(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Charles Barbara » pp. 183-188
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Charles Barbara » pp. 183-188

Charles Barbara

L’Assassinat du Pont-Rouge.

Nous parlions plus haut de l’énorme place qu’occupe déjà le roman dans la littérature moderne et de la difficulté de l’écrire d’une manière nouvelle et piquante. Eh bien, voici un écrivain qui ne rabâche pas les idées ou les descriptions de ses maîtres, et qui pourrait bien devenir un jour un grand romancier : Charles Barbara, — un jeune homme qui s’est battu avec la vie et peut-être avec son talent, pour le faire sortir ! Sous ce titre brutal : L’Assassinat du Pont-Rouge 22, titre de Gazette des tribunaux et de mélodrame de portière, la Critique a trouvé non seulement du talent (à force de métier on finit parfois par en avoir), mais de la pensée, mais de l’observation à une profondeur telle que, quand on observe ainsi, on peut dire qu’on a inventé.

La donnée du roman est le sujet de roman ou de drame le plus commun dans l’histoire de nos mœurs présentes. Un homme est pauvre ; il envie la richesse. Il ne croit pas à Dieu et à une autre vie ; il joue cette affreuse carte : il tue pour être riche. — C’est le motif et l’explication de plus de la moitié des assassinats. — Comme on le voit, rien n’est plus horriblement vulgaire qu’un pareil thème. Au point de vue de la grossièreté et de la facilité de l’émotion, rien de plus bêtement chair de poule. Mais Charles Barbara, qui, je vous l’assure, est un homme, n’a pas craint de mettre son pied dans ce soulier éculé, rempli de sang, et, au lieu de barboter là-dedans comme un réaliste de 1855 ou un romantique de 1832, il nous a donné une étude superbe de vérité inattendue sur le remords dans les âmes fortes, — et, comme un chirurgien retire du fond d’une plaie des os brisés, des fragments de l’homme corporel il nous a retiré une conscience, les fragments d’une âme déchirée et mutilée par le crime… Jusqu’ici, la plupart des livres qui avaient peint le remords lui avaient fait pousser quelque cri sublime ou l’avaient peint accessoirement, de côté, le mêlant au torrent des autres sentiments de la vie. Mais Barbara l’a pris de face et l’a peint en l’éclairant jusque dans ses méplats les plus sombres. Il l’a pris comme tant de romancier sont pris l’amour ; — comme Godwin, ce viril génie, a pris l’ambition dans Caleb William. Il y a un rapport latent entre Godwin et l’auteur de L’Assassinat du Pont-Rouge, et, si on ne le voit pas encore, le temps et le travail se chargeront de le dégager.

Les événements qui font la trame du roman de Charles Barbara sont combinés avec une force égale à celle qu’il lui fallait pour attaquer le terrible et sévère sujet du remords dans une âme perverse et puissante. Trop exigeant et trop véritablement romancier pour se livrer à la douce commodité d’une monographie personnelle, Barbara a délaissé ce moyen psychologique et facile d’exposer par l’analyse ce qu’on ne sait pas montrer autrement : par l’action. Son effroyable héros, dans l’âme de qui se passe le drame, ne se raconte pas, mais c’est sous la pression d’événements noués habilement autour de lui que l’auteur fait jaillir des éclairs de la vérité qui le torture ! Il s’est rappelé, pour le mettre en action, le mot profond du moraliste : « Tout ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. » Clément (l’assassin du Pont-Rouge) vit avec le renard du Lacédémonien qui lui mange le ventre, et toute sa vie se passe à bien boulonner son gilet de piqué blanc par-dessus. De mourant de faim devenu riche, il cache sa richesse, et ce qu’il en montre, il l’établit, il le justifie par des comptes, par un à-jour de ses travaux et de ses salaires dont il poursuit les yeux les plus indifférents. Il porte dans les précautions de son existence le génie de la prudence la plus consommée. Et, en cela il n’est au-dessus de tous les autres scélérats de son espèce, qui voudraient mettre l’épaisseur du globe sur leur crime, que par l’ensemble des précautions et la supériorité de ses facultés. Mais ce qui le rend différent, ce qui appartient à Barbara, et ce que cet écrivain n’a trouvé qu’en creusant dans la nature humaine, c’est le besoin, subsistant avec une égale force dans les âmes criminelles, de taire son crime et de l’avouer !

Le livre tient dans ce repli magnifique du cœur de l’homme. Il y est tout entier, idée et développement, passion et drame. Pendant tout le temps que dure et marche ce roman, on voit L’Assassinat du Pont-Rouge aller perpétuellement de la précaution la plus impénétrable de sang-froid à l’indiscrétion la plus effarée, de la négation imprudente qui répond à ce qu’on ne demandait pas, à la confession qui va tout perdre. Comme un homme atteint d’une folie terrible, il passe ses jours, les minutes de ses jours, à enterrer son crime et à le déterrer, n’allant jamais qu’à moitié de cette horrible besogne, réveillé toujours à temps, épouvanté de ses mains qui creusent, soit pour cacher la vérité, soit pour la faire sortir ; et c’est ainsi qu’écartelé à deux idées d’une égale énergie, qui le déchirent sans le tuer et ne peuvent pas plus sur cette organisation vigoureuse que le rasoir du bourreau sur les articulations de Damiens, il offre le spectacle le plus émouvant qu’un artiste puisse offrir à la contemplation intellectuelle. Nous l’avouerons, depuis cette femme qui tremble derrière un mur en serrant son fils que les bourreaux vont venir égorger tout à l’heure, nous n’avons pas vu plus hagard, plus épouvanté, plus noir et plus beau !

Et comme l’ensemble d’une composition littéraire est toujours plus vaste que l’étroit espace ou l’étroite durée d’un tableau, il se trouve que L’Assassinat du Pont-Rouge n’a pas que la beauté solitaire du principal personnage, tête merveilleuse de désordre et d’anarchie depuis son crime, Satan vrai, Satan d’homme, à qui Barbara s’est bien gardé de donner même un pouce de plus que la taille humaine ! Malgré l’intelligence qu’il lui reconnaît, il n’a pas fait héroïque et fulminant cet athée qui voudrait tuer Dieu pour avoir la paix, comme il a tué l’homme pour avoir l’argent ; car on a beau se dessiner en Ajax contre le ciel, le poing dont on menace Dieu est toujours un poing canaille et qui mérite d’être abattu sur le billot ! Il ne l’entoure d’aucune poésie, pas même de la poésie qui suit la force dévoyée. Ce n’est pas tout. À côté de cette face du remords, il dresse l’autre face dans la complice. Clément n’a pas tué seul. Sa femme l’a aidé, et à son tour il aide sa femme à porter le poids du crime partagé, mais en la brutalisant, si parfois ce poids lui échappe. Après cette double peinture des conséquences d’un crime dans les âmes, il fallait un genre d’expiation au niveau de cette originalité simple, pathétique et profonde. L’idée qu’a eue Barbara, je n’hésite pas à l’appeler une idée de génie. La femme de Clément était enceinte lors de l’assassinat du Pont-Rouge. L’enfant qu’elle met au monde, idiot d’une grande beauté, aura, sous l’arcade pure de son front stupide, le même regard que l’assassiné quand il mourut, et le père adorera, ô Providence ! cet enfant imbécile, dont le regard le fera éternellement trembler.

Voilà, en peu de mots, ce roman qui nous a beaucoup frappé par des qualités fermes, rudes, et une virtualité cachée qui nous fait infiniment espérer de l’avenir de l’auteur. Tout n’est pas irréprochable dans son très remarquable livre, et il n’a pas tiré de ses idées les plus précieux filons qu’elles contenaient. Mais nous n’insisterons pas sur des imperfections qu’il voit peut-être aussi bien que nous. C’est un travailleur à ce qu’il nous semble. Il y a dans son roman les empreintes marquées de la volonté, les griffes de lion d’un labeur qui sait s’acharner, et quand nous trouvons cela, notre critique n’a plus qu’un mot : courage ! Si le début de Charles Barbara n’est pas, de tout point, un chef-d’œuvre, nous croyons qu’il nous en promet bientôt un.