(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XIII. Beau trio » pp. 164-169
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XIII. Beau trio » pp. 164-169

Chapitre XIII.
Beau trio

I

Dernier roman de M. Alphonse Daudet. Il paraît qu’il est d’usage de s’exprimer en termes particuliers quand l’on parle maintenant de cet écrivain. Non prévenu de cette singularité, j’avais, il y a quelques années, causé scandale. Mes amis ne m’abordaient plus qu’avec des mines contrites. « Oh ! mon cher, vous avez eu tort… ce pauvre Daudet… non, il ne faut pas…. » Mais, cette fois, j’ai regardé d’abord comment procédait l’ami Coppée dans le premier-Paris-réclame du Journal. L’article de Coppée se résumerait assez comme suit :

« Eh, eh, lisez-vous la Petite Paroisse ? Savez-vous que c’est très gentil ? Auriez-vous jamais cru ça de ce vieux débris de Daudet ? Après tout, il n’est peut-être pas si fini que ça. La tête est encore bonne. Allons tant mieux. Vous verrez : Avec le beau temps revenu, il écrira tout à fait bien. »

Mais c’est Coppée qui me dégoûte avec ses papelardises compatissantes. Il faut ignorer les infirmités des écrivains qu’on lit. Si le lecteur me demande : « La matière est-elle louable ? » je ne prends la question qu’au sens littéraire.

Et quel danger y a-t-il que je dise un avis sans complaisance sur la Petite Paroisse et sur Alphonse Daudet ? Que peut bien faire mon opinion à M. Daudet ? Et fors lui, qui des jugements sur lui-même pourraient-ils bien émouvoir ? J’entends bien qu’à une certaine altitude de succès on ne cherche un peu de vérité que chez les plus jeunes. Mais il est si facile d’attribuer à l’envie froide et moite les sévérités des écrivains indépendants…

Ce bavardage, pour le principe, et une fois pour toutes, et cette fois presque vain hors-d’œuvre : en l’occurrence, je dois reconnaître dans la Petite Paroisse un roman plutôt amusant.

D’abord j’y ai savouré des trouvailles de style. Au lecteur superficiel M. Daudet semble écrire au courant. J’ai peine à croire que sans préméditation on imite si exactement le Jules Mary : « Au trot régulier de son robuste attelage, le landau sortit de Corbeil, laissant derrière lui les cheminées géantes des minoteries, dont la fumée assombrissait tout un côté du ciel splendide », — et le Henry Monnier : « Le général était aux eaux dans le Tyrol, avec la duchesse ; le fils à Stanislas, piochant ses examens de Saint-Cyr qui brûlaient », accouplement de métaphores emprunté à la littérature de la Terre de Feu…

Un autre charme du roman est le mépris implicite de toute psychologie. Mme Fénigan est une vieille acariâtre et cupide. Il lui suffit du bavardage d’un doux idiot et d’une heure de chapelle pour devenir une femme du cœur le plus tendre et le plus délicat. — Richard Fénigan a seize ans et habite la campagne avec sa mère. Il est pêcheur et chasseur, page 22. Très bien. Page 23, on nous confie : « Dix ans se passaient de cette existence. » Comment, dix ans ? de seize à vingt-six ? Fut-il chaste ? ou qui aima-t-il ? ou se livrait-il à l’onanisme ? Nous apprendrons deux cents pages plus loin qu’il caressait ses bonnes. Contentez-vous de cette indication et ne soyez point si curieux de connaître l’historique des personnages qu’on nous présente. — Lydie, femme du précédent, est une enfant trouvée, nature débauchée et hystérique. Elle se fait enlever par un petit prince de dix-huit ans ; puis sa belle-mère la reprend et c’est elle qui devient « femme d’intérieur », femme à « sentimentales confidences, coupées de détails ménagers, de haltes et de marchandages chez les fournisseurs ». — Et le petit prince don-juanesque, celui-là même qui a appris toutes les ficelles de la courtisanerie à Stanislas, en piochant ce que vous savez ; d’où tient-il ses roueries si subtiles que l’auteur s’écrie, enthousiaste : « Mais il n’a pas dix-huit ans, il a cent ans ! » Mystère et Montépin.

Ces caractères sommaires sont notifiés par des formules que les précédents romans de M. Alphonse Daudet avaient déjà popularisées. « Lydie accepta tout de suite l’offre de ce mariage. Fut-ce avec joie ? Eut-elle au contraire quelque regret d’un mari autrement rêve ? Nul n’en sut rien. » Telle Sidonie Chèbe : « Mon garçon, répétait la mère Chèbe à un cousin rougeaud, cette petite on n’a jamais su ce qu’elle pensait… »« Richard aurait voulu lire la lettre qu’elle avait écrite en partant ; mais la mère la cachait, cette lettre… Un autre jour, plus tard, quand il serait guéri. Il y avait là-dedans des choses qui lui feraient trop de mal… Elle en serait trop contente, la gueuse ! » Tout de même Sigismond Planus dissimulait dans son tiroir la correspondance de Frantz et de Sidonie ; il la gardait pour Risler vieilli et assagi, « pour les cocus quand ils auront soixante ans ». M. Daudet a si bien réussi avec Fromont jeune et Risler aîné, qu’il n’a jamais refait un autre roman.

M. Daudet s’est même assagi depuis Fromont. Nous remontons maintenant à Octave Feuillet. Le prince entraîne Lydie dans une serre, nous dirons une isba, pour être « actuels » et « Cronstadt ». — « ’Ah ! si Lydie avait pu voir le sourire de Charley, quand ils entrèrent dans l’isba… Mais, toute à le consoler, à l’apaiser, comment le soupçon lui serait-il venu de tant de scélératesse ? La porte grinça ; les feuilles mortes, chassées par le, vent, entrèrent avec eux dans l’ombre, roulèrent jusqu’au large divan du fond, sous un trophée de glaives…Les chiens, n’entendant plus marcher, s’étaient tus. » Ce « n’entendant plus marcher » est une trouvaille pour laquelle je donnerais toutes les lignes de blanc si suggestives de M. de Camors.

C’est que La Petite Paroisse est un roman-feuilleton ingénu, varié et amusant. Les lecteurs de L’Illustration s’en sont infiniment divertis, aux dernières livraisons surtout. Il y a dans les ultimes chapitres — et je suis heureux, après des compliments que de mauvais esprits craindront énigmatiques, de finir sur une louange sincère : — il traîne en queue de roman une intrigue de juge d’instruction où Mme Fénigan croit son mari assassin, tandis que son mari la suppose coupable, et que c’est au juste un vieux braconnier qui a fait le coup, il y a là un de ces quiproquos à triple détente, d’un comique irrésistible, et dont M. Georges Feydeau, jusqu’ici, gardait le secret, jalousement.

II

Voici les Kamchatkas, par M. Léon Daudet. L’auteur dénomme ainsi les mauvais farceurs du dernier bateau littéraire et artistique et les dames qui les adornent. Pourquoi Kamchatkas ? Pourquoi pas Alcarazas ou Trombinoscopes ?

Le milieu est bon à blaguer, la matière large à brasser. Mais M. Léon Daudet n’a fait qu’effleurer ou a touché à côté. Un livre récent et joli, Snob, par Paul Gavault, traitait le même sujet avec un tout autre bonheur. Le tort principal des Kamchatkas est qu’ils sont ennuyeux, et la satire ne doit pas languir. Il faut reconnaître toutefois, chez M. Léon Daudet, un souffle réel, une ampleur de narration qui lui permet d’aborder « le fort volume », ce qu’on n’ose ni ne sait plus guère. Pour le reste, ses amis vantent son intelligence. Il étonne Charpentier et Frantz Jourdain, qui l’ont vu si petit ! Son intelligence éclate sans doute dans le discours : À l’écriture, il n’est qu’un fumeux ignorant, et ses bouquins sont d’un raseur.

III

M. Ernest Daudet est officier de la Légion d’honneur.