Chapitre premier
Existence de la volonté
I. Existence de la volonté au point de vue psychologique. — Que les faits d’intelligence et les faits de sensibilité sont inexplicables sans l’existence de la volonté. L’idée-force exprime l’immanence du vouloir à tous les faits de représentation.
II. Existence de la volonté au point de vue physiologique. — Que tous les faits cérébraux ne sont pas des impressions d’origine périphérique. Le sentiment de l’effort. Que la distinction des centres sensoriels et des centres moteurs est plus ou moins artificielle.
Beaucoup de psychologues suppriment aujourd’hui la volonté en tant que fait distinct des sensations. Ils réduisent l’état de conscience précédant le mouvement volontaire au souvenir antérieur de ce même mouvement et des sensations qui l’accompagnaient, et ils le conçoivent ainsi comme un état de conscience purement « représentatif ». Les souvenirs n’étant que des sensations affaiblies et renaissantes, la volition ne serait, en définitive, qu’un « complexus de sensations » ayant toutes une origine « périphérique ». En d’autres termes, la volonté n’existe pas, puisqu’elle se réduit à la sensation transformée. Le problème est capital pour la psychologie, non moins que pour la morale et la philosophie générale. Il y a, dans tout événement psychique, un ou plusieurs éléments inanalysables ou irréductibles, qui ne peuvent eux-mêmes s’expliquer en termes d’événements psychiques, puisqu’il n’est aucun de ceux-ci qui ne les contienne et ne les présuppose : ils peuvent encore moins s’expliquer en termes d’événements physiques, car de ces derniers, en tant que tels, on ne saurait tirer le psychique. Il s’agit de savoir si l’activité, si la volonté est un de ces constituants de tout fait mental.
I
Existence de la volonté au point de vue psychologique
Si on entend par volonté une faculté spéciale qui interviendrait au milieu des faits internes, comme un deus ex machina, pour en changer soudain la direction, l’intensité, la durée, etc., alors on a raison de rejeter cette faculté, qu’il est impossible et de constater et de comprendre. Mais, si l’on exprime par le mot de volonté ce fait que, dans tout état de conscience, même le plus élémentaire, la phase sensitive est inséparable d’une phase émotionnelle et celle-ci d’une phase appétitive ou réactive ; si l’on veut dire encore que, dès le début du processus psychologique, il y a déjà un appétit modifié par une sensation d’une manière plus ou moins agréable ou pénible, que c’est là le fait primitif, le fait irréductible de la psychologie, exprimable en abrégé par les mots de passion et de réaction, ne peut-on alors, par l’observation et le raisonnement, établir l’existence de la volonté ? Ne peut-on démontrer cette immanence du vouloir à tous les états de conscience, à toutes les idées, qui leur confère, selon nous, leur caractère impulsif ? On le voit, un lien intime unit la théorie de la volonté avec la doctrine générale des idées-forces, qui consiste précisément à admettre l’universelle présence du vouloir et du mouvoir dans toute représentation.
I. —
Rappelons-nous d’abord que nos sensations, nouvelles au moment où elles se produisent, ne demeurent point détachées dans la conscience : elles y deviennent▶ aussitôt parties d’une seule sensation totale et en quelque sorte massive, répondant à l’état total de notre organisme. Nous avons à chaque instant, par la combinaison de nos sensations et représentations nouvelles avec les précédentes, un état concret de la cœnesthésie, de la conscience sensorielle ; cet état est sui generis, original, comme un panorama ; de plus, il ne reviendra jamais absolument le même, malgré les ressemblances qu’on pourra établir entre lui et un état subséquent. Le son d’une cloche, par exemple, est un détail introduit du dehors dans le paysage actuel de la conscience ; quand j’entendrai demain sonner la même cloche à la même heure, ce ne sera plus le même état général renfermant le même état particulier ; conséquemment, ce ne sera plus la même relation de la sensation sonore à l’état d’ensemble dont elle est partie, ni enfin la même sensation identique. En un mot, nous n’avons jamais deux fois la même représentation interne, parce que nous ne repassons jamais deux fois par le même état de la conscience, par le même sentier de la vie.
Au panorama des sensations et représentations se joint un ton général de la sensibilité, un bien-être ou un malaise d’ensemble, sur lequel se détachent des plaisirs et des déplaisirs particuliers qui, cependant, ne sont jamais séparés du reste. Comme la représentation, l’émotion réelle de chaque moment est un tout concret et original, si bien que nous n’avons jamais deux fois la même émotion. Si j’entends la même symphonie de Beethoven, elle n’éveille pas en moi la même symphonie de sentiments. Et non seulement l’état émotif est un tout, mais il est inséparable de l’état représentatif, avec lequel il forme encore un tout.
En troisième lieu, nous avons toujours un ensemble de sentiments immédiats de changement. Nous n’avons point seulement une somme de représentations du moment précédent qui coexisterait immobile avec celles du moment présent, car ce total de représentations coexistantes et actuelles ne nous donnerait pas ridée du passé ou du futur, ni celle du potentiel, qui en est inséparable. Nous avons encore le sentiment de la transition même ou du changement.
Enfin, — nous arrivons au point essentiel, — les antécédents du changement nous apparaissent tantôt comme n’étant pas dans l’état total précédent de la conscience, mais comme y pénétrant du dehors ; tantôt, au contraire, comme préexistant dans cet état antérieur. Si je ressens tout à coup une piqûre, elle a beau se fondre immédiatement avec mon état général, la conscience du changement est ex abrupto, la transition n’a été ni prévue ni pressentie. Il y a donc, au point de vue de la ligne du temps, discontinuité entre ma conscience de tout à l’heure et ma conscience actuelle. Je dis alors que je pâtis, c’est-à-dire : ma conscience de tout à l’heure n’enveloppait point en elle la totalité des conditions antécédentes et immédiates de la piqûre ; elle n’en était donc pas la « cause ». Mon état sensitif est fonction du dehors et non pas seulement du dedans. Si, au contraire, j’ai l’idée et le désir de prendre la plume pour écrire ma signature au bas d’un contrat, la décision que je prends me paraît avoir son antécédent immédiat et suffisant dans mes états antérieurs de conscience, qui sont : 1° l’idée de tel mouvement comme moyen pour telle fin, 2° le désir de ce mouvement. Je me conçois ici comme agissant, c’est-à-dire conditionnant des phénomènes par mes idées et par mes désirs, ainsi que par les mouvements cérébraux ou musculaires qui les accompagnent.
L’ensemble des changements ayant ainsi leur condition dans la conscience antérieure forme un tout continu, par opposition à la vicissitude discontinue des sensations adventices. Nous avons donc en définitive, outre la conscience sensorielle, une conscience qu’on peut appeler active et motrice. Je me sens non seulement à l’état de changé, mais encore en train d’être changé (passivité) et de changer quelque chose dans le temps (activité) et simultanément dans l’espace (activité motrice).
Ceux qui nient cet aspect intérieur s’en tiennent au point de vue statique : ils considèrent des états de conscience tout donnés et achevés ; ils négligent le point de vue dynamique des idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience en train de se produire et de changer. Par-là, ils méconnaissent le sentiment de la transition et rendent impossible la conception du temps. De plus, ils méconnaissent l’autre point précédemment indiqué : que toute transition, tout changement a deux directions possibles, du dedans au dehors, du dehors au dedans, et que, dans l’un des cas, nous voyons l’antécédent du changement, dans l’autre, nous ne le voyons pas.
II. —
Une nouvelle preuve de l’existence de la volonté et du caractère réactif qu’elle confère à tous les états de conscience, c’est la tendance à projeter au dehors nos représentations. Outre qu’elles enveloppent toutes, plus ou moins, un élément extensif qui s’oppose à l’élément intensif, nos représentations sont encore toutes plus ou moins affectées, pour notre conscience, d’extériorité. Au contraire, nous ne projetons point au dehors et nous nous attribuons nos volitions. C’est, nous venons de le voir, qu’au lieu de tomber en nous à notre grande surprise et de pénétrer du dehors au dedans, elles se développent du dedans au dehors : elles sont pressenties dans leurs motifs et mobiles, elles sortent du groupe antérieur de représentations et d’impulsions. Elles n’ont de rapport avec l’espace, de caractère extensif, que par le but extérieur auquel elles tendent, par la représentation de tel effet à atteindre dans l’étendue ; en elles-mêmes, elles n’apparaissent qu’avec un caractère d’intensité. Il est donc légitime de les considérer comme déploiement d’une activité interne, non comme un simple complexus de sensations passives et externes.
C’est sur cette différence même et sur elle seule que peut se fonder la distinction du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, où se trouve encore une nouvelle preuve de la volonté. Est mien ce que je fais ou contribue à faire par mon vouloir ; est non-mien ce que je trouve tout fait, et souvent fait en dépit de moi. Réduit à des sensations toutes passives, s’il en pouvait exister de telles, je ne me distinguerais plus de rien et me perdrais tout entier dans l’univers. La « représentation », comme telle, exprime surtout les relations de l’être vivant avec les autres objets, conséquemment le reflet de ces objets en lui ; la volition, le désir, le plaisir et la peine, en ce qu’ils ont de constitutif, expriment la nature même et le développement propre de l’être vivant. C’est pour cela que nos plaisirs et nos peines, nos efforts, nos désirs et nos volitions nous semblent si bien à nous : jamais nous ne les attribuons au non-moi, tandis que nous localisons, même à l’excès, nos sensations et nos représentations. Nous croyons que le vert est réellement sur l’herbe, l’azur sur le firmament, les sept couleurs dans l’arc-en-ciel. Quelques erreurs que nous fassions ainsi dans l’orientation de nos états de conscience, nous en revenons toujours à distinguer le pôle passif et le pôle actif, le non-moi et le moi. La classification distincte en mien et tien, moi et toi, suppose sans doute un jugement réfléchi, avec la conception de deux centres opposés, si bien que les idées du moi et du non-moi sont des produits tardifs de la réflexion ; mais le sentiment du passif et de l’actif est immédiat, universel.
Non seulement la position du moi en face du non-moi serait pour nous imcompréhensible, s’il n’existait que des modifications passives sans réaction, mais le caractère d’unité ou de continuité que nous attribuons au moi — fût-ce en définitive une unité d’apparence et une continuité d’apparence — ne se comprend encore que par l’action continue du vouloir-vivre et par le mouvement perpétuel qui en est la manifestation en nous. Les sensations de chaque moment ont beau se mêler aussitôt au continuum sensoriel, elles n’en ont pas moins, à leur apparition, des qualités tranchées qui leur confèrent une sorte d’individualité. Au contraire, mes volitions m’apparaissent comme des parties intégrantes et des développements de ma vie interne, combinée d’ailleurs avec les influences du dehors, réfractée et réfléchie en perceptions de toutes sortes. J’ai le sentiment d’une tension interne continue, d’une sorte d’appétit incessant, d’un vouloir-vivre indéfectible, traduit par une motion continue. Je ressemble au nuage qui, au lieu de recevoir l’éclair, comme le reçoivent mes yeux, le produit et le tire de son sein, parce qu’il y a en lui un passage des forces de tension à des forces motrices. C’est cette continuité du désir, de l’attention, du vouloir qui nous donne le sentiment de notre existence continue. Sans doute, quand nous essayons de nous représenter le vouloir, nous n’y parvenons qu’en l’incorporant dans un objet, — désir de telle chose, vouloir de tel mouvement, — car nous ne pouvons vouloir à vide ; mais cette présence nécessaire d’un objet, qui seul donne à la volonté une détermination représentable, n’empêche pas la volonté même d’être avant tout nécessaire. Aussi la volonté a-t-elle la conscience continue de soi, sans que cette conscience, comme telle, ait une forme autre que celle qui lui vient des sensations résultant de son contact avec le monde extérieur. En outre, par opposition au tout de la conscience sensorielle, le tout continu de la conscience motrice n’admet aucun mouvement venu de nous qui ne nous apparaisse, clairement ou obscurément, comme lié à notre réaction d’ensemble et résultant de son application à quelque objet particulier. Même quand nous nous figurons créer un mouvement ex nihilo, nous nous l’attribuons à nous-mêmes ; par conséquent, nous conservons le sentiment d’un lien entre ce mouvement et ses antécédents internes : mais, comme nous ne pouvons analyser totalement ces antécédents, nous nous tirons d’affaire en invoquant notre liberté d’indifférence. Si cette liberté est chimérique, il n’est nullement chimérique de dire que nos actions sont des mouvements ayant leurs principaux antécédents dans notre moi, dans la réaction nerveuse et cérébrale de notre organisme entier, manifestée sur un point particulier. De même, c’est sur tel ou tel point que l’éclair jaillit du nuage ; mais l’éclair n’en est pas moins la résultante, le signe de la totalité des tensions existant dans le nuage et de leur rapport avec les tensions simultanées des autres nuages. On raisonne trop souvent dans l’hypothèse de facultés distinctes qu’on met en rapport et en conflit l’une avec l’autre, au lieu de considérer l’évolution interne comme développement continu et total. Mais la conception populaire de la volonté comme d’une faculté en opposition avec l’intelligence vient elle-même de ce sentiment obscur d’un tout continu de réactions, qui forment à chaque instant une seule réaction d’ensemble en un sens déterminé. Ce n’est pas à une faculté que se rattache ma volition présente, mais à la totalité de mes réactions mentales et cérébrales, dont elle est le terme et l’expression sensible. Les actions particulières — comme lever le bras, mouvoir les jambes, prononcer telles ou telles paroles — ne sont en effet que des spécifications, des concentrations de notre conscience motrice continue. Si mon petit doigt s’abaisse sur la détente de mon fusil, ce léger mouvement est le terme de la totalité des mouvements de réaction qui, composés et fondus ensemble, aboutissent, selon la loi du parallélogramme des forces, aux muscles de mon doigt. De même, le mouvement de la détente du fusil aboutit à celui de la balle traversant l’air ; mais il y a cette différence que le mouvement de la détente, celui des gaz explosifs, celui de la balle ne sont pas embrassés dans une conscience. Par quel mystère, nous, pouvons-nous faire la synthèse de toutes nos réactions motrices dans notre conscience de désirer et de faire effort ? Impossible de répondre. Mais pouvons-nous davantage expliquer comment les mouvements produits dans notre cerveau par les instruments d’un orchestre arrivent à être synthétisés dans la sensation d’harmonie ? Il y a deux faits qu’il faut admettre et qu’il ne faut pas confondre : le fait des changements subis que nous sentons, et le fait des changements imprimés auxquels nous travaillons.
III. —
Nous avons prouvé que tous les phénomènes intellectuels, sensation, représentation, projection au dehors, conscience du moi et de son existence continue, sont inexplicables sans la volonté ; il en est de même des phénomènes affectifs. Qui dit plaisir ou peine dit non-seulement sensation, mais sensation favorable ou défavorable à l’ensemble des mouvements vitaux et des états de conscience corrélatifs à ces mouvements. Or, le groupe des états de conscience corrélatifs aux mouvements vitaux ne reçoit point passivement le plaisir et la peine comme une simple sensation additionnelle, comme un chiffre de plus au total antérieur. Le total attire ou repousse le chiffre nouveau ; la cœnesthésie admet ou rejette les sensations survenantes, comme l’ensemble des mouvements vitaux admet ou repousse les mouvements synergiques ou antagonistes. Cette admission et ce rejet n’est plus simplement plaisir ou peine, mais une tendance à maintenir le plaisir et à changer la peine en plaisir : c’est l’appétition. En un mot, l’être qui jouit ou souffre n’est pas, dans sa totalité, indifférent à la jouissance qu’il reçoit ou à la peine qu’il reçoit ; il ne se borne pas à pâtir de telle manière, à répéter pour ainsi dire continuellement : je pâtis, donc je pâtis ; il dit : je pâtis, donc je veux continuer ou cesser de pâtir. Donnez le nom qui vous plaira à ce mouvement vers l’avenir (avenir qui n’a pas besoin d’être conçu), toujours est-il que ce mouvement existe. Si vous placez la réaction, sous une forme quelconque, dans le plaisir et la peine, vous pourrez ne pas la mettre à part sous le nom de volonté, mais ce ne sera plus alors qu’une question de mots. Une fois arrivé à l’analyse du plaisir ou de la peine, vous ne comprendrez plus qu’un être jouisse ou souffre, soit favorisé ou contrarié, si vous ne lui attribuez pas une direction antécédente et une direction conséquente vers un certain but, sinon connu, au moins senti. Tout psychologue est obligé, — même quand il prétend n’admettre que des sensations, soit nouvelles, soit renouvelées, — d’admettre encore que l’être vivant n’est pas neutre entre ses sensations, qu’il y a toujours élection de l’une plutôt que de l’autre, un choix non intellectuel au début, mais spontané et inévitable, par conséquent un vouloir.
Les modernes partisans de la sensation transformée profitent de ce que les sensations superficielles des cinq sens, ou du moins celles de la vue, de l’ouïe et du toucher, sont ◀devenues▶ aujourd’hui presque indifférentes, presque des sensations pures et en apparence passives, tandis que les sensations organiques et celles mêmes du goût ou de l’odorat enveloppent clairement émotion et réaction ; ils brouillent le tout et supposent des sensations isolément passives et indifférentes, qui, combinées, produiraient : 1° l’apparence de l’activité ou de la volonté, 2° la réalité du plaisir ou de la douleur. Mais, d’abord, l’ordre suivi par les partisans exclusifs de la sensation est juste l’opposé de l’ordre véritable. Au lieu de prendre pour point de départ les sensations calmes et contemplatives des sens supérieurs, derniers venus dans l’évolution, il faut, au contraire, prendre pour élément primordial la sensation organique, profonde et générale, encore à peine différenciée dans des organes spéciaux. Or, la sensation organique, vitale en quelque sorte, n’apparaît plus comme un état tout passif, sans ton émotionnel et sans réaction appétitive : elle est, au contraire, plaisir ou peine, propension ou aversion ; elle est faim ou soif, appétit sexuel, blessure, etc. Elle constitue donc un complet processus psychique avec ses trois moments inséparables : 1° modification subie et sentie par un discernement immédiat, 2° plaisir ou peine, 3° réaction vers l’objet ou à l’opposé de l’objet. Si c’est là ce qu’on entend par sensation, on pourra en effet tout expliquer par la sensation ; mais si, comme on le doit, on réserve le nom de sensation pure à la modification passive de la cœnesthésie, premier moment du processus psychique, il ◀deviendra▶ impossible de ne pas tenir compte de la cœnesthésie entière qui est modifiée, du caractère agréable ou pénible de cette modification d’ensemble, enfin de la réaction immédiate qui en résulte aussi sûrement que, dans le monde physique, la réaction résulte de l’action. On ne pourra plus affirmer alors que la réaction psychique soit un ensemble de sensations passives qui, combinées, donnent l’illusion de l’agir et du vouloir ; aucune combinaison de passivités n’explique d’une manière intelligible le sentiment d’activité, et le vouloir-vivre est aussi clair en nous que la sensation même. Déplus, pourquoi le plaisir ou la douleur seraient-ils reconnus réels, tandis que le vouloir-vivre ne le serait pas, du moins en tant qu’activité véritable ? Le terme de sensation donné à tout mode de conscience n’a pas la vertu de supprimer les réelles différences entre les modes de conscience ; or, l’attitude sentante, dans l’expérience intérieure, ne saurait se confondre avec l’attitude de celui qui veut et fait effort pour maintenir ou supprimer la sensation148.
Selon M. James (Psychologie, t. I, p. 30), « des idées de sensation, des idées de mouvement, voilà les facteurs élémentaires dont notre esprit est construit ».
Mais que ◀devient▶ alors l’appétition, que ◀deviennent même le plaisir et la peine ? Il faudra faire entrer de force l’appétition dans la sensation, ou dans les idées de mouvement qui ne sont que les résidus d’impressions kinesthésiques. Est-ce là une thèse vraiment démontrée ? M. Bastian, lui, l’admet sans preuves, et il ajoute, pour nous donner une idée de la constitution radicale de la conscience : « Nous avons dans l’écorce cérébrale un registre étendu ou s’inscrivent deux espèces d’impressions sensorielles : celles qui primitivement excitent un mouvement, et d’autres impressions sensorielles (kinesthésiques) résultant de ces mouvements et constituant un guide et un modèle pour l’exécution ultérieure des mouvements similaires. »
Sur le second groupe d’impressions sensorielles, celles qui résultent du mouvement (ou sensations kinesthésiques) et qui servent de guides pour les mouvements ultérieurs, nous sommes d’accord avec M. Bastian ; mais qu’est-ce, dans l’autre groupe, que ces impressions prétendues purement sensorielles « qui primitivement excitent au mouvement » ? Ce mot excitent rétablit toute la difficulté. Pourquoi certaines impressions excitent-elles à des mouvements d’écart, par exemple ? Parce qu’elles sont douloureuses. Fort bien ; mais est-il évident que la douleur soit elle-même une pure impression et purement sensorielle ? De plus, pourquoi la douleur excite-t-elle au mouvement, c’est-à-dire au changement, si elle ne rencontre pas une direction générale antécédente qu’elle contrarie, une appétition de bien-être à laquelle elle s’oppose ? La non-indifférence de l’être sentant à ses sensations n’est-elle elle-même qu’une sensation ?… On voit quel pêle-mêle d’idées dissemblables recouvre l’apparente simplicité de cette division en sensations excitant au mouvement et sensations résultant du mouvement.
Enfin M. Bastian pose, comme « accepté de tout le monde », non seulement que la succession de nos pensées est soumise à la loi de l’association des idées, mais que les associations ne sont qu’un « réflexe de coexistences et de séquences externes ».
Cette théorie spencérienne suppose que nous enregistrons passivement par la sensation les séquences et coexistences extérieures, alors qu’en réalité nous réagissons par notre organisme : nous ne reproduisons pas exactement les séries externes, mais nous les combinons avec nos appétits, avec nos plaisirs et nos peines, avec nos habitudes, etc. L’esprit humain n’est pas, comme dit M. Bastian avec Leibnitz, un simple « miroir du monde » ; il mêle sa propre nature à celle des choses, il les informe et souvent les déforme, d’abord selon ses plaisirs ou ses peines, puis selon ses appétitions. Le point de vue de la passivité est donc partout incomplet.
Concluons que, dans la conception même du fait psychologique, on trouve impliquées : 1° la distinction de sujet conscient et d’objets qui sont présentés ou représentés à la conscience sous une forme quelconque (sensations, idées, etc.) ; 2° la relation des objets, harmonie ou conflit, avec le sujet même, relation qui se manifeste par le caractère agréable ou pénible de la sensation ; 3° une réaction quelconque du sujet par rapport à l’objet, une activité quelconque d’ordre subjectif, qui est le fond du vouloir. Cette réaction peut être plus ou moins étendue ; elle peut n’embrasser qu’une faible quantité de nerfs et ne produire qu’une irradiation nerveuse peu intense ; telle est, par exemple, la sensation visuelle produite en moi par une tache grise et indifférente sur le sol. Quand je ne fais pas attention à la tache grise, la réaction n’est qu’une vibration faible qui se perd dans la masse, sans acquérir le relief d’un acte distinct. Dès que je fais attention, il y a déjà acte évident, concentration des mouvements cérébraux et même musculaires. Ne voir des actes que là où les bras font de grands gestes et où les jambes se remuent, c’est une opinion enfantine. Nous agissons toujours, nous exécutons toujours quelque chose, et même bien des choses à la fois. On l’a vu, nous ne nous représentons pas une action sans en poser les premières conditions et en esquisser le premier dessin ; toute représentation est un commencement d’exécution. Entre ce commencement et l’exécution complète, il n’y a qu’une différence : 1° de prolongation dans le temps ; 2° d’intensité ; 3° de spécification qualitative ; enfin, 4° d’extension au dehors et de rapport à l’étendue. Penser à un acte de violence, c’est commencer la violence en pensée, c’est esquisser l’acte de violence dans sa tête ; on peut s’en tenir là, on n’en a pas moins déjà commis un premier acte ; on a eu non seulement une « mauvaise pensée », mais encore une mauvaise impulsion, un mauvais vouloir, et, en définitive, on a déjà fait une mauvaise action, dont on se repent aussitôt, et dont on réprime le développement interne, puis externe. La séparation de la pensée et de l’acte est artificielle ; penser, c’est accomplir l’acte avec les cellules cérébrales ; exécuter, c’est l’accomplir avec les cellules musculaires, et jusqu’au bout. Pratiquement et socialement, il y a certes une grande différence, comme il y a une différence entre deux heures et une seconde, entre une force de mille kilogrammes et une d’un gramme, entre une longueur de mille mètres et une longueur d’un millimètre. Il n’en est pas moins vrai qu’une seconde est toujours une durée, qu’un millimètre est toujours une étendue, que la pensée d’une action est toujours une action, que l’idée d’un mouvement est toujours ce mouvement commencé ; s’il est arrêté ensuite, cela ne l’empêche point d’avoir existé tout d’abord. Quand nous pensons à une action simplement possible pour nous, nous voulons déjà cette action et nous la commençons.
Bien plus, quand nous pensons à ce que nous ne voulons pas faire, à ce que nous déclarons énergiquement ne pas vouloir, l’acte d’attention par lequel nous pensons la chose est déjà un premier et provisoire consentement ; nous consentons à la regarder, sinon à l’exécuter ; nous entrons en pour parler avec elle. Dire : « je ne veux pas » signifie : je ne continue pas de vouloir telle chose que j’ai bien voulu concevoir et dessiner dans ma pensée. La volonté n’apparaît pas et n’intervient pas tout d’un coup, par des actes spéciaux et des fiat, soit pour faire attention à une idée, soit même pour prendre, comme on dit, une « détermination ». Toutes les scènes intérieures qui nous paraissent et sont, en effet, si diversifiées, empruntent leur diversité aux sensations de mille sortes qui viennent se combiner avec le déploiement de notre volonté ; mais, encore un coup, ce déploiement en lui-même est toujours continu et toujours général ; nous voulons et agissons tout entiers, et les réactions tranchées contre les obstacles ne sont encore que les continuations de notre vouloir antérieur combiné avec des sensations nouvelles. Notre vie est une seule et même histoire interne, variée par tous les concours ou conflits extérieurs qu’elle rencontre. Ou la volonté n’est nulle part, ou elle est partout en nous ; nous sommes partout en action et en mouvement : c’est là la vie, et la volonté ne cesse qu’avec la vie.
II
Existence de la volonté au point de vue physiologique, la conscience de l’effort
I. —
Ceux qui nient l’existence de la volonté s’efforcent de ramener physiologiquement tous les faits cérébraux à de simples « impressions » d’origine périphérique. Rien n’égale ici l’assurance des physiologistes parlant au nom de la science, sinon l’assurance d’autres physiologistes affirmant le contraire des premiers, toujours au nom de la science. La question du mécanisme de la volonté, celle du sentiment de l’effort et celle des centres moteurs en sont la preuve ; Ferrier, Bastian, Wundt, Münsterberg, etc., paraissent également sûrs de choses opposées149.
Nous avons dit qu’un acte volontaire, du côté mental, suppose la représentation d’un mouvement déterminé et un désir de ce mouvement ; or on ne peut se représenter un mouvement déterminé dans tel membre que par le souvenir des sensations musculaires, tactiles, etc., qui se produisent pendant que ce membre est mû : nous accordons donc que toute volition enveloppe des souvenirs de sensations afférentes, qui représentent le point d’arrivée et même le chemin des cordons nerveux à partir du cerveau. Il faut, en conséquence, que nos membres aient d’abord été mis en mouvement par une simple diffusion spontanée et irréfléchie du courant nerveux, pour que nous puissions faire connaissance avec tel mode particulier de mouvement et, en nous représentant notre état général à ce moment, ainsi que nos sensations afférentes, reproduire volontairement la même motion. Nous ne pouvons avoir une idée du mouvement de notre oreille jusqu’à ce que notre oreille ait été mise en mouvement ; si, par la diffusion du courant nerveux, nous venons à être avertis du mouvement de notre oreille, nous serons en possession d’un certain plan de mouvement, que nous pourrons ensuite volontairement exécuter. Nous ne pouvons contracter à volonté nos intestins ; c’est que nous n’avons aucune image-souvenir de la manière dont la contraction se fait.
Mais, objecte Münsterberg, on ne voit pas « pourquoi nous n’aurions pas aussi bien la conscience de l’effort à notre disposition là où les contractions elles-mêmes ne sont point senties, et pourquoi cette conscience ne pourrait pas amener les contractions ». — Münsterberg oublie qu’on ne peut atteindre un but qu’on ne voit pas, ni réaliser un mode de mouvement intestin dont la sensation ne nous donne aucun schème. De ce que l’effort mental et cérébral, à lui seul, ne suffit pas pour déterminer tel mouvement de telle partie du corps, pas plus qu’un seul point ne détermine une ligne, en résulte-t-il que la représentation d’une impression purement périphérique y suffise, sans un élément central et cérébral qui a pour corrélatif l’intensité du vouloir, du désir et de l’effort ? Pour avoir un levier, il faut avoir une puissance et une résistance ; la constante nécessité de l’une n’empêche pas, mais implique, au contraire, la constante nécessité de l’autre.
« En soulevant un objet, dit Münsterberg, je ne puis découvrir aucune sensation d’énergie volitionnelle. Je perçois, en premier lieu, une légère tension à la tête, mais cette tension résulte d’une contraction des muscles de la tête et non d’un sentiment de décharge cérébrale. En effet, je sens la tension sur le côté droit de la tête lorsque je meus le bras droit, tandis que la décharge motrice a lieu dans le côté gauche du cerveau. Dans les contractions extrêmes des muscles du corps et des membres surviennnent, comme pour les renforcer, ces contractions spéciales des muscles de la face (spécialement le mouvement des sourcils et le serrement des dents) et ces tensions de la peau de la tête. Ces mouvements sympathiques sont sentis particulièrement du côté qui fait l’effort. Ils sont peut-être la raison fondamentale qui nous fait attribuer notre sentiment de contraction extrême à la région de la tête, et l’appeler une conscience d’énergie, au lieu d’une sensation périphérique. »
Ces observations de Münsterberg montrent bien que nous ne pouvons accomplir un grand effort d’un membre sans une irradiation de l’onde nerveuse qui entraîne des mouvements sympathiques et synergiques, et cela, principalement du côté du corps qui est en jeu (y compris la tête). Les sensations afférentes sont alors très vives, très nombreuses, très diversifiées ; elles sont donc très visibles dans le champ de la conscience. Mais la présence de ces sensations n’entraîne pas l’absence d’un état de conscience corrélatif à l’effort cérébral, lequel se fait sentir comme volition, impulsion, attention, etc., non comme « sensation périphérique ». Plus la résistance du fardeau soulevé est intense et produit des sensations intenses, plus la réaction cérébrale est elle-même intense ; mais ce n’est pas comme sensation de la peau de la tête du côté mû, ce n’est pas comme contraction des muscles de la face, comme mouvement des sourcils, comme grincement de dents qu’une réaction cérébrale peut se faire remarquer de notre conscience, c’est comme intensité de vouloir, de désir, d’attention. Münsterberg confond les effets avec la cause, et des effets très lointains, des chocs en retour.
« Nos idées de mouvement, continue-t-il150, sont toutes des idées faibles, ressemblant sous ce rapport aux copies de la sensation dans la mémoire. Si elles étaient des sentiments de décharge centrifuge, elles seraient des états originaux de conscience, non des copies ; et elles devraient, par analogie, être des états vifs comme les autres états originaux. »
Confusion. L’idée de tel mouvement ne peut être que celle des sensations qui spécifient ce mouvement effectué, et elle est faible ; mais ce que nous éprouvons au moment même où nous voulons, désirons, faisons effort, n’est point un état faible. On pourrait dire aussi : « L’idée d’un plaisir ou d’une peine est faible, donc le plaisir et la peine ne sont pas des états originaux. » Mais, au moment où nous jouissons et souffrons, l’état est intense ; si l’idée, au contraire, est tellement faible, c’est que le plaisir et la douleur, comme tels, ne sont pas des représentations d’objets, mais des états subjectifs ; et il en est de même du vouloir, de l’appétition, qui est le subjectif par excellence.
Dans les cas d’aphasie, dit aussi Bastian, nous voyons des personnes vouloir, mais ne pouvoir exécuter avec succès certains mouvements d’élocution, sous des impressions visuelles appropriées ; par exemple, elles voient un mot écrit et ne peuvent le prononcer ; en même temps, elles conservent la faculté de produire les mouvements et de prononcer le mot, lorsqu’elles entendent ce mot. Là-dessus, Bastian s’imagine toucher aux « sources de la volonté151 » ; et il s’empresse de conclure que la force qui produit « les contractions musculaires » n’est autre que la force développée par les centres sensitifs, visuels ou auditifs. C’est aller bien loin. De ce que je ne puis ouvrir la porte A qui est fermée, tandis que je puis ouvrir la porte B qui est ouverte, en résulte-t-il que ma force provienne tout entière de la porte A ? Les sources physiologiques de la volonté sont la totalité des réactions moléculaires des cellules cérébrales.
On le voit, les discussions sur l’afférent et l’efférent sont nécessairement sans issue : on pourra et on devra toujours trouver des sensations afférentes dans tout mouvement ; et plus il sera déterminé, particularisé, plus augmentera le complexus spécifique de sensations musculaires, tactiles, articulaires, etc., etc. : on n’en épuisera jamais le nombre. D’autre part, on ne prouvera jamais qu’il n’y ait pas dans l’état de conscience répondant à tel ou tel mouvement volontaire un élément qui n’est plus périphérique, mais central, et qui répond non plus au mouvement des muscles, mais au mouvement des centres cérébraux152.
Selon nous, la simple cérébration — à laquelle correspond l’idée d’un mouvement possible — est un état de tension où se contre-balancent un ensemble de petits mouvements oscillatoires ; le triomphe actuel d’une impulsion cérébrale, au contraire, implique une décharge nerveuse dans une direction déterminée. Or, outre le contraste d’intensité, il y a entre les deux phénomènes un contraste évident de forme et de résultats corporels. Le moment où un navire est en tension sous vapeur et le moment où il se met en marche ne peuvent pas ne pas se distinguer. Le contraste cérébral doit donc avoir sa contre-partie mentale, et il l’a en effet dans la volition. Celle-ci est, comme on dit, la « détermination » de la volonté, mais il faut entendre par là, nous l’avons vu, que c’est la volonté spécifiée, déterminée en un sens à l’exclusion des autres, et déterminée sous la forme de telle idée, avec conscience de soi. Selon les résistances que la volition rencontre, non seulement pour s’exécuter, mais pour se produire, il y a un sentiment d’effort mental et cérébral plus ou moins intense. Enfin le mouvement effectué dans les muscles doit se distinguer pour la conscience du simple mouvement cérébral effectué. Le mouvement massif du membre se traduit en effet par une multitude de sensations afférentes très tranchées, intenses et localisées nettement dans l’espace. Tout le long du trajet nerveux, à mesure que le courant de l’innervation descend, il y a bien aussi des sensations afférentes qui nous avertissent de son passage ; mais ces sensations sont relativement faibles, uniformes, de très courte durée ; elles n’ont pas le relief nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est un simple murmure, tandis que le mouvement du membre est un son rythmé qui éclate.
Nous avons donc en somme, dans l’acte volontaire, conscience d’une motion continue qui se développe, mais avec trois degrés différents d’intensité et de vivacité, et avec des effets très différents dans l’organisme. Ces trois degrés correspondent d’abord à la simple idée de l’acte, puis à la prévalence de l’idée, enfin à l’exécution de l’idée. En même temps, aux trois stades de la motion répondent des sensations diverses en intensité, en qualité, en signe local. Dans la simple attention volontaire à une idée, nous avons des sensations de tension céphalique, oculaire, etc., et aussi déjà des sensations musculaires sympathiques et synergiques. Dans la détermination de la volonté par la prévalence de l’idée, nous avons des sensations de décharge cérébrale et de détente tout le long du trajet des nerfs. Enfin, quand l’exécution musculaire se produit, les sensations musculaires atteignent leur maximum d’intensité et de netteté, elles se localisent nettement dans l’espace. C’est ce que le vulgaire appelle proprement l’action ; mais, en réalité, l’action a toujours été présente, et la volonté aussi, et l’effort contre la résistance. C’est cette continuité même du vouloir qui fait croire à son absence ; le tapage des sensations concomitantes et plus ou moins discordantes étouffe le reste, et le phénomène tout entier paraît un simple déploiement de sensations passives.
II. —
Une conséquence de la théorie qui précède, c’est que la distinction des centres moteurs et des centres sensoriels est plus ou moins artificielle. Tout centre est en même temps sensoriel et moteur, puisqu’il reçoit du mouvement et en restitue. Mais le mouvement d’un centre peut être favorisé ou contrarié par tels et tels autres centres : il en résulte des directions et distributions de mouvements différentes. Tantôt le mouvement se répandra surtout dans le cerveau, d’un centre à l’autre, de manière à réveiller des souvenirs de sensations, des idées composées de ces souvenirs, etc. Tantôt le mouvement se dirigera et se distribuera du côté des muscles, de tels et tels muscles. Par l’habitude, il se forme des voies de communication directes et faciles, par cela même des centres relativement moteurs, correspondant aux divers membres. Mais ces centres sont aussi représentatifs et sensoriels ; ils ne sont même moteurs de tel membre que parce qu’ils sont les représentants de ce membre au cerveau ; et ce qui dirige le mouvement vers tel membre, non vers tel autre, c’est la représentation consciente ou subconsciente du membre, c’est la vibration du centre sensoriel auquel aboutissent les mouvements de ce membre. C’est donc parce qu’un centre est, physiologiquement et psychologiquement, représentatif d’un membre déterminé qu’il est moteur de ce membre déterminé, non de tel autre : la représentation est un dessin de mouvement commencé qui, par la coordination du système nerveux, se propage jusqu’aux muscles de l’organe dont on s’est représenté le mouvement. En un mot ; un centre n’est moteur que parce qu’il est sensoriel. Mais nous avons vu que la réciproque est vraie aussi, quoiqu’on l’oublie sans cesse. Un centre n’est sensoriel que parce qu’il est moteur : la sensation implique un mouvement transmis à un centre qui oppose à l’action une réaction en sens contraire ; le centre mû meut à son tour : s’il n’y avait pas d’autres centres en question, le coup donné par le mouvement centripète produirait en réponse un mouvement centrifuge sur la même ligne. Chaque centre étant ainsi actionné et actionnant, toute sensation est en même temps impulsion modifiée, toute impulsion est en même temps sensation. L’arrivée et le départ du courant ne s’en manifestent pas moins au centre cérébral par deux états de conscience divers, qui sont précisément la sensation et l’impulsion, avec le sentiment d’effort qui en est inséparable153.
Outre les centres moteurs spéciaux, on a imaginé aussi des centres spéciaux d’inhibition. De même qu’on trouve les actions contraires de l’attraction et de la répulsion dans la physique moléculaire, de la gravitation et de l’inertie dans la physique des masses, de même l’équilibre mobile des centres nerveux dépend des effets opposés de la décharge et de l’inhibition ; mais il n’y a pas besoin pour cela d’organes absolument spéciaux. Le courant nerveux est certainement ondulatoire : deux courants nerveux (comme deux sources de lumière ou de son) peuvent donc ou se renforcer ou amener une interférence et se neutraliser. Deux ondes sonores peuvent produire le silence ; deux ondes lumineuses, l’obscurité ; l’inhibition est de même un résultat de mouvements qui se neutralisent. Si certaines parties de l’écorce cérébrale et du système nerveux sont fortement excitées par un surplus d’innervation, certaines autres parties seront inhibées.
On peut d’ailleurs, en vertu des corrélations mécaniques qui existent entre les diverses parties du corps vivant, admettre que certains points finissent par jouer d’ordinaire, par rapport à certains autres, le rôle d’organes relatifs d’inhibition, de même qu’il y a des points qui sont relativement sensoriels ; mais c’est là une organisation dérivée, qui n’implique pas une séparation primitive et complète, soit des fonctions sensorielle et motrice, soit des fonctions excitatrice et inhibitoire. De même que, psychologiquement, tout état de conscience enveloppe à des degrés divers les trois fonctions essentielles de sensation, d’émotion et d’appétition, mais que les rapports mutuels des états de conscience les rendent tantôt plus passifs, tantôt plus actifs, tantôt plus excitateurs, tantôt plus dépressifs, de même, physiologiquement, il y a dans tous les mouvements cérébraux et nerveux des effets essentiellement sensoriels et moteurs, accidentellement excitateurs ou inhibiteurs.
En méconnaissant le principe fondamental des idées-forces, selon lequel toute conception d’un acte implique la représentation d’un mouvement et celle-ci un mouvement commencé, on se met dans l’impossibilité d’expliquer l’action de la volonté sur les muscles sans recourir finalement, soit à des entités, soit à des miracles. La force motrice de Biran, qui viendrait s’ajouter aux idées et à la volonté même, comme un intermédiaire entre l’acte de conscience et le mouvement musculaire, est une pure entité. Il n’y a d’autre force que celle qui est inhérente à l’appétition d’une part et au mouvement corrélatif d’autre part. Quant à la volonté inconsciente, que M. de Hartmann charge d’exécuter les décrets de la volonté consciente, elle est aussi miraculeuse que la chiquenaude divine. Quand nous voulons mouvoir notre petit doigt, dit M. de Hartmann, nous devons supposer, en sus de la volition consciente, une volonté inconsciente : la première, en effet, ne connaît pas la place du cerveau où elle peut agir, ni le moyen d’y agir pour produire le mouvement ; il faut donc qu’il y ait une volition inconsciente qui agit sur le point P du cervelet où le nerf moteur prend naissance, et, pour cela, il faut encore que cette volition ait la représentation du point P. Grâce à cette volition inconsciente, aidée d’une représentation inconsciente, M. de Hartmann croit tenir la solution du problème. Ce sont deux aveugles qui se portent secours et qui, à eux deux, trouvent moyen de se diriger, et même d’y voir avec une clarté infaillible. — Cette théorie fantastique est bien inférieure à l’hypothèse de l’assistance divine : au moins le dieu de Descartes n’est pas aveugle. M. de Hartmann a beau dire qu’il n’y a point de connexions mécaniques concevables à l’aide desquelles le mouvement puisse se transmettre d’un point du cerveau à l’autre, nous ne trouvons là, une fois le premier mouvement supposé, qu’un problème de propagation mécanique. Quant à l’impulsion première, elle est donnée dans et avec la représentation même du mouvement que nous désirons effectuer, et cette représentation à son tour, ne peut être dominante sans que, préalablement, le mouvement corrélatif soit dominant. Quand nous voulons psychiquement presser le ressort intérieur, il est pressé par avance et physiquement en train de se détendre. C’est là une continuation et non une création de mouvement.
On dira peut-être que la volonté, avec la force qu’elle confère aux idées, est seulement le reflet mental du mouvement réactif accompli par l’organisme. Mais parler ainsi, c’est passer du point de vue psychologique et physiologique au point de vue philosophique et métaphysique, je veux dire au problème des rapports généraux entre le mental et le physique. Si l’on veut dire simplement que notre conscience de désirer est parallèle au mouvement réactif du cerveau, rien n’est plus certain, et nous soutenons tout le premier que le désir ou le vouloir a toujours son expression physiologique. Mais, si on ajoute que c’est le mouvement réactif du cerveau qui est la réalité dont le désir serait un simple reflet, on avance une théorie philosophique à laquelle, pour notre part, nous en opposerons une autre, à savoir que c’est le désir mental qui est la réalité dont le mouvement cérébral est la manifestation dans l’espace pour un spectateur du dehors. Au point de vue strictement physiologique, il y a un processus d’excitation centripète et de réaction centrifuge, sensation reçue et impulsion, expérience interne de passivité et expérience interne d’activité. Donc, pour l’expérience positive, abstraction faite de toute spéculation philosophique, nous avons le droit de conclure qu’il existe un fait original appelé le vouloir, lequel est à la fois inséparable et distinct de tout fait de discernement.