(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »

CHAPITRE XIV

I. La Femme de Claude. — II. Monsieur Alphonse.

I. La Femme de Claude

L’échec de la femme de Claude, nous regrettons de le dire, est mérité. Cette fois, l’erreur est trop préméditée et trop éclatante pour n’être pas hautement signalée ; il faut avertir ce grand talent qui se perd, ce ferme esprit qui s’égare, M. Dumas, par sa nouvelle pièce, vient de lancer une sorte de défi au public ; la critique doit le relever avec lui. C’est moins l’analyse que l’enquête de son drame que nous allons faire. Les griefs s’y pressent, les contradictions y abondent.

Dès les premières scènes, la pièce nous inquiète. Son héros, Claude Ripert, n’est pas seulement un inventeur de génie, c’est aussi un juste doublé d’un stoïque, un cénobite de la science, aussi grand de coeur que d’esprit, le front illuminé d’un rayon divin. Il y a au Louvre, dans un tableau de Murillo, un ange qui fait la cuisine ; Claude est un saint qui manipule des cornues et des alambics. Or, savez-vous quel labeur a rempli ses veilles, quel idéal il poursuit et il réalise ? La recherche de l’absolu, sans doute, ou une nouvelle théorie du mécanisme céleste ? Non, c’est un canon monstre qu’il a forgé, pièce à pièce, un canon effroyablement meurtrier, qui peut broyer une forteresse et foudroyer un million d’hommes en quelques éclairs. Auprès de Claude, le jeune Antonin, un orphelin qu’il a recueilli et dont il a fait son disciple, vient d’inventer, de son côté, un fusil d’une incalculable portée. L’élève tue, le maître massacre : les proportions sont gardées. Telles sont les œuvres pies de ce laboratoire en travail.

Nous voilà déjà un peu étonnés. Et, d’abord, l’énormité de l’invention la rend fabuleuse. Ce canon, qui recèle les forces d’un cataclysme, est un engin fantastique. Milton aurait été taxé d’hyperbole, s’il en avait armé les artilleurs diaboliques qui se battent, dans son poème, contre l’armée céleste. Nous sommes cruellement payés, depuis la dernière guerre, pour nous méfier des trouvailles exterminatrices. Que de machines qui devaient anéantir, en un clin d’œil, les armées prussiennes et qui, examen fait, auraient crevé dès le premier coup. La mitrailleuse elle-même a fait plus de fumée que de feu. Ne pouvant croire à l’invention, l’inventeur nous paraît un personnage chimérique, et l’effet qu’il va nous produire se ressentira de cette première impression.

Et puis n’y a-t-il pas un contraste presque comique entre l’idéalisme du personnage et la férocité de son œuvre ? Ce philanthrope fabrique des outils de carnage, ce rêveur humanitaire rêve des mixtures à faire sauter l’humanité dans la lune, cet apôtre veut convertir l’Europe à la paix par d’épouvantables hachis. Je sais bien, en effet, que l’idée de Claude est de rendre la guerre impossible par l’exagération de ses moyens meurtriers : mais cette prétention n’est pas sérieuse ; on dut en dire autant quand on fondit, au quatorzième siècle, la première bombarde. Quoi qu’il en soit, je ne me figure guère un Krupp, même français, la tête ceinte d’une auréole allumée au feu de sa forge, et tendant des mains, noires de poudre fulminante, vers le Dieu de miséricorde.

J’insiste sur ce canon légendaire parce qu’il est, en somme, le pivot de la pièce, et qu’il la tuera, si elle doit mourir. C’est même la seule victime qu’il soit certainement en état de faire.

Cela dit, entrons dans l’action, avec la femme de Claude, qui vaut celle de l’empereur romain. Césarine rime à Messaline, et cette rime n’est pas sans raison. Elle était mère avant son mariage ; quelque temps après, Claude a découvert ce triste secret. Une première fois, il a pardonné, il a même pris soin de l’enfant, dont elle ne s’inquiétait pas plus que d’un petit Chinois jeté au fleuve Jaune. Mais la dame, loin de s’amender, s’est jetée, à corps perdu, dans la vie galante. Elle est à peu près à qui veut la prendre ; ses exploits auraient effarouché les dames de Brantôme ; avec ses amants, passés et présents, elle pourrait se faire un régiment de gardes du corps. Claude alors l’a arrachée de son cœur ; ses souffrances ont été horribles. Mais la plaie maintenant est cicatrisée. Il n’a point plaidé en séparation, de crainte des scandales dans lesquels elle traînerait son nom. Le pavillon du mariage couvre encore, à demi, ses déportements. Cela, dit-il, le ridiculise un peu plus, mais le salit un peu moins. Il tolère donc cette femme dans sa maison ; mais elle est morte pour lui. Absente ou présente, il ne fait pas plus attention à elle qu’à une étrangère sortant ou rentrant dans une hôtellerie.

Justement, quand la toile se lève, la voici qui revient au domicile conjugal, après une escapade de trois mois, rapportant deux cent mille francs qu’elle prétend tenir de l’héritage d’une grand’mère. A la façon dont sa femme de chambre la reçoit, on devine qu’elles ont gardé les galants ensemble : sa familiarité insolente a trahi leur complicité. Claude a vu rentrer Césarine avec un imperturbable sang-froid. Mais il a surpris le trouble du jeune Antonin ; il lui fait avouer tranquillement qu’il est amoureux de sa femme, reçoit l’aveu du jeune homme, lui donne l’absolution, le retient dans sa maison quand il voulait fuir, lui trace un portrait à faire peur de celle qu’il adore, l’exhorte à faire de son amour un sacrifice à la patrie vaincue ; et, comme preuve suprême de confiance, il lui remet la clef du coffre-fort où il a déposé les papiers qui renferment le secret de son invention.

Cette conduite peut paraître sublime, au premier coup d’œil ; et, si Claude Ripert était seulement de bois, je n’y trouverais rien à redire. Un automate, spécialement fabriqué pour les besoins de la cause, serait peut-être capable d’un tel héroïsme ; mais il devient incroyable dès qu’il s’agit d’un homme en chair et en os. Rien de plus faux que le raisonnement d’après lequel Claude justifie sa tolérance impassible. La résignation qu’il affecte est plus diffamante que la souillure qu’il veut éviter. Est-ce que l’opprobre d’un époux, en apparence complaisant, tenant la chandelle d’un mauvais lieu conjugal, n’est pas plus flagrant que l’éclat d’une séparation judiciaire ? Scandale pour scandale, celui qui tranche et qui purifie vaut mieux que celui qui tolère et qui simule la honte d’une complicité.

Comment admettre, d’ailleurs, une patience assez endurcie pour résister à un affront permanent, et qu’un homme avale, chaque jour, sans sourciller, pendant des années, des couleuvres auprès desquelles le crapaud dont parle Chamfort paraîtrait mangeable ? Vous figurez-vous ce vertueux chimiste, restant le nez dans ses cornues, tandis que sa femme plante : sur son front tout ce que peut porter le chef d’un mari ? Comme l’autruche se cache la tête dans le sable pour n’être pas vue des chasseurs, il se plonge dans ses fourneaux pour ne pas voir les amants qui le déshonorent. N’exagérez pas la vertu ; à ce degré d’excentricité, elle devient presque ridicule. Votre Claude est un saint, je le veux bien ; mais, jusqu’à présent du moins, c’est un saint de cire, à mettre en chasse et non pas en scène. Il faut le canoniser et l’empailler !

Cependant Claude s’est ruiné dans les recherches de son canon philosophal, et il a mis sa maison en vente. Un notaire retiré se présente, sous le nom de Cantagnac, pour l’acheter sur-le-champ. C’est un gros homme, de mine joviale, à l’accent gascon. Il a entendu parler de la découverte du savant, il est patriote, il a eu un fils tué dans la dernière guerre, et de grosses larmes tombent, à ce souvenir, sur sa large face, aussi disparates que si elles roulaient sur le masque d’un Polichinelle. Bref, il propose à Claude de commanditer son invention, moyennant un quart dans les bénéfices. Claude refuse, voulant rester seul maître de son oeuvre, et il laisse Cantagnac discuter, en tête-à-tête avec sa femme, la vente de cette maison qui représente l’apport de sa dot.

Alors le masque tombe, l’accent gascon s’efface, le notaire s’évanouit ; et, du nuage que laisse sa disparition, sort un Rodin germanique aux cent yeux, aux cent bras, espion d’une police universelle, représentant d’une société, au capital de cinq milliards, ayant pour but l’achat ou la destruction de toutes les forces vives de la France, armée de glaives et de stylets dont la pointe est partout et dont la poignée n’est nulle part. Il se dresse menaçant devant Césarine et la somme de lui livrer le secret du canon de son mari. Pour l’y contraindre, il lui révèle qu’elle descend de Jules César, à la mode de Bavière, et qu’elle a eu autant d’amants que don Juan avait de maîtresses. La dame sait parfaitement cela, et son mari n’en ignore. Sur quoi, Cantagnac, passant à sa chronique inédite, nous apprend qu’elle s’est fait enlever, dans sa dernière fugue, par un faux comte de Moncabré, lequel n’était autre qu’un de ses agents ; que les deux cent mille francs qu’elle rapporte au logis sont le prix de cette équipée, et qu’étant devenue grosse, elle est allée se faire avorter dans une maison borgne dont il lui dit le nom et l’adresse ; cas passible de la cour d’assises. Il lui apprend que ledit bellâtre, s’étant épris d’elle, au lieu de remplir sa mission d’amant politique, vient de disparaître pour toujours, à la mode vénitienne ou turque. Donc Césarine, payée chèrement, lui livrera le secret, ou le mari averti la remettra à la justice prévenue. Son choix n’est pas douteux, elle opte pour le vol. Antonin est là pour lui éviter l’effraction.

En vérité, c’est à n’y pas croire. Comment un esprit si net et si lucide autrefois, a-t-il pu concevoir cet être impossible, moitié monstre et moitié fantoche, et qu’on dirait issu du commerce incestueux de M. Lecocq avec la Dame au gant noir de Ponson du Terrail. Qu’est-ce que cette société mélodramatique ou les Treize, de Balzac, semblent remuer les trésors de Monte-Cristo ? Quelle idée bizarre que celle d’incarner l’espionnage prussien, si cruellement réel et pratique, dans cet épouvantail grotesque qui n’a pas même le sens d’un symbole ? Mais le second acte nous réserve d’autres surprises. Quand un drame glisse sur la pente du faux, avec ce violent parti pris, il roule jusqu’au fond.

La toile se relève sur le salon de Claude. Son ami Daniel est là, avec sa fille Rébecca, prêts à partir pour un long voyage. Ce Daniel vous représente un prophète juif, en paletot et en chapeau rond, à la recherche des onze tribus d’Ephraïm égarées dans les sables de Babylone. Il va les découvrir, les rallier, se mettre à leur tête, comme un nouveau Moïse, et les reconduire dans la Terre promise, à l’ombre du Temple reconstruit sur un nouveau plan, In exitu Israel de Egypto ! Vous voyez d’ici l’ébahissement du public à l’audition de ce psaume inouï où Cyrus et Darwin, Persépolis et Jérusalem, les Perses et les Mormons, l’ethnographie et la prophétie tournoient et détonnent comme dans une ronde de sabbat. Que vient faire, entre l’alcôve de Césarine et le canon de Claude, cet Ahasvérus en mission ? A quoi rime celle tirade néo-hébraïque ? C’est de l’hébreu pour une partie du public : pour l’autre, c’est du galimatias. Cela déroute ceux qui ignorent, et cela fait sourire ceux qui savent. On se souvient des étranges théories élucubrées par l’auteur, dans une de ses brochures, sur les amours de Caïn avec les guenons du pays de Nod. Il les transporte aujourd’hui sur la scène, sous une autre forme. Cela tient de l’illuminisme, mais qui dit illuminisme ne dit pas lumière. M. Dumas semble ignorer que l’exégèse biblique est devenue, aujourd’hui, une science presque exacte ; que, depuis plus d’un demi-siècle, elle est explorée pas à pas, scrutée, syllabe à syllabe, par des caravanes d’érudits. Ce n’est plus là un pays où l’on puisse, à son gré, battre la campagne. Il faut avoir passé par les initiations de la science pour y pénétrer. La Genèse n’est pas une féerie ; l’hippogriffe est une détestable monture pour gravir ces sommets scabreux.

Rebecca, la fille du grand prêtre in partibus de la nouvelle Israël, n’est pas moins excentrique que monsieur son père. Tandis que Claude rêve, accoudé au coin de la table, elle vient se poser auprès de lui ; et, là, droite dans sa robe blanche aux plis droits, elle lui chante, en ut mineur, une déclaration d’amour surnaturelle et incorporelle qui l’ajourne aux hymens lumineux du ciel, aux calendes de l’Éternité. « Leur sublime s’amalgame », comme dit Saint-Simon de madame Guyon et de Fénelon. Ce lied angélique, qui semble traduit d’une page d’Edgar Poe, et que Césarine accompagne, sans le savoir, au piano, sur les mesures d’un andante, plairait peut-être dans un roman ; il impatiente, comme un hors-d’oeuvre, dans un drame dont l’action se fait si longtemps attendre. Et puis ce lis de Saaron semble artificiel avec son mysticisme guindé et son jargon séraphique. — « Mademoiselle de l’Empyrée », dirait un railleur.

Une belle scène nous fait redescendre à terre, de ces nuages accumulés à plaisir. C’est celle où Césarine, tombant aux pieds de son mari, lui demande grâce, pardon, indulgence plénière sur tous ses péchés, jusqu’à la minute où elle parle. Avec des paroles brûlantes, elle essaye de rallumer son amour éteint. Mais Claude reste inexorable, il ne croit pas à son repentir. Alors la femme repoussée éclate en menaces. Claude l’écoute du haut de son froid mépris ; mais il lui déclare que, si elle s’attaque jamais aux deux êtres qu’il aime, à Antonin ou à Rebecca, il la tuera tranquillement, comme il tuerait une bête enragée.

Et si pourtant elle était sincère, dans cet accès de remords, dans ce réveil en sursaut de la conscience et du cœur ? On peut le croire ; car rien n’indique qu’elle ment encore. Alors cet homme de paix et de vertu, drapé en juste, posé en martyr, nous paraîtrait étrangement implacable, et nous comprendrions la colère de la suppliante rejetée. Elle a tenté, pour sortir de l’enfer, un effort suprême ; l’époux invoqué l’y replonge, elle s’y renfonce, avec l’effrayant parti pris de la damnation. Sa dernière espérance de grâce est éteinte ; elle n’a plus qu’à se dévouer à la haine, au vice, au mensonge, à l’impénitence finale, ces dieux infernaux des désespérés.

Ainsi fait-elle ! A un signal, Cantagnac se dresse contre la fenêtre, comme un diable d’opéra qui sortirait d’une trappe, au milieu de flammes du Bengale. Le marché est débattu et conclu au vol. Elle demande quatre millions, il en offre deux qu’elle accepte. C’est à peu près quarante sous par homme que ce canon transcendant pourra tuer dans une seule bataille. Maintenant, au tour d’Antonin, dont il faut qu’elle fasse son complice. Elle l’a déjà séduit, à demi, dans une première scène ; elle achève de le débaucher et l’entraîne vers l’adultère, avec la luxure d’une goule, qui se cramponne à sa proie. On a beau nous dire que ce petit jeune homme a le diable du désir au corps, il succombe vraiment trop vite à la tentation. Trahir, en quelques heures, son bienfaiteur et son maître, lorsqu’il vient d’être si solennellement averti, lorsqu’on lui a montré la queue de la sirène, les griffes du vampire, c’est descendre un peu brusquement les degrés du mal. Mais les personnages sont ainsi faits, dans cette pièce à outrance : d’un côté des anges, de l’autre des monstres ou des coupables ; aussi excessifs les uns que les autres. Pas de milieu humain : le ciel et l’enfer.

Le rideau se relève sur Claude debout, la nuit, devant sa fenêtre, posé en face de la lune qui le revêt d’une mystique blancheur. Un drame naturel et vrai n’aurait nul besoin de ce factice appareil. M. Dumas, quand il écrivait Diane de Lys et le Demi-Monde, ne songeait guère aux effets de diorama et d’éclairage a giorno. L’acte précédent s’ouvrait par une cantate sur les tribus d’Israël ; celui-ci débute par un long soliloque de Claude à la nature et à Dieu. Le morceau a paru prétentieux et vide. La poésie seule peut soutenir, avec ses ailes, de telles monodies intercalées au milieu d’une pièce. Or M. Dumas a été souvent, au théâtre, un puissant et vigoureux inventeur : mais il n’a jamais été un poète. S’il sait les formules qui font vivre les personnages, en chair et en os, il ignore les mots enchantés qui évoquent les Esprits divins. Cette prière interminable se gâte d’ailleurs terriblement à la fin. Claude consulte Dieu sur le meurtre éventuel qu’il vient d’annoncer, et Dieu, des hauteurs étoilées de son firmament, lui répond : « Tue-la ! » Il fait bénir son fusil par Celui qui releva la Femme adultère. C’est l’extase fatale et sinistre du fanatique préparant un meurtre sacré.

Les digressions ne cessent pas ; on passe des thèses, dans la maison de Claude, comme à la Sorbonne. Après l’oraison, la dissertation. C’est sur l’existence de Dieu que Claude engage une polémique avec Cantagnac. Il l’affirme, l’espion la nie, avec un cynisme qui révolte et une cruauté qui écœure. Mais il est oiseux plus encore qu’odieux dans cet intermède. Que nous importent les opinions de ce drôle sur Dieu et sur l’âme ? Est-ce qu’on interroge, sur des questions si hautes, un gredin pareil ? On n’espionne pas Dieu, on ne l’achète pas ; tout au plus peut-on l’exploiter, en temps de guerre, dans des ordres du jour aux armées dont ce mouchard est goujat. Que voulez-vous donc qu’il en fasse ? Tu nies l’âme, maraud ténébreux… et tu as raison, car tu n’en as pas.

Cependant voici la femme de chambre qui tombe aux genoux de Claude et lui dénonce, en pleurant, tous les méfaits de sa maîtresse, y compris son vol projeté des manuscrits contenant le secret du fameux canon. Elle était à tout faire, cette bonne endiablée ; elle portait les billets doux, introduisait les amants, faisait le guet de l’alcôve, et trahissait, depuis dix ans, à la journée, son doux maître. Tant qu’on ne lui prenait que son honneur, elle n’a pas soufflé. Mais le canon est en péril, elle accourt, la conscience en alarmes, prête à se faire tuer sur sa théorie. Scrupule imprévu et bizarre ! où diable le patriotisme va-t-il se nicher ?

Claude reçoit ces révélations dernières avec son sangfroid habituel. Il allait accompagner, au chemin de fer, son ami Daniel partant pour l’exode ; il ne sort pas moins, après avoir appris tout cela, persuadé que le Dieu dont il est le prophète le fera revenir à temps. Ce moine de la science est fataliste, comme un vieux derviche.

Antonin revient, poursuivi par Césarine, qui le presse de fuir avec elle. La honte de son crime, plus encore que sa passion assouvie, le fait consentir. Mais il faut de l’argent ; les deux cent mille francs qu’elle lui a confiés sont là, dans ce coffre. Il tourne la clef dans la serrure à secret, le battant s’entrouvre. Césarine lui dit d’aller baisser la lampe qui peut les trahir. A peine est-il au fond de la chambre, qu’elle saute sur le coffre-fort et y saisit les papiers de Claude. Antonin l’a vue, il s’élance sur elle, il veut les reprendre ; alors la furie se démasque, vomit des horreurs. Elle lui chante une invitation à je ne sais quelle valse infernale ; elle lui dit quelle l’a perdu, qu’il est son damné, que la passion, le vice et le crime sont les trois étapes de la voie qu’ils vont parcourir ensemble, à bride abattue. Cependant son amant l’a prise aux poignets, il va la dompter ; elle se dégage de son étreinte, et court jeter son manuscrit, par la fenêtre, à Cantagnac embusqué. A ce moment, Claude apparaît dans l’angle de la chambre, le fusil à l’épaule, couchant en joue la misérable. Le coup part, elle tombe raide morte ! « Viens travailler ! » dit Claude, déposant son arme, à Antonin qui attendait sa seconde balle.

Le fusil a porté, mais l’arme morale a dévié ; ce dénouement fait faux coup. Cette femme immonde méritait dix fois d’être exécutée, aux applaudissements du public. Seulement il fallait viser juste. Or, par une incroyable faute de logique, l’auteur l’a frappée au seul endroit où elle n’était pas vulnérable. Ce n’est point comme adultère, mais comme voleuse que Claude fusille, à bout portant, Césarine. Or qu’a-t-elle volé ? Un rêve d’inventeur, une chimère, un canon mythique auquel aucun spectateur de bon sens ne peut croire. La vengeance de Claude, au lieu d’être l’exécution de la justice divine et humaine, n’est plus que l’assassinat d’un maniaque.

Et que dire du mot final : « Viens travailler ! » à deux pas de ce corps meurtri que tu as adoré et possédé tout à l’heure, et qui peut-être palpite encore ! Viens perfectionner la batterie du fusil qui a tué la femme de ton cœur, l’idole de tes sens. Ce stoïcisme barbare fait de votre Claude un haïssable sectaire. Qu’il retourne à son atelier et qu’il mouille sa poudre exterminatrice, de ses mains sanglantes.

J’ai tout dit, j’ai tout discuté, et il m’a été impossible d’être moins sévère. Aussi bien le public avait jugé, avant moi, ce drame avorté. Les personnages qu’il met en scène sont imaginaires ou monstrueux. On ne sait de quelle substance est formé ce mari baroque, visionnaire et débonnaire, patient jusqu’à la sottise, féroce jusqu’au meurtre, moitié papier mâché, moitié bronze. Césarine, infanticide et lubrique, hystérique et perverse jusqu’à la démence, est une folle de la Salpêtrière, digne du cabanon plus que de la scène. Le jeune Antonin, d’abord sympathique, se corrompt si vite, que l’intérêt n’a pas le temps de s’en approcher. Daniel n’est qu’un Mapah hébraïque, halluciné par les mirages des déserts de Moab et de Chanaan ; Rébecca, une ombre diaphane, une juive de keepsake qui n’a pas de corps. Que dire encore du Vieux de la Forêt-Noire et du canon légendaire qu’il veut conquérir ? On ne fait pas un drame, vivant et viable, avec des caractères et des ressorts si forcés.

Mais le vice organique de la Femme de Claude est surtout le faux système que, depuis quelque temps, M. Dumas applique au théâtre. Ce système, apparent déjà dans ses Idées de madame Aubray, contenu dans sa Princesse Georges, affirmé par ses brochures et par ses préfaces, poussé à l’excès dans la Femme de Claude, consiste à faire d’une pièce une prédication d’idées vraies ou fausses, usurpant la place de l’action, et dressant une chaire par-dessus la scène. Certes, il est de toute évidence que le drame ne doit pas seulement agir, mais qu’il doit aussi réfléchir. La conscience étant l’organe essentiel de la vie morale, il se mutilerait s’il la retranchait de son action ou s’il l’enlevait à ses personnages. L’homme, dans la réalité, discute, en même temps qu’il agit. Il n’est pas seulement l’auteur, il est le juge de ses actes. Une voix intérieure qu’il ne peut faire taire, interrompt toutes ses actions et toutes ses paroles, pour les approuver ou pour les blâmer. Cette voix doit se faire entendre sur la scène, et le théâtre lui a ménagé des échos dans les monologues et les apartés. Mais le drame, en mêlant la conscience à la vie, ne doit pas les séparer un instant, il ne saurait, sous peine de refroidissement mortel, passer du pathétique au didactique, comme d’une température brûlante à une atmosphère humide ou glacée. Sa morale ne peut s’isoler de son développement ; elle doit être dans le cœur même de l’œuvre, et se répandre au-dehors, d’elle-même, naturellement, sans effort. Elle doit en être la sève et non pas la greffe. Or M. Dumas fait maintenant de ses pièces des conférences morales et sociales. La Femme de Claude est tout encombrée de dissertations qui couvrent ses lacunes et meublent ses vides. Ses personnages n’incarnent plus des caractères, mais des abstractions. Ils se professent eux-mêmes au public, ils parlent comme des livres et non comme des hommes, et semblent reliés plutôt qu’habillés.

Le malheur est encore que cette philosophie dramatique est à peu près inintelligible. Ce vif esprit, qui a imprimé les traces si profondes dans l’observation directe et vivante, trébuche dès qu’il aborde la philosophie ou la pensée pure. Son jugement chancelle et sa vue s’égare ; il prend des lieux communs pour des découvertes, des paradoxes obscurs pour des vérités éblouissantes, des rêves incohérents pour des idées vives. Il y mêle encore je ne sais quelle ruinée cabalistique et mystagogique, sortie des livres spirites, qui achève de tout obscurcir. Reprenez, dans la dernière brochure, son triangle humain, ses castes féminines « de temple, de foyer et de rue », ses commentaires apocalyptiques sur le Déluge et sur la Genèse : ajoutez-y les songes creux de Claude et les prophéties de Daniel, et vous aurez un grimoire que l’œil d’un hégélien ne pourrait pas déchiffrer. Quand il philosophe et quand il spécule, quand il se détourne de l’étude des mœurs vers la métaphysique abstraite ou sociale, M. Dumas fait l’effet d’un chirurgien consommé, aux mains infaillibles, lorsqu’il les applique aux instruments de son art, qui manierait gauchement des compas et des télescopes.

Un talent pareil ne peut s’éclipser tout à fait. Il y a, dans la Femme de Claude, des réveils lumineux, des mots pénétrants, des bouts de scène d’une justesse ou d’une passion saisissante. Mais ce ne sont que des éclairs bientôt dissipés. On ne retrouve même plus la dextérité de l’auteur. Cette pièce mal conçue est une pièce mal faite. Le trouble de l’idée s’est reflété dans l’exécution.

II. Monsieur Alphonse

Un instant fourvoyé dans d’obscurs sentiers, pleins d’illusions et de dédales, pareils à ceux qui mènent au sabbat, M. Alexandre Dumas vient de rentrer dans sa voie ; et à la façon dont il la parcourt, on dirait qu’il a repris un nouvel élan. Des théories creuses et nuageuses qui l’en éloignaient, il est revenu à la pratique, vivante et consommée, de son art. En descendant de la chaire, il est remonté sur la scène. Ne croyez point pourtant à un succès d’amusement frivole. Il y a autant d’idées dans Monsieur Alphonse qu’il y avait de chimères dans la Femme de Claude. Mais ces idées sont vraies et salubres, revêtues d’art et de vraisemblance, exprimées par des caractères d’une grâce charmante ou d’un relief vigoureux, attendries par une émotion pénétrante. Pour la seconde fois, avec un talent redoublé, l’auteur a remis en scène une question scabreuse et pathétique entre toutes, celle de l’enfant naturel renié par son père et abandonné par la loi.

Dès la première scène, le drame se jette dans l’action : c’est en plein mouvement qu’il s’expose. Nous sommes chez madame Raymonde, la femme d’un officier de marine, le commandant Jean-Marc de Montaiglin. Un jeune homme, M. Octave, est là qui lui parle d’un enfant clandestin, élevé à la campagne chez des paysans, et sur lequel il leur faut prendre un parti. Il va se marier à une riche veuve, et ce mariage serait rompu, si le secret de cet enfant lui était connu. L’idée lui est venue de faire recueillir par M. de Montaiglin, qui a été l’ami de son père, la jeune Adrienne. Le commandant va bientôt partir pour un voyage au long cours. Raymonde n’a pas d’enfant de lui, cette adoption lui sourira comme une distraction laissée à sa femme, pendant son absence : il ne doute pas de son consentement. Ainsi parle M. Octave, avec un égoïsme cynique et une familiarité dont le mépris de Raymonde contient l’impudence. C’est à travers une haine glaciale qu’elle le regarde et qu’elle lui répond. Il y a pourtant, entre eux, une complicité, celle du malfaiteur avec la victime.

Avant d’épouser M. de Montaiglin, Raymonde a été, non pas séduite, mais outragée par M. Octave, la surprise étant une des formes du viol. Une fille est née de cette rencontre maudite ; on l’a déposée dans une famille de paysans, à Rueil. Son père est venu la voir six fois en onze ans. Encore se masquait-il, pendant ces visites, du faux nom de Monsieur Alphonse. Raymonde, elle, n’a jamais caché à l’enfant qu’elle était sa mère ; toutes les semaines, au moins ; au risque de se perdre, elle va l’embrasser. Ce que cet homme lui propose la tente et la révolte à la fois. Quelle joie ce serait d’avoir sa fille à elle et chez elle, de faire rentrer dans sa maison, comme dans un nid, l’enfant exilé ! Mais elle craint d’offenser son mari, qu’elle respecte et qu’elle aime avec une sorte de passion religieuse, en installant sous son toit ce témoin vivant de sa faute. Une première fois, elle l’a trompé, en n’osant pas la lui révéler ; et ce secret qu’elle a gardé est, pour elle, un constant remords.

Cependant, M. Octave, voyant qu’elle hésite, va de l’avant et prend tout sur lui. C’est une figure étonnamment vraie que celle de ce fils de joie : la ressemblance est exacte, pas plus exagérée qu’adoucie ; l’homme est modelé en pleine boue, sans grossissement et sans bavochure. Ou ne pouvait mettre plus de hardiesse et de tact à représenter l’infamie. M. Octave est un garçon amolli par la paresse, dépravé par la vanité, naïvement vicieux et sans âme ; pas plus d’idée du devoir et de sens moral que dans la tête d’un brochet. A un étage plus bas de la vie sociale, il aurait été un Lovelace de barrière, et l’accroche-cœur de ses moustaches se serait collé sous une casquette, le long de ses tempes. Tel qu’il est, s’il ne fait pas précisément métier de son joli visage, il en fait du moins marchandise. Madame Guichard, la veuve qui va convoler à son bénéfice, est une ancienne servante d’auberge, épousée par l’aubergiste défunt, dont elle était la bonne à tout faire, et qui lui a légué cinquante mille livres de rente. Il était son amant, le mari vivant ; elle a vingt ans de plus que lui ; il lui doit quelque argent et beaucoup d’amour. M. Octave ne paraît pas se douter de sa turpitude et marche sur ses ergots, aussi fier que le coq d’une poule aux œufs d’or.

Il va donc droit à M. de Montaiglin, lui conte, en l’arrangeant, son histoire, et lui demande l’hospitalité pour sa fille. Le marin méprise un peu, sans trop le connaître, cet être équivoque ; mais il accueille sa requête, en se souvenant de son père. Octave a pensé à tout ; il a amené Adrienne, prête paraître au moment voulu. La fillette fait son entrée, et il faut le dire, cette entrée est celle d’un enfant prodige. Elle a des mots qui avancent terriblement sur son âge, cette jeune Adrienne, des mots d’auteur, pour tout dire. Son babil est noté comme une mélodie ; ses naïvetés mêmes semblent serinées. On dirait qu’elle a pour marraine une de ces fées qui chaque fois que leur filleule ouvre les lèvres, en font tomber une perle. Ce trait de précocité est si fort, qu’il marque cette figure d’enfant comme d’une légère ride. Nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, M. de Montaiglin la trouve adorable, et une scène charmante vient effacer, comme sous un baiser, l’impression dont nous parlions tout à l’heure. La petite, en présence du mari, parlait à Raymonde comme à une étrangère ; elle l’appelait « Madame. » Dès qu’il n’est plus là : Maman ! » s’écrie-t-elle ; et la mère et la fille s’épanchent en tendresses.

Madame Guichard vient troubler la fête ; elle entre dans la maison, fagotée en madame Angot, avec un vacarme d’émeute, grosse d’orage, bouffie de colère, criant après son Octave, comme si elle réclamait un poisson volé. Elle l’a filé depuis le matin ; elle l’a vu de loin, sortir d’une maison de Rueil, avec un enfant. Elle veut savoir ce qu’est cet enfant, et quel est son père, et quelle est sa mère ; et, à la façon dont elle la questionne, madame de Montaiglin doit déjà trembler pour ses coiffes. C’est un curieux contraste que celui du choc des deux femmes : la lutte d’un pot de terre contre une lasse de fine porcelaine. Raymonde laisse enfin la virago noyer sa fureur dans un verre de bière qu’elle a demandé.

Madame Guichard est encore un type admirable, accentué sans charge, aussi profond que saillant, pétri, de main d’artiste, en pleine pâte plébéienne. Sa vulgarité n’a rien de choquant, sa laideur n’est point enlaidie. Cette maritorne à peine décrassée, tranchante et bourrue, cordiale et triviale, devient sympathique, dès qu’on la connaît. Il y a de la bonté sous sa grossièreté ; il y a un coeur sous son corsage rebondi, et ce coeur lui saute, à chaque instant, dans la main. Elle aime avec une passion chaude et sensuelle, allumée par l’été de la Saint-Martin, le mirliflor qui l’exploite ; elle l’aime servilement, en ancienne servante, domptée par l’empire qu’il a sur sa chair, et qui la ramène, après chaque révolte, matée et soumise. Les petites mains du sire, ses petits pieds, sa peau blanche, ses cheveux bouclés, tout cela compose un idéal de la vitrine d’un coiffeur, mis à la portée de sa maîtresse, et qui la subjugue. Son caractère éclate en traits vibrants de nature, dans la scène qu’elle fait à Octave pour lui arracher son secret. Elle le menace, elle l’insulte presque ; puis se radoucit, fond en grosse tendresse : il est son maître, elle l’a dans le sang. Au moyen âge, elle l’aurait accusé de lui avoir jeté un sort.

Octave renie d’abord l’enfant et l’attribue à un ami qui l’en a chargé : il confesse enfin sa paternité, mais en affirmant que la mère est morte. Madame Guichard, n’étant plus jalouse, redevient alors une bonne femme du peuple. L’instinct maternel remue dans ses entrailles. Puisque cette fille est à lui, elle l’adoptera, l’aimera comme la sienne. Point de réplique, c’est son dernier mot : et, ce soir même, elle reviendra chercher la fillette.

Il n’y a rien à dire contre un arrangement si raisonnable et si simple. Le commandant n’y fait aucune objection, et il se charge d’apprendre à sa femme que l’enfant a retrouvé une famille.

C’est ici que se place une scène d’une invention pathétique, d’une originalité saisissante, et conduite avec un art merveilleux. Le mari est à son bureau, réglant des affaires, avant son départ. Tout en écrivant, il annonce à Raymonde que la petite va les quitter brusquement, comme elle est venue. Raymonde tressaille à cette nouvelle : elle se contient d’abord et discute doucement, comme par scrupule de conscience. N’est-ce pas mal faire que de livrer une enfant si tendre, si aimante, à ce père indigne, à cette femme, bonne peut-être au fond, mais emportée et brutale, qui pourra s’en lasser demain, comme elle s’en est engouée tout a l’heure ? N’ont-ils pas déjà charge de cette jeune âme que Dieu semblait leur avoir confiée ? Elle poursuit ainsi, et ses nerfs se montent, et sa voix s’exalte. Elle s’indigne qu’on puisse ainsi arracher les enfants des bras de leurs mères pour les jeter aux premiers venus ; elle atteste la justice divine et humaine ; elle parle en pleurant, comme elle se parlerait à elle-même, si elle était seule. C’est un crescendo de colère, d’exaltation et d’amour qui s’enfle et bouillonne, mettant à nu son coeur déchiré… Tout à coup Raymonde se retourne, aperçoit le regard de son mari fixé sur elle, avec une stupeur douloureuse. Elle le regarde à son tour, et l’on voit passer l’aveu de la femme à l’homme, pareil à un éclair qui foudroierait en silence. Toute la salle en tressaille, comme sous une secousse électrique. Raymonde est tombée à genoux, le commandant la relève : — « Et ma fille ? s’écrie-t-elle. — Nous la garderons. »

Le coup de théâtre est superbe, mais difficile à croire autant qu’un miracle. C’est angélique peut-être, à coup sûr, ce n’est pas humain. M. de Montaiglin, dans cette fin de scène, dépasse la taille moyenne de la sublimité naturelle. Un prêtre peut absoudre ainsi une faute qui en fin de compte, lui est étrangère ; un mari ne saurait y mettre tant d’impassible sang-froid. On lui voudrait, au moins, une transition d’angoisse et de trouble, un frémissement qui trahit la lutte intérieure. Son pardon est trop subit et trop spontané ; il tombe des nues plutôt que d’une bouche humaine. L’auréole mystique de Claude illumine, a ce moment, M. de Montaiglin d’un faux idéal. Heureusement ce n’est qu’une lueur, et l’attendrissement est si grand, Raymonde est si touchante et si sympathique, qu’on ne songe pas à discuter cette céleste amnistie. Rien de plus émouvant encore que les paroles d’absolution prononcées par l’époux sur la femme en pleurs. C’est à la fois solennel et tendre. Elle peut se croire en état de grâce, lorsqu il la relève, en la serrant dans ses bras.

La pièce pourrait finir là : l’auteur, au troisième acte, a su pourtant tirer des effets nouveaux d’une action qui paraissait épuisée. Le commandant a fait dresser, par un notaire, un acte de reconnaissance où le nom du père est laissé en blanc. Il demande à Octave s’il veut se déclarer le père d’Adrienne. Sur son refus auquel il s’attendait, M. de Montaiglin inscrit son nom sur l’acte, prie sa femme de le sanctionner par son consentement, la remercie publiquement de l’avoir aidé à faire son devoir, entraîne Octave à la table, et le fait signer, comme témoin, l’acte qui annule sa paternité. C’est l’élan d’une inspiration mêlé à la rapidité d’un coup de main. En trois signatures, l’auteur a dégradé le misérable qui renie sa fille, sauvé l’honneur de la femme et glorifié l’homme généreux qui revendique et couvre sa faute. Il a, de plus, visé la loi qui, dans certains cas, livre l’enfant naturel, comme sur l’estrade d’un encan, aux adjudications du hasard. On ne pouvait plus nettement résoudre un cas difficile. Sans moyens forcés, sans violence, le noeud est dénoué aussi vite qu’il serait tranché.

Cette loi qui jette l’enfant, sans nom dans la vie, à qui veut le prendre, est encore réduite à l’absurde par un nouvel incident. Comme le dit madame Guichard, qui revient épanouie de joie : « Le Code est un bon garçon. » S’il ne permet pas toujours à ceux qui ont fait des enfants de les reconnaître, en revanche, il donne le droit à ceux qui n’en ont pas de reconnaître les enfants des autres. Ce que sachant, la digne femme est allée droit à sa mairie, se déclarer mère d’Adrienne. La voilà bien étonnée quand elle apprend que la place est prise, et que M. de Montaiglin est cet ami dont Octave d’abord lui avait parlé. Elle rit aux éclats de cette drôle d’histoire ; elle se lâche en gros lazzi de commère ; puis ses soupçons la reprennent. Les gens de Rueil ont parlé ; elle sait que la mère vit encore : à tout prix, elle veut la connaître. C’est à l’enfant, d’abord, quelle s’adresse ; mais la petite joue son rôle connue une comédienne qui aurait dix années de planches. Madame Guichard tente alors une épreuve à laquelle Raymonde se laisse prendre. Elle vient d’envoyer Adrienne chercher des joujoux dans la voiture qui l’a conduite au château ; elle se penche à la croisée et s’écrie que l’enfant vient de tomber entre les pieds des chevaux. Raymonde se trahit par un cri poignant qui dénonce sa maternité. Il faut passer cette rengaine à un drame qui en a si peu. Madame Guichard a tout compris, mais le secret sera bien gardé. Son brave cœur s’émeut et s’indigne ; elle n’a plus que du dégoût pour le coquin qui l’avait charmée. Jusqu’au bout, elle reste fidèle à son type. Il y a du coup de poing populaire dans le mépris dont elle le terrasse. « Quand je pense, dit-elle, que j’allais épouser ce pierrot-là ! »

M. Alphonse parti, la tête basse, Adrienne se retourne vers sa vraie famille : « Mon père ! » dit-elle à Montaiglin : « Ma mère ! » en embrassant madame Guichard ; « Maman ! » en se jetant au cou de Raymonde. Cette gamme de sentiments, graduée comme un exercice de solfège, n’est pas plus dans la voix d’une enfant de douze ans que les autres airs qu’elle chante. Il n’y a qu’un personnage manqué, entre tous ceux de la pièce, et c’est celui d’Adrienne. Elle y roule comme une poupée parlante, d’un mécanisme exquis, merveilleusement ajustée, garantie contre tout faux pas et tout dérangement. Son intelligence, tirée à quatre épingles, ne fait pas un pli. Joas, répondant à l’interrogatoire d’Athalie, n’est pas mieux stylé qu’Adrienne, quand elle réplique aux questions de madame Guichard. Cette petite fille, élevée chez des villageois, a l’air d’avoir été trouvée dans une serre chaude, sous une sensitive.

J’ai dû relever ce défaut, parce qu’il est unique dans ce drame profondément vrai et vivant, qui ne laisse une objection ni à l’esprit ni à la conscience. L’action marche avec la rapidité de la vie ; elle surmonte ou elle esquive les passages scabreux, avec l’audace résolue qui fait applaudir un char emporté tournant un obstacle. Cette chirurgie dramatique, trop souvent blessante, ou l’auteur était passé maître, est ici maniée avec le tact le plus délicat. L’observation est poussée à vif, mais elle s’arrête juste au point où elle pourrait faire une lésion morale. Imaginez le type de Monsieur Alphonse présenté par des mains vulgaires : on n’en aurait pas supporté la vue. Mais le portrait est d’une justesse si mordante, d’une ironie si fine et si contenue, qu’il ne soulève pas un scrupule. Rien n’excède et rien ne dépasse. C’est à encadrer net, comme une eau-forte de maître.

Mais la qualité supérieure de la pièce, son charme essentiel, sa sympathie pénétrante est l’émotion dont elle est remplie. Le don des larmes qui, depuis la Dame aux Camélias, semblait s’être desséché dans le talent de M. Dumas, jaillit ici, comme une source rouverte. Toutes les fibres du cœur y sont touchées sans rudesse, et rendent des sons d’une pureté délicieuse. Je ne sais guère, dans le théâtre contemporain, de figure plus attendrissante que celle de Raymonde, plus amoureusement femme et mère, mieux relevée par le repentir. Son trait distinctif est la reconnaissance passionnée que son mari lui inspire, et qui fait de son amour une adoration.