour en faire du poison, pour en extraire de la poudre de succession au profit de la libre-pensée. Ses Six filles de Louis XV, à Jules Soury, n’ont pas l’honnête volonté d’être impartial du brave Bonhomme, qui n’en peut mais, ce bon garçon, s’il a été trempoté par son temps dans cette philosophie du sens commun dont les compotes deviennent si vite des pourritures… Jules Soury est un regain de Michelet. Honoré Bonhomme, qui d’abord écrit chez lui, et non chez Buloz, a même l’indépendance de petites ruptures en visière avec Michelet, ce diable de Michelet qui devrait pourtant être bien séduisant pour un pironien, quand il dit ses polissonneries. Eh bien, pas du tout, il ne l’est point ! Oh ! certainement, l’honorable mais doux Honoré, n’est pas homme à laver la tête à Michelet avec la potasse qui convient… Trop grosse besogne pour une modestie qui s’est fortifiée par l’étude ! Mais il ose, ma foi ! et c’est beaucoup déjà ! lui laver doucettement le bout des doigts… Disons-le à son éloge : l’auteur de Louis XV et sa famille n’est pas pour les incestes… Louis XV sort net de cela des mains de ce petit juge « bon humain », comme dirait Béranger… Seulement, s’il n’insulte pas malproprement Mesdames de France, en les racontant, H. Bonhomme a diminué fort vilainement Madame Louise, à laquelle son bourgeoisisme philosophique — et c’est son excuse ! — ne comprend absolument rien. Rat de bibliothèque, lui, et même un vieux rat, fonctionnant et perçant et trouant à travers les bouquins depuis des années, il ronge non pas d’une dent superbe, —  dente superbo , — mais d’une dent qui a l’habitude de la chose, la bure ou la serge de la Carmélite. Seulement, dans ses appétits de Raton, il regrette les dentelles des robes de cour de Madame Louise, qui feraient bien mieux ses affaires. Aussi, mécontent et famélique, il conclut, derrière la jupe de madame Campan, dont il grignote encore ce bout de fausse guipure : « qu’il n’y eut dans l’entrée de Madame Louise aux Carmélites, ni piété, ni appel d’en haut, ni amour de Dieu ! »

En êtes-vous bien sûr, monsieur Honoré Bonhomme, que j’honore, mais seulement et exclusivement jusque-là ?… Ni piété, ni appel d’en haut, ni amour de Dieu ! Un tel rapetissement de Madame Louise va, pour nous autres catholiques, jusqu’à l’insulte ! Mais qu’y avait-il donc, alors ? H. Bonhomme va vous le dire, avec madame Campan, son autorité : Il y avait « l’amour des grandes choses ». Mais quelle grande chose y a-t-il dans l’action de se faire religieuse, quand il n’y a ni amour de Dieu, ni appel d’en haut, ni piété ? Qu’y a-t-il ? Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir qu’une étrange chose, une folle chose, ou même une lâche chose… Mais que voulez-vous ? il ne croit pas à la Grâce, le gracieux Bonhomme. Ce grignoteur de livres n’est que le trotte-menu de la raison, et cela lui en paraît le comble de séculariser une religieuse et une sainte, et d’expliquer son entrée en religion par les motifs les plus humains. « Madame Louise part — dit-il — quand madame Dubarry arrive… » C’est cette portière de la Révolution qui met à la porte de Versailles la fille de Louis XV, laquelle tire son voile de nonne sur ses yeux comme devant le soleil, pour ne plus voir cette éblouissante coquine. Où donc est la hardiesse, où donc est la fierté dans cette Madame Louise, dans cette amazone, — comme il l’appelle, ce bon Bonhomme, qui de sa nature est peu équestre et qui, ébahi comme un badaud devant un cirque, la trouve très amazone parce qu’elle savait, comme toutes les femmes de la cour d’alors, faire un temps de galop aux chasses du roi ! Il ne voit pas, en disant cela, qu’il fausse l’espèce de caractère qu’il lui accorde. Il la met à pied, comme un postillon dont on serait mécontent, cette équestre dont il dit, éperdu comme un poète, cet homme rassis : « Voyez-la courir par les bois ! » et qui mourut, dit-il encore, criant : « Au paradis, vite, vite, au grand galop !… » comme l’Empereur expirant disait : « Tête de pont, corps d’armée ! » Ah ! il se soucie bien des contradictions, cet enthousiaste Bonhomme ! Son métier n’est point d’être logicien. Il ne se pique que d’être psychologue (sic). C’est sa psychologie qui a découvert dans Madame Louise une amazone. C’est cette inépuisable psychologie qui lui a fait redécouvrir dans l’amazone une sybarite, — une sybarite de nouvelle espèce, qui resta voluptueusement pendant dix-sept ans, et jusqu’à sa mort, sur la paillasse des Carmélites, — et non pas en vertu d’une grâce divine, comme nous dirions, nous autres imbéciles, mais en vertu de « l’essence des choses », comme il dit, ce philosophe, qui a sans doute dans sa poche un flacon de cette mystérieuse essence-là ! Aimable d’ailleurs, et même gentil, à sa manière, tout le temps que durent la sybarite et l’amazone, qu’il aime toutes les deux, ce pauvre cul-de-plomb de bibliophile, peut-être par l’effet du contraste, il ne se sent plus, hélas ! ni gentillesse ni goût pour la religieuse, quand elle supprime d’un signe de croix l’amazone et la sybarite ! Et comme l’amour même de Madame Louise pour son père Louis XV, au nom duquel elle offre sa vie en expiation et en sacrifice, pourrait paraître encore un sentiment par trop divin à la petite raisonnette humaine, ce ratiocinant Bonhomme se rejette à « l’ascendant du prêtre !… » L’ascendant du prêtre, disons-le, fait-il. Disons-le ! comme s’il fallait un grand courage pour parler de l’ascendant du prêtre, dans un temps où il n’en a plus ! L’ascendant du prêtre, DISONS-LE ! et c’est tout, et voilà l’histoire de la vocation de Madame Louise, comme vous voyez, bien simplifiée ! La duchesse de Mirepoix la simplifiait encore davantage. H. Bonhomme n’a garde d’oublier qu’elle appelait sans se gêner Madame Louise : « Une folle, qui n’entrait au couvent que pour tracasser toute la cour au nom du ciel. » Mais Honoré Bonhomme, qui n’est pas duc, se contente seulement de regretter, dans sa petite condition de Bonhomme, que l’amazone et la sybarite « n’aient pas été mieux conseillées et qu’elles ne se soient pas dirigées elles-mêmes ». Et c’est même par ce pédantisme, dont je suis fâché, car il y détonne, qu’il finit sa chosette historique, qui n’est point pédante ailleurs, qui nulle part n’est bien méchante, et qui n’a pour toute ambition que d’avoir de la désinvolture. Malheureusement, elle n’en a point, et elle reste, sous des formes légères, mais plates, une petite cuistrerie philosophique appliquée aux choses de la foi, qui, dans le cas présent, peuvent seules expliquer une action sublime.

III

Car le monsieur Soury de la Revue des Deux Mondes n’y peut pas plus que le monsieur Bonhomme du volume, le terrible Soury ! qui ne sourit pas comme l’aimable Bonhomme, lequel est certainement trop du xviiie  siècle pour être pie, mais qui ne se permet guères qu’un œil de poudre en impiété. Soury s’en permet davantage. Soury n’est pas dans les tons doux de H. Bonhomme. Il est rude, amer, mal peigné, et se croit poignant. C’est un érudit d’un autre calibre et d’une autre maussaderie. Rogue même avec Michelet dont il est, je l’ai dit, pourtant le regain, il n’en a pas le talent, certes ! mais il en a les hostilités et les haines, et surtout l’affreuse physiologie grossière. Son article de la Revue des Deux Mondes n’est que lymphe, tissus ramollis, boutons, dartres, pustules. Se complaît-il en ces putréfactions ? et jouit-il enfin de voir, dans les filles de Louis XV, tout ce noble et généreux sang de la maison de Bourbon si mortellement empoisonné ? Comme cela le venge bien de tous ces siècles pendant lesquels ce sang a coulé pour la France, et glorieusement régné sur elle ! Comme on sent, sous la plume qui se promène avec tant de bonheur en ces purulences, l’envie triomphante du démocrate moderne suivant avec une joie féroce la décomposition de ce sang royal et héroïque, qui a trop duré, mais qui ne s’est pas décomposé si vite que, pour hâter son épuisement et en voir la fin, on n’ait pas employé la guillotine, cette saignée du médecin Marat ! Soury, qui les fait toutes malades, les filles de Louis XV, ne se contente pas de boutons et de dartres pour Madame Louise, la plus haïe de toutes, puisqu’elle s’est faite religieuse et qu’elle est devenue une sainte ; il l’orne, elle, d’un rachitis. Elle avait, un jour de son enfance, fait une chute au couvent de Fontevrault et s’était légèrement dévié la taille. Elle y avait gardé ce défaut, qui n’empêchait pas mademoiselle de Retz d’être charmante et d’être aimée de son cousin le cardinal. Mais Soury, ce docteur Tant pis qui pense Tant mieux, la déclare manifestement rachitique : « Madame dernière, — dit-il, — celle-là même — ajoute-t-il avec une ironie pleine de colère — dont la catholicité attend la béatification, c’était un être débile, chétif, manifestement rachitique. Triste fleur d’hiver, elle avorta, ne s’épanouit jamais. — (Ne reconnaissez-vous pas Michelet, même dans le tour de la phrase ?) — Marie Leczinska était comme un sol épuisé ; elle n’enfantait plus que la mort ou la difformité. Rien n’est moins certain que l’accident arrivé à Fontevrault par lequel on rend compte ordinairement de la déviation de l’épine dorsale que la princesse appelait sa bosse. » Rien n’est moins certain, mais il n’ose pas le nier, quoiqu’il en ait furieusement envie ! et quoique tous les historiens et tous les biographes fassent paraître ici une singulière crédulité. Le croirait-on ? C’est des Mémoires du duc de Luynes, qui disent la princesse petite à treize ans, mais vive et gaie, la tête un peu grosse pour sa taille, qu’il ne craint pas de tirer la conséquence du rachitisme ! Cependant, il ne peut s’empêcher de convenir qu’en dépit de sa laideur la tête est intelligente, l’œil vif, la mine éveillée, mais, allez ! il se rattrape bien vite : « Nul vestige de bonhomie bourbonienne », écrit-il. On devine dans la princesse un esprit sec et positif, étroit et borné, ambitieux et singulièrement retors. C’est une nature ingrate, mal venue, inquiète, qui, humiliée et froissée dans le milieu où se sont développées ses sœurs, se replie solitaire sur elle-même, jette à la dérobée des regards d’envie sur le cloître, médite des projets d’évasion. De son père, elle tient la dissimulation ; de sa mère, quelques saillies d’esprit baroques. Sans vulgaire méchanceté, elle ignore pourtant ce que c’est que la bonté. Le fond de son caractère est un composé de petites passions mesquines, de vanité blessée, d’ambition inassouvie ; et, pour finir ce portrait insolent pour la fille de France, qu’il calomnie en la peignant, par une insolence qui atteigne jusqu’au Carmel où elle va entrer et jusqu’à l’Église dont elle va devenir l’édification et la gloire, l’odieux singe de Michelet ajoute : « La dernière des filles de France à la cour, elle sera dans un monastère la première des carmélites de la chrétienté ! »

Ah ! nous sommes bien loin du pauvre Bonhomme, qui, quand on lit ces pages, paraît délicat avec Madame Louise, et qui a la bonté d’excuser la sainte en faveur de l’écuyère. Mais Soury, le piéton de Buloz, ne doit pas aimer les écuyères. Soury n’admet aucune excuse à cette turpitude de la sainteté. Madame Louise n’a pas besoin d’excuse ; elle était née pour être ce qu’elle est devenue. Elle était bête, elle était fausse, elle était retorse. Elle donc était digne d’être religieuse, d’être sainte, d’être la première des carmélites du monde chrétien. Honorable Honoré Bonhomme, vous en doutiez-vous ?… Vous, l’innocent pilotis de cette formidable critique, car c’est sur votre livre que Soury a fait son article dans la Revue des Deux Mondes, vous doutiez-vous, quand vous l’écriviez, de ce qui allait vous grimper si effroyablement sur le dos ?…

IV

Mais la réponse était toute faite à ces insultes et à ces calomnies introduites dans l’histoire par la haine ; elle était faite même avant que ces insultes et ces calomnies se fussent produites dans les publications récentes que nous venons de signaler. La Vie de Madame Térèse de Saint-Augustin les attendait… et cette petite lumière, allumée pieusement sur le tombeau de la Carmélite par une sœur inconnue de sa Communauté, se projettera, grande et forte de sa pureté seule, sur le passé de la princesse, et nous l’éclairera mieux que les récits du temps orageux et souillé où elle a vécu… Aucune des sœurs de cette fille de roi ne partagera cet avantage avec elle d’avoir un livre pur, sincère et désintéressé, inspiré par l’enthousiasme de la justice et tracé par une main à qui on puisse se fier, puisqu’elle est chrétienne, pour défendre sa mémoire outragée en racontant simplement sa vie. Ses sœurs, restées des porphyrogénètes, sans action historique hors de leur palais dans une monarchie encore salique à son déclin, n’ayant pas, ne pouvant pas avoir à leur service ce soufflet écrasant de la gloire sur les joues de ceux qui la nient, auront seulement pour les défendre, quand ils ne les accuseront pas, les Mémoires du temps, — les Mémoires des filles de chambre qui les volèrent, des femmes de la cour qui les envièrent, et des grands seigneurs qui voulurent peut-être devenir leurs amants et qui se vengèrent de ne l’être pas ! On sait ce que fut le xviiie  siècle. On connaît sa moralité. Là, pour ces nobles filles de France, sont les sources troublées de leur histoire, et il y a assez de limon dans ces sources pour que leurs ennemis délicieusement y pataugent. Voyez ! déjà la Campan souffle H. Bonhomme. C’est la Dorine de cet Orgon ! Soury, l’orthopédiste, tord le texte du duc de Luynes pour faire de Madame Louise une rachitique, une misérable larve à l’esprit borné et baroque, moqueuse, orgueilleuse, volontaire et gourmande ; mais la goutte de lumière, la petite lampe sur le tombeau de la Carmélite, suffit pour nous montrer ce qu’elle était à tous les moments de sa vie. Ineptie et ignorance de la haine ! elle aurait été, du reste, tout ce qu’il dit, l’insulteur de la Revue des Deux Mondes, qui lui jette au front la boue de son érudition suspecte, qu’elle n’en aurait été que plus grande de se faire carmélite, et plus grande sainte aussi d’être une sainte, dans des conditions pareilles de tempérament vicié et d’abjecte nature ; mais elle ne l’était pas !

Elle était le contraire ! C’était un esprit et une âme d’un charme robuste, dans un corps qui, bien loin d’être rachitique et malingre, avait le défaut opposé, — l’embonpoint un peu trop développé des Bourbons de ces derniers âges… Dans un portrait où elle s’est sabrée plus qu’elle ne s’y est peinte, elle s’est comparée « à une boule », avec l’insouciance de la force qui fait bon marché de la beauté, et ce feu de gaieté gauloise — car c’est une gauloise, Madame Louise ! — que rien n’éteignit jamais en elle, ni la gravité du cloître, ni le renoncement à tout, ni les plus cruelles rigueurs de la pénitence. Ce fut la seule chose qui lui résista. Même le feu du ciel de l’amour de Dieu, ne put pas absorber cette flamme de l’esprit dans sa flamme ! La carmélite inconnue de son histoire a ramassé une foule de mots d’elle, animés de cette gaieté gauloise : « Croyez-vous — disait-elle un jour à ses novices, qui sentaient ces ennuis des après-midi dans les cloîtres qui sont les nostalgies du monde, — que nous sommes venues aux Carmélites pour rechercher ce qui amuse, et que la société des douze apôtres ait été toujours bien amusante pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ? » C’était elle qui appelait les robes qu’elle avait portées à la cour : « les cilices du diable ». Si madame du Deffand, au lieu d’être une athée, avait été une dévote, aurait-elle mieux dit ?… Et tout, en elle, était de ce tour piquant, animé, décidé, vaillant et joyeux ! Les horribles Jansénistes, qui jaunissaient beaucoup l’esprit religieux de son temps, l’auraient abhorrée, parce qu’elle portait allègrement sa croix, — cette croix dont cependant elle n’allégea jamais le poids ! Avant de la prendre au pied de l’autel, elle l’avait déjà soulevée à la cour. Elle s’y était essayée et elle savait ce qu’elle pesait. Sous la soie rose de ces mœurs pompon et pompadour qui s’y étalaient, elle avait, à l’insu des plus fins, glissé la serge de la carmélite, sans que rien en parût moins rose sur son corps et sur son esprit. Elle fut enfin gaiement une sainte, comme on était, en France, gaiement un héros, du temps de Fontenoy ! En religion, les saints sont les héros, et elle était une héroïne, qui courait toujours au plus difficile, au plus escarpé, au plus terrible dans la discipline, dans la règle, dans la stricte observance ! Ne voulant être dispensée de rien, marchant sur son titre de princesse, voulant qu’on oubliât la princesse, ayant honte d’être princesse — dit la carmélite inconnue, qui a de ces traits, — comme on a honte d’être fille des champs. Dans la sainteté de cette fille de roi, ce qui frappe surtout, c’est l’humilité, — c’est cette immense humilité dont elle fit l’unique gloire de sa vie renversée… C’est l’amour de la pauvreté, qu’avait le mendiant Labre, en ce temps-là où jamais la corruption de la chair et de l’orgueil n’avaient mieux tenu le monde. Elle l’avait, elle le pratiquait, comme lui, dans son cloître, où elle portait, comme lui, des haillons, et nouait à genoux les alpargates déchirées de ses sœurs.

Ce mot de sœur la ravissait. Elle ne répondit point à un autre nom jusqu’au jour où elle fut la Mère des novices, des maîtresses que Dieu lui avait données, disait-elle, et dont elle était la servante. De partout, elle effaça ses armes, les fleurs de lys de sa maison. Elle les arracha même de son cœur ! Voilà pour l’orgueilleuse. Et voici pour l’esprit borné, voici pour la bête de la Revue des Deux Mondes : Elle avait, comme la grande sainte Thérèse dont elle portait le nom, le discernement de la valeur des âmes, et elle en avait le gouvernement. L’instinct royal, impérissable comme sa gaieté, se retrouvait ici… dans la laveuse de vaisselle de cloître qu’elle avait voulu devenir, cette ambitieuse ! Et pour la gourmande… Il n’y a qu’une carmélite, dans un livre écrit pour des carmélites, qui puisse raconter en détail les mortifications que cette gourmande s’imposait et qui soulèveraient de dégoût l’estomac et même la plume des gens du monde. Quant à des mortifications plus hautes, de celles qui allaient plus loin que la chair et ses frissons, elle dit, à l’heure de sa mort, qu’on remportât le crucifix qui avait servi à son père pour mourir. Elle trouvait que le baiser mis là par son père avait quelque chose de trop humain encore, et elle ne voulut pas, en expirant à la même place, adoucir l’horreur de sa fin !

Telle elle fut, cette sainte dont la canonisation fait rire dans la boutique de la Revue des Deux Mondes. Il n’y a que des âmes chrétiennes qui puissent écrire l’histoire des âmes chrétiennes ; même les âmes le plus près du Christianisme, mais qui n’ont pas été saisies vigoureusement par son esprit, s’y trompent. Marie-Antoinette… — oui ! Marie-Antoinette elle-même, — n’a-t-elle pas, comme madame de Mirepoix, traité un jour d’intrigante sa sainte et royale tante Madame Louise ? Injure frivole, à laquelle répondra l’échafaud ! Elle l’a appelée de cet avilissant nom d’intrigante, parce que la Carmélite, qui voyait clair dans ce malheureux monde qui s’en allait, s’occupait des intérêts de la religion — tout pour elle ! — et la voulait sauver : une des obligations les plus sacrées, les plus impérieuses, les plus inévitables de sa foi. Quand Marie-Antoinette a dit cela, on ne peut vraiment pas se fâcher beaucoup des propos de Soury, Buloz et Bonhomme ! Mais la carmélite inconnue, elle, ne s’y est pas trompée. Elle a raconté les intrigues de cette intrigante pour le ciel ! Elle a dit, dans leur pure beauté, les faits, qui furent, pour Madame Louise de France, l’accomplissement de ses devoirs, et que le tordeur de textes au compte de la Revue des Deux Mondes, ce travailleur en difformités, a hideusement déformés, — comme un de ces sinistres bateleurs qui font avec de beaux enfants des monstres, et qui vivent de ces monstruosités !

Et ceci, qu’on le croie bien ! n’est pas de la littérature. On ne fait pas plus de la littérature contre ce magasin de la Revue des Deux Mondes qui, pour ce qu’elle vend, n’est pas le Bon Marché, qu’on n’en ferait contre le Bon Marché. De la littérature ! Allons donc ! Je n’ai fait que de la décence contre de l’indécence. Voilà tout.