(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Sophocle, et Euripide. » pp. 12-19
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Sophocle, et Euripide. » pp. 12-19

Sophocle, et Euripide.

Ils sont le Corneille & le Racine de la Grèce. Rotrou, contemporain du premier de nos tragiques François, & prédécesseur de l’autre, les éclaira tous deux dans leur carrière. Eschyle avoit devancé les deux tragiques Grecs, & les avoit mis sur la voie. Ils n’eurent qu’à perfectionner. Mais Corneille, ayant trouvé l’art à peine ébauché, eut bien plus d’obstacles à surmonter, pour atteindre à sa perfection. Euripide & Racine virent devant eux des routes tracées. Ils n’eurent chacun qu’à choisir, qu’à diriger leur vol, qu’à marcher à la faveur d’une lumière éclatante & sûre. Peut-être, sans ce secours, leur génie ne se fut-il jamais développé.

Du temps d’Eschyle, la scène Grecque, quelque progrès qu’elle eût fait depuis Thespis, étoit encore un peu informe. On manquoit quelquefois à la règle des trois unités. On n’entendoit pas assez bien le plan des pièces. On outroit sur-tout les caractères. La scène étoit en proie à des sentimens hors de nature & gigantesques ; à des expressions dures, raboteuses, obscures, embarrassées ; aux situations les plus terribles & les moins vraisemblables. Eschyle, souvent guindé, toujours furieux, frappoit, tonnoit sans cesse. Il atterroit les spectateurs par des coups épouvantables. Des enfans, saisis de crainte, tombèrent, dit-on, plus d’une fois roides morts sur le théâtre. Des femmes grosses accouchèrent. Ces défauts de la scène étoient inséparables de l’imagination étonnante du poëte, de l’élévation & de la fierté de son ame, de sa manière de concevoir & de rendre fortement & vivement les choses.

Sophocle vint, qui corrigea ces mêmes défauts, qui ramena tout à l’ordre, au vraisemblable, à la décence. Ses plans, furent réguliers ; ses caractères beaux, nobles & soutenus ; ses peintures vives ; ses pensées sublimes & vraies ; sa diction belle, majestueuse, coulante. On l’appelloit indifféremment l’abeille ou la syrène Attique.

Sophocle enfin, donnant l’essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie.

Euripide s’éleva moins haut. Il peignit l’homme d’après l’homme même. Le naturel, l’élégance, la facilité, les graces, le caractèrisent. Il touche, il intéresse ; il parle continuellement au cœur, & le gagne. Sophocle élève l’ame, aggrandit les idées. On admire le premier, & l’on aime le second. Euripide est rempli de ces traits sententieux, de ces maximes isolées & lumineuses qui frappent par leur vérité, qui préviennent, rémuent, échauffent les spectateurs, & décident le succès des pièces. On lui reproche d’avoir souvent mis dans les siennes des allusions déplacées, d’avoir fait plus de portraits que de tableaux. Son antipathie pour le beau sexe parut dans toutes les occasions qu’il eut d’en médire. On l’accusoit d’en vouloir à toutes les femmes, depuis qu’il avoit éprouvé l’infidélité de la sienne. Aussi, les poëtes comiques plaisantèrent-ils sur son compte, en lui donnant le titre de misogyne.

Enfin, Sophocle & Euripide faisoient la gloire & les délices d’Athènes. Ils partageoient son admiration & ses applaudissemens. Faits tous les deux pour s’estimer & s’aimer, ils en vinrent à se porter une haine implacable. Elle avoit sa source dans la jalousie. Athènes, la florissante Athènes, rendoit justice à tous deux : eux seuls ne vouloient pas se la rendre. Les suffrages, donnés à l’un, faisoient le tourment de l’autre. Il paroît que les plus grands torts étoient du côté de Sophocle.

Ce poëte, si souvent vainqueur en toutes sortes de combats d’esprit, accoutumé depuis long-temps aux acclamations de ses concitoyens, s’étoit fait un besoin de leurs éloges, & n’en vouloit que d’exclusifs. Il se regardoit comme le monarque du théâtre. Ne croyant pas que sa gloire pût jamais être balancée, il la mit à encourager Euripide dès son entrée dans la carrière. Il le considéra comme une ombre qui releveroit l’éclat de sa grande réputation. En conséquence, il l’accueillit & voulut prendre soin de le former.

Mais, du moment qu’il vit son élève en état de lui disputer la primauté dans le genre tragique, il maudit son propre ouvrage. C’est ainsi que tant d’écrivains & d’artistes, blanchis dans l’art, & enivrés des plus grands succès, en usent à l’égard des jeunes gens qui s’élèvent jusqu’à devenir leurs rivaux. Après avoir commencé par être leurs protecteurs & chérir en eux le talent, ils se déclarent leurs ennemis les plus redoutables.

Sophocle mit la division sur le Parnasse. Il avoit jusques-là très-bien joué le héros, l’auteur qui méprise sa gloire particulière, qui n’aime que le progrès de l’art, son repos & sa liberté, la paix & l’union entre les gens de lettres. Tous ces grands sentimens se démentirent. Athènes sut partagée. Il y eut deux partis bien formés, le parti de Sophocle & celui d’Euripide.

Soit par douceur de caractère, soit par considération pour son ancien maître, Euripide ne vouloit pas éclater, Il garda toujours les bienséances. Il écrivit même des choses obligeantes à Sophocle, qui, s’étant embarqué pour l’isle de Chio, portant avec lui tous ses manuscrits, avoit couru risque de faire naufrage. La lettre rouloit « sur le grand intérêt que les Athéniens avoient pris à cet événement ; sur le danger auquel la république des lettres avoit été exposée ; sur l’attention particulière de la providence à rendre à la patrie, au genre humain, un homme qui en avoit si bien mérité ».

Les bons procédés désarment l’envie, mais rarement celle des poëtes. Sophocle se croit humilié de ce trait de grandeur d’ame. Il parle, il écrit tant contre son rival, que celui-ci perd enfin patience, & repousse les injures par des injures. Ils s’en accablent mutuellement, se reprochent d’employer d’indignes ressorts pour captiver les suffrages, de ne pas sçavoir manier les passions, de ne montrer aucune intelligence du théâtre. Ils s’imputent les défauts qu’ils n’ont point, & laissent ceux qu’ils ont véritablement, le vuide d’action dans leurs pièces, & la déclamation.

Cette critique de leurs ouvrages amène bientôt les plus odieuses personalités. Sophocle accuse Euripide d’aimer l’argent, & d’avoir été gagné pour maltraiter les Lacédémoniens, leur roi, les femmes en général, & Médée en particulier. Celui-ci renouvelle contre Sophocle l’accusation d’impiété & d’athéisme.

Au milieu de ces animosités, de ces violences dont toute la ville d’Athènes étoit témoin, & dont les amateurs gémissoient, on voyoit souvent éclore des pièces nouvelles de la part de ces deux grands génies. Ils mettoient à profit leur jalousie mutuelle, & l’œil perçant de la critique, pour s’arracher des lauriers.

Après avoir traité différens sujets, ils choisirent les mêmes, & combattirent comme en champ-clos. Leur cabale respective applaudissoit ou désapprouvoit, jugeoit tout divin ou detestable, selon l’intérêt qu’elle prenoit aux combattans. Tels nous avons vu messieurs de Crébillon & Voltaire, luttant l’un contre l’autre dans Oreste, dans Sémiramis & dans Catilina. Paris a été partagé comme Athènes ; & c’est un assez beau triomphe pour l’auteur de Rhadamiste, de compter encore quelques partisans.

La jalousie des deux célèbres tragiques Grecs eut son terme ; elle devint une noble émulation. Ils se réconcilièrent. Cette lettre d’Euripide nous l’atteste : « L’inconstance n’est pas mon caractère. J’ai toujours eu les mêmes amis, à l’exception de Sophocle ; & même, en cessant de le voir, je ne l’ai point haï. Je l’ai toujours admiré. D’injustes procédés m’ont aliéné de lui : les bons m’en ont rapproché. J’espère que le temps ne fera que cimenter notre réunion. Quel déplaisir mortel ne cause-t-elle point à ces esprits méchans & brouillons qui s’applaudissoient de voir la guerre entre nous, & n’oublioient rien pour l’entretenir ! »

Les affaires que lui suscita son attachement à la doctrine de Socrate, & les mécontentemens qu’il eut de sa patrie, forcèrent Euripide à la quitter. Il se retira chez Archélaüs, roi de Macédoine. Ce prince avoit la plus grande considération pour les gens de lettres. On prétend qu’il fit Euripide son premier ministre.

La fin des deux plus beaux ornemens de la scène Grecque fut aussi malheureuse que le cours de leur vie fut brillant. Sophocle s’étrangla, dit-on, pour avoir avalé mal-adroitement un grain de raisin. Euripide, s’étant égaré dans un bois, fut surpris par les chiens d’Archélaüs, qui le mirent en pièces. Quelques personnes veulent qu’il n’ait péri que de la main des femmes. Sophocle lui survêquit, quoique beaucoup plus âgé. L’ingratitude des enfans de Sophocle est fameuse. Ennuyés de le voir vivre, impatiens d’hériter de lui, croyant son extrême vieillesse un attentat à leurs droits, ils l’accusent d’être tombé en enfance. Ils le défèrent aux magistrats, comme incapable de régir ses biens. Quelle défense oppose-t-il à ses enfans ? Une seule. Il montre aux juges son Œdipe à Colone, tragédie qu’il venoit d’achever. Jamais accusé ne fut absous plus promptement, ni renvoyé avec tant d’acclamations & de gloire.