(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre premier. La Formation de l’Idéal classique (1498-1610) » pp. 40-106
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(1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre premier. La Formation de l’Idéal classique (1498-1610) » pp. 40-106

Chapitre premier.
La Formation de l’Idéal classique (1498-1610)

[Discours]

I

C’est d’Italie que partit le signal et ce furent les humanistes qui le donnèrent. On appelle de ce nom d’humanistes les poètes, les beaux esprits, — et aussi les pédants, — qui ranimèrent ou plutôt qui retrouvèrent le sens perdu de l’antiquité. Non pas qu’ils l’aient toujours elle-même très bien comprise, ni surtout que le Moyen Âge, comme on l’a cru trop longtemps, l’eût tout à fait ignorée. Le Moyen Âge avait connu Cicéron et Virgile, Tite-Live et Horace, Ovide et Sénèque, Plaute et Juvénal ; il les avait même traduits et imités ! Mais « il n’en avait usé, dit un historien peu suspect, — le chanoine J. Janssen, dans son mémorable ouvrage sur L’Allemagne et la Réforme, — que comme d’intermédiaires pour parvenir à une intelligence plus profonde du christianisme et à l’amélioration de la vie morale » ; et c’était sans doute une manière parfaitement légitime d’en user, mais on en pouvait concevoir une autre. La grande nouveauté de l’humanisme fut de donner, à l’étude ou à la connaissance de l’antiquité latine, cette connaissance elle-même ou cette étude pour objet, et ainsi de transformer, rien qu’en les déplaçant, les bases mêmes de l’éducation ou de la culture intellectuelle. La différence est en effet profonde entre la disposition d’esprit qui consiste à chercher, dans les Tusculanes ou dans le sixième chant de l’Énéide, les signes avant-coureurs du christianisme déjà prochain, et celle qui consiste à n’y vouloir uniquement saisir, pour en jouir, que les témoignages du génie mélancolique de Virgile ou de l’éloquence de Cicéron. Quantité de choses qui échappaient dans le premier cas, au long desquelles on passait, pour ainsi parler, sans les apercevoir, apparaissent alors, surprennent et retiennent l’attention. Imaginez que de nos jours on ne prétendît voir dans Rabelais ou dans Molière que les « précurseurs de la Révolution française », qu’ils sont bien dans une certaine mesure ou en un certain sens ; et comptez, de leurs traits les plus caractéristiques, essayez de compter combien il y en aurait de perdus pour nous. C’est une manière de lire Tartuffe que d’y chercher ce que Molière a pensé de la religion, mais évidemment ce n’est pas la seule, ni surtout la plus littéraire. [Cf. Janssen, L’Allemagne et la Réforme ; trad. française, Paris, 1887, t. I et II ; et Pastor, Histoire des Papes, trad. Furcy-Raynaud. Paris, 1888, t. I.]

D’un autre côté, si le Moyen Âge avait assez bien connu la littérature latine, il avait presque totalement ignoré la grecque. Græcum est, non legitur ! Le grec était la langue des grandes hérésies, la langue de Nestorius, d’Arius, d’Eutychès. Et, à la vérité, le proverbe n’empêche pas que saint Thomas d’Aquin, pour ne nommer que lui, ne soit plein d’Aristote. Mais Homère, Hérodote, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Pindare, Démosthène, et les Alexandrins, il ne semble pas que le Moyen Âge les ait connus. Et comment l’aurait-il pu, s’il n’existait seulement pas une chaire de grec dans l’Université de Paris ? En se portant aux sources grecques pour s’y abreuver, c’était donc le signal d’une véritable révolution que donnaient encore les humanistes. On l’oublie trop quand on essaie, pour amoindrir sans doute notre dette envers elle, de contester l’originalité de la Renaissance. Si le mouvement n’a pas éclaté plus tôt, l’une des raisons en est probablement que le latin n’y pouvait suffire. Il y fallait cette conséquence de la prise de Constantinople par le Turc : la dispersion de l’élément grec à travers l’Europe entière du quinzième siècle. Et quand on ne saurait dire de quelle manière, en quel point précis l’influence a opéré, les effets n’en seraient pas moins certains, mais plus intérieurs et plus profonds seulement. [Cf. Émile Egger, L’Hellénisme en France, Paris, 1869 ; et Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, trad. italienne de Valbusa, Florence, 1890.]

Et il faut tenir compte encore de la qualité propre du génie italien. « La plante humaine, selon le mot célèbre de Stendhal, naît-elle plus forte en Italie qu’ailleurs ? » C’est une question, qu’il y aurait lieu de discuter, et, dans cette sorte de stupeur admirative que nos dilettantes éprouvent ou feignent d’éprouver en présence d’un César Borgia, — lequel peut-être, en sa qualité de fils de son père, était espagnol autant qu’italien, — on trouverait qu’il entre bien de l’ingénuité. Mais ce que l’on ne peut nier, c’est que Dante, et Pétrarque, et Boccace n’aient mérité d’être appelés les « premiers des modernes » que pour avoir été marqués de quelque signe qui les distinguait de leurs contemporains, et que nous allons tout à l’heure essayer de préciser. Encore moins pouvons-nous méconnaître les conséquences des guerres de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier. Le premier contact avec l’Italie fut en vérité pour nos Français une espèce de révélation. « Au milieu de la barbarie féodale dont le xve  siècle portait encore l’empreinte, l’Italie, — dit Michelet, — offrait le spectacle d’une vieille civilisation. Elle imposait aux étrangers, par l’autorité antique de la religion et toutes les pompes de l’opulence et des arts. » On ne saurait mieux dire ni plus juste. Joignez la séduction du climat et des mœurs. L’Italie de la Renaissance, envahie, dévastée, foulée aux pieds par ces hommes du Nord, Allemands ou Français, s’empara subtilement de ses grossiers vainqueurs, comme autrefois la Grèce. Ils conçurent l’idée d’une autre vie, plus libre, plus ornée, plus « humaine » en un mot, que celle qu’ils menaient depuis cinq ou six siècles. Un sentiment obscur du pouvoir de la beauté s’insinua jusque dans l’esprit des « gendarmes » ou des lansquenets ; l’Europe entière s’italianisa comme sans le savoir ; et c’est alors enfin que, repassant les monts avec les armées de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, le souffle de la Renaissance parut avoir détruit, en moins de cinquante ans, le peu qui survivait encore de la tradition du Moyen Âge.

À cet égard, la Renaissance est bien l’œuvre du génie italien. Lorsque deux ou plusieurs éléments sont mis en présence l’un de l’autre, il ne suffit pas (la science elle-même nous l’enseigne) qu’ils aient l’un pour l’autre des affinités électives, et il faut qu’une force nouvelle intervienne du dehors pour opérer ou achever le mystère de leur combinaison. C’est à peu près ainsi que le génie italien a consommé l’œuvre de la Renaissance : il a été l’étincelle. Et non seulement, si l’on omettait l’élément italien, on méconnaîtrait le vrai caractère du mouvement de la Renaissance, mais c’est la formation aussi du classicisme qu’on aurait peine à s’expliquer, et ce sont les raisons de sa longue domination.

Le premier trait de ce nouvel esprit, c’est le développement de l’Individualisme. On va vouloir maintenant être « soi-même » avant tout ; on va vouloir l’être « le plus possible » ; et, conséquemment, on va vouloir l’être « à tout prix ». Tandis qu’auparavant, si l’on se trouvait, à l’expérience, différer sensiblement des hommes de sa race ou de sa classe, on en était presque humilié, comme d’une tare ou d’une difformité, c’est au contraire si l’on croit avoir découvert en soi quelque chose de distinctif et de singulier que l’on s’en formera désormais un motif d’orgueil. Est sane cuique naturaliter, ut in vultu et in gesta sic in voce et sermone quiddam suum ac proprium, quod colere et castigare quam mutare quum facilius, tum melius atque felicius sit. Ainsi déjà s’exprimait Pétrarque dans une lettre à Boccace ; et en effet on mettra désormais son point d’honneur à développer en soi ce quiddam suum ac proprium, c’est-à-dire à différer des autres, pour arriver à les surpasser. Rien de plus conforme à l’esprit antique, ni de plus opposé peut-être à celui du Moyen Âge, Non seulement on voudra « surpasser » les autres, mais encore et de plus, on voudra qu’ils avouent leur infériorité. C’est ce que Dante appelle quelque part : lo grand disio d’eccellenza , l’âpre désir d’exceller, et Boccace l’ambition de se survivre à soi-même : perpetuandi nominis desiderium . On ne se contentera pas d’une supériorité « latente », en quelque sorte, et qui trouverait dans l’orgueilleuse mais silencieuse conscience d’elle-même sa principale satisfaction. Il faudra que cette supériorité soit publiquement reconnue, proclamée, couronnée ; et elle le sera, comme on sait, non pas métaphoriquement, mais de fait. Le poète, l’écrivain, l’artiste se trouvent par là comme voués à une fatale, perpétuelle, et violente émulation de gloire. De toutes les manières, par tous les moyens, ils vont s’efforcer de se tirer de pair, et par tous les moyens aussi, de toutes les manières, ils vont s’efforcer de discréditer leurs rivaux de popularité. [Cf. J. Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad. Schmitt, Paris, 1885.]

Qui ne connaît les querelles fameuses des humanistes italiens, leurs débordements de vanité, les injures qu’ils échangent, et dont la grossièreté n’a généralement d’égale que l’insignifiance des objets qu’ils débattent ? Vadius et Trissotin seront des « gens du monde » en comparaison de Philelphe et de Pogge. C’est un effet naturel du développement de l’individualisme. Il y en aura d’autres, et de plus heureux, au premier rang desquels, dès à présent, il convient de signaler la renaissance ou la naissance de la critique. Qui donc l’a dit, quel moraliste ou quel prédicateur, La Bruyère ou Bourdaloue, qu’à l’origine de toutes les grandes fortunes on trouvait communément « des choses qui font frémir » ? Tel est précisément le cas de la critique ; et nous essaierions en vain de nous dissimuler qu’elle n’a d’abord été qu’une forme de l’envie littéraire ! Mais, en attendant, et à la faveur de cette rivalité même, les physionomies des hommes commencent, même en France, à se dessiner dans leurs œuvres.

C’est ce qui a fait hésiter quelques historiens de la littérature sur la place qu’il convient d’assigner à Villon, par exemple, ou à Commynes. Sont-ils la fin ou le commencement de quelque chose, les derniers de nos écrivains du Moyen Âge, ou les premiers de nos modernes ? Ce qu’il y a du moins de certain, c’est qu’ils sont déjà quelqu’un. À plus forte raison, maître Clément Marot, dont on peut dire avec vérité que les poésies ne sont remplies que de lui-même ; et aussi bien le titre de son premier recueil : L’Adolescence clémentine, nous le déclare-t-il assez ouvertement. Il s’y raconte ; il s’y expose ; il s’y donne à nous en spectacle. De même encore, dans l’Heptaméron, — qui est bien d’ailleurs l’une des lectures les moins divertissantes que l’on sache, — c’est son expérience personnelle de la vie, et des hommes, ce sont même quelquefois ses propres aventures que Marguerite met en anecdotes. Ai-je besoin d’apporter ici le nom de cet Étienne Dolet, que l’on appelle quelquefois « le martyr de la Renaissance », et qui ne le fut à vrai dire que de l’orgueilleuse violence de son caractère ou du débordement excessif de sa personnalité ? On y en joindrait aisément dix autres. Et comme c’était la première fois que l’écrivain apparaissait distinctement dans son œuvre, c’est pour cela que l’on a parlé, que l’on parle encore, couramment, et emphatiquement, de la richesse, de l’abondance, de l’originalité de la littérature française du temps de la Renaissance. Mais le fait est qu’elle est assez pauvre d’œuvres, plus pauvre d’idées, non moins pauvre d’hommes ; et pendant de longues années son originalité ne consistera guère que dans la liberté, toute nouvelle alors, avec laquelle chacun va s’y montrer tel qu’il est.

Il est vrai que, de l’exercice de cette liberté même, et de ce fond d’individualisme, une autre idée se dégage, que l’on peut appeler l’idée maîtresse de la Renaissance, et une idée dont les étrangers eux-mêmes conviennent que François Rabelais a été la vivante incarnation : c’est l’idée de la bonté ou de la divinité de la Nature. On en voit sans peine la liaison avec la précédente. Nous ne pouvons développer en nous que ce que la nature y a mis, et ce qu’elle y a mis, la nature en a eu ses raisons. Ce n’est donc pas nous, à vrai dire, c’est elle que nous suivons quand nous développons en nous notre originalité, de même qu’inversement, ou réciproquement, obéir à la nature c’est assurer le développement de notre personnalité ; et telle est bien la « philosophie » du roman de Rabelais, ou, si l’on se refusait à voir tant de profondeur et de mystère sous l’énormité de son éclat de rire, telle est au moins la signification de son Pantagruel. Il prêche la morale facile de l’abbaye de Thélème, et « en sa règle n’est que cette clause : Fais ce que voudras ». Seulement, cette morale, quand on l’examine, va plus loin qu’on ne croirait d’abord ; elle a plus de portée, sinon plus de profondeur ; et la règle des Thélémites se trouve être finalement la contradiction ou la négation même de tout ce qu’enseignaient depuis plus de mille ans alors et les mœurs, et l’école, et l’Église.

Nous en avons la preuve dans le commentaire, ou plutôt dans la justification que Rabelais a donnée de son Laissez faire, et qui est « que gens libères, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice ». Autant vaut dire que Nature est d’elle-même institutrice de vertu, et c’est à cet égard que Pantagruel peut être à bon droit appelé « la Bible » de la Renaissance. Le naturalisme y coule à pleins bords, si cette conviction le remplit que tous les maux de l’humanité ne viennent que de ne pas suivre d’assez près, et assez fidèlement, la nature. Rappelons-nous plutôt la mémorable allégorie de Physis et d’Antiphysie. « Physis, c’est Nature, engendra en sa première portée Beauté et Harmonie — Antiphysie, laquelle est de tout temps adverse de Nature, incontinent eut envie sur cestuy tant brave et honorable enfantement, et au rebours enfanta Amodunt et Discordance… Et depuis elle engendra les Matagots, Gagots et Papelards… et autres Monstres difformes et contrefaits en dépit de Nature. » [Pantagruel, livre III, ch. 32.] Et de fait, c’est au nom de Physis que Rabelais attaque ce qui demeure encore debout des institutions du Moyen Âge. C’est au nom de Physis qu’il trace le programme de l’éducation encyclopédique de son Gargantua. C’est au nom de Physis qu’il demande la réformation ou la suppression de tout ce qui s’oppose à la liberté de son développement. Et, il ne le dit point, n’étant pas le prophète ou l’apôtre que l’on se représente, s’il n’est pas non plus le bouffon ou le Silène ivre, et n’ayant en vérité qu’un trait de commun avec son Panurge, qui est de craindre naturellement les coups ! Mais il fait mieux que de le dire, s’il le suggère comme sans avoir l’air d’y penser, et qu’il mette à le prouver moins d’esprit de système que d’involontaire ardeur et d’enthousiasme presque inconscient. Rien de la nature ne lui répugne ; et il en aime toutes les manifestations, sans en excepter les plus grossières ou les plus humiliantes, qui ne semblent éveiller en lui que l’idée de leur cause. Ne sont-elles pas ce qu’elles doivent être ? et saurions-110us mieux faire que de nous y conformer ? Grec, disaient les stoïciens, dont la formule résumait le plus haut enseignement de la sagesse païenne. Rabelais le répète après eux ; il le répète après les Italiens ; et je ne veux pas dire par là qu’il l’ait lui-même appris des Italiens ni des stoïciens. Je pourrais le dire, puisque l’allégorie de Physis et d’Antiphysie ne lui appartient pas, et qu’assurément, aussi bien que personne en son temps, il a connu ses anciens. Mais, ce qui me paraît bien plus significatif, il n’est, dans cette adoration des énergies de la nature, que l’interprète inspiré des idées communes de son temps ; et par là son Pantagruel a vraiment ce que l’on peut appeler, ce qu’il faut même qu’on appelle une portée « européenne ». Dans un monde encore chrétien, une culture païenne a fait de lui, comme des Italiens de la Renaissance, un pur païen ; et d’autres l’ont donc été avant lui, ou en même temps que lui, mais personne avec plus d’ampleur, de verve, — et de lyrisme même. Il y a d’ailleurs autre chose, dans ce roman fameux, et, par exemple, sous l’humaniste et sous l’érudit, on n’a pas de peine à retrouver le Gaulois, Gaulois de race et de tempérament, le continuateur ou l’héritier de Villon, du Roman de la Rose, des conteurs de nos vieux fabliaux. Nul n’a jamais rompu ni d’un coup, ni tout seul, avec une tradition plusieurs fois séculaire ! Et il y a du moine, ou du cordelier, pour mieux dire, dans l’indélicatesse de sa plaisanterie, dans la grossièreté de son langage, dans la liberté de ses manières. Il y a peut-être aussi du médecin. Mais quelque diversité de traits que l’on rencontre en lui, qui lui font une physionomie si complexe, et dont la complexité même n’est que plus expressive de la confusion des idées de l’époque, un de ces traits domine, résume et se subordonne tous les autres, qui est celui que nous essayons précisément de mettre en évidence. Rabelais est le premier chez nous — et le plus grand peut-être, — il est aussi le plus sincère de ceux qui ont cru que Nature était bonne ; que le grand ennemi de l’homme se nommait des noms d’usage, de coutume, de règle, d’autorité, de contrainte ; que par tous les moyens, raillerie, violence et injure, c’était donc cet ennemi qu’il fallait attaquer, combattre et détruire ; et qu’enfin le chef-d’œuvre de l’éducation était de libérer l’instinct.

Cependant, et tandis qu’il étalait ainsi publiquement, cyniquement, sa religion de la nature, un autre sentiment, qui lui manque, naissait et se développait chez quelques-uns de ses contemporains : c’est ce sentiment de l’Art, que nous avons vu faire cruellement défaut au Moyen Âge, et dont la réapparition dans le monde est si caractéristique de l’esprit de la Renaissance. Qui ne connaît l’expression que Raphaël en a donnée dans une lettre célèbre à Baldassare Castiglione : Essendo carestia di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene nella mente  ? Je me rappelle encore un mot de Cicéron : Nihil in simplici genere ex omni parte perfectum natura expolivit . Ils veulent dire tous les deux que, dans la nature, notre imagination ne trouve jamais de satisfaction entière ; que rien de naturel, en aucun genre, n’épuise l’idée que nous nous formons de sa perfection ; et qu’ainsi nous y pouvons toujours ajouter quelque chose de notre fonds. C’est cette doctrine, inspiratrice des grandes œuvres de l’antiquité, qu’après l’avoir tirée de la méditation des modèles, et s’être efforcés de la réaliser à leur tour, les Italiens de la Renaissance ont répandue dans le monde ; et, comme on pourrait le montrer, ce n’est pas seulement la conception de l’art ou de la littérature, c’est la conception de la vie elle-même qui en a été modifiée. « Le langage des Italiens de la Renaissance, — a-t-on pu dire avec vérité, — leur idéal mondain, leur idéal moral, la conception qu’ils se forment de l’homme, tout est chez eux conditionné et déterminé par l’idéal qu’ils se sont formé de l’art. » [John Addington Symonds, Renaissance in Italy : The Fine Arts, ch. i.] Ou, en d’autres termes encore, ayant retrouvé la nature et libéré l’individu, la Renaissance a compris que l’on ne pouvait remettre absolument au hasard le développement ni de l’un ni de l’autre, et elle a subordonné l’imitation de la nature, puis le développement de l’individu, à la réalisation de la beauté. Le premier de nos Français qui ait, un peu confusément, mais profondément, éprouvé ce sentiment nouveau, c’est un poète lyonnais, Maurice Scève, dans sa Délie, objet de plus haute vertu, poème symbolique, imité de Pétrarque, et dont la nuit obscure, si l’on ose ainsi parler, étincelle de beautés singulières. Mais ce sont les poètes de la Pléiade qui en ont vraiment connu le pouvoir, qui nous l’ont révélé, Pontus de Tyard, Joachim du Bellay, Ronsard, Baïf ; et là même est le principe de la révolution qu’ils ont opérée dans la langue, dans la littérature et dans la poésie. Ils ont voulu « faire de l’art », et cette ambition, qui a chez eux dominé toutes les autres, en rend compte et les explique.

S’ils ont en effet essayé de réformer ou de transformer la langue, ce n’est pas en grammairiens ou, comme nous dirions de nos jours, en philologues, mais en artistes, pour la rendre capable de traduire leurs « sublimes et passionnées conceptions », selon l’expression de l’un d’eux, et surtout pour en dégager ce qu’elle contenait de beautés plus intérieures et jusqu’alors inaperçues. Car les mots sont quelque chose de plus que les signes des idées, et une langue n’est pas seulement une algèbre, ou un organisme : elle est aussi une œuvre d’art. Il y a des langues pauvres, et il y en a de riches ; il y en a de rudes, et il y en a d’harmonieuses ; il y en a d’obscures, et il y en a de claires. Pareillement, s’ils ont condamné les anciens genres — la ballade, le rondeau, le virelai, le chant royal et « autres telles épisseries », — c’est qu’il leur a paru que la forme en avait quelque chose de contraint, d’étriqué, de « gothique » ; et c’est alors que, guidé dans sa tentative par le génie même du rythme, Ronsard, sur le modèle des combinaisons des anciens, en a tant inventé lui-même qu’on en trouve encore aujourd’hui d’inutilisées dans son œuvre. Et ce qu’ils ont enfin essayé de ravir à l’antiquité, ce n’est pas sa « science » ou sa « philosophie », c’est son « art » : entendez ici le secret d’éveiller en nous l’impression de volupté presque sensuelle que leur procurait à eux-mêmes la lecture de l’Énéide ou de l’Iliade, celle de Pindare ou celle d’Horace. Dans quelle mesure y ont-ils réussi ? C’est une autre question, que nous trancherons d’un mot en disant qu’ils ont pu se tromper sur le choix des modèles, ce qui est assurément fâcheux et grave quand on imite ; et ils portent la peine de n’avoir pas toujours senti la différence qui sépare Homère de Quintus de Smyrne ou Virgile de Claudien. Ils ont manqué de critique ou d’esprit de discernement ; et, dans leur impatience de produire, ils n’ont pas toujours connu les conditions de l’imitation féconde. Mais leur exemple n’a pas été perdu. Dans une littérature qui ne connaissait ni l’art de composer ni celui d’écrire, dont les chefs-d’œuvre n’avaient guère été jusqu’alors que d’heureux accidents, ils ont fait entrer pour la première fois le sentiment du pouvoir de la forme, ou du style ; et ce n’est pas là tout le classicisme, mais c’en est bien l’un des éléments ou des « facteurs » essentiels.

Que si nous rassemblons maintenant tous ces traits, — sentiment de l’art, glorification ou divinisation des énergies de la nature, et développement de l’individualisme, — on a déjà vu qu’ils se tiennent étroitement entre eux. L’idée même d’une perfection qui dépasse, ou qui achève la nature, ne saurait se tirer que de l’observation de la nature, et se réaliser dans l’œuvre d’art qu’avec et par des moyens qui sont eux-mêmes de la nature. On notera d’autre part que, tous ensemble, et un à un, ces mêmes traits s’opposent aux traits caractéristiques de l’esprit du Moyen Âge. Non seulement le Moyen Âge n’avait pas eu le sentiment de la forme ; mais il s’était constamment défié de la nature comme d’une maîtresse d’erreur ou d’une puissance ennemie de l’homme ; et l’esprit de sa politique n’avait tendu qu’à emprisonner l’individu dans les liens de sa corporation, de sa classe, ou de sa caste. Et puisque toute chose créée porte en soi, dans les conditions même de sa naissance, le germe de sa mort future, on n’oubliera pas enfin de remarquer que, de même que le sentiment de la forme pouvait rapidement conduire à l’idée d’une beauté indépendante de son contenu, ainsi la glorification des énergies de la nature pouvait mener à la justification de l’immoralité même ; et le développement de l’individualisme à la destruction de la société.

II

Chose assez surprenante ! ce ne fut pas l’Église qui s’en aperçut d’abord, ni même la Royauté. Les Papes, — quelques papes du moins, — goûtèrent vivement le noble plaisir de faire de la capitale de la chrétienté la capitale de la Renaissance ; et, chez nous, François Ier, le « Père des Lettres », ou ne comprit pas la nature de la révolution qui s’opérait, ou ne s’attacha qu’aux profits qu’il en pouvait immédiatement tirer. Mais quand on commença de voir de quelle corruption générale des mœurs cet orgueilleux élan était suivi, quand on comprit que ce que la philosophie de la nature mettait en péril, c’était en un certain sens le fondement même de la société des hommes, il sembla que ce fût payer trop cher les miracles de l’art ; — et la Réforme éclata.

Rien ne saurait être plus erroné ni d’une philosophie plus superficielle, que de se représenter la Réforme comme analogue en son principe à la Renaissance ; elle en est précisément le contraire ; et le seul point qu’elles aient eu de commun c’est d’avoir, un court moment, travaillé l’une et l’autre à l’émancipation de l’individu. Elles ont donc, un moment, rencontré les mêmes ennemis en face d’elles, scolastiques et théologiens, et, un moment, elles ont combattu le même combat. Disons encore, si l’on le veut, que, pour détruire un état de choses abhorré, l’une et l’autre, et l’une après l’autre, elles ont pris ou cherché leur point d’appui contre le présent dans le passé. Mais là s’arrêtent les ressemblances. Et, déjà, combien la seconde est-elle trompeuse si, tandis que la Renaissance ne tendait qu’à déchristianiser le monde pour le rendre au paganisme, tout au contraire, ce que la Réforme a tenté, c’est justement de ramener le christianisme à la sévérité de son institution primitive ? Faut-il rappeler à ce propos les paroles si souvent citées de Luther ? « Nous autres Allemands… nous sommes comme une toile nue, mais les Italiens sont peints et bariolés de toutes sortes d’opinions fausses… Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins… Si nous dépensons un florin en habits, ils en mettent dix à un vêtement de soie… Ils célèbrent le Carnaval avec une inconvenance et une folie extrêmes. » [Cf. Michelet, Mémoires de Luther ; et Merle d’Aubigné, La Réformation au temps de Luther.] Comment pourrait-il mieux dire que ce qui l’a transporté d’indignation dans Rome, c’est le spectacle même de la Renaissance ? Bien loin d’avoir aucune prise sur lui, les splendeurs des arts, la magnificence des fêtes, le luxe des habillements l’ont justement enfoncé dans le schisme. Et en prêchant la Réformation, ce n’est pas seulement la Papauté qu’il a combattue comme telle, ni le catholicisme, c’est l’esprit même de la Renaissance qu’il a voulu détruire et dont il a failli triompher.

Je ne sais si la même intention n’est pas plus manifeste encore dans l’œuvre de Calvin. Nous le comptons, avec raison, pour l’un de nos grands écrivains, et l’Institution chrétienne est un des beaux livres du xvie  siècle. Mais assurément on n’en imagine point qui puisse différer davantage du Pantagruel de Rabelais, et on n’en saurait nommer qui soit moins « confit en mépris des choses fortuites », ni qui respire moins de confiance dans la bonté de la nature. Personne, moins que Calvin, n’a cru qu’il fût possible à l’homme de se tirer, sans l’aide et le secours d’en haut, de son « ordure » native, ou de s’empêcher d’y retomber perpétuellement. Personne, moins que lui, n’a cru qu’il nous fût permis de nous abandonner à la liberté de nos instincts, et de borner à la joie de les rassasier l’unique ambition de notre destinée. Personne, moins que lui, n’a cru que la liberté même nous eût été donnée pour en user, et, au contraire, il en a vu le véritable emploi dans son abdication. Voilà pour le fond. Mais quant à la forme, aucun livre n’est beau, dans sa sévérité monumentale, d’une beauté moins « esthétique », pour ainsi dire, ou plus logique que le sien. Dans aucun livre l’art n’a consisté plus manifestement à savoir s’en passer, et à se priver de tous les moyens, même les plus légitimes, d’intéresser la sensibilité du lecteur à la vérité de la doctrine que l’on enseigne. Dans aucun livre enfin une pensée d’ailleurs plus ferme n’a revêtu, comme dit Bossuet, un style plus « triste » pour s’exprimer ; — et je pense qu’il veut dire un style plus capable de décourager le lecteur. C’est également ce que pensa Ronsard, heurté, choqué, blessé dans tous ses instincts d’art par ce sombre puritanisme ; et je me trompais tout à l’heure en disant que l’Institution chrétienne ne diffère d’aucun livre plus que du roman de Rabelais : elle diffère pour le moins autant des Sonnets à Cassandre, de l’Ode à l’Hospital et de l’Hymne de l’Or.

Mais c’est aussi pourquoi nous ne nous étonnerons pas de la résistance que la Réforme a rencontrée d’abord en France. La France ne s’était pas émancipée de la domination de la scolastique pour retomber aussitôt sous la tyrannie du puritanisme protestant. Elle n’avait pas goûté aux séductions de l’indépendance et de l’art pour s’en laisser désormais sevrer. Elle n’avait pas rejeté ce qu’elle trouvait de trop « germanique » dans sa constitution, sous les espèces du système féodal, pour y réintégrer, sous les espèces du protestantisme, quelque chose d’aussi « germanique » pour le moins. Car c’est encore un point par où l’esprit de la Réforme s’oppose à celui de la Renaissance ; et peut-être même en est-ce le plus important. Quand on essaie d’atteindre le principe même de leur opposition, il semble qu’on le trouve dans une de ces oppositions de races qui sont de toutes les plus irréductibles. Les contemporains s’y sont trompés d’abord. Mais ils ont promptement reconnu leur erreur. Ils ont compris qu’il fallait choisir, devenir Allemands ou rester Latins, suivre dans ses voies l’humanisme ou donner le pas sur toutes les autres aux préoccupations morales ; et de ce conflit est résultée la différenciation des littératures du Nord et des littératures du Midi. [Cf. Mme de Staël, De l’Allemagne, et H. Taine, Littérature anglaise.] Elle coïncide exactement, on le voit, avec la division de l’Europe du Moyen Âge en deux grandes « nations » désormais séparées et qui ne se rapprocheront plus, qui ne se rejoindront plus de longtemps maintenant. Le passage est accompli de l’homogène à l’hétérogène. Et le travail de différenciation ne va plus s’interrompre. C’est ici que finit, avec l’histoire du Moyen Âge, l’histoire de la littérature européenne, et que s’ouvre, avec l’histoire des nationalités, celle des littératures modernes.

III

Un des premiers effets de la transformation qui commence est ce que l’on a heureusement nommé la Latinisation de la culture. [Cf. Burckhardt, Civilisation au temps de la Renaissance.] Peu à peu, sans presque s’en douter ni s’en apercevoir, tout en continuant d’affecter une grande admiration pour les modèles grecs, c’est à l’école des Latins que nos poètes eux-mêmes se rangent ; c’est Horace qu’ils imitent plus volontiers que Pindare ; et il n’est pas jusqu’à Ronsard, dans sa Franciade, mais surtout dans sa théorie de l’épopée, qui, s’il invoque le grand nom d’Homère, ne s’inspire constamment de Virgile. Un érudit considérable, Jules-César Scaliger, fait un pas de plus dans sa Poétique, où il proclame ouvertement la supériorité des Latins sur les Grecs. Se rend-il compte peut-être que les Grecs, ainsi que le dira plus tard un philosophe [Hegel, Esthétique, trad. Bénard, t. I], n’ont connu que les Grecs et les barbares, tandis que les Latins ont vraiment connu l’homme ? Toujours est-il qu’à partir de 1560 ou environ, et en dépit de quelques efforts, — tels que ceux d’Henri Estienne, dans sa Conformité du langage françois avec le grec, — on voit la langue d’Homère et de Platon se retirer pour ainsi dire de la circulation de l’usage et se réfugier dans l’ombre des collèges. Elle redevient matière d’érudition. Ce n’est plus à Sophocle ou à Aristophane que les premiers auteurs de nos tragédies ou de nos comédies « classiques » demanderont des leçons de leur art, c’est à Plaute et c’est à Sénèque. La seule « antiquité » qu’on imite est ou sera bientôt l’antiquité latine ; et ainsi, comme un ferment qui n’était destiné qu’à favoriser une combinaison dont il ne devait point faire partie, le grec, après avoir servi à déterminer l’idéal classique, s’en élimine.

C’est qu’aussi bien, si le grec a de rares qualités, le latin en a d’autres, et de plus convenables peut-être à la nature du génie français. « Rien, a-t-on dit, n’égale la dignité de la langue latine… Elle fut parlée par le peuple-roi, qui lui imprima ce caractère de grandeur unique dans l’histoire du langage humain C’est la langue de la civilisation. Mêlée à celle de nos pères les barbares, elle sut raffiner, assouplir et pour ainsi dire spiritualiser ces idiomes grossiers qui sont devenus ce que nous voyons… Qu’on jette les yeux sur une mappemonde, qu’on trace la ligne où cette langue universelle se tut : là sont les bornes de la civilisation et de la fraternité européennes… Le signe européen, c’est la langue latine. » [Joseph de Maistre, Du Pape.] C’est ce que les Français de la Renaissance ont compris, et peut-être n’eussent-ils pas su les dire, mais ce sont bien là les raisons pour lesquelles, après la courte et poétique ivresse dont le grec les avait un temps transportés, ils retournent en foule à la tradition latine.

Ils éprouvent en même temps le besoin d’égaler à la perfection de la forme, qu’ils croient avoir atteinte [Cf. Estienne Pasquier, Recherches de la France, livre VII, chap. 8, 9 et 10], la solidité, la gravité, la dignité du fond. J’en vois un curieux témoignage dans la coquetterie pédantesque et naïve avec laquelle, toutes les fois qu’ils expriment une idée générale, ils ouvrent les guillemets « » pour attirer l’attention du lecteur. Il en résulte qu’au lieu que les Italiens s’égarent déjà, pour achever bientôt de s’y perdre, dans les subtilités de l’alexandrinisme, et, — selon l’expression de l’un des meilleurs historiens de leur littérature [Cf. Francesco de Sanctis, Storia della Lett. ilaliana, t. II, ch. ii], — deviennent comme « indifférents au contenu », dont la forme seule est encore capable d’intéresser leurs sens, c’est précisément « au contenu » ou au fond des choses que nos écrivains s’attachent ; et ce qu’ils essaient d’en exprimer, c’est ce qu’ils voient ou ce qu’ils croient voir en elles de plus permanent et de plus universel. C’est un second trait de l’idéal classique qui commence à se dessiner : le goût des idées générales ; ou, comme on va bientôt le dire, le goût de la réduction à l’Universel.

Là est l’explication du prodigieux succès d’Amyot et de ses traductions. Son Plutarque n’est qu’un rhéteur ; mais ce rhéteur a composé les plus intéressantes « biographies » que l’on connaisse peut-être ; et, de la manière qu’Amyot les a traduites, on ne saurait imaginer de « leçons de choses » plus instructives. « Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu’ils ont vues en pays étranges, les mœurs des hommes, la nature des lieux et si nous sommes quelquefois si ravis d’aise et de joie que nous ne sentons point le cours des heures en oyant deviser un sage, disert et éloquent vieillard, quand il va récitant les aventures qu’il a eues en ses verts et jeunes ans combien plus devons-nous sentir d’aise et de ravissement de voir en une belle, riche et véritable peinture, les cas humains représentés au vif. » Ainsi s’exprime-t-il dans la préface de ses Vies parallèles ; et on ne saurait mieux indiquer ce que ses Vies contiennent d’enseignements, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de « documents » sur l’homme.

À la vérité, l’influence n’en a pas été louable à tous égards ; et, si c’est bien Amyot dont le Plutarque nous a comme imbus de ce vague idéal d’héroïsme à la grecque ou à la romaine qui deviendra celui de notre tragédie classique ; et, deux cent cinquante ans durant, si ce sont bien ses Agésilas et ses Timoléon, ses Coriolan et ses Marius qui défraieront la scène française, ou plutôt qui l’encombreront, sans réussir toujours à la remplir ; — il est permis de le regretter. Que serait-ce après cela, si, depuis Poussin jusqu’à David, nous énumérions ici tout ce que nos peintres lui ont fait d’emprunts ? Et voudrait-on encore que nous lui fussions reconnaissants de l’idéal de fausse vertu, sentimentale et déclamatoire, dont ses Lycurgue et ses Philopœmen, ses Caton et ses Brutus ont offert des modèles à nos publicistes ou aux membres de nos assemblées révolutionnaires ? [Cf.  J.-J. Rousseau dans ses Confessions ; et Mme Roland dans ses Mémoires et dans sa Correspondance.] Mais, d’un autre côté, toute cette antiquité qui flottait avant lui dans une espèce de brouillard mythologique ou légendaire, c’est vraiment dans ses Vies parallèles que les grandes figures en ont pris comme un air de réalité et de vie. Ressemblants ou non, — ce n’est pas là le point, — ses personnages ont de la consistance, ne sont plus de vains fantômes ; et il semble qu’on les touche du doigt. Oui ! son expression mérite qu’on la retienne : ce sont bien là des cas humains représentés au vif dont la description a enrichi notre connaissance de l’humanité. Entraînés au fil du récit, c’est à peine entre eux, mais plutôt avec nous-mêmes, sans nous apercevoir de la comparaison, que nous confrontons son Lysandre et son Sylla. Un rapprochement inconscient s’opère, dont l’effet, s’il est d’une part d’abolir en nous le sens historique, — je veux dire le sens de la diversité des époques, — est d’autre part de nous enseigner l’identité foncière de la nature humaine. C’est ce que personne, avant Amyot, ne nous avait montré ; et si l’on s’étonnait là-dessus qu’un simple traducteur doive occuper une place aussi considérable dans l’histoire de la littérature de son temps, il suffirait de rappeler que ses « belles, riches et véritables peintures » ont éveillé la vocation de Michel de Montaigne.

Car, d’où vient l’intérêt que nous prenons à tous ces personnages, et quelle en est au vrai la nature ? Montaigne va nous le dire : c’est « que tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition ».

Humani generis mores tibi nosse volenti,
Sufficit una domus…

Le vers est de Juvénal, et sans doute Montaigne est encore assez nourri de latin, son livre est encore assez d’un « humaniste », ou même un peu d’un pédant, pour qu’on le soupçonne d’avoir emprunté l’aphorisme au satirique latin. Ce grand liseur est un grand pillard, et il n’a pas toujours indiqué tous ses larcins, en vérité comme s’il eut craint que son livre n’y fondit tout entier. Précaution bien inutile, mais crainte encore presque plus vaine ! Quand les Essais ne seraient qu’un recueil, et, si je l’ose dire, une enfilade, un chapelet de citations, ils n’en seraient pas moins tout ce qu’ils sont dans l’histoire de notre littérature : le premier livre où un homme ait formé le projet de se peindre, et, se considérant lui-même comme un exemplaire de l’humanité moyenne, le projet d’enrichir des découvertes qu’il faisait en lui l’histoire naturelle de l’humanité. « Chacun regarde devant soi, moi je regarde dedans moi, je n’ai affaire qu’à moi, je me considère, je me contrôle, je me goûte, … Les autres vont toujours ailleurs…

Nemo in se tentat descendere ;

moi, je me roule en moi-même. » Et par la comparaison que je fais des autres et de moi, pourrait-il ajouter, je ne me connais pas seulement moi-même, je connais aussi les autres, je me fais quelque image de cette générale et commune humanité dont je suis avec eux ou dont ils sont comme moi.

Avertis de son dessein, représentons-nous maintenant l’auteur des Essais, conversant dans sa librairie, c’est-à-dire dans sa bibliothèque, avec ses auteurs favoris. Il vient de lire ses Tusculanes, et une phrase ou un mot de Cicéron l’ont frappé ; il se souvient à ce propos d’avoir lu quelque chose de semblable dans les Lettres à Lucilius, de Sénèque ; il s’y reporte ; et le voilà contrôlant Cicéron par Sénèque, et tous les deux par sa propre expérience qui tantôt confirme la leur et qui tantôt la contredit. Ou bien, et inversement, ayant d’abord observé sur lui-même les effets de la douleur ou de la passion, voici qu’en feuilletant son Plutarque ou son Tacite, il s’y reconnaît ; et ce qu’il vient d’apercevoir et de noter en lui, il s’étonne et il est heureux de voir que Cicéron, par exemple, ou Agricola l’ont éprouvé comme lui. C’est ainsi que son livre, d’édition en édition, s’augmente, s’enrichit, se diversifie des trouvailles de son expérience ou des « rencontres » de ses lectures ; ainsi, que ses pilleries nous le peignent lui-même au naturel ; ainsi enfin qu’à mesure que dans ses lectures il apporte plus de critique, et que son expérience devient plus étendue, à mesure aussi s’aperçoit-il, et nous nous apercevons avec lui, que son Moi est toujours le sien, — mais c’est le mien aussi et le vôtre.

C’est pourquoi, tandis que « les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère », lui, le premier, se communique par son être universel, « comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, poète ou jurisconsulte ». Qui l’en empêcherait ? « N’attache-t-on pas aussi bien toute la philosophie à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe ? » Est-il besoin d’être Aristide pour avoir connu l’ingratitude des hommes ? Alexandre ou César pour avoir éprouvé l’inconstance de la fortune ? Et là-dessus d’ajouter : « Si le monde se plaint que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi. » Nous nous ignorons nous-mêmes ; et nous cachons notre ignorance ou nous la déguisons sous les moqueries que nous faisons de ceux qui étudient en eux l’histoire même de l’humanité !

Insisterai-je davantage, et ne voit-on pas la conséquence ? Au lieu de se traîner, comme ils avaient fait jusqu’alors, sur les traces des anciens, et de « pindariser » ou de « pétrarquiser », nos écrivains savent désormais qu’ils peuvent trouver en eux de quoi remplir et comme nourrir ces formes dont ils n’avaient guère imité jusque-là que les contours. Ils descendront en eux. Que si peut-être ils n’y découvrent pas les mêmes raisons de se complaire en soi que cet épicurien, ils en rapporteront toujours quelque chose. C’est le trésor commun de l’humanité qui s’en augmentera. Et comme l’homme enfin, en tout temps, à tout âge, en tous lieux, est ce qu’il y a de plus intéressant, de plus instructif et de plus utile à connaître pour l’homme, l’œuvre littéraire nous apparaît désormais fondée sur l’Observation psychologique et morale.

À une condition cependant, qui est qu’une règle plus haute que celle de la nature devienne la guide et comme la loi de cette observation de nous-mêmes. Nous étudierons en nous la nature, mais ce sera pour la discipliner. Catholiques ou protestants, c’est un point dont on ne tardera pas à tomber d’accord, et là est le bénéfice net, si l’on ose ainsi parler, du mouvement de la Réforme et des guerres de religion. On a eu peur, nous l’avons dit, de la sombre et désespérante morale de Calvin. Mais, de son enseignement, on n’en a pas moins retenu l’utilité, la nécessité, l’urgence même de réagir contre la licence croissante des mœurs. Lisez à cet égard les Discours politiques et militaires de La Noue ; la Sagesse de Charron et ses Trois Vérités ; ou encore la Philosophie stoïque de Du Vair. Par des chemins différents, tous ces écrits, d’origine et de caractères si divers, tendent ensemble à deux ou trois fins : dont la première est de rendre à la morale éternelle quelque chose au moins de son ancien empire ; la deuxième, de soustraire l’esprit français à des influences étrangères que l’on regarde alors bien moins comme des entraves à sa liberté que comme les causes de sa corruption ; et la troisième enfin, d’imposer à l’individu, dans l’intérêt commun de la société, les qualités ou les vertus dont il ne se soucierait pas pour lui-même.

De ces trois intentions, la première se marque surtout dans les Discours du brave La Noue, si l’on ne saurait être en effet plus soucieux que cet homme de guerre de l’intégrité des mœurs, de l’éducation de la jeunesse, et de l’avenir de son pays. Guillaume du Vair ne l’est pas moins dans sa Philosophie des stoïques, dont le titre seul indique assez l’esprit. Il s’y agit déjà, — comme le fera plus tard Pascal, — d’opposer Épictète à Montaigne, les leçons de l’effort volontaire à l’insouciance épicurienne, la philosophie de la raison à celle de la nature ! Il faut vivre selon la nature ; mais notre « nature » est déterminée par notre fin ; et « la fin de l’homme, de toutes nos pensées et de tous nos mouvements, c’est le bien » ; et « notre bien » ne consiste qu’en « l’usage de la droite raison, qui est à dire en la vertu ». Nous voilà loin de Rabelais ou de Montaigne même ! Que si du Vair ne fait là que paraphraser Épictète, c’est d’ailleurs un symptôme qui a son importance à lui seul que ce choix d’Épictète pour guide. L’expérience a fait comprendre la nécessité d’une direction morale. Les crimes de Catherine, les débauches d’Henri III, la corruption de la cour ont comblé la mesure. On n’en veut plus ! Et, en attendant que ce mouvement se termine par un retour à la religion, on essaie de fonder en raison, de séculariser ou de laïciser les enseignements que la religion donnait naguère au nom de sa seule autorité.

Pour y parvenir, on essaie en même temps de se dégager de la pression ou de l’obsession des influences étrangères. Elles sont deux : l’italienne d’abord, qui, sous le long règne de la mère de trois rois, s’est étendue de la littérature à la langue, et de la langue aux mœurs ; et en second lieu l’espagnole, dont le progrès dans l’Europe entière a suivi les progrès de la politique ou des armes de Charles-Quint et de Philippe II. Tandis que les femmes s’éprenaient du romanesque des Amadis, la langue usuelle se chargeait et se bigarrait d’italianismes. Termes de guerre et termes de cour, termes d’art et termes de débauche, Henri Estienne a dressé la liste de ceux qui sont entrés dans notre vocabulaire, et qui tous ou presque tous y sont demeurés depuis lors. La Noue, avec son Discours sur les Amadis, n’a pas prévalu davantage contre la mode des romans et l’imitation des mœurs espagnoles. Il put sembler un moment que les auteurs de la Satire Ménippée fussent plus heureux, mais n’a-t-on pas un peu exagéré l’importance politique de ce pamphlet célèbre ? En tout cas, et quand il aurait valu des armées, l’importance littéraire n’en est pas pour cela beaucoup plus considérable. Mais encore ici, comme plus haut, le symptôme est significatif. Contre l’enthousiasme de la Pléiade et l’engouement des gens de cour pour les choses d’Italie ou d’Espagne, une tradition de résistance est créée. Un but aussi est indiqué, que l’on ne touchera pas tout de suite, mais que l’on ne perdra plus de vue. La « nationalisation » de la littérature, si les circonstances ne lui permettent pas de se réaliser encore, est devenue l’objet que les écrivains, la société, la royauté même vont se proposer ; et, en un mot, si l’idéal classique n’a encore qu’une conscience un peu vague de lui-même, il est cependant déjà formé. C’est ainsi que l’enfance du talent ou du génie s’agite confusément, se disperse en apparence ou même se dissipe, mais une force intérieure ne le dirige pas moins, de traverse en traverse, à son but ; et son originalité s’enrichit de la contrariété même de ses expériences.

On lit encore dans un traité de Guillaume du Vair : « De tous les biens que la société civile nous apporte, il n’y en a point que nous devrions plus estimer et chérir que l’amitié des honnêtes gens ; car c’est la base et le pivot de notre félicité. C’est elle qui gouverne toute notre vie, qui adoucit tout ce qui y est d’amer, qui assaisonne tout ce qui y est de doux. Elle nous donne dans la prospérité a qui bien faire, avec qui nous réjouir de notre heur, en l’affliction qui nous secoure et console, en la jeunesse qui nous montre et enseigne, en la vieillesse qui nous aide et raisonne, en l’âge d’homme qui nous assiste et seconde. » Et d’abord on est tenté de ne voir là qu’un lieu commun de morale. Mais quand on en pèse tous les termes « comme aux balances des orfèvres » ; et, d’autre part, quand on les confronte avec les événements de l’histoire du temps ; lorsque l’on sait enfin qu’ils sont contemporains de cette politique d’apaisement dont le souvenir demeure inséparable des belles années du règne d’Henri IV, il semble qu’ils revêtent une signification nouvelle. Parmi les maux de la guerre civile, compliqués de ceux de la guerre étrangère, on a compris ce que nous appellerions aujourd’hui la grandeur de l’institution sociale, et que le pire des malheurs était d’en voir les liens se briser ou seulement se détendre. On ne croit plus que l’objet de chacun soit le libre développement des puissances que la nature peut avoir mises en lui ; et on ne croit pas davantage, avec l’auteur des Essais, que, comme des noix dans un sac, ainsi les hommes finissent toujours par « s’appiler » et se tasser dans une espèce d’inertie coutumière qui ressemble à de l’ordre. Mais tout de même que la santé du corps, que l’on croit être un don de la nature, n’est à vrai dire que le résultat d’une hygiène, et, par conséquent, d’un « travail » approprié, il ne suffit pas non plus d’abandonner le corps social à lui-même pour qu’il trouve son point d’équilibre, et il faut que chacun de nous travaille de sa personne à le rétablir constamment.

C’est ce que veut dire le bon Du Vair, et avec lui, comme lui, c’est ce que sentent ou ce que pensent le théologal de Condom, Pierre Charron, dans son Traité de la sagesse, Honoré d’Urfé, le gentilhomme forézien, le mari malheureux de la belle Diane de Châteaumorand, dans cette Astrée qui va devenir le code de la société polie ; François de Sales encore dans son Introduction à la vie dévote. Nous ne sommes pas faits pour nous, mais pour les autres hommes, et même, ce que nous pouvons être, nous ne le devenons que par l’usage des autres hommes. Dans l’intérêt de la société des hommes, et par conséquent, dans son intérêt même, personnel et particulier, que chacun de nous abdique donc un peu de cet égoïsme qui lui est d’ailleurs si naturel ! Pour quelques sacrifices qu’il nous en coûtera, nous en serons plus que payés par les plaisirs d’une douceur toute nouvelle de vivre. Puisque nous avons tous un continuel besoin les uns des autres, établissons entre nous les bases d’une « honnête amitié » qui, d’un secours ou d’une aide, nous deviendra tôt ou tard une jouissance. Organisons la vie sociale. Faisons qu’elle consiste non seulement dans un échange habituel de services, mais aussi de sentiments ou d’idées. Multiplions les occasions de nous réunir, ce sera multiplier les moyens de nous entendre ; et de chacun de nous se dégagera, pour ainsi dire, un modèle d’honnête homme, qui n’aura pas « d’enseigne » ou de « spécialité », comme nous dirions de nos jours. Nous tenons là l’idée dernière du classicisme, et l’histoire de la littérature française pendant cent cinquante ou deux cents ans ne va plus être que l’histoire des transformations ou des progrès de cette idée maîtresse. Ainsi, dans les dernières années du règne d’Henri IV, si nous voulons mesurer, en quelques mots, le chemin accompli, nous voyons une littérature originale et nationale tendre à se dégager de l’imitation des littératures étrangères. À en juger par les plus caractéristiques des symptômes que nous avons signalés, cette littérature sera surtout « sociale » ; et on veut dire par là qu’elle se proposera d’entretenir, de développer, de perfectionner l’institution sociale. Étant sociale, elle sera générale, ce qui signifie qu’elle ne sera pas, ou rarement, l’expression de la personnalité de l’écrivain, mais plutôt celle des rapports de l’individu avec les exigences d’une humanité idéale, analogue ou identique à elle-même en tout temps, en tous lieux, éternellement subsistante, pour ainsi parler, et à ce titre, définie par des caractères immuables. Sociale dans son objet, générale dans ses moyens d’expression, cette littérature sera encore morale, dans la mesure précise où il ne saurait exister de société sans morale. Entendez par cette restriction qu’elle s’attachera moins à traduire dans ses œuvres ce que toute morale a d’absolu dans son principe que ce qu’elle a toujours de relatif dans ses applications. Cette morale ne sera donc ni la morale chrétienne du détachement et du sacrifice, ni même la morale stoïcienne de l’effort : ce sera une morale « mondaine ». Et enfin cette littérature ne pourra manquer d’attacher une grande importance aux agréments de la forme, en premier lieu parce qu’il faudra qu’elle plaise pour persuader ; en second lieu, parce que la forme seule est capable de sauver les généralités du « lieu commun », qui en est l’écueil ; et en troisième lieu, parce qu’elle a déjà refait sa « Poétique » et sa « Rhétorique » sur le modèle du latin. Voyons-la maintenant à l’œuvre et suivons-en le développement.

[Notes.]
Les auteurs et les œuvres

Première Époque.
De Villon à Ronsard (1490-1550)

I. — Clément Marot [Cahors, 1495 ; † 1544, Turin]

1º Les Sources. — L’Adolescence, et La Suite de l’Adolescence clémentine 7 ; — Bayle : Dictionnaire historique et critique, art. Marot. — Lenglet du Fresnoy, dans son édition des Œuvres de Marot, t. I et VI ; — Goujet : Bibliothèque française, t. XI ; — Ch. d’Héricault : Œuvres choisies de Marot, introduction, Paris, 1867 ; — O. Douen : Clément Marot et le Psautier huguenot, Paris, 1878 ; — G. Guiffrey : Œuvres de Marot, t. I et II, les seuls parus, Paris, s. d.

2º L’Homme et le Poète. — Quercynois ou Normand ? — L’élève de son père, Jehan Marot, et des grands « rhétoricqueurs » ; — sa jeunesse et ses amours ; — son édition du Rommant de la Rose, 1527. — Le valet de chambre de François Ier. — Les prisons de Marot. — La publication de L’Adolescence clémentine, 1532 ; et l’édition des Œuvres de Villon, 1533. — Marot et le protestantisme. — Le séjour de Ferrare. — Retour à Paris. — La traduction des Psaumes, 1541. — Marot à Genève ; — ses démêlés avec Calvin ; — il quitte Genève pour Turin, où il meurt en 1544.

Réputation de Marot ; — et qualités qui la justifient : esprit, clarté, malice. — Que ces qualités sont à peine d’un poète, mais plutôt d’un prosateur qui aurait mis des rimes à sa prose. — Marot n’a eu du poète ni l’intensité du sentiment, ni le pittoresque de la vision, ni l’éclat du style. — Comparaison à cet égard de Marot et de Villon ; — Banalité des idées de Marot ; — et qu’il ne faut point faire peu de cas de Marot ; — mais qu’il est pourtant nécessaire de le réduire à sa juste valeur, si l’on veut bien entendre la réforme et l’œuvre de Ronsard.

3º Les Œuvres. — Les œuvres de Marot se composent : 1º de Traductions et d’Allégories, comme sa traduction des Métamorphoses, liv. I et II, et comme son Temple de Cupido, ou encore son Enfer ; — 2º de Chants royaux, Ballades et Rondeaux ; — 3º d’Élégies, d’Épîtres, d’Épigrammes ; — 4º de pièces de circonstance, qui figurent dans les recueils sous les titres d’Étrennes, Épitaphes, Blasons, Cimetières et Complaintes ; — 5º de sa traduction de Cinquante Psaumes de David.

Les meilleures éditions sont l’édition de Niort, 1596, chez Thomas Portau ; — l’édition Lenglet du Fresnoy, La Haye, 1731, Gosse et Néaulme ; — et, parmi les éditions modernes, celle de Lyon, chez Scheuring, 1869 ; — et celle de Guiffrey, qui est demeurée malheureusement inachevée.

II. — Marguerite de Valois [Angoulême, 1492 ; † 1549, château d’Odos]

1º Les Sources. — Brantôme : Les Dames Illustres, Discours VI, article 6 ; — Bayle : Dictionnaire historique, article Marguerite ; — Génin : « Notice sur Marguerite », en tête de son édition des Lettres, Paris, 1841 ; — Leroux de Lincy : « Notice », en tête de son édition de l’Heptaméron, Paris, 1853 ; — La Ferrière : Le Livre de dépenses de la reine de Navarre, Paris, 1862 ; —  Marguerite de Valois, par l’auteur de Robert Emmet [Ctesse d’Haussonville], Paris, 1870.

2º La Femme et l’Écrivain. — Les mésaventures d’une réputation royale ; — et comment Marguerite a été victime de l’excès ou de l’indiscrétion de son affection pour son frère, François Ier ; — du goût des biographes pour les anecdotes scandaleuses ; — et de son homonymie avec une autre Marguerite, qui est celle dont Le Pré-aux-Clercs, Les Huguenots et La Reine Margot ont popularisé la mémoire. — Mais les témoignages des contemporains, — et l’examen de ses œuvres elles-mêmes, y compris l’Heptaméron, — donnent d’elle une idée précisément contraire.

Composition de l’Heptaméron ; — témoignage de Brantôme ; — comparaison de l’Heptaméron avec le Décaméron de Boccace, et les Propos et Joyeux Devis de Bonaventure des Périers. — Que la grossièreté de certaines histoires n’y prouve que la grossièreté des mœurs et du langage du temps ; — mais que l’objet de Marguerite a été de réagir contre cette grossièreté ; — et que la preuve s’en trouve dans les Dialogues qui séparent les « journées ». — Les allusions historiques dans l’Heptaméron. — Qu’il est le livre d’une honnête femme, et même un peu prêcheuse ; — témoignage de Du Verdier, dans sa Bibliothèque, t. IV, édit. de 1772.

L’examen des Poésies et des Lettres confirme cette interprétation ; — si les Poésies de Marguerite sont généralement des poésies pieuses ; — « Elle aimait fort à composer des chansons spirituelles, dit Brantôme, car elle avait le cœur fort adonné à Dieu » ; — et ses Lettres, quand elles ne sont pas des lettres d’affaires ou des lettres politiques, sont des lettres « mystiques ». — De l’attitude de Marguerite à l’égard du protestantisme. — L’affaire du Miroir de l’âme pécheresse. — Les dernières années de Marguerite, et sa mort.

3º Les Œuvres. — Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, 1547 ; — L’Heptaméron des nouvelles de la Reine de Navarre, 1re édition, 1558, et 2e édition, 1559 ; — Lettres de Marguerite d’Angoulême, publiées par Génin, Paris, 1841, pour la Société de l’histoire de France ; — Dernières poésies de la Reine de Navarre, publiées par Abel Lefranc, Paris, 1896.

La meilleure édition de l’Heptaméron est celle de Leroux de Lincy.

III. — François Rabelais [Chinon, 1483, ou 90, ou 95 ; † 1552 ou 53, Paris]

1º Les Sources. — Niceron, dans ses Hommes illustres, t. XXXII ; — Chauffepié, dans son Dictionnaire, article Rabelais, très copieux et très important ; — J. Ch. Brunet : Recherches sur les éditions originales de Rabelais, Paris, 1834 ; et nouvelle édition, très augmentée, Paris, 1852 ; — A. Mayrargues : Rabelais, Paris, 1868 ; — Eugène Noël : Rabelais et son œuvre, Paris, 1870 ; — Émile Gebhart : Rabelais et la Renaissance, Paris, 1877, et 2e édition, Paris, 1893 ; — Jean Fleury : Rabelais, Paris, 1877 ; — Paul Stapfer : Rabelais, sa personne, son génie et son œuvre, Paris. 1889 ; — René Millet : Rabelais, Paris, 1892, dans la collection des Grands Écrivains français ; — et enfin les « Notices » ou « Notes » des éditions Le Duchat, Le Motteux, Desoer, Burgaud des Marets, Moland, et Marty-Laveaux.

2º La Légende de Rabelais. — Comment elle s’est formée : — les attaques des contemporains ; — l’épitaphe de Rabelais par Ronsard :

Une vigne prendra naissance
De l’estomac et de la panse
Du bon Rabelais qui boivait
Toujours, cependant qu’il vivait ; …

— les démêlés de Rabelais avec les moines ; — avec la Sorbonne ; — avec Calvin ; — les déclarations des Prologues ; — le caractère général du roman de Rabelais ; — et, à ce propos, qu’en dépit d’une tendance de la critique à vouloir que les hommes ressemblent à leurs œuvres, — Rabelais n’a rien eu, ni d’un ivrogne, ni d’un bouffon, ni même d’un révolutionnaire ou d’un révolté. — L’opuscule de Ginguené sur l’Autorité de Rabelais dans la révolution présente (1791) ; — et les notes de l’édition Esmangart et Johanneau.

3º L’Œuvre de Rabelais.

A. Les Sources du Roman. — Le fond mythique ou mythologique [Cf. P. Sébillot, Gargantua dans les traditions populaires] ; — et qu’il est douteux que Gargantua soit un « mythe solaire ». — Il n’est pas certain non plus qu’il soit la caricature de François Ier. — Le fonds gaulois et la tradition du Moyen Âge ; — l’antiquité gréco-latine, et à ce propos de l’érudition de Rabelais : totius encyclopædiæ profundissimum abyssum  ; — les écrivains de la Renaissance ; — de quelques emprunts de Rabelais : à Thomas Morus [l’abbaye de Thélème], — à Merlin Coccaie [les moutons de Dindenaut], — à Pogge [l’anneau d’Hans Carvel], — à Cœlio Calcagnini [l’allégorie de Physis et d’Antiphysie, les Paroles dégelées], — à Cœlius Rhodiginus, etc., etc. — Les allusions historiques dans le roman de Rabelais ; — et la satire des mœurs contemporaines. — Imitation générale de l’Iliade dans les premiers livres, et de l’Odyssée dans les derniers [Cf. dans l’édition d’Amsterdam, 1741, chez Frédéric Bernard, un amusant Parallèle entre Homère et Rabelais, par Dufresny, l’auteur des Lettres siamoises].

B. Le sens du Roman ; — et n’étant pas nécessaire qu’un roman ait un sens ou une philosophie ; — comment se fait-il qu’on en cherche une dans le roman de Rabelais ? — Le Prologue du premier livre ; — deux vers de Théodore de Bèze :

Qui sic nugatur, tractantem ut seria vincat,
Seria quum faciet, die, rogo, quantus erit ;

et quatre vers de Victor Hugo :

Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit ;

— et du danger de voir dans le roman de Rabelais trop de mystère, et trop de profondeur.

Du roman de Rabelais comme satire des mœurs ; — et, à ce propos de l’authenticité du Ve livre. — Nécessité de préciser les dates : Pantagruel, livre premier, 1533 ; Gargantua, 1535 ; Pantagruel, livre second, 1546 ; Pantagruel, livre troisième, 1552. — Satire de la scolastique, — des moines en général, — de la Cour de Rome, — des rois et des grands, — de la magistrature et de la justice.

Du roman de Rabelais comme expression de l’idéal de la Renaissance : — la pédagogie de Rabelais ; — le Pantagruélisme ; — la philosophie de la nature.

Du roman de Rabelais comme programme de réformes ; — et qu’en beaucoup de points il n’a pas dû déplaire sous ce rapport à François Ier, non plus qu’à Henri II. — Circonstances de la publication du troisième livre. — Les idées morales et politiques de Rabelais ; — la part du médecin et du physiologiste dans son œuvre ; — la part du moine.

De quelques lacunes du roman de Rabelais. — Le mépris de la femme, et qu’à cet égard on n’est pas plus Gaulois que Rabelais. — Ce que l’on veut dire quand on dit qu’il n’a pas eu le sentiment de la beauté [Cf. Gebhart : Rabelais et la Renaissance]. — Il n’a pas eu non plus le sentiment de la tragédie de la vie. — Que pour toutes ces raisons, les « ordures dont il a semé ses écrits », comme dit La Bruyère, ne recouvrent aucune profondeur d’intention. — Comparaison à cet égard de Pantagruel avec les Voyages de Gulliver. — De l’obscurité de Rabelais ; — et que là où il est obscur, c’est peut-être une question de savoir s’il s’est toujours compris lui-même.

C. La valeur littéraire du Roman. — Abondance, richesse et complexité de l’imagination de Rabelais ; — et que possédant au plus haut degré le don de voir, celui de peindre, et celui de conter, — il a eu même le don d’inventer de véritables mythes. — Allégorie, Mythe et Symbole. — L’humour de Rabelais. — Le don du rire. — Le style de Rabelais, et qu’il convient de distinguer deux époques dans son style ; — dont la première est la meilleure. — De quelques procédés de Rabelais. — Le don de l’invention verbale ; — comment Rabelais s’y laisse entraîner ; — et, en s’y abandonnant, s’élève parfois jusqu’au lyrisme. — Qu’il ne semble pas que Rabelais ait fait école, et pourquoi ?

4º Le vrai Rabelais. — Que, bien loin d’avoir eu rien du bouffon ni du révolutionnaire de la légende, Rabelais a été le plus adroit des hommes, et le plus prudent. — Ses relations avec les du Bellay, le cardinal de Châtillon, François Ier et Henri II ; — Ses brouilleries avec Calvin, et avec Étienne Dolet [Cf. Richard Copley Christie : Étienne Dolet, le martyr de la Renaissance, trad. Stryienski, Paris, 1886] ; — qui avaient failli le compromettre. — Rabelais et la Cour de Rome. — Sa nomination à la cure de Meudon, en 1550. — Intervention personnelle du roi Henri II dans la publication du quatrième livre, en 1552. — Un passage de Théodore de Bèze : Pantagruel, cum suo libro quem fecit imprimere per favorem cardinalium… — Il résigne sa cure de Meudon en 1552. — Sa mort à Paris, en 1553.

5º Les Œuvres. — Si l’on néglige quelques Almanachs et deux ou trois brochures, les Œuvres de Rabelais se réduisent à son roman, et il suffit ici d’en indiquer les principales éditions, qui sont :

(En original) les éditions de 1533, 1535, 1542, 1546, 1548, 1552, 1562 et 1564 ; et

(En œuvres complètes) l’édition des Elzévirs, 1663 ; — l’édition Le Duchat, Amsterdam, 1711, H. Desbordes ; — l’édition de Le Duchat et Le Moteux, Amsterdam, 1741 ; J.-F. Bernard ; — l’édition D. L. (de L’Aulnaye) Paris, 1820, Desoer ; — et les éditions plus récentes, Rathery, Paris, 1857, F. Didot ; — Jannet, Paris, 1874, Picard ; — et Marty-Laveaux, Paris, 1868-1881, Lemerre.

IV. — Les Amadis

On ne peut passer absolument sous silence un livre dont les contemporains ont dit : de son auteur « qu’il était le gentilhomme le plus estimé de son temps pour parler bien français et pour l’art oratoire » [La Croix du Maine, dans sa Bibliothèque, article Nicolas de Herberay, Sieur des Essars] ; — et du livre lui-même « qu’on y pouvait cueillir toutes les belles fleurs de notre langue » [Ét. Pasquier, dans ses Recherches de la France]. Voyez encore sur Amadis de Gaule : La Noue, dans ses Discours politiques et militaires.

Le sieur des Essars n’en a d’ailleurs traduit que les huit premiers livres, qui ont paru de 1540 à 1548 ; — et dont la meilleure édition est celle d’Anvers, 1561, chez Christophe Plantin.

V. — L’École Lyonnaise

1º Les Sources. — La Croix du Maine, Bibliothèque française, articles Louise Labé, Maurice Scève, Permette du Guillet ; — Goujet : Bibliothèque française, t. XI et t. XII ; — Niceron : Hommes illustres. t. XXIII ; — Paradin : Mémoires de l’histoire de Lyon ; — Édouard Bourciez : Les Mœurs et la société polie à la cour d’Henri II, Paris, 1886 ; — Charles Boy : « Recherches sur la vie et les œuvres de Louise Labé », au t. II des Œuvres de Louise Labé, Paris, 1887.

2º Les Poètes. — Une page de Michelet sur le tempérament lyonnais [Hist. de France, t. II. Cf. Émile Montégut : En Bourbonnais et en Forez]. — L’émigration italienne à Lyon ; — les grands Imprimeurs ; — la ville de transit. — Maurice Scève et ses sœurs ou cousines, Claudine et Sybille ; — Pernette du Guillet ; — et Louise Labé. — Témoignages de Billion et de Pasquier : « Suivant notre propos et en commençant à la ville de Lyon… il est notoire qu’elle se sent fière d’avoir produit… une singulière Marguerite du Bourg… et deux très vertueuses sœurs, appelées Claudine et Jane Scève, … et Claude Perronne… et Jeanne Gaillarde… et Pernette du Guillet » [Le Fort Inexpugnable de l’honneur féminin, Paris, 1555, Ian d’Allyer. Cf. Pasquier : Recherches de la France, liv. VII]. — La Délie de Maurice Scève, 1544 ; et les Rimes de Pernette du Guillet, 1552. — Les Œuvres de Louise Labé, 1555.

Caractères communs de ces œuvres ; — [Cf. Délie, dizains 331, 416, 418, 274, 168, 169, 273 ; et Louise Labé : Œuvres, élégie I et sonnets 8, 9, 14, 24.] — Les allusions savantes et l’obscurité calculée ; — et, à ce propos, du symbolisme de l’école lyonnaise ; — l’intensité du sentiment ; — la conception de l’amour douloureux et tragique. — Mysticisme et sensualité. — Influence croissante de l’italianisme ; — souci nouveau de la forme ; — et nouvelle conception de la poésie.

Des rapports de l’école lyonnaise avec la Pléiade. — Témoignage d’Estienne Pasquier : « Le premier, dit-il, qui franchit le pas fut Maurice Scève, Lyonnais » ; — et de Du Bellay [L’Olive, sonnet 59]. — Ils lui savent gré de

                                     S’être retiré
Loin du chemin tracé par l’ignorance,

— et d’avoir ainsi rompu avec la poésie de cour, de circonstance, et d’occasion. — C’est à l’imitation de Scève que la Pléiade va composer ses Erreurs amoureuses, ses Olive, ses Sonnets à Cassandre, ses Amours de Francine. — Maurice Scève et Pontus de Tyard. — Relations personnelles de Louise Labé avec Pontus, et avec Olivier de Magny. — Commentaire d’un mot de Cicéron : Nihil est simul et inventum et perfectum .

3º Les Œuvres. — Les œuvres de Maurice Scève se composent, pour ne rien dire de quelques opuscules, de Délie, objet de plus haute vertu, Lyon, 1544 ; — et du Microcosme, poème descriptif en trois chants, Lyon, 1560.

Les Œuvres de Louise Labé comprennent : — 1º un dialogue en prose, Le Débat de Folie et d’Amour ; — 2º trois Élégies ; — et 3º vingt-quatre Sonnets, dont un en italien. Elles ont paru pour la première fois en 1555.

Il y a aussi des vers italiens dans les Rymes de Pernette du Guillet.

La Délie de Scève, et les Rymes de Pernette du Guillet, devenues de nos jours extrêmement rares, ont été réimprimées à Lyon, chez Scheuring, 1862 et 1864.

La dernière édition des Œuvres de Louise Labé est celle de M. Charles Boy. Paris, 1887, A. Lemerre.

Deuxième Époque.
À l’École de l’Antiquité (1550-1585)

1º La renaissance de la Poésie
I. — La formation de la Pléiade

1º Les Sources. — Claude Binet : La Vie de Pierre de Ronsard. — Estienne Pasquier : Recherches de la France, livre VII. — Bayle, dans son Dictionnaire, articles Daurat et Ronsard. — Moréri : Dictionnaire, édition de 1750, article Dorat. — Goujet : Bibliothèque française, t. XII et XIII ; et Histoire du Collège de France, t. I. — Sainte-Beuve : Tableau de la poésie française au xvie  siècle, 1828 ; et « Joachim du Bellay », dans les Nouveaux lundis, t. XIII. — A. Jeandel, Pontus de Tyard, Paris, 1860. — Plotz, Joachim du Bellay et son rôle dans la réforme de Ronsard, Berlin, 1874. — Marty-Laveaux : ses « Notices » dans la collection de La Pléiade française, Paris, 1867-1896.

2º La Poétique de la Pléiade. — La première rencontre de Ronsard et de Du Bellay ; — la maison de Lazare de Baïf ; — le collège de Coqueret. — Formation de la Pléiade. — Origine du nom : la Pléiade astronomique ; la Pléiade mythologique ; la Pléiade alexandrine ; la Pléiade française ; — et de faire attention qu’en français comme en grec il faut qu’une « Pléiade » contienne plus de six et moins de huit noms. — Erreur générale du romantisme sur l’objet et l’œuvre de la Pléiade. — Publication de la Défense et Illustration de la langue française, 1550.

Quelques mots sur les Arts Poétiques de Pierre Fabri, 1521 ; [L’Art de pleine rhétorique] de Gracien du Pont, 1539 ; et de Thomas Sibilet, 1548. — Que, pour comprendre la Défense, il faut la rapporter à l’intention de réagir contre l’école de Marot ; — et que l’on voit alors que ce que les auteurs en ont voulu, ç’a été : 1º Le Renouvellement des thèmes d’inspiration ; — et en effet, depuis deux cents ans, même dans Marot, la poésie n’était que de la « chronique rimée » ; — tandis qu’il s’agit maintenant de chanter le passé, la nature, la gloire et l’amour. — Mais pour y réussir, il faut avant tout se débarrasser de la contrainte qu’exerce sur la liberté du poète la tyrannie des genres à forme fixe ; et de là : — 2º Le Renouvellement des genres ; — qui seront ceux de l’antiquité : poème épique, ode, satire, comédie, tragédie, etc. — On fait pourtant grâce au sonnet en faveur de Pétrarque. — Et pour enfin remplir ces formes d’un contenu qui soit digne de leur beauté, il faut : 3º Réformer la Langue : — en en faisant une œuvre d’art. — Théories linguistiques de la Défense. — Combien elles diffèrent de celles des « Grécaniseurs »‘et « Latiniseurs » dont s’était moqué Rabelais dans son Pantagruel. — Insignifiance des innovations métriques de la Pléiade. — Les innovations rythmiques seront l’œuvre personnelle du génie de Ronsard.

Émoi suscité par la Défense et Illustration ; — Réplique de Quintil Horatian. — Hostilité de Mellin de Saint-Gelais. — Contre-réplique de Du Bellay. — Publication de l’Olive et des Odes, 1550 ; — Les protecteurs de Ronsard et de Du Bellay : — Triomphe de la Pléiade. — Elle a pour elle les hellénistes, les poètes, et le roi, quand Charles IX monte sur le trône. — Elle avait eu déjà Marie Stuart et Catherine de Médicis.

3º Les Œuvres. — La Défense et Illustration de la langue française ; — Du Bellay, Le Poète courtisan ; — Pontus de Tyard, Solitaire premier, Solitaire second ; — Ronsard, Abrégé de l’Art poétique, à M. A. d’Elbène, 1565 ; — Préface de la Franciade, 1572.

II. — Joachim du Bellay [Liré, 1525 ; † 1560, Paris]

1º Les Sources. — Marty-Laveaux, Œuvres de Du Bellay, dans la collection de La Pléiade française ; — Sainte-Beuve, loc. cit. ; —  F. Brunetière : Discours prononcé à l’inauguration de la statue de J. du Bellay à Ancenis, 1894.

2º Le Poète. — Un cadet de grande famille au xvie  siècle. — La jeunesse de Du Bellay ; — sa grande maladie et ses études ; — sa liaison avec Ronsard. — Il entre au service de son parent le Cardinal. — Son séjour à Rome. — Liaison avec « Faustine » ; — Ennuis et dégoûts. — Retour en France. — Publication des Regrets. — Il se brouille avec le Cardinal.

Les premiers vers de Du Bellay ; — L’Olive et le Recueil à Mme Marguerite ; — et que de très beaux vers n’empêchent pas du Bellay d’y demeurer très au-dessous de ses premières ambitions. — Il s’en aperçoit lui-même ; et peut-être est-ce l’origine de sa mélancolie. — Sa pièce contre les Pétrarquistes. — Il trouve dans les ennuis mêmes de son existence auprès du cardinal du Bellay la matière de son chef-d’œuvre. — Originalité du recueil des Regrets. — Les Antiquités de Rome, et la poésie des ruines.

Que du Bellay a créé en France la « poésie intime » et la satire ; — Comparaison de ses élégies avec celles de Marot. — Il a la grâce, la délicatesse et la mélancolie. — Il a aussi l’ironie légère. — Pourquoi la flamme de ses poésies latines n’a-t-elle pas passé dans ses vers français ?

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de J. du Bellay se composent : —  1º d’un recueil de sonnets amoureux, l’Olive, suivi, dans sa première édition, du Recueil à Mme Marguerite ; — 2º d’un autre recueil de sonnets, Les Regrets ; — 3º d’un troisième recueil, Les Antiquités de Rome, avec Les Jeux Rustiques ; — et enfin 4º d’une traduction en vers des livres IV et VI de l’Énéide.

Les principales éditions anciennes sont celles de Paris, 1561, Langelier ; — Paris, 1569, Frédéric Morel ; — et Rouen, 1597, chez F. Maillard. La meilleure est l’édition déjà citée de M. Marty-Laveaux, dans La Pléiade française, 1866-1867, A. Lemerre.

III. — Pierre de Ronsard [La Poissonnière, 1524 ; † 1585, Paris]

1º Les Sources. — Aux ouvrages déjà cités, il convient d’ajouter ici : — Gandar, Ronsard imitateur d’Homère et de Pindare, Metz, 1854 ; — La Famille de Ronsard, par A. de Rochambeau, Paris, 1869 ; — P. de Nolhac, Le Dernier Amour de Ronsard, Paris, 1882 ; — Mellerio, Lexique de la langue de Ronsard, Paris, 1895 ; — et Pieri, Pétrarque et Ronsard, Marseille, 1895.

2º Le Poète.

A. Les Amours. — De la sincérité des Amours de Ronsard ; — Et à ce propos, de la poésie amoureuse au xvie  siècle. — Elle tient plutôt du caractère artificiel de la « poésie courtoise », dans notre ancienne littérature, que du caractère passionné de la poésie lyrique moderne. — Toutefois, si cette observation est vraie du recueil des Sonnets à Cassandre, elle l’est déjà moins du recueil des Sonnets à Marie ; — et Marie semble avoir réellement existé. — La langue des sonnets de Ronsard ; et qu’elle en fait peut-être le principal mérite. — Ce mérite est d’autant plus grand que Ronsard y exprime souvent des sentiments très subtils. — Une autre qualité des Sonnets est de paraître fondus d’un seul jet. — Nous savons cependant que Ronsard les a prodigieusement corrigés et refaits. — Les corrections ont-elles été toujours heureuses ? — Quoi qu’il en soit, aucun vers n’a l’air d’y être « rapporté ». [Cf. Sonnets 1, 20, 46, 62, 66, 94, 114, 133, 206 de l’édition de 1584] ; — La volupté dans les Sonnets de Ronsard ; — comment l’ardeur en est toujours tempérée de mélancolie ; — et, à ce propos, du paganisme et de l’épicurisme de Ronsard.

B. Les Odes, les Hymnes et les Poèmes. — Que ce sont les Odes et les Hymnes qui ont fondé de son vivant la réputation de Ronsard. — Les contemporains s’y sont-ils mépris ? — Et qu’y ont-ils admiré ? — 1º La diversité des tons : — s’il y en a de « pindariques » et il y en a d’« horatiennes » ; il y en a de « bachiques » et il y en a d’« héroïques » ; il y en a de « gauloises » et il y en a d’« élégiaques ». — Ils y ont encore justement admiré : 2º La variété des rythmes ; — et, à ce propos, de Ronsard comme inventeur de rythmes ; — il a créé presque tous ceux dont nos poètes ont usé depuis lui et il en a créé qui sont encore inutilisés. — 3º L’ampleur du souffle ; — comparaison de l’Ode au chancelier de l’Hôpital et des Mages de Victor Hugo ; — comment un élément descriptif ou « objectif » s’y glisse ; — et fait insensiblement évoluer le lyrisme vers l’épopée.

L’inspiration épique dans les Hymnes de Ronsard ; — et qu’à force de vivre dans la familiarité des anciens il est lui-même devenu l’un d’eux ; — [Cf. Calays et Zéthès ou Castor et Pollux] ; — Il se meut dans la mythologie comme dans son élément naturel ; — et il y trouve la puissance de créer à son tour ses mythes ; — [Cf. l’Hymne de l’Or ou l’Hymne de l’Équité des vieux Gaulois] ; — Mais la pureté de son dessin n’y égale pas toujours la vigueur de son coloris. — Importance croissante de la description dans les Hymnes ; — et de la rhétorique ; — [Cf. l’Hymne de la Mort ou Le Temple de Messeigneurs le Connétable et des Chatillons]. — Du genre épique le poète évolue vers la prose oratoire.

Il n’y tombe pas encore tout à fait dans les Poèmes ; — et c’est qu’il lui faut auparavant passer par l’alexandrinisme, — [Cf. La Fourmi, L’Alouette, Le Houx, Le Frelon, La Grenouille]. — Définition de l’alexandrinisme ; — ses trois traits caractéristiques : — 1º L’indifférence au contenu, d’où résulte : —  2º La préférence donnée aux petits sujets ; d’où résulte à son tour : — 3º La disproportion du développement avec l’intérêt, et des mots avec les choses. — On ne peut s’empêcher de noter ces trois caractères dans les Poèmes de Ronsard. — Aussi seraient-ils justement la partie la plus oubliée de son œuvre, s’ils ne contenaient des renseignements précieux pour l’histoire de sa vie, — [Cf. l’Élégie

Puisque Dieu ne m’a fait pour supporter les armes] ;

et pour l’histoire littéraire du temps ; — [Cf. Le Voyage d’Arcueil ou Les Îles Fortunées] ; — et puis, s’il n’avait fait la Franciade.

C. Les autres Œuvres. — Que la Franciade n’est pas pour cela méprisable. — Mais le cœur de Ronsard n’y était pas. — Des conditions de l’épopée ; — et que le sujet de la Franciade n’en réalisait aucune. — Mais, à mesure que l’inspiration poétique se retire de Ronsard, le prosateur ou l’orateur se développent en lui ; — [Cf. les Discours des misères de ce temps] ; — et, à ce propos, du catholicisme de Ronsard ; — et de la parenté du genre lyrique et du genre oratoire. — Des Discours de Ronsard comme témoins de cette parenté. — L’inspiration patriotique dans les Discours. — Si du Bellay a eu le pressentiment de la satire, ce sont les Discours de Ronsard qui l’ont constituée comme genre dans notre littérature. — Le dernier amour de Ronsard et les Sonnets pour Hélène.

3º Les Œuvres. — Comme nous venons de parcourir les principales Œuvres de Ronsard, il suffira d’en indiquer ici les principales éditions, qui sont :

L’édition de G. Buon, Paris, 4 vol. in-16, 1560 ; — l’édition de 1567, Paris, 5 vol. in-8º ; — l’édition de 1584, 1 vol. in-fº, la dernière que Ronsard ait revue et corrigée ; — l’édition de 1623, 2 vol. in-fº ;

Et parmi les éditions modernes : — l’édition Blanchemain, 8 vol. in-18, Paris, 1857-1867. Frank ; — et l’édition Marty-Laveaux, 5 vol. in-8º, dans la collection de La Pléiade française.

IV. — Jean-Antoine de Baïf [Venise, 1532 ; † 1589, Paris]

1º Les Sources. — Cf. ci-dessus ; — et ajoutez la « Notice » de Marty-Laveaux ; — et L’Académie des derniers Valois, par Ed. Fremy, Paris, s. d.

2º L’Homme et le Poète. — Pour quelles raisons, étant inutile d’étudier l’un après l’autre les poètes de la Pléiade, on préfère Baïf à Jodelle ou à Remy Belleau. — La caricature de Ronsard. — Un enfant de l’amour ; — sa jeunesse et son éducation ; — médiocrité de son œuvre. — Que là où il est le mieux inspiré, dans son Ravissement d’Europe ou dans son Hymne à Vénus, Baïf est à Ronsard ce que Primatice ou le Rosso sont à leurs maîtres. — Étendue de son œuvre ; — et qu’elle représente éminemment ce qu’il y avait d’artificiel dans le mouvement de la Pléiade. — Sa réforme de l’orthographe ; — ses innovations métriques ; — ses tentatives de lier ensemble la musique et la poésie ; — son Académie.

3º Les Œuvres. — Les Œuvres de Baïf se composent : — 1º de neuf livres d’Amours, comprenant les Amours de Francine, en quatre livres ; les Amours de Méline, en deux livres ; les Amours diverses, en trois livres ; — 2º de ses Météores ; — 3º de neuf livres de Poèmes sur toutes sortes de sujets ; — 4º de dix-neuf Églogues, plus ou moins traduites ou imitées de celles de Théocrite et de Virgile ; — 5º de cinq livres de Passe-temps ; — 6º et de quatre livres de Mimes, qui sont bien le plus fastidieux recueil de toutes sortes de trivialités et de moralités.

La meilleure édition, qui est aussi la seule moderne, est celle de Marty-Laveaux.

2º Érudits et Traducteurs
V. — Henri Estienne [Paris, 1528 ; † 1598, Lyon]

Les Sources. — Niceron, dans ses Hommes illustres, t. XXXVI ; — A. Renouard, Annales de l’imprimerie des Estienne, Paris, 1843 — Léon Feugère, Caractères et portraits du xvie  siècle, 1859 ; et nouvelle édition, Paris, 1875. — Sayous, Les Écrivains français de la Réformation, 2e éd., Paris, 1881.

2º L’Éditeur, le Philologue et l’Écrivain. — La famille des Estienne [Cf. Prosper Marchand, Dictionnaire historique]. — Une éducation d’érudit. — La première publication d’Henri : Anacreontis Teij odæ, græce et latine, 1554. — La traduction est-elle d’Henri Estienne ou de Dorat ? — Ce qu’il y a de certain, c’est l’influence que ce mince volume a exercée sur la Pléiade. — Témoignages tirés des Œuvres de Ronsard et de Remy Belleau. — De quelques autres écrivains grecs édités pour la première fois par Henri Estienne ; — qu’ils sont tous du second ou du troisième ordre ; — et qu’il les traduit tous en latin. — Du goût d’Estienne pour les Analecta. [Cf. les Adages d’Érasme]. — La première traduction de l’Anthologie grecque en latin, et le premier Conciones, 1570 ; — Le Thesaurus Græcæ Linguæ, 1572-1573.

Les trois grands traités d’Estienne : — La Conformité du langage français avec le grec, 1565 ; Deux dialogues du langage français italianisé, 1578 ; La Précellence du langage français, 1579 ; — et leurs rapports entre eux. — La résistance à l’italianisme. — De l’opinion d’Henri Estienne sur les rapports du grec et du français [Cf. J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, 2e Entretien ; et Egger, L’Hellénisme en France, leçons 10 et 11]. — Les étymologies d’Henri Estienne. — Abondance de ses digressions et comment elles reviennent presque toutes à sa haine de l’italianisme ; — à son protestantisme ; — et à sa haine des Valois. — Il n’en aime que plus passionnément sa langue nationale. — Pourquoi, si l’importance de la Précellence ne consistait que dans son titre, elle serait encore considérable.

Henri Estienne est-il un « écrivain » ? — et qu’à tout le moins on ne retrouve dans ses œuvres ni la verve de Rabelais ni le souci d’art de Ronsard. — Est-il l’auteur du Quart livre de Pantagruel, 1564 ? — Son Apologie pour Hérodote, 1566. — En quoi le livre ment à son titre, et n’est au fond qu’un pamphlet protestant ; — Henri Estienne et Rabelais sur « les Gens d’Église ». — Comparaison de l’Apologie pour Hérodote et du Quatrième livre de Pantagruel. — Si quelques « nouvelles » agréablement contées nous permettent, comme on l’a fait, de placer Henri Estienne bien au-dessus de Bandello. — Qu’on a peine également à trouver dans l’Apologie un avant-goût des Provinciales [Cf. Sacy, Variétés littéraires]. — Le Discours merveilleux des déportements de Catherine de Médicis, 1575, est-il d’Henri Estienne ? — Ses dernières années et sa mort à l’hôpital de Lyon.

3º Les Œuvres. — On trouvera dans les Annales de l’imprimerie des Estienne, de Renouard, le catalogue, tant des « éditions » que des « œuvres » proprement dites d’Henri Estienne. Nous avons cité les plus importants de ces livres ; nous nous bornerons donc à en mentionner ici les principales rééditions, qui sont :

Celle du Discours merveilleux, dans les Archives curieuses de l’histoire de France, de Cimber et Danjou ; — de La Précellence, par L. Feugère, Paris, 1850 ; — de la Conformité, par le même, Paris, 1853 ; — de l’Apologie pour Hérodote, par P. Ristelhuber, Paris, 1879 ; — et des Deux Dialogues du langage français italianisé, Paris, 1883.

VI. — Jacques Amyot [Melun, 1513 ; † 1593, Auxerre]

1º Les Sources. — Roulliard, Histoire de Melun ; — Bayle, dans son Dictionnaire, article Amyot ; — Abbé Lebœuf, Mémoires sur l’histoire civile et ecclésiastique d’Auxerre ; — De Blignières, Essai sur Amyot, Paris, 1851 ; — Léon Feugère, Caractères et portraits du xvie  siècle, Paris, 1859.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Une page de Montaigne sur Amyot [Cf. Essais, II, chap. iv]. — L’origine et la jeunesse d’Amyot ; — ses études ; — ses préceptorats ; — sa traduction du roman d’Héliodore, 1547. — Il est nommé abbé de Bellozane. — Sa traduction de Diodore de Sicile, 1554. — Sa mission au Concile de Trente [Cf. de Thou, Hist. universelle, t. VIII]. — Il est nommé précepteur des enfants de France, 1554 ; — Grand aumônier, 1561 ; — et évêque d’Auxerre, 1570.

De quelques traducteurs antérieurs à Amyot ; — Lefèvre d’Étaples et sa traduction du Nouveau Testament, 1523 ; — Lazare de Baïf et sa traduction de l’Électre, 1537 ; — Pierre Saliat et sa traduction d’Hérodote, 1537. — L’opinion de Thomas Sibilet et de Du Bellay sur la traduction des anciens ; — et que veulent-ils dire quand ils estiment que « les translateurs nous apportent plus de profit que leurs auteurs mêmes » ? — La traduction des poètes grecs dans les œuvres de la Pléiade [Cf. Gandar, Ronsard imitateur d’Homère et de Pindare]. — Des traducteurs de Plutarque antérieurs à Amyot.

Du choix de Plutarque ; — et à cet égard de l’opinion de quelques modernes [Dacier, Villemain, Ch. Graux, dans son édition des Vies de Démosthène et de Cicéron] sur l’auteur des Vies Parallèles. — Attrait du genre biographique ; — habileté singulière de Plutarque à mettre ses héros « en scène » ; — tendance morale de son œuvre. — Que, comme auteur de ses Œuvres morales, Plutarque a fait le tour des idées de son temps ; — et, à ce propos, d’une supériorité des contemporains de l’Empire sur les écrivains plus classiques de la littérature grecque. — On ne pouvait donc mieux offrir que Plutarque aux lecteurs du temps de la Renaissance. La traduction d’Amyot ; — et s’il a fait plus de « deux mille contresens » ainsi que le disait Méziriac. — Opinion de Ch. Graux : « la traduction d’Amyot possède une véritable valeur philologique ». — Que ce point est d’ailleurs ici secondaire ; — et que ce qui nous importe, c’est la forme du Plutarque d’Amyot. — Naïveté, naturel, grâce et force de la traduction d’Amyot. — Comparaison de quelques endroits d’Amyot avec les endroits correspondants de Rabelais [dans son Pantagruel, III, chap. xxviii, cf. Traité de la cessation des oracles] ; — de Shakespeare [dans son Jules César, cf. Vie d’Antoine] ; — de Joseph de Maistre [Traité des délais de la justice divine].

Dernières années de la vie d’Amyot. — Sa traduction des Œuvres morales et mêlées de Plutarque. — Amyot aux états de Blois. — Son rôle pendant la Ligue. — Sa rentrée à Auxerre et sa mort. — Idée générale du service rendu par les traductions. — Dans quelle mesure les circonstances de la vie d’Amyot ont profilé à son œuvre. — Une page de Rivarol sur l’utilité des traductions [préface de sa traduction de Dante]. — Longue influence du Plutarque d’Amyot, et raisons de cette influence.

3º Les Œuvres. — Théogène et Chariclée, 1547 ; — Les Sept Livres des histoires de Diodore Sicilien, 1554 ; — Daphnis et Chloé, 1559 ; — Les Vies des hommes illustres grecs et latins, 1re édition, 1559 ; 2e édition, 1565 ; 3e édition, 1567. — Œuvres morales et mêlées de Plutarque, 1re édition, 1572 ; 2e édition, 1574 ; 3e édition, 1575. On a encore d’Amyot quelques opuscules, comme le Projet de l’Éloquence royale, composé pour Henri III ; et l’Apologie où il se disculpe d’avoir trempé dans l’assassinat du duc de Guise.

La meilleure édition de son Plutarque est celle de Vascosan [3e édition des Vies et 2e des Œuvres mêlées] formant 15 volumes in-18.

VII. — Jean Bodin [Angers, 1530 ; † 1593, Laon]

1º Les Sources. — Bayle, dans son Dictionnaire, art. Bodin ; — Niceron, dans ses Hommes illustres, t. XVII ; — Baudrillart, Bodin et son temps, Paris, 1853.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Pauvreté des renseignements. — Était-il d’origine israélite ? [Cf. Ant. Possevini de quibiisdam scriptis… judicium, 1583]. — Premières études de Bodin. — Il débute par une traduction des Cynégétiques d’Oppien. — Sa Réponse à M. de Malestroit, et les origines de l’économie politique. — Sa Méthode pour la connaissance de l’histoire, et sa querelle avec Cujas. — Comment sa protestation contre l’autorité du droit romain, — est du même ordre que les protestations de ses contemporains contre la souveraineté d’Aristote.

Sa République. Originalité de Bodin ; — sa conception de l’histoire ; — et que, pour l’apprécier, il convient d’avoir sous les yeux l’Utopie de Th. Morus et le Prince de Machiavel. — Il essaie de concilier la morale et la politique. — Sa théorie de l’Esclavage, livre I, chap. v ; — son chapitre de la Monarchie, II, chap. ii ; — sa théorie des Révolutions, IV, chap. iii ; — sa théorie des Climats, V, chap. i. — Mélange en lui d’érudition et de crédulité. — Si l’on peut dire qu’il ait eu l’idée du Progrès [Cf. Sa Méthode, chap. vii. Confutatio eorum qui aurea sæcula ponunt ; et sa République, V, chap. i] ; — De Bodin comme précurseur de Montesquieu.

Autres ouvrages de Bodin ; — et comment l’auteur de la République se trouve être celui de la Démonomanie des sorciers et de l’Heptaplomeres. — De la croyance de ses contemporains à la sorcellerie ; — et que les protestants n’y croient pas moins fermement que les catholiques ; — Comment Bodin concilie-t-il sa croyance aux sorciers avec son scepticisme religieux ? — Histoire de l’Heptaplomeres. [Cf. Guhrauer, dans son édition, 1841, Berlin.]

3º Les Œuvres. — Traduction [en latin] des Cynégétiques d’Oppien, 1555 ; — Methodus ad facilem historiarum cognitionem, 1566 ; — Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit sur l’enchérissement de toutes choses, 1568 ; — Six livres de la République, 1577 ; — La Démonomanie des sorciers, 1582 ; — Amphitheatrum naturæ, 1596 ; — Heptaplomeres. Ce dernier ouvrage est demeuré manuscrit jusqu’à l’édition qu’en a donnée M. Guhrauer, en 1841.

Il n’existe pas d’édition moderne des œuvres de J. Bodin.

3º Les Origines du théâtre classique
VIII. — La première époque du théâtre classique (1552-1570)

1º Les Sources. — Les frères Parfaict, Histoire du théâtre français ; — L’Ancien Théâtre français, publié par Viollet-le-Duc ; — Ebert, Entwickelungsgeschichte der französischen Tragödie, 1856, Gotha ; — Édelestand du Méril, Du développement de la tragédie en France, Paris, 1869 ; — Émile Faguet, La Tragédie française au xvie  siècle, Paris, 1883.

2º Les Auteurs et le développement de la tragédie. — L’arrêt du parlement de Paris [17 novembre 1548] portant interdiction aux confrères de la Passion de « jouer le Mystère de la Passion Notre Sauveur, ou autres Mystères Sacrés » ; — et si le Parlement., en rendant cet arrêt, a voulu sacrifier les Mystères « à l’enthousiasme païen des poètes de la Nouvelle École » ? — Origines italiennes du théâtre classique. — Les Triomphes de Pétrarque [Cf. notamment le Triomphe de l’Amour et le Triomphe de la Renommée] ; — La Sophonisbe du Trissin, 1515 ; — La tragédie en Italie de 1515 à 1550 [Cf. Ginguené, Histoire littéraire d’Italie, t. VI, ch. 19, 20 et 21] ; — les traductions de Lazare de Baïf [Électre et Hécube] ; de Bonaventure des Périers [l’Andrienne] ; de Ronsard [le Plutus] ; — les représentations dans les collèges ; — la Cléopâtre de Jodelle, 1552. — Hésitation de la Pléiade entre la tragédie et la comédie.

La tragédie l’emporte, grâce à la Poétique de Scaliger, 1561 ; — grâce à la popularité des tragédies de Sénèque ; — et grâce enfin au succès du Plutarque d’Amyot.

La Mort de Jules César, de J. Grévin, 1560 ; — La détermination des caractères de la tragédie [Cf. Scaliger, Poetices libri septem, livre I, ch. 5, 6, 8, 9, 11, 16] ; — Le choix des sujets. — La règle des unités. — Jean et Jacques de La Taille. — De l’unité de ton dans la tragédie de la Renaissance. — De l’avantage que l’on trouve à traiter des sujets connus, et même déjà traités. — L’emploi de l’histoire dans la tragédie. — D’un mot d’Amyot sur les « cas humains représentés au vif ». — L’orientation de la tragédie classique est déterminée dès 1570.

3º Les Œuvres. — De Jodelle : Cléopâtre, Didon et l’Eugène ; — de Jean de La Taille, Médée, 1554 ; — de Ch. Toutain, Agamemnon, 1556 ; — de Jacques Grévin, La Mort de César, 1560 ; —  de Gabriel Bounyn, La Sultane, 1561 ; — de F. Le Duchat, Agamemnon, 1561 ; — de Jacques de La Taille, Daire et Alexandre, 1562 ; — de N. Filleul, Achille, 1563 et Lucrèce, 1567 ; — de Florent Crestien, La Fille de Jephté, 1567 ; — de Jacques de La Taille, Saül le Furieux, 1568.

Peu de ces œuvres, à l’exception de celles de Jodelle, ont été réimprimées de nos jours. Il existe cependant une édition moderne de la Mort de César, Marburg, 1886.

IX. — Robert Garnier [La Ferté-Bernard, 1534 ; † 1590, Le Mans]

1º Les Sources. — Niceron, dans ses Hommes illustres, t. XXI ; — A. Ebert, Entwickelungsgeschichte des französischen Tragödie, Gotha, 1856 ; — Émile Faguet, La Tragédie française au xvie  siècle, Paris, 1883 ; — P. Bernage, Étude sur Robert Garnier, Paris, s. d.

2º L’Homme et le Poète. — Extraordinaire popularité des tragédies de Garnier ; — plus de quarante éditions en moins de quarante ans, de 1580 à 1616 ; — et ont-elles été représentées ? — Ses tragédies romaines : Porcie, Cornélie, Antigone ; — et qu’elles sont de l’histoire toute crue, mêlée d’intermèdes lyriques et descriptifs [Cf. Les chœurs ; et dans Porcie : Description des Enfers, v.  45-66 ; Description des âges de l’humanité, v. 725 et suiv. ; Les travaux d’Hercule, v. 1076-1110]. — Abondance des traductions. — Influence de Sénèque. — Tragédies grecques : Hippolyte, Antigone et La Troade ; — Comment, dans cette dernière pièce, Garnier fond ensemble l’Hercule d’Euripide, ses Troyennes, et les Troyennes de Sénèque, — — Analyse d’Hippolyte. — Effort sensible du poète vers la psychologie [Cf. Hippolyte, vers 545-690 ; vers 1360 et suiv. ; vers 1963-2150]. — La première tragi-comédie : Bradamante. — Que la Bradamante de Garnier marque un moment décisif dans l’histoire du théâtre : la tragédie « recule » et cède la place à la tragi-comédie. — Coup d’œil sur l’état du théâtre en Europe à la même époque. — Si cette éclipse de la tragédie est ou non un symptôme d’émancipation à l’égard des anciens ? — Qualités des tragédies de Garnier : — noblesse de son imagination ; — son style est celui de l’école de Ronsard. — Comment d’ailleurs il s’est trompé sur la nature de l’action dramatique ; — sur les moyens d’intéresser le public ; — et sur le choix de ses modèles.

3º Les Œuvres. — Elles se réduisent presque à ses tragédies : Porcie, 1568 ; — Hippolyte, 1573 ; — Cornélie, 1574 ; — Marc-Antoine, 1578 ; — La Troade, 1579 ; — Antigone, 1580 ; — Bradamante, 1582 (tragi-comédie) ; — et Les Juives, 1583.

On cite encore de lui une Épître au roi (Henri III) ; — et son Élégie sur le trépas de Ronsard. Une excellente édition du Théâtre de Robert Garnier a été donnée par M. Wendelin Förster, 4 vol., Heilbronn, 1882-1884.

X. — Les commencements de la comédie

1º Les Sources. — Les frères Parfaict, Histoire du théâtre français ; — L’Ancien théâtre français, publié par Viollet-le-Duc ; — Ch. Magnin : « Les commencements de la comédie italienne en France », dans la Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1847 ; — Rathery : Influence de l’Italie sur les lettres françaises, Paris, 1853 ; — Armand Baschet, Les Comédiens italiens à la cour de France, Paris, 1882 ; — Ad. Gaspary, Storia della litteratura italiana, trad. de l’allemand, Turin, 1891, t. II, seconde partie.

2º Les Auteurs et le développement du théâtre comique. — Les dernières soties. — Que l’origine de la comédie en France n’est ni française ni purement latine, mais italienne. — La comédie italienne du xvie  siècle ; — ses origines latines ; — ses origines populaires et nationales : La Commedia dell’ Arte. — Influence des « novellieri ». — Les personnages de la comédie. — Travestissements, quiproquos et reconnaissances. — Le valet comme cheville ouvrière de l’intrigue ; — et qu’il doit le demeurer jusqu’au Mariage de Figaro. — Les comédiens italiens en France ; — La troupe des premiers Gelosi ; 1571 [Cf. Baschet, op. cit.] ; — les seconds Gelosi, 1577 ; — et ont-ils effectivement joué les comédies de Pierre de Larrivey ?

Pierre de Larrivey [1540-1612] ; — son origine italienne ; — sa traduction des Facétieuses Nuits de Straparole, 1576 ; — ses comédies, 1579. — Il n’y en a pas une des neuf qui ne soit traduite ou « adaptée » de quelque comédie italienne. — Déclarations de Larrivey dans sa Dédicace à M. d’Amboise. — À noter également que ses comédies sont toutes en prose. — Ce sont de pures comédies d’intrigue. — Le principal intérêt qu’elles offrent est d’avoir été plus tard imitées par Molière [Cf. notamment L’Avare d’une part, et de l’autre Le Laquais, I, sc. 1 ; — La Veuve (dont l’original italien a pour auteur un Bonaparte), III, sc. 2 ; — et Les Esprits, III, sc. 6]. — D’une curieuse différence de ton entre les premières et les dernières comédies de Larrivey : La Constance, Le Fidèle, Les Tromperies ; — et en quoi celles-ci sont plus romanesques.

De quelques autres auteurs de comédies : Jean Godard, Odet de Turnèbe, etc. — Le développement de la comédie est interrompu, comme celui de la tragédie, par le succès de la tragi-comédie. — La société française du temps de Charles IX et d’Henri III était-elle mûre pour la comédie ? — Raisons d’en douter ; — dont la principale est la licence qui régnait alors dans la satire. — On en peut trouver une seconde dans l’indétermination du caractère national : — ce qui fait rire une race n’en faisant pas rire une autre, et le caractère français étant à peine formé.

3º Les Œuvres : — de Jodelle, l’Eugène ; — de Remy Belleau, La Reconnue ; — de J.-A. de Baïf, ses traductions de l’Eunuque et du Miles gloriosus ; — de Grévin, La Trésorière, 1558, Les Esbahis, 1560 ; — de Jean de La Taille, Les Corrivaux, 1562 ; — de Louis le Jars, Lucelle, 1576 ; — de Pierre Larrivey, son premier recueil, contenant : Le Laquais, La Veuve, Les Esprits, Le Morfondu, Les Jaloux, Les Escoliers, 1579 ; — d’Odet de Turnèbe, Les Contens, 1580.

Les comédies de P. Larrivey ont été réimprimées dans L’Ancien Théâtre français de Viollet-le-Duc, t. V, VI et VII.

XI. — L’œuvre de la Pléiade

1º Les Sources. — Cf. les textes indiqués ci-dessus, et ajoutez ; — Vauquelin de La Fresnaye : Art poétique, édit. G. Pellissier, Paris, 1885 ; — Mathurin Regnier, dans ses Satires, notamment Satire V et Satire IX ; — Émile Faguet, Seizième siècle, Paris, 1889 ; — Ferdinand Brunot, La Doctrine de Malherbe, Paris, 1891 ; — et Marty-Laveaux : La Langue de la Pléiade, dans la collection de La Pléiade française. On fera bien aussi de consulter sur ce sujet, à un point de vue plus général : A. Couat, La Poésie alexandrine, Paris, 1882.

2º L’Œuvre de la Pléiade. — Au point de vue de la forme : elle a donné droit de cité à l’alexandrin dans la poésie française. — Comparaison du décasyllabe et de l’alexandrin. — La Pléiade a mis dans la circulation de l’usage poétique tous les rythmes dont nous nous servons ; — elle a considérablement enrichi la langue ; — et, à ce propos, que vaut le reproche qu’on adresse à Ronsard d’avoir « en français parlé grec et latin » ? — La Pléiade a encore enseigné à la poésie, et même à la prose française, le « pouvoir intrinsèque » des mots, c’est-à-dire, qu’en toute langue, et indépendamment de ce qu’ils signifient, il y a de « beaux » mots et de vilains mots. — De quelques exagérations des romantiques à ce sujet [Cf. Th. Gautier, « Notice sur Baudelaire »]. — Enfin la Pléiade a prétendu relever la dignité du poète en même temps que celle de la poésie ; — et elle y a réussi. — De l’acclimatation des genres de l’antiquité dans notre littérature.

Si elle n’a pas réussi davantage, c’est qu’elle a commis trois erreurs capitales : — 1º Elle s’est trompée sur le choix des modèles, qu’elle a toujours confondus, pourvu qu’ils fussent anciens, dans la même admiration ; — 2º Elle s’est trompée sur les conditions des genres, qu’elle a cru que l’on pouvait créer à volonté, sans égard au temps, aux lieux, aux lois de l’esprit humain. — Théorie de l’Épopée, considérée comme expression d’un conflit de races ; — Théorie du Lyrisme, considéré comme expression de la personnalité du poète ; — Théorie du Drame, considéré comme une rencontre de la force des choses et de la volonté humaine. — Enfin, et 3º, la Pléiade s’est trompée sur ses forces réelles, en ne connaissant pas assez ce qui lui manquait du côté de l’expérience de la vie et de l’observation de l’homme.

Mais, et au point de vue même du fond, ses erreurs ne l’empêchent pas d’avoir comme délimité la circonférence du classicisme. — Elle a connu ou du moins entrevu le pouvoir de la forme ; — elle a vu en quoi consistait la véritable imitation ; — et comment de l’imitation on passait à l’invention [Cf. à cet égard André Chénier, Épître IV, à M. Lebrun, et L’Invention] ; — elle a communiqué à ses successeurs l’ambition d’égaler la langue française à la dignité du grec et du latin ; — et il n’est pas enfin jusqu’aux bornes de l’art classique qu’elle n’ait posées d’avance. — En ce sens Ronsard, moins le lyrisme, c’est déjà Malherbe ; — et Malherbe, en y ajoutant l’étendue de connaissances et la probité de réflexion qui lui manqueront, ce sera déjà Boileau.

Troisième Époque.
De la publication des « Essais » à la publication de l’« Astrée » (1580-15888 à 1608)

I. — Bernard Palissy [Paris, 1510 ; † 1590, Agen]

1º Les Sources. — Bernard Palissy, Discours admirables de l’art de terre, édit. B. Fillon, t. II, p. 206 et suiv. ; — Lamartine, dans Le Civilisateur, juillet 1852 ; — Haag, La France protestante, article Palissy, 1857 ; — Louis Audiat, Bernard Palissy, Paris, 1863 et 1868 ; — A. Jacquemart, Les Merveilles de la céramique, t. II, Paris, 1868 ; — Louis Audiat, « Palissy, sa vie et ses œuvres », en tête de l’édition Fillon, Niort, 1888 ; — Ernest Dupuy, Bernard Palissy, Paris, 1891.

2º L’Artiste, l’Écrivain et le Savant. — De quelques éloges extravagants que l’on a faits de B. Palissy [Cf. l’article indiqué de Lamartine, et Henri Martin, dans son Histoire de France] ; — et que les chefs-d’œuvre de l’art de terre ne méritent pas tant d’enthousiasme ; — s’il peut y avoir infiniment d’art, mais il n’y a pas de grand art où il n’y a pas de grand dessein ; — et il n’y en a pas dans un pot. — Intérêt littéraire de la distinction. — Vie et aventures de Bernard Palissy. — La page fameuse de l’Art de terre [Édit. Fillon, II, 206 et suiv.] ; — et qu’il y entre bien de la déclamation [Cf. Benvenuto Cellini, dans ses Mémoires] ; — mais c’est de la « déclamation » sincère, ou dont son auteur est dupe ; — et à ce propos, de Palissy comme écrivain.

Qu’il est fort de son ignorance ; — et, à cette occasion, d’une forme de vanité particulière aux « autodidactes ». — La dédicace des Discours admirables au seigneur de Pons. — L’œuvre de Palissy est le témoignage de l’état d’esprit d’un « povre artisan » de son temps. — C’est ce qui en fait la singularité, l’originalité et le naturel. — Talent du conteur [Les Ammonites de Marennes, éd. Fillon, I, 48, 49 ; — Le Débat des outils d’agriculture, I, 106, 107. — L’allégorie de l’Essay de la teste des hommes, I, 108, et suiv.]. — Le sentiment de la nature. — Dans son style, comme dans ses émaux, Palissy est de ceux qui ont su faire non seulement vivre, mais « grouiller » les êtres. — L’observateur et l’expérimentateur. S’il faut en faire un « savant » ? — Pour quelles raisons il ne peut avoir eu que des pressentiments. — Témoignages de Cuvier [Histoire des sciences naturelles] et d’Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire [Histoire des règnes organiques]. — Ses attaques contre les alchimistes. — Importance de la forme qu’il a donnée à son œuvre [Dialogues entre Théorique, ou l’idée a priori, et Pratique, c’est-à-dire l’expérience]. — Il ne semble pas cependant qu’il ait fait aucune découverte importante ; — ni posé aucun principe de méthode ; — ni formé d’ailleurs aucun disciple. — Que son grand mérite est d’être émancipé de la servitude de son temps à l’égard des anciens.

3º Les Œuvres. — Recette véritable, par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors, 1563 ; — et Discours admirables de la nature des eaux et des fontaines, 1580.

La meilleure édition des Œuvres de Palissy est celle de M. Benjamin Fillon, déjà citée, Niort, 1888, Clouzot,

II. — François de La Noue [Fresnay-en-Retz (Loire-Inférieure) 1531 ; † 1591, Moncontour (Côtes-du-Nord)]

1º Les Sources. — La Noue lui-même en ses Mémoires ; — Brantôme, dans ses Hommes illustres ; — Moïse Amyrault, Vie de François, seigneur de La Noue, 1661 ; — Albert Desjardins, Les Moralistes français au xvie  siècle, Paris, 1870 ; — H. Hauser, François de La Noue, Paris, 1892.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Celui-ci aussi, comme Bodin déjà, et comme Palissy, quoique dans un autre genre, est un « observateur ». — Sa carrière militaire ; — mais qu’il ne faut pas prendre son surnom de Bras de fer pour un témoignage de son énergie ; — et qu’il y a eu du politique dans ce soldat. — Les scrupules de conscience d’un capitaine protestant ; — comparaison de Montluc et de La Noue ; — supériorité morale du second. — Les Discours politiques et militaires. — Ils sont l’ouvrage de ses prisons. — Curieux rapports entre Bodin, Palissy et La Noue. — Division des discours de La Noue : Discours militaires proprement dits [11, 13, 14, 15, 16, 17, 18]. — Comparez la manière dont il y parle de la guerre avec une page célèbre des Soirées de Saint-Pétersbourg. — Discours politiques [1, 4, 6, 12, 20, 21, 22] ; — Comparez les vues politiques de La Noue et le « grand dessein « d’Henri IV. — Mais les plus intéressants pour l’histoire des idées sont les Discours moraux [5, 3, 5, 6, 7, 10, 19, 23, 24, 25] et parmi ceux-ci, les Discours 23, sur la pierre philosophale ; 6, contre les Amadis ; et 24, contre les Épicuriens ; — La Noue précurseur de Bossuet [Maximes sur la comédie] dans son Discours contre les Amadis ; — et de Rousseau dans son Discours contre les Épicuriens. — C’est dire de lui qu’il est surtout un « moraliste ». — La composition dans les Discours de La Noue ; — le tour oratoire ; — la fermeté de la langue et du style ; — la passion patriotique. — Succès des Discours. — Quelques mots des Mémoires de La Noue. — Sa mort au siège de Lamballe.

3º Les Œuvres. — Discours politiques et militaires du sieur François de La Noue ; Bâle, 1587, François Forest.

Il n’en existe pas de rééditions modernes, et les plus récentes sont du commencement du xviie  siècle ; mais on trouve des Lettres de La Noue dans un certain nombre de publications historiques.

III. — Guillaume de Saluste, seigneur Du Bartas [Montfort (Gers) 1544 ; † 1590, Montfort]

1º Les Sources. — J. de Thou, dans son Histoire, livre 99 ; — Goujet, dans sa Bibliothèque française, t. XIII ; — Sainte-Beuve, Poésie française au xvie  siècle ; et Revue des Deux Mondes, février 1842 ; — Poirson, Histoire littéraire du règne d’Henri IV, au quatrième volume de son Histoire, 2e édition, 1867 ; — G. Pellissier, La Vie et les œuvres de Du Bartas, Paris, 1882.

2º Le Poète. — Son éducation protestante ; — et que, par-delà Ronsard, tout en en profitant, c’est à l’auteur du Miroir de l’âme pécheresse qu’il faut qu’on le rattache. — La cour de Jeanne d’Albret. — Vogue de Du Bartas en pays protestant ; — un jugement de Goethe [Œuvres complètes, Cotta, 1868, Stuttgart, t. XXV, p. 261]. — Son intention déclarée de réagir contre le paganisme ambiant. — La Première Sepmaine, 1579, et La Seconde, 1584. — La Première est une adoration de Dieu dans les merveilles de la nature ; — la Seconde est une sorte d’histoire universelle. — La description et l’éloquence dans les poésies de Du Bartas. — Du style de Du Bartas et de l’absence d’art qui le caractérise. — Qu’il est responsable avec Baïf du discrédit où est tombé Ronsard. — De Du Bartas comme caricature de Ronsard. — Efforts inutiles de la critique pour le relever. — Son influence est aussi difficile à saisir que son œuvre a été populaire en son temps. — Explication de cette singularité.

3º Les Œuvres. — La Muse chrétienne, 1574, contenant le Triomphe de la foi, Judith et l’Uranie ; — La Sepmaine ou Création du monde, 1578 ; — La Seconde Sepmaine ou Enfance du monde, 1584, comprenant Ier Jour : 1º L’Eden ; 2º L’Imposture ; 3º Les Furies ; 4º Les Artifices ; et IIe Jour : 1º L’Arche ; 2º Babylone ; 3º Les Colonies ; 4º Les Colonnes.

Il y faut ajouter, dans l’édition posthume de 1590-1591, chez Haultin, à La Rochelle : Les Pères et l’Histoire de Jonas, fragments du IIIe Jour ; Les Trophées, première partie du IVe Jour ; La Magnificence ; et une traduction en vers de la Lépanthe de Jacques VI, roi d’Écosse. On y trouve également le Cantique de la victoire d’Ivry.

Cette même édition de 1591 est précieuse pour les Commentaires qu’elle contient. Il n’y a pas de rééditions modernes de Du Bartas.

IV. — Michel Eyquem, seigneur de Montaigne [Château de Montaigne, près Bergerac, 1533 ; † 1592, au même lieu]

Les Sources. — Les Essais eux-mêmes, et avant tout ; — Docteur Payen, Documents inédits sur Montaigne, 1847-1855-1857-1862, et Notice sur La Boétie, 1853 ; — Feuillet de Conches, Causeries d’un curieux, t. III, Paris, 1862 ; — A. Grün, La Vie publique de Montaigne, Paris, 1855 ; — Th. Malvezin, Michel de Montaigne, Bordeaux, 1875 ; — Paul Bonnefon, Montaigne, l’homme et l’œuvre, Paris, 1893 ; — Paul Stapfer, Montaigne, dans la collection des Grands Écrivains, Paris, 1895, et La Famille de Montaigne, Paris, 1896 ; — Villemain, Éloge de Montaigne, 1812 ; — J.-V. Le Clerc, « Discours sur la vie et les ouvrages de Montaigne », en tête de son édition des Œuvres ; — Sainte-Beuve, Port-Royal, t. II, livre III, chap. ii et iii ; — Vinet, Moralistes français du xvie et du xviie  siècle, Paris, 1859. — Gust. Allais, Les Essais de Montaigne, Paris, 1887 ; — D. Motheau, « Notice sur Montaigne », en tête de l’édition des Œuvres, Paris, 1886 ; — Eug. Voizard, Étude sur la langue de Montaigne, Paris, 1885.

2º La Vie de Montaigne. — L’origine des Eyquem et les prétentions nobiliaires de Montaigne. — Ses études au collège de Guyenne. — Il est nommé conseiller à la cour des aides de Périgueux en 1557 ; — et conseiller au parlement de Bordeaux en 1561. — Sa liaison avec Estienne de La Boétie ; — et à ce propos du Contr’un, ou Discours sur la servitude volontaire, qui n’est qu’une déclamation de rhétorique pure. — Mort de La Boétie, 1563. — Mariage de Montaigne, 1565. — Mort de son père, 1568. — Montaigne publie en 1569 sa traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebon. — De Raymond Sebon et de sa Théologie naturelle ; — et de ne pas le confondre avec un autre Espagnol, Raymond Martin, l’auteur du Pugio Fidei. — En 1570, Montaigne quitte la robe et prend l’épée ; — mais il ne la tire point du fourreau. — Il fait paraître en 1580 la première édition de ses Essais. — Voyages de Montaigne [22 juin 1580-30 novembre 1581]. — Il est nommé maire de Bordeaux en 1581. — La peste de Bordeaux, et que Montaigne y fait preuve de peu d’héroïsme. — Il quitte la mairie en 1585 et publie la vraie seconde édition des Essais en 1588. — Relations avec Henri IV. — Ses dernières années. — Il meurt le 13 septembre 1592, laissant à sa femme, et à sa fille d’adoption, la demoiselle Le Jars de Gournay, le soin de donner l’édition définitive des Essais, qui est celle de 1595.

Composition et caractère du livre des « Essais ».

A. La composition du livre. — Une phrase de Prévost-Paradol [Cf. Moralistes français] sur les citations de Montaigne et l’impossibilité de les détacher du contexte. — Mais il a oublié que l’édition de 1595 contenait plus de « six cents » additions au texte de 1588 ; — et, d’une manière générale, que le caractère des Essais se définit précisément par leur composition successive. — L’idée n’en doit pas remonter au-delà de 1572 [Cf. livre I, chap. xx]. — L’édition de 1580 ; — et pourquoi de bous juges y voient le portrait le plus ressemblant de Montaigne ; — elle contient moins de citations et, par suite, l’apparence en est moins pédantesque ; — les raisonnements, étant interrompus par moins de digressions, y sont plus faciles à suivre ; — et l’allure en a quelque chose de plus vif. — Comparaison du chapitre de l’Institution des enfants dans la première et la seconde éditions. — Comment le texte de Montaigne s’enrichit, et souvent s’encombre de la diversité de ses lectures ; — que Montaigne retranche rarement, qu’il corrige toujours ; — et qu’il ajoute beaucoup. — Comparaison de l’Apologie de Raymond de Sebonde dans les éditions de 1580 et de 1588 ; — Absence entière de plan et de composition. — Les scrupules du styliste. — Dans quelle mesure il convient d’adopter les additions de l’édition de 1595.

B. L’inspiration du livre. — Le chapitre : Que philosopher c’est apprendre à mourir ; — et que la grande préoccupation de la vie de Montaigne a été de se soustraire à l’horreur de la mort. — De là procèdent : sa curiosité de lui-même ; — de la diversité des coutumes et des mœurs ; — de l’histoire. — De là aussi son épicurisme, que l’on a pu quelquefois appeler son christianisme ; — parce qu’en effet le christianisme n’est qu’une préparation à la mort ; — mais en réalité Montaigne n’a rien eu du chrétien. — Comment la préoccupation de la mort explique la profondeur et la richesse humaine de sa philosophie ; — un mot de Schopenhauer [Cf. Le Monde comme volonté, III, chap. xli]. — C’est par là que Montaigne se distingue de Rabelais. — Sa curiosité a quelque chose d’aigu, et en un certain sens de presque pessimiste. — C’est aussi ce qui fait justement la valeur singulière des Essais : — ils sont une confession ; — l’effort d’un homme pour faire de la connaissance de soi-même la base de la connaissance de l’espèce ; — et une tentative pour tirer de cette connaissance une règle de conduite. — Que les Essais sont un livre triste.

C. Le style de Montaigne. — Comment cette tristesse est déguisée par le charme du style. — Que voulait dire Montesquieu quand il appelait Montaigne « l’un des quatre grands poètes » ? — Le style de Montaigne est une « création perpétuelle » ; — il n’y a pas plus de métaphores, ni de plus naturelles, ni de plus nouvelles, dans Shakespeare même ; — et, à ce propos, de la métaphore comme principe et moyen de la « fructification des langues ». — Universalité du vocabulaire de Montaigne. — Le jugement de Sainte-Beuve sur le style de Montaigne [Cf. Port-Royal, II, p. 443, 450, édition de 1878]. — Que c’est ce style aussi qui répare ce que l’étalage de soi-même aurait sans lui d’impertinent dans les Essais. — Détails étranges de Montaigne sur lui-même. — Mais, dans sa manière même de les rendre, il trouve moyen d’exprimer ce qu’ils ont d’humain autant ou plus que ce qu’ils ont d’individuel et de singulier.

4º Influence et portée du livre des Essais. — Que « tout homme porte en soi la forme de l’humaine condition » ; — et comparaison à cet égard des Essais de Montaigne et des Confessions de Rousseau ; — les rapports sont à l’extérieur, mais la différence au fond. — Montaigne a fondé la littérature française sur l’observation psychologique et morale. — Son influence à l’étranger : — sur Bacon [Cf. ses Essais de politique et de morale, 1597] ; — et sur Shakespeare [Cf. Philarète Chasles, Études sur Shakespeare, Paris, s. d.]. — Nombreux emprunts de Shakespeare à Montaigne [Id., ibid.]. — Qu’à cet égard Montaigne renoue la tradition de l’influence européenne de la littérature française. — Ce qu’il y a dans les Essais qui devait déplaire à une autre génération. — Témoignages de Balzac [XVIIIe entretien] ; — de Pascal [Pensées] ; — de Bossuet [2e sermon pour la Toussaint] ; — de Malebranche [Recherche de la Vérité, II, 3e p. ch. v].

5º Les Œuvres. — Si l’on néglige sa traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebon, 1569 ; — et le Journal de ses Voyages, qui n’a été publié qu’en 1774 seulement ; — les Œuvres de Montaigne su réduisent à ses Essais, dont il suffira de noter ici les principales éditions.

Les Essais, 1re, 2e et 3e éditions, 1580, 1582 et 1587 [reproduites, la première dans le texte même, et les deux autres dans les variantes de l’édition de MM. R. Dezeimeris et Barkhausen, Bordeaux, 1874, Féret] ; — Les Essais, 4e édition, 1 vol., in-4, 1588, Abel l’Angelier [reproduite dans l’édition Motheau-Jouaust, 7 vol. in-18 ; Paris, 1872. 1875, Jouaust] ; — Les Essais, 5e édition, 1 vol. in-fº, 1595, Abel l’Angelier et Michel Sonnius [reproduite dans l’édition Courbet et Royer, 4 vol. in-8 ; Paris, 1872-1877, A. Lemerre].

On peut citer encore l’édition de P. Coste (celui qui rougissait quand on parlait devant lui de Montaigne), 3 vol. in-4 ; Londres, 1724, à laquelle s’ajoute, dans le même format, le volume des Voyages ; — l’édition de Naigeon, 4 vol. in-8, Paris, 1802, Didot, — et l’édition J.-V. Leclerc, 5 vol. in-8, Paris, 1826, Lefèvre. — C’est cette édition qui est devenue la « vulgate » du texte de Montaigne.

V. — La Satire Ménippée [1593-1594]

1º Les Sources. — Presque toutes les pièces un peu particulières, nécessaires ou utiles à l’intelligence de la Satire Ménippée, ont été réunies dans l’édition de Ratisbonne, donnée par Prosper Marchand, 3 vol. in-12, 1726, chez les héritiers de Mathias Kerner. — Joignez l’introduction de Charles Labitte à son édition de la Satire, Paris, s. d. ; — et, du même : Les Prédicateurs de la Ligue, Paris, 1841.

2º Le Pamphlet ; — et qu’il n’en faut exagérer ni le mérite, qui est tout à fait secondaire, ni la hardiesse, ni les conséquences. — La Satire n’a point « donné la France à Henri IV », puisqu’elle a paru en 1594, et que la guerre civile n’a été pacifiée qu’en 1598 ; — il n’y a point de hardiesse : 1º à se mettre cinq pour écrire un livre, et nous savons assez que la division des risques est le principe même de l’assurance ; — il n’y en a pas non plus : 2º à garder l’anonyme ; — et 3º à avoir publié un pamphlet de cette nature neuf mois après la conversion, et trois mois après la rentrée d’Henri IV à Paris. — Toute la bravoure des auteurs ne consiste donc qu’à avoir royalement injurié des gens à terre et que d’ailleurs ils n’avaient pas eux-mêmes renversés. — Les auteurs de la Ménippée : Pierre le Roy, Gillot, Nicolas Rapin, Jean Passerat, Florent Crestien et Pierre Pithou : — et qu’ils n’ont pas fait preuve en se coalisant d’un talent qu’aucun d’eux ne possédait personnellement. — Il y a d’ailleurs dans quelques passages de la Satire une certaine verve de caricature ; — de satire même ; — et presque d’éloquence [Cf. la Harangue, souvent citée, du lieutenant civil Dreux d’Aubray]. — Mais on n’y trouve pas ombre d’élévation ni de noblesse ; — ce sont des bourgeois furieux d’être gênés dans leurs plaisirs ; — ce sont aussi de grands ennemis des Jésuites ; — et ils ont sans doute aimé leur patrie ; — mais la Satire Ménippée n’en est pas moins à rayer du nombre des « grands monuments de l’esprit français ».

VI. — Pierre Charron [Paris, 1541 ; † 1603, Paris]

1º Les Sources. — Bayle, dans son Dictionnaire, article Charron ; — Franck, Dictionnaire des sciences philosophiques, article Charron ; — Poirson, Histoire du règne d’Henri IV [V. ci-dessus] ; — Vinet : Moralistes français au xvie  siècle.

2º Le Philosophe. — Caractère énigmatique du personnage : —  il a été prêtre ; — il a même voulu se faire chartreux ; — de pieux prélats l’ont protégé ; — cependant il passe pour un « libertin » — et la contradiction qu’on remarque entre son personnage et sa réputation, se retrouve entre ses deux principaux ouvrages : — le Traité des trois vérités, lesquelles sont : 1º qu’il y a un Dieu ; 2º que ce Dieu n’a été connu que des chrétiens ; 3º que ce Dieu n’est adoré comme il l’a voulu que dans le catholicisme ; — et le Traité de la sagesse, où la plupart n’ont voulu voir qu’une systématisation du « scepticisme » de Montaigne. — Que la chronologie ne tranche pas la difficulté, puisqu’il connaissait Montaigne quand il a donné son Traité des trois vérités.

Examen du Traité de la sagesse. — Pour ne rien dire des anciens, trois contemporains y sont copiés sans scrupule : Bodin [Cf. Sagesse, II, ch. 44] ; Montaigne [Cf. II, chap. viii] ; et G. du Vair [Cf. III, chap. xxviii]. — Signification de ces plagiats. — Charron essaie de faire la synthèse des idées de son temps ; — et c’est ce que prouve l’effort vers la composition, qui est la principale originalité de son livre. — Trois idées maîtresses dans la Sagesse : 1º bonté de la nature [Cf. II, chap. iii] ; — et cependant ; 2º misère infinie de l’homme [Cf. I, passim] ; — d’où 3º mépris souverain de la mort [Cf. II, chap. ii]. — Liaison que Charron établit entre ces trois idées ; — sa confiance dans la raison humaine ; — dans le pouvoir de la volonté ; — dans l’universalité de la loi morale. Qu’au sortir de cet examen, il nous apparaît comme un « type de transition » ; — précurseur de Descartes, — et de Pascal, — autant que disciple et continuateur de Montaigne. — Descartes l’a-t-il lu ? — Mais Pascal l’a sûrement beaucoup pratiqué ; — et à ce propos que les annotateurs de Pascal ont trop oublié Charron. — On sait comme il est facile et difficile à la fois de passer de Montaigne à Pascal ; — mais c’est vraiment Charron qui fait entre eux le pont. — Il n’a pas cru d’ailleurs qu’il pût être mauvais à la religion d’en fonder l’empire sur les bases de la raison ; — c’est ce qu’il a loyalement essayé de faire ; — et ainsi ses contradictions ne viennent que de ce qu’il n’a pas saisi la portée de quelques-unes de ses assertions.

3º Les Œuvres. — Les Trois Vérités contre les athées, idolâtres, juifs, hérétiques et schismatiques, Bordeaux, 1593 ; — Discours chrétiens de la Divinité, Création, Rédemption, Bordeaux ; — Traité de la sagesse, Bordeaux, 1601.

Ce dernier ouvrage est le seul des trois qu’on ait souvent réimprimé.

VII. — Guillaume du Vair [Paris, 1556 ; † 1621, Tonneins]

1º Les Sources. — Richelieu, dans ses Mémoires ; — Niceron, dans ses Hommes illustres, t. XLIII ; — C. Sapey, Essai sur la vie et les ouvrages de G. du Vair, Paris. 1847 ; — E. Coligny, Guillaume du Vair, d’après des documents nouveaux, Paris, 1857.

2º L’Homme et l’Écrivain. — Injuste oubli dans lequel est tombé Du Vair ; — quoique d’ailleurs il ait été évêque-comte de Lisieux, — premier président du parlement de Provence ; — et deux fois garde des sceaux de France ; — ou peut-être pour l’avoir été. — Son rôle politique ne semble pas en effet avoir ajouté beaucoup à sa réputation [Cf. Bazin, Histoire de France sous le règne de Louis XIII]. — Il n’a pas non plus laissé de trace bien profonde dans l’histoire de l’Église ; — n’ayant été fait évêque de Lisieux qu’à plus de soixante ans ; — mais il a beaucoup aimé les lettres ; — et nul avant lui n’a fait faire plus de progrès à l’éloquence française ; — par ses traductions d’Eschine, de Démosthène, de Cicéron [Pour et Contre Ctésiphon et Pour Milon] ; — par la collection de ses Arrêts rendus en robe rouge ; — et par le sentiment très délicat de ce qui manquait encore à la langue [Cf. son Traité de l’éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse].

Que son rôle philosophique n’a pas été non plus sans réelle importance. — De sa traduction du Manuel d’Épictète et de son Traité de la philosophie des Stoïques. — Comment son œuvre est connexe de celle de Charron, qu’elle éclaire ; — mais, de plus que Charron, il a été mêlé aux grandes affaires, et de là sa supériorité d’expérience ; — le champ de l’observation psychologique et morale s’en élargit d’autant. — Il se fait aussi de la dignité de la raison et du pouvoir de la volonté une idée plus « stoïcienne » ; — et plus haute, par conséquent, de la hauteur dont le point de vue stoïque dépasse le point de vue épicurien. — Enfin, dans son Traité de la sainte philosophie, il accomplit le dernier pas : — après avoir essayé de séculariser la morale, il y renonce ; — et ne voyant plus de remède à la corruption que dans le retour à la morale chrétienne, il en proclame la nécessité. — Analogie de cette évolution avec celle de la pensée de Pascal. — Les Traités philosophiques de Du Vair sont aussi nécessaires que la Sagesse à l’intelligence du mouvement d’où va sortir le jansénisme.

3º Les Œuvres. — Les éditions de Du Vair étant très nombreuses, nous suivons ici pour l’énumération de ses œuvres l’ordre de la plus complète, qui nous a paru être celle de 1617 à Cologne, chez Pierre Aubert. — 1º Actions et Traités oratoires, 1586-1614, parmi lesquels on notera : Exhortation à la paix adressée à ceux de la Ligue et la Suasion de l’arrêt pour la loi salique au Parlement ; — 2º De l’éloquence française, comprenant le traité proprement dit et les trois traductions ci-dessus citées ; — 3º Arrêts prononcés en robe rouge, dont il y a trois de plus dans l’édition de 1641, in-fº, que dans l’édition de 1617, soit en tout huit ; —  4º Traités philosophiques, comprenant, en plus des ouvrages déjà mentionnés, un Traité de la Constance et une Exhortation à la vie civile ; — 5º Traités de piété et méditations, comprenant le Traité de la sainte philosophie, et des Méditations sur l’Oraison dominicale, sur le cantique d’Ézéchiel, sur les Psaumes de la Pénitence, etc., etc.

Nous ne connaissons pas d’édition moderne de Du Vair.

VIII. — François de Sales [château de Sales, en Savoie, 1567 ; † Lyon, 1622].

1º Les Sources. — Charles-Auguste de Sales, Histoire du bienheureux François de Sales, 1634 ; — Bossuet, Panégyrique de François de Sales, 1662 ; — Bulle de canonisation de saint François de Sales, 1665 ; — Sainte-Beuve : Port-Royal, livre I, chap. ix et x et Causeries du lundi, t. VII ; — A. Sayous : La Littérature française à l’étranger, t. I, chap. i et ii, Paris, 1853 ; — Robiou : Essai sur la littérature pendant la première moitié du xviie  siècle, Paris, 18589.

2º Le Controversiste, l’Écrivain, l’Orateur. — François de Sales appartient à l’histoire de la littérature comme controversiste, écrivain « ascétique » et prédicateur. — Sa famille et son éducation. — Le collège de Clermont et l’université de Padoue. [Cf. Antonio Favaro : Galileo Galilei e lo studio di Padova. Florence, 1883]. — Les débuts de François de Sales. — Son entrevue avec Théodore de Bèze. — La mission du Chablais [1594-1598] ; — et les premiers écrits de François de Sales : Les Controverses et la Défense de l’étendard de la Croix. — De la précision de coup d’œil, et de la netteté d’argumentation avec laquelle il réduit l’essentiel de la controverse entre protestants et catholiques à la matière de l’Église. — Son séjour à Paris en 1602 ; — et l’Oraison funèbre du duc de Mercœur. — Il est sacré évêque de Genève, 1602.

De l’Introduction à la vie dévote ; — et comment dans ce livre François de Sales continue l’œuvre de Du Vair. — Charme et séduction du livre. — Les « harmonies de la nature » dans le livre de François de Sales. — Il est le premier des Savoyards qui vont illustrer la littérature française [Cf. Sayous, Littérature française à l’étranger]. — Dans quelle mesure peut-on dire qu’il ait rendu la dévotion traitable, mondaine et séduisante ? — Sévérité réelle de sa doctrine ; — et que, s’il la présentait d’une autre manière, elle ne serait plus le christianisme, mais le stoïcisme. — Le Traité de l’amour de Dieu.

De François de Sales comme prédicateur ; — et pourquoi l’a-t-on oublié parmi les « précurseurs de Bossuet » [Cf. Jacquinet : Les Prédicateurs du xviie  siècle avant Bossuet ; et Freppel, Bossuet et l’éloquence sacrée au xviie  siècle]. — Comparaison du Sermon pour la fête de l’Assomption, 1602, avec ceux de Bossuet sur le même sujet. — Utilité de ce genre de comparaisons, et qu’il n’y a pas de plus sûr moyen de caractériser les divers orateurs de la chaire. — Autre comparaison du Sermon pour la veille des Roys avec celui de Fénelon sur le même sujet. — Le Traité de la prédication, et la rhétorique de François de Sales. — « Le souverain artifice est de ne pas avoir d’artifice ». — Si François de Sales a toujours été lui-même fidèle à sa propre recommandation ? — Qu’il y a quelque afféterie, quelque affectation de mignardise et de naïveté dans sa manière. Recommandation singulière qu’il fait au prédicateur de semer son discours d’« exclamations familières : comme ô Dieu ! bonté de Dieu ! ô bon Dieu ! Seigneur Dieu ! vrai Dieu ! eh ! hélas ! ah ! mon Dieu ».

3º Les Œuvres. — Elles se divisent en deux groupes : Œuvres polémiques et Œuvres ascétiques. Les premières comprennent : Les Controverses, — La Défense de l’estendard de la Croix — et quelques opuscules de moindre importance. — Les secondes se composent de l’Introduction à la vie dévote, 1608 ; — du Traité de l’amour de Dieu, 1612 ; — et des Entretiens spirituels, qui n’ont paru pour la première fois qu’en 1629. — Il y faut joindre quelques opuscules, notamment l’opuscule sur les Degrés d’oraison, les Lettres spirituelles ou de direction, et les Sermons. — La correspondance laïque du saint vaut aussi la peine d’être lue.

Peu de livres ont été plus souvent réédités que l’Introduction à la vie dévote. — Quant aux Œuvres complètes, il y en a deux bonnes éditions, mais que remplace dès à présent celle qui se publie en ce moment même « par les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère d’Annecy », et dont il a déjà paru huit volumes ; Annecy, imprimerie Niérat.

IX. — Mathurin Regnier [Chartres, 1573 ; † 1613, Rouen]

1º Les Sources. — Goujet, dans sa Bibliothèque française, t. XIV ; — Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au xvie  siècle : « Mathurin Regnier et André Chénier », 1829 ; — Viollet-le-Duc, « Notice », en tête de son édition des Satires, 1853 ; — Robiou, Essai sur l’histoire de la littérature et des mœurs, etc., Paris, 1858 ; — Garsonnet, Étude sur Mathurin Regnier, Paris, 1859 et 1877 ; — Courbet, « Notice », en tête de son édition des Satires, Paris, 1875. — J. Vianey, Mathurin Regnier, Paris, 1896.

2º L’Homme et le Poëte. — Que Regnier, quand il commence d’écrire, n’est déjà qu’un « attardé » ; — comme libertin, qui s’efforce de retenir la licence des mœurs d’un autre âge ; — et comme disciple de Ronsard, qu’il copie outrageusement. — Ses qualités : — franchise de l’expression et verdeur de la langue, poussée souvent jusqu’à la grossièreté [Cf. Satire xiii ; — le don de voir, de peindre et de satiriser [Cf. Satire viii] ; — l’apparence au moins, sinon toujours la réalité de l’aisance et du naturel [Cf. Satires iii et viii]. — Ses défauts : — l’incorrection et la prolixité [Cf. Satire i] ; — le manque de goût et l’absence d’art [Cf. Satire x] :

Ses nonchalances sont ses plus grands artifices ;

— le manque d’invention et d’idées. — D’où vient sa réputation ? — De ce qu’il a plu à Boileau de le tirer de l’ombre ; — de ce qu’il est Gaulois ; — et de ce qu’en un certain sens, par la force de quelques-uns de ses vers, il fait un des anneaux entre Rabelais, par exemple, et Molière.

3º Les Œuvres, — Si l’on met à part quelques épigrammes, — deux Élégies ; — et quelques pièces obscènes égarées dans la collection du Cabinet satyrique ; — les œuvres de Regnier se réduisent à ses Satires, qui sont en tout au nombre de dix-neuf.

La meilleure édition qu’on en ait est celle de Courbet, Paris, 1875, Lemerre ; — à laquelle deux opuscules de M. Dezeimeris. Bordeaux, 1876 et 1880 ; — et les recherches de M. Vianey [1896] permettraient d’apporter encore de nombreuses améliorations.

X. — Honoré d’Urfé [Marseille, 1568 ; † 1625, Villefranche, Alpes-Maritimes]

1º Les Sources. — D’Urfé lui-même, en plusieurs épisode de son Astrée, qui ne sont que son histoire personnelle « romancée » ; — Patru : Éclaircissements sur l’histoire de l’Astrée, dans la collection des Plaidoyers et œuvres diverses de M. Patru, Paris, 1681, Mabre-Cramoisy ; — Auguste Bernard, Les d’Urfé, Paris, 1839 ; — Robert Bonafous, Études sur l’Astrée et Honoré d’Urfé, Paris, 1846 ; — Louis de Loménie, « L’Astrée et le roman pastoral », dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1858 ; — Émile Montégut, En Bourbonnais et en Forez, Paris, 1880 ; — Körting, Geschichte des französischen Romans im XVII. Jahrhundert, Leipsig et Oppeln, 1885-1887.

2º Les Origines de l’Astrée. — Biographie d’Honoré d’Urfé : — Son premier écrit : Les Epistres morales, 1598 ; — son mariage avec Diane de Châteaumorand ; — ses malheurs conjugaux ; — son poème du Sireine, 1606. — La composition de l’Astrée. — Le mélange de la fiction et de la réalité [Cf. Patru, Éclaircissements, etc.]. — Le cadre du récit et la Diana enamorada de Georges de Montemayor. — La couleur du récit et le roman pastoral ; — la vogue européenne du roman pastoral ; — les Arcadia de Sannazar et de Sydney ; — Les descriptions du Forez dans le roman de d’Urfé [Cf. Montégut, En Bourbonnais, etc.] ; — les anecdotes de cour ; — l’intention symbolique [Cf. la dédicace de l’Astrée]. — Des rapports de l’Introduction à la vie dévote et du roman de l’Astrée.

3º Le caractère de l’Astrée. — Aspect général de l’œuvre ; — et que, bien loin que les épisodes y soient, comme dans d’autres romans de la même forme, des hors-d’œuvre par rapport au récit principal, c’est le récit principal qui n’est que le prétexte ou l’occasion des épisodes. — Diversité d’intérêt qui en résulte : — 1º Episodes historiques [Eudoxe et Valentinian, IIe partie, livre 12] ; — 2º Allusions contemporaines [Euric, Daphnide et Alcidon, IIIe partie, livre 3] ; — 3º Inventions personnelles [Damon et Madonthe, IIe partie, livre 6]. — La forme des récits n’est pas moins variée : — descriptions [IIe partie, livre 5] ; — conversations [IIe partie, livre 12] ; — narrations [IIIe partie, livre 7], on y trouve des modèles de tout, de lettres encore et de sonnets d’amour ; — sans compter quelques pages d’une touche plus réaliste ou plus brutale. — Du style de l’Astrée : — son élégance et sa clarté ; — sa douceur et sa fluidité ; — sa justesse dans l’abondance, — sa valeur psychologique ; — et, comme conséquence, de la peinture des variétés de l’amour dans l’Astrée. — L’amour sensuel et brutal [Eudoxe et Valentinian, IIe partie, livre 12] ; — l’amour volage et capricieux [Hylas, Ire partie, passim] ; — l’amour jeune et passionné [Chryséide et Arimant, IIIe partie, livres 7 et 8] ; — l’amour chevaleresque [Rosanire, Céléodante et Rosiléon, IVe partie, livre 10] ; — l’amour mystique [Céladon et Astrée]. — Variété des caractères. — Qu’il ressort enfin de l’ensemble du livre une impression de charme et d’apaisement sans analogue jusqu’alors dans la littérature ; — qui explique sa fortune, l’une des plus prodigieuses qu’il y ait dans l’histoire littéraire : — et sa longue influence.

4º De l’influence de l’Astrée. — S’il faut lui faire une part dans la formation de la société précieuse ? — Qu’en tout cas, c’est d’elle que vont procéder, pendant plus de vingt ans le théâtre ; — et pendant plus de cinquante ans le roman ; — si la Princesse de Clèves n’est à vrai dire qu’un épisode de l’Astrée. — On peut aller plus loin encore [Cf. Montégut, En Bourbonnais, etc.] et retrouver quelque chose de l’inspiration de l’Astrée : — dans les tragédies de Racine ; — dans les comédies de Marivaux ; — dans les romans de Prévost ; — dans J.-J. Rousseau ; — et peut-être de nos jours même jusque dans certains romans de George Sand. — C’est comme si l’on disait que le succès de l’Astrée a donné son orientation à tout un grand courant de notre littérature.

5º Les Œuvres. — Nous avons déjà cité Les Epistres morales, 1598 ; — et Le Sireine, 1606 ; — Il y faut joindre la Sylvanire, fable bocagère, 1627, et les Amours de Floridon.

Quant à l’Astrée, les deux premiers volumes en parurent en 1610 ou peut-être en 1608 ; les deux seconds en 1616 ; le cinquième et le sixième en 1619. Les quatre autres sont posthumes ; et on n’y peut guère distinguer la part qui en revient à d’Urfé de celle qui appartient à Baro, son continuateur. C’est pour cela que nous n’en avons pas tenu compte dans l’analyse du roman.

La meilleure édition de l’Astrée est celle de 1647, chez Toussaint Quinet et Antoine de Sommaville.