Revue littéraire33
En donnant ses Traditions populaires de Franche-Comté, poésies suivies de notes, M. Auguste Demesmay a voulu animer et rajeunir sous forme d’art un ouvrage qui aurait pu être de pure érudition. Il a voulu concilier et marier le sentiment poétique qu’il possède avec celui des souvenirs légendaires qu’il a recueillis. Il y a réussi. Et d’abord, pour les esprits sévères qui aiment avec raison qu’en recueillant même les songes et les fantaisies de l’imagination dans le passé, on soit fidèle à la lettre et qu’on transmette scrupuleusement les vestiges, l’ouvrage de M. Demesmay a ses notes aussi considérables que le texte et qui forment une moitié du volume. Les témoignages des historiens, des poètes, n’y font pas faute ; les chants si gracieusement gothiques à la vierge, que le révérend père Chrysostome colin, gardien des capucins de Pontarlier, allait chantant dans ses tournées évangéliques, et qui lui étaient arrivés quasi du xiiie siècle en droite ligne, au bon père, sont enregistrés avec soin. Les ballades sur les aventures merveilleuses des sires de Joux y sont produites dans leur naïveté même. Veut-on savoir ce qu’étaient autrefois, au dire populaire, ces colossales statues de rochers, dressées par la puissante main de la nature, et auxquelles le montagnard du Jura a donné le nom de Dames d’Entreporte ? La ballade, à peine altérée en passant de bouche en bouche, le raconte au long :
Ors, écoutez naïve histoire,Histoire des jours d’autrefois,Quand chevaliers aimaient la gloire,Dieu, les dames et les tournois.Au fond d’un cloître l’ai trouvéePar un vieux moine conservée.Dans un missel, de lettres d’orTout brillant encor.
Le sire de Joux, après avoir bien chevauché et guerroyé contre l’infidèle, s’était retiré, vieux, dans ses châteaux et ses donjons ; il avait trois filles belles à rendre un ermite amoureux. Trois nobles jouvenceaux les aimèrent :
Jeune Amaury de haut lignageDe Loïse est enamouré ;C’était bien le plus mignon pageQu’en Bourgogne on eût admiré.
De Berthe l’ardente prunelleEnflamme Gaston le vaillant !Par saint George ! au nom de sa belleIl irait défier Satan !
Arthur qui brûle pour HermanceÉtait renommé troubadour,Il possédait la gai-scienceEt savait beaux refrains d’amour.
Tous trois se croient aimés, et on les trompe tous trois ; car ces cœurs de châtelaines superbes et volages n’avaient d’amour que faux-semblants.
Aussi bientôt notre beau pageQue suit, triste, son lévrier,Quitte ces lieux où l’on outrageAmour et foi de chevalier.Arthur, qui ne veut pas maudire,En soupirant détend sa lyre…Mais Gaston dit : — « m’en vengerai,Ou bien en mourrai ! »
Et Gaston, le violent, décide tous les seigneurs des environs à s’interdire pour eux-mêmes et à défendre à tout loyal chevalier la porte de ce château que la félonie déshonore. Alors, les dames aux abois, et n’ayant pour servant d’amour que l’Ennui, ne savent plus que devenir▶ :
« Autant vaudrait être cloîtrée !Quoi ! vivre sans être adorée !A ses pieds n’avoir pas un cœurQu’on traite en vainqueur ! »
Le vieux père s’irrite de ce délaissement par orgueil pour son blason, et il convoque un grand tournoi. La main des trois filles est promise aux trois vainqueurs. Oublieux de leur foi trompée, tous y viennent ; le pas d’armes brille au complet ; mais, jeu du sort ! les trois vainqueurs sont Bras-de-fer, Raymond-le-Bossu, et Hugue-au-Pied-Fourchu.
Les trois dames, effrayées du choix, veillent toute la nuit et tiennent conseil : et le matin, Berthe, d’une voix de velours, demande pour elle et pour ses sœurs aux prétendants de ne les suivre à l’autel que voilées : c’est un vœu fait par modestie ! et les preux d’applaudir. On a deviné : au moment où le mariage est consommé, le voile tombe, et c’est la main d’une vassale qui a reçu l’anneau de chaque noble amant. Les trois chevaliers furieux se tournent vers le sire de Joux en l’accusant ; mais lui-même, que ce spectacle renverse, tombe et meurt suffoqué de colère au moment où il leur jette son démenti :
Cependant sur leurs haquenéesGalopaient les dames de Joux,Fuyant, ainsi que trois damnées,L’ombre d’un père et leurs époux.Les preux, que la fureur transporte,Les poursuivent vers Entreporte,Noir défilé que Dieu creusaAux flancs du Jura.
Accours, accours, terrible sire !Aux flancs poudreux de ton coursierPlante avec rage, avec délire,Ton mordant éperon d’acier.Il bondit, vole, écume et sue,Ton bon coursier. — Bride abattue !Vengeance !… On ne peut t’échapper,Tu n’as qu’à frapper !
Tu frémis — Que crains-tu ? — L’orage.L’éclair s’échappe en longs sillons ;Dans les sapins le vent fait rage,Siffle et mugit en tourbillons.Tout s’assombrit dans la vallée,L’oiseau tremble sous la feuillée,La terre s’ébranle, et l’ArmontA voilé son front.
Ô miracle ! horrible surprise !Sous un lourd manteau de rocher,Voilà que chaque dame empriseSe sent à la terre attacher ;Leurs cris d’angoisse terrifient ;Leurs yeux éteints se pétrifient ;On ne voit plus que trois géantsDe rocs nus et blancs.
Les coursiers se cabrent, les chevaliers s’enfuient ; et l’un d’eux, l’un des anciens amants, Arthur, le tendre troubadour, entre dans un cloître ; c’est lui qui, en pleurant toujours sa belle, a donné, dit-on, le premier récit. On sent dans toute cette ballade des traces certaines, énergiques ou gracieuses, d’une antique rédaction : il faut lire la pièce en entier. Ce fort de Joux, où Mirabeau écrivait ses lettres brûlantes à Sophie, ne manquait pas, on le voit, en son beau temps, de tragédies d’amour. Dans les poésies qui sont de M. Demesmay, et où il a mis sa forme élégante aux souvenirs poétiques de sa patrie, on reconnaît un disciple souvent heureux de l’école de 1828, un lecteur enthousiaste des Odes et Ballades. Beaucoup de sensibilité, de simplicité, fait aisément pardonner çà et là moins de force et d’originalité qu’on ne voudrait. Partout dans cet agréable, instructif et somptueux volume, respire l’enfant passionné de sa contrée, l’écrivain désintéressé et bon, qui se croira trop comblé s’il fait agréer à quelques amis compatriotes, non pas son monument, mais son offrande. Dans une dernière pièce, intitulée les Bluets, il compare ses vers à cette simple fleur, qui suffit à la bergère :
De même il en advient pour tes vers, ô poète !Le sage, qui voit tout des yeux de la raison,Loin de lui les repousse, et, secouant la tête,Il se dit : à quoi bon ?…
Qu’importe ce dédain ? si parfois une femme,Pensive, en les lisant, à la fuite du jour,Sent son œil qui se mouille et son cœur qui s’enflammeA tes récits d’amour ;
Si, parmi les amis qu’a chéris ton enfance,Un seul peut-être, un seul qui t’aurait oublié,Y trouve avec bonheur quelque ressouvenanceD’une ancienne amitié ;
Ou, si d’enfants chéris une troupe rieuseQu’amusent tes récits, que charment tes accents,En t’écoutant, ◀devient meilleure et plus joyeuse,Et t’aime pour tes chants :
Ce rêve est assez beau pour enivrer ton âme !Que t’importe la gloire et la postérité !Vivre au cœur d’un ami, d’un enfant, d’une femme…Voilà ton immortalité.
Ces doux accents mêlés aux légendes devront, en effet, trouver plus d’un écho dans ces montagnes qui nous ont donné Nodier et Jouffroy, et Droz, et qui ont gardé le savant et bon Weiss.