Chapitre V
Le roman
1. Gustave Flaubert : sa place entre le romantisme et le naturalisme. Objectivité, impersonnalité, impassibilité de l’œuvre. — 2. Romanciers naturalistes : M. Zola. Prétentions scientifiques, tempérament romantique. Puissance descriptive. — 3. MM. de Goncourt : naturalisme, nervosité, impressionnisme. M. Alphonse Daudet : sensibilité et sympathie dans l’effort pour atteindre l’expression objective. Le peintre des humbles. Vastes tableaux de mœurs. Guy de Maupassant : un vrai, complet, pur réaliste. — 4. Hors du naturalisme : M. P. Bourget : le roman psychologique et analytique. Pierre Loti : le roman subjectif, pittoresque et sentimental.
Le genre dominateur de la littérature, entre 1850 et 1890, a été le roman, comme, dans la première moitié du siècle, la poésie lyrique. Et ce déplacement de la supériorité est à lui seul le signe d’une nouvelle orientation littéraire : par définition, le lyrisme est l’expression du moi, et le roman doit être la perception du non-moi.
1. Gustave Flaubert.
Entre les deux écoles romantique et naturaliste se place Gustave Flaubert, qui procède de l’une et fonde l’autre, corrigeant l’une par l’autre, et mêlant en lui les qualités de toutes les deux : d’où vient précisément la perfection de son œuvre. Au moment unique où le romantisme devient▶ naturalisme, Flaubert écrit deux ou trois romans qui sont les plus solides qu’on ait faits en ce siècle905.
Il se disait romantique, et il l’était par son éducation, par ses admirations littéraires : Hugo était son Dieu. Il avait des préjugés, des manies de romantique échevelé : cet excellent homme professait candidement, avec une féroce truculence de paroles, la haine du bourgeois, de la vie et de la morale bourgeoises ; il avait soif d’étrangeté, d’énormité, d’exotisme. On le sent tout voisin de Gautier et de Baudelaire. Puis, le romantisme a fait l’éducation artistique de Flaubert : du romantisme, il a retenu le sens de la couleur et de la forme, la science du maniement des mots comme sons et comme images ; de la seconde génération romantique, de Gautier et de l’école de l’art pour l’art, il a pris le souci de la perfection de l’exécution, la technique scrupuleuse et savante. Le choix d’un adjectif le fait suer d’angoisse ; il tourne et retourne sa phrase, la faisant passer par son gueuloir, jusqu’à ce qu’elle satisfasse son oreille par d’expressives harmonies.
Mais voici par où il sort du romantisme : il a senti le besoin de dompter son imagination, et il s’est mis à la rude école de la nature. Docilement, patiemment, il s’applique à la copier pour la rendre en son propre et singulier caractère. Il travaille à s’éliminer de son œuvre, c’est-à-dire à n’y rester que par la maîtrise de sa facture. Il veut que le roman soit objectif, impersonnel, « impassible » ; et, malgré les violences ou les gaucheries des formules dont il use dans sa Correspondance, il a raison lorsqu’il veut que l’émotion, la pitié sortent, s’il y a lieu, des choses mêmes, et non pas d’une pression directe de l’auteur sur le lecteur, lorsqu’il défend au romancier de forcer pour ainsi dire la carte de la sympathie ou de l’attendrissement par une intervention indiscrète. Le roman, ainsi, ne sera plus la confidence d’un individu et souvent le jeu de sa fantaisie : il sera ce que sa définition veut qu’il soit, un miroir de l’âme humaine, un tableau de la vie. Par ces théories, Flaubert se rapproche sensiblement de la doctrine classique, et son impassibilité ressemble fort à la raison du xviie siècle. De fait, il a abdiqué les haines littéraires des romantiques : il admire jusqu’à Boileau, dont il ne souffre pas qu’on dise du mal, parce qu’enfin il a fait ce qu’il a voulu. Il sent dans Boileau un art impersonnel et la perfection d’une certaine technique.
Madame Bovary (1837) a chance d’être le chef-d’œuvre du roman contemporain : c’est une œuvre d’observation minutieuse et serrée dans une forme tout à la fois éclatante et sobre. Le réalisme de Flaubert n’est jamais une servile et plate copie des apparences superficielles. Tous ses personnages sont si patiemment étudiés, qu’en faisant saillir tous les détails de leur individualité, il dégage les traits profonds qui en font des types puissants et compréhensifs. L’œuvre a paru brutale en son temps ; dans l’ensemble, elle n’est que forte et triste. Il est permis aujourd’hui de dire que, si Flaubert avait en horreur les prédications morales comme les effusions sentimentales, cependant ces vies étalées impassiblement devant nous laissent à la fin de la pitié et dégagent une leçon. La leçon, grave et profonde, c’est le danger du romantisme : nous voyons ce que les grandes aspirations lyriques, les vagues exaltations, transportées dans la vie pratique par des âmes vulgaires, peuvent produire d’immoralité, de chutes et de misères sans grandeur. Le romantisme incurable de Flaubert a rendu son analyse plus pénétrante et plus sûre ; il n’a pu donner cette admirable description du morbus lyrique que parce qu’il en observait certains effets en lui-même. Et ces êtres vulgaires, formes dégradées de l’humanité, nous blessent dans notre amour-propre ; ils nous affligent, et nous les méprisons : pourtant ils sont si réels, si vivants, ils souffrent avec une si énergique intensité, qu’ils prennent droit de représenter la pauvre humanité, et qu’un peu de notre pitié, une pitié loyalement, rudement gagnée par eux sans complaisance ni tricherie de l’auteur, adoucit nos dégoûts, notre tristesse et notre révolte. L’ironie impitoyable de l’auteur s’abat seulement sur ceux que la vie ne châtie pas, qui fleurissent en leur sottise et leur bassesse, sur l’heureux, hilare et décoré Homais.
Plus navrante et plus grise est l’impression que laisse l’Éducation sentimentale (1869) : Madame Bovary prenait une grandeur tragique par les convulsions passionnées, et par la mort de l’héroïne. Ici, plus rien de grand dans le modèle : c’est l’aplatissement lent et progressif d’une âme par la vie ; ce Frédéric Moreau est un médiocre, un faible, qui manque l’existence rêvée dans la fièvre idéaliste de ses vingt ans ; par une suite d’expériences sans éclat, minutieusement décrites en leur terne réalité, se rabattent peu à peu toutes les ambitions, s’évanouissent toutes les chimères. La profondeur et la tristesse de l’œuvre, c’est cet écoulement d’une vie, où il n’arrive rien, et, sans qu’il arrive rien, la submersion finale de toutes les espérances juvéniles dans la niaise, stupide et monotone existence du bourgeois de petite ville. Et que surnage-t-il ? un souvenir, pas même un souvenir de bonheur, le souvenir d’une velléité sans effet ; mais il suffit que ce soit un souvenir de la première montée de sève virile, pour que l’âme en soit à jamais ensoleillée et réjouie.
Triste encore, mais d’une tristesse plus tendre, est le premier des trois Contes que Flaubert donna en 1877 : cette histoire d’un cœur simple — il s’agit d’une pauvre servante de province — est d’une sobriété puissante et d’un art raffiné ; dans l’insignifiance des faits, dans l’absolue pauvreté intellectuelle du sujet, dans la bizarrerie ou la niaiserie de ses manifestations sentimentales, transparaît constamment l’essentielle bonté d’un cœur qui ne sait qu’aimer et se donner ; quelque chose de grand et de touchant se révèle à nous par des effets toujours mesquins ou ridicules ; et ces deux sentiments qui s’accompagnent en nous, donnent une saveur très particulière à l’ouvrage.
En face de ces études réalistes sur la vie contemporaine, Flaubert nous présente de hardies, d’étranges tentatives de restitution de mœurs ou d’âmes bien lointaines : la Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias, dans les Trois Contes, la Tentation de saint Antoine (1874), et surtout le roman carthaginois de Salammbô (1802). En réalité, il n’y a pas de contradiction entre les deux parties de l’œuvre de Flaubert, il a tout simplement « appliqué à l’antiquité les procédés du roman moderne », et la Tentation ou Salammbô ne sont pas construits autrement que Madame Bovary ou le Cœur simple. Seulement, l’observation directe étant impossible ici, il y a suppléé par l’étude des documents qui permettaient de reconstituer la réalité disparue.
La Tentation de saint Antoine, qui paraît une si prodigieuse fantaisie, est aussi strictement objective que l’Éducation sentimentale. Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents ; de là, justement, la froideur de l’œuvre, et la fatigue qu’elle laisse : tellement l’auteur s’est mis en dehors de la vie contemporaine, tellement il a éliminé toute idée personnelle, toute conception philosophique, morale ou religieuse, qui eussent donné direction, sens et portée à ce splendide cauchemar. L’âme qui anime la Légende des siècles manque ici.
Pareillement la couleur historique de Salammbô est tout à fait différente de la couleur locale des romantiques. Je ne sais quelle estime un archéologue peut avoir pour le roman de Flaubert : pourtant il est sûr que l’œuvre n’est ni symbolique ni philosophique, mais strictement historique. Flaubert n’a rien voulu exprimer de lui-même, ni sa conception ni son rêve de la vie. Il a essayé de comprendre, de voir et de faire voir comment avaient pu vivre des Carthaginois, ainsi qu’il avait montré des Normands.
Il a essayé de déterminer sa vision par une solide et vaste érudition, de diriger et limiter son imagination par tout ce qui pouvait contribuer à former la connaissance exacte de la vie carthaginoise : visite des lieux et vue de tous les débris de l’art punique, étude de textes anciens et modernes, examen de toutes les formes analogues ou voisines de civilisation.
Au reste, il prétendait l’aire œuvre, non pas d’archéologue, mais d’artiste. Il
suppléait à toutes les lacunes de l’érudition : il allait chercher à travers les
siècles et les races de quoi compléter ses textes, cueillant ici un trait du Sémite
biblique, et là faisant concourir sainte Thérèse à la détermination du type
extatique de Salammbô. « Je me moque de l’archéologie, écrivait-il ; si la
couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de
la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si
les costumes ne sont pas appropriés aux usages, et les architectures au climat,
s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non906. »
Il n’était pas dans le faux. Il a fait ce qu’il
voulait, et cette œuvre, en son éclat étrange, est forte comme Madame
Bovary. La psychologie, naturellement, est moins intérieure, plus
sommaire ; les passions, bizarres parfois en leurs effets, ou monstrueuses, sont
élémentaires en leur principe. Mais c’était une condition du sujet. Tout l’intérêt
va aux manifestations extérieures par lesquelles cette humanité lointaine se
représente à nous, formes de meubles ou de palais, formes de sentiments ou d’actes.
Un peu lourd, quoi qu’en ait pensé Flaubert, en sa richesse descriptive, ce roman
est supérieur à tout ce qu’on a pu tenter en ce genre, par la largeur pittoresque et
l’énergie dramatique des tableaux.
Il serait injuste de juger comme une œuvre achevée le roman posthume de Bouvard et Pécuchet (1881). Ces expériences incessamment renouvelées de la bêtise bourgeoise ◀deviennent▶ vite fastidieuses et fatigantes. L’accumulation des petits faits, vraisemblables ou vrais chacun isolément, a quelque chose d’artificiel, de mécanique : ces bonshommes sont des caricatures sèches et tristes. C’est là surtout que l’ironie s’alourdit jusqu’à la cruauté : précisément parce que Flaubert prend son point de départ dans son préjugé personnel, c’est là qu’il y a le moins de vérité objective, et, sous la platitude réaliste du détail, le plus de fantaisie arbitraire : cette étude n’est, qu’un vieux paradoxe romantique traité par le procédé naturaliste.
Une dizaine de volumes, dont trois ou quatre sont des chefs-d’œuvre, voilà l’œuvre de Flaubert, et il faut lui compter cette sobriété, qui révèle l’artiste difficilement satisfait de sa production. Aussi se faisait-il de l’art la plus haute idée : c’était sa religion, le remède au mal métaphysique, la raison de vivre. Par l’art seul, l’intelligence et la volonté saisissent leurs objets qui, partout ailleurs, leur échappent : dans l’art seulement, l’homme peut connaître et créer ; hors de l’art, il n’y a qu’illusion et impuissance. Le fanatisme artistique de Flaubert n’est pas griserie d’imagination ni expansion de sympathie : c’est la dernière étape d’une pensée philosophique, qui n’a point voulu s’arrêter dans le scepticisme pessimiste. Par là encore, il clôt l’âge romantique et remet la littérature sous la direction de la réflexion critique.
2. Romanciers naturalistes : M. E. Zola.
L’école naturaliste, que Flaubert se défendait d’avoir fondée, s’est constituée à la fin du second empire, sous l’influence de Madame Bovary et des théories littéraires de Taine, sous l’influence plus lointaine et d’autant plus prestigieuse des grands travaux des physiologistes et des médecins. Le maître qui a fourni les formules les plus impérieuses, les applications les plus éclatantes de la doctrine, est M. É. Zola907.
Flaubert n’était encore qu’un artiste : M. Zola est, prétend être un savant. Il
s’inspire, outre Taine, de Claude Bernard. Un roman n’est plus seulement pour lui
une observation qui décrit les combinaisons spontanées de la vie : c’est une
expérience, qui produit artificiellement des faits d’où l’on induit une loi certaine
et nécessaire. Il n’y a pas lieu de nous arrêter à la théorie du roman
expérimental : elle repose sur la plus singulière méprise. M. Zola n’a jamais aperçu
la différence qui existe entre une expérience scientifiquement conduite dans un
laboratoire de chimie ou de physiologie, et les prétendues expériences du roman où
tout se passe dans la tête de l’auteur, et qui ne sont en fin de compte que des
hypothèses plus ou moins arbitraires. M. Zola ne nous a-t-il pas confié lui-même,
dans une lettre rendue publique, que son roman du Rêve était une
« expérience scientifique » conduite « à toute volée
d’imagination »
?
Passons donc condamnation sur les prétentions scientifiques de M. Zola : toute la série des Rougon-Macquart, cette histoire naturelle d’une famille sous le second empire, ne nous apprend rien sur la loi de l’hérédité, ne la démontre ni ne l’explique. Dans l’hypothèse de la parenté qui unit tous les héros de ces romans, je ne puis voir qu’un artifice littéraire, assez inutile du reste : les œuvres ne perdraient rien à rester isolées dans leurs titres, comme elles le sont de fait. Car toutes les branches de la famille des Rougon-Macquart poussent de tous côtés, à toutes hauteurs, et la série ne me donne pas même cette impression générale que produit la Comédie humaine de Balzac : les récits divergents ne concourent pas à former en moi l’idée d’un vaste ensemble social, où les diverses parties se tiennent et se raccordent.
La faiblesse de la conception scientifique de M. Zola apparaît assez curieusement dans le caractère particulier de chacun des romans qui doivent l’exprimer. Il semblerait que l’objet principal du romancier devrait être l’étude de l’individu en qui se continue la névrose héréditaire : mais pas du tout. L’individu s’efface : et les documents qu’apporte M. Zola sont relatifs à une spécialité professionnelle, ici les chemins de fer, là les mines, là la broderie, ailleurs la finance. C’est Gervaise qui est une Rougon-Macquart, mais c’est à l’alcoolisme de Coupeau que l’auteur s’attache ; et Gervaise, avec son hérédité, n’aurait pas déraillé, si Coupeau n’avait bu.
Au reste, expérimentations scientifiques, ou explications techniques, tout le scientifique et tout le technique se valent chez M. Zola : il n’est même pas vulgarisateur comme M. Jules Verne. Ce n’est chez lui qu’agitation confuse, étalage incohérent de mots savants ou spéciaux, qui étourdissent sans éclairer. C’est de la science en trompe-l’œil.
La psychologie des romans de M. Zola est bien courte. Sa doctrine lui disait — et son tempérament ne protestait pas contre sa doctrine — que l’observation scientifique est extérieure, non intérieure. Il ne s’est pas douté que ce n’est qu’en soi qu’on connaît les autres. Il a vu passer des gens en blouse ou en redingote, gesticuler des bras, étinceler des yeux, râler ou saigner des corps : et il s’est demandé ce que cela signifiait. Ou plutôt, il l’a demandé à sa science : ses manuels de médecine lui ont montré des cas pathologiques ; ses manuels de physiologie lui ont expliqué les fonctions de la vie animale. Persuadé qu’il tenait tout l’homme, il n’a rien cherché dans la vie humaine au-delà des accidents de la névrose et des phénomènes de la nutrition. Des agitations de fous, ou des appétits de brutes, voilà tout ce qu’il nous offre : de là, l’indigence psychologique, le vide inquiétant de ses bonshommes : de là, la mécanique brutale et grossièrement conventionnelle de leurs actes. Ce sont des fous ou des brutes, de qui, au bout de quatre cents pages, après qu’ils ont étalé leur vie, on n’a rien à dire, sinon que ce sont des brutes ou des fous.
Malgré ses ambitions scientifiques, M. Zola est avant tout un romantique. Il me fait penser à V. Hugo. Il a un talent vulgaire et robuste, où domine l’imagination. Ses romans sont des poèmes, de lourds et grossiers poèmes, mais des poèmes. Les descriptions sont intenses, éclatantes, écrasantes, et tournent en visions hallucinatoires908 : l’œil de M. Zola, ou sa plume, déforme et agrandit tous les objets. C’est un rêve monstrueux de la vie qu’il nous offre : ce n’en est pas la réalité simplement transcrite. Sa fantaisie effrénée anime toutes les formes inertes ; Paris, une mine, un grand magasin, une locomotive, ◀deviennent▶ des êtres effrayants qui veulent, qui menacent, qui dévorent, qui souffrent ; tout cela danse devant nos yeux comme dans un cauchemar. La pauvreté et la raideur des caractères individuels les inclinent à ◀devenir▶ des expressions symboliques909, et le roman tend à s’organiser en vaste allégorie, où plus ou moins confusément se déchiffre quelque conception philosophique, scientifique ou sociale, de mince valeur à l’ordinaire et de nulle originalité. Tout cela est bien d’un romantique, et l’on a pu qualifier de réalisme épique le genre de M. Zola. Des épopées sociologiques, voilà bien en effet ce qu’il a donné, et j’y trouve à peu près autant de document humain que dans les épopées humanitaires de la Légende des siècles.
Mais c’est précisément ce romantisme, cette puissance poétique qui font la valeur de l’œuvre de M. Zola : cinq ou six de ses romans sont des visions grandioses qui saisissent l’imagination. Surtout, incapable, comme il est, de faire vivre un individu, il a le don de mouvoir les masses, les foules : il est sans égal pour peindre tout ce qui est confus et démesuré, la cohue des rues, une réunion de courses, une grève, une émeute. Toutes les parties de Germinal qui expriment la vie et l’âme collectives des mineurs, sont étonnantes de largeur épique.
Avec ce Germinal, qui est l’épopée du mineur du Nord, l’œuvre maîtresse de M. Zola est l’Assommoir, l’épopée de l’ouvrier parisien. Par un heureux accord de ces sujets vulgaires et de son talent brutal, M. Zola a mis dans ces deux romans plus de vérité, une observation plus serrée et plus précise que dans les autres : là aussi, plus de sincérité, je crois, et moins d’artifice verbal. Ce sont les deux maîtresses œuvres qui resteront de ce laborieux ouvrier. Je ne dis rien de sa Débâcle : grand sujet, œuvre manquée. Toute l’émotion est dans la matière : et pour preuve, qu’on relise les plus ordinaires correspondances des journaux de 1870, on sera tout aussi douloureusement empoigné.
3. Mm. de Goncourt, Daudet, Maupassant.
MM. Edmond et Jules de Goncourt910 ont inventé trois choses, ils le disent du moins : le naturalisme, la vogue du xviiie siècle, et le japonisme. Pour nous en tenir à la littérature, ils se flattent un peu ; cependant Germinie Lacerteux est de 1865, et suivait Renée Mauperin, qui est de 1864. Or tant par l’une que par l’autre de ces deux œuvres, ils indiquaient trois caractères du naturalisme : d’abord l’usage du document, de la note prise au vol dans les rencontres de la vie ; traduisons : la substitution du reportage à la psychologie ; en second lieu, la superstition ou la prétention scientifique, la fréquentation de la clinique, l’étude de l’hystérie ici, là de la maladie de cœur, donc la substitution de la pathologie à la psychologie ; enfin, dans Germinie Lacerteux, le principe si contestable que les faits vulgaires et les milieux populaires sont le propre domaine de l’art réaliste, qu’il y a plus de réalité dans l’œuvre quand il y a plus de grossièreté dans la matière.
MM. de Goncourt ont conscience d’avoir été « des créatures passionnées,
nerveuses, maladivement impressionnables »
: ils ont été en effet des
maniaques littéraires. Sur leurs terribles carnets ils ont couché tout ce que leurs
yeux et leurs oreilles ont rencontré, choses et hommes, meubles et idées ; plus
sensitifs qu’intelligents, ils ont à l’ordinaire curieusement fixé l’aspect des
choses, cruellement aplati les idées des hommes. Surtout ils ne se sont jamais
doutés combien cette féroce application à tout convertir en notes pour des livres
pouvait fausser les justes proportions, altérer la vraie couleur de la vie. Dans
leur œuvre laborieuse, ils ont réussi surtout à exprimer certains types de détraqués
et de déclassés, gens de lettres, artistes, acrobates ; ils ont rendu avec une
singulière originalité les formes d’âmes les plus factices qu’une civilisation trop
raffinée fait éclore, la jeune fille du grand monde parisien, par exemple, dans ce
roman de Renée Mauperin, qui demeurera, je pense, l’une des œuvres
caractéristiques de notre temps.
Enfin, par leur style tourmenté, raffiné, souvent extravagant ou alambiqué, souvent aussi d’une intense et originale précision, MM. de Goncourt ont exercé une grande influence sur leurs contemporains. Ils ont créé vraiment le style impressionniste : un style très artistique, qui sacrifie la grammaire à l’impression, qui, par la suppression de tous les mots incolores, inexpressifs, que réclamait l’ancienne régularité de la construction grammaticale, par élimination de tout ce qui n’est qu’articulation de la phrase et signe de rapport, ne laisse subsister, juxtaposés dans une sorte de pointillé, que les termes producteurs de sensations.
M. Alphonse Daudet911, un fin Méridional, nature souple, nerveuse, séduisante, a subi l’influence de MM. Zola et de Goncourt. Ce n’a pas été toujours pour son bien : mais le mal, en somme, n’est pas grave, et son œuvre met suffisamment en lumière son originalité. Lui aussi, il a eu des calepins noirs de notes ; lui aussi, il a déversé ses notes dans ses romans ; on y a trouvé le fait divers, le procès scandaleux de la veille ou de l’avant-veille. Lui aussi, il a pris une gravité de médecin consultant, il a tâté le pouls à la société ; on l’a vu déposer en justice comme un expert en psychologie, dont la consultation fait preuve.
Mais M. Daudet avait trop de spontanéité pour que ses théories pussent gâter son talent : et il nous a donné quelques-uns des plus touchants, des plus séduisants romans que nous ayons. Tout ce qui est dans son œuvre impression personnelle et vécue, non pas seulement chose vue, mais chose sentie, ayant fait vibrer son âme douloureusement ou délicieusement, tout cela est excellent : il a été supérieur dans la description de tout ce qui intéressait sa sympathie. L’impersonnalité du savant n’a jamais été son fait : mais il a su objectiver sa sensation, remonter à la cause extérieure de son émotion, et, domptant le frémissement intérieur de son être, que l’on sent toujours et qui prend d’autant plus sur nous, il s’est appliqué à noter exactement l’objet dont le contact l’avait froissé ou caressé. Il est arrivé à faire une œuvre objective et point du tout impersonnelle. Provençal, il a décrit la Provence, son soleil, ses paysages, depuis le caricatural Tartarin jusqu’au très réel Roumestan. Ayant vécu à Lyon et à Paris, dans les quartiers populeux, parmi la petite bourgeoisie, ayant peiné, et longtemps coudoyé les gens qui peinent, commerçants, employés, ouvrières, il a représenté les vieilles maisons, les rues bruyantes de Lyon et de Paris, la vie laborieuse et tumultueuse des fabriques, les durs combats pour arriver aux échéances ou atteindre le jour de paye, l’effort journalier, épuisant, contre la misère : le Petit Chose, Jack, Fromont jeune et Risler aîné, des coins du Nabab et de l’Évangéliste sont d’exquises et fortes peintures de la vie bourgeoise et presque populaire. M. Daudet a l’intuition psychologique et la bonne méthode : il a su fabriquer son œuvre avec son expérience intime, sans étaler son moi. Il se pourrait bien que la vraie poésie réaliste, que nous cherchions précédemment, ce fût lui qui l’eût trouvée.
Enfin, M. Daudet a tenté aussi de grandes études historiques de mœurs contemporaines : le monde du second empire dans le Nabab, le monde des souverains en déplacement ou en disponibilité dans les Rois en exil, le monde de l’Institut dans l’Immortel. Ce dernier roman est une complète erreur ; mais les précédents, dans le décousu et l’incohérence de leur composition, présentent d’admirables parties. M. Daudet, finement et nerveusement, a su rendre certains aspects du Paris d’il y a trente ans, aspects de la ville, aspects des âmes ; il a dessiné de curieuses et vivantes figures : il a rendu aussi, en scènes touchantes ou grandioses, l’idée que de loin, par les indiscrétions des journaux ou la publicité des tribunaux, nous pouvons nous faire des existences princières dans les conditions que le temps présent leur fait. Mais il a donné des analyses plus serrées et plus poignantes, dans ce roman de l’Évangéliste, où il a dépeint le ravage du fanatisme religieux dans certaines âmes contemporaines. Dans son écriture, comme on dit, un peu hâtive, trop voisine parfois des documents du calepin, c’est là vraiment une œuvre forte. Il a réussi peut-être encore mieux dans Sapho, sujet scabreux et navrant, qu’il a traité avec une délicatesse, une force, une sûreté incomparables.
La répression de la sensibilité, l’étude sévère de l’objet, ne coûtaient aucune peine à Guy de Maupassant912 : aussi est-ce chez lui, après Flaubert, qu’il faut chercher la plus pure expression du naturalisme. Talent robuste plutôt que fin, sans besoin d’expansion sympathique, sans inquiétude intellectuelle, Maupassant n’avait ni affections ni idées qui le portassent à déformer la réalité : ni son cœur ne réclamait une illusion, ni son esprit ne cherchait une démonstration. Flaubert lui apprit à poursuivre le caractère original et particulier des choses, à choisir l’expression qui fait sortir ce caractère. Une fois formé, au gré de son maître, Maupassant se mit à écrire des nouvelles et des romans remarquables par la précision de l’observation et par la simplicité vigoureuse du style.
Dans tout cela, pas de philosophie profonde : dans l’air ambiant, Maupassant a pris la doctrine de l’écoulement incessant des phénomènes ; elle dispense de philosopher, et il s’en tient là. Il voit l’homme assez laid, médiocre, brutal en ses appétits, exigeant en son égoïsme, fort ou rusé selon son tempérament et sa condition, et, par force ou ruse, chassant au plaisir ou au bonheur : les satisfactions physiques et les biens matériels sont les objets presque toujours de cette chasse. En somme, le gorille méchant ou polisson de Taine, tel que le peuvent babiller les classes moyennes ou populaires en notre France. Dans cette vue de l’homme, rien de systématique, aucun parti-pris : Maupassant s’est regardé, jugé dans sa soif de bien-être, de jouissances, d’active expansion de son être physique et sensible ; il a regardé, jugé nombre d’individus, paysans et bourgeois, en qui il n’a rien trouvé aussi de plus.
Dans le développement de ses caractères, point d’outrance philosophique, point d’exclusion a priori de la psychologie. Ce sont des corps, mais aussi des esprits et des âmes dont il parle : il ne se prononce pas sur la cause des phénomènes, mais il lui suffit que tout le monde s’entende sur les ordres de faits désignés par les noms d’idées, désirs, affections, volontés. Il fera au tempérament sa place, rien que sa place.
Mais il n’a point de goût, ni d’aptitude aux fines études psychologiques. Au fond, le roman psychologique est analytique, le roman de Maupassant est synthétique. Il veut représenter les apparences de la vie, faisant entendre par les mouvements, par les actes, les ressorts et les forces intimes de la conscience. Il y aura quelque chose de court et sommaire dans sa psychologie ; en revanche, rien d’abstrait, rien de purement logique : tout sera solide et réel.
L’œuvre de Maupassant nous représente tous les milieux et tous les types qui sont tombés successivement sous son expérience : paysans de Normandie, petits bourgeois normands ou parisiens, propriétaires ou employés, il a dessiné des types vulgaires avec une puissante sobriété, sans férocité, sans sympathie aussi, parfois avec une sorte de dédain concentré qui donne à son récit un accent d’ironie âpre. Plus commune dans les nouvelles des premiers temps, cette nuance de comique un peu dur s’atténue dans les principales œuvres. Son champ d’expériences s’étant agrandi, il a dit, dans Bel Ami, la lutte sans scrupules pour la vie, c’est-à-dire pour l’argent, le pouvoir et le plaisir, dans le monde de la presse et de la politique ; puis il a touché les choses du cœur, dans des milieux plus délicats (Fort comme la mort). Enfin, il a paru incliner vers les sujets fantastiques, vers le merveilleux physiologique et pathologique : son système nerveux qui commençait à se détraquer, lui imposait ces visions.
Si l’on veut avoir une idée de la simplification hardie par laquelle Maupassant dégage le caractère de la réalité complexe et touffue, on devra prendre de préférence Une vie : une pauvre vie de femme, vie de courtes joies et de multiples déceptions, de misères médiocres et communes qui font de profondes blessures, vie d’espérance obstinée, indéracinable, qui, trompée par un mari, trompée par un fils, se reporte avec une navrante candeur sur le petit enfant destiné peut-être à lui fournir la dernière leçon de désillusion, si la mort ne vient pas avant. Cette vie, très particulière en son détail, est si vraie, d’une vérité si moyenne en sa contexture et qualité, qu’elle en prend une valeur générale : à sa tristesse s’ajoute toute la tristesse des innombrables vies que nous apercevons derrière ce cas unique, et la puissance douloureuse de l’œuvre en est infiniment accrue.
Le roman a été, depuis une trentaine d’années, le plus heureux et le plus fécond des genres : c’est celui aussi où les tempéraments ont été le moins comprimés par les traditions ou les théories. Je ne puis que nommer rapidement les principaux écrivains qui ont donné des œuvres agréables ou fortes, m’attachant de préférence aux originalités représentatives d’un groupe ou d’une tendance.
Au temps même où Flaubert donnait le type du roman naturaliste, le roman idéaliste survivait en George Sand, toujours active, et en Feuillet913. Défenseur du devoir, de la vieille morale chrétienne, avocat de la femme à qui la société, l’homme rendent la vertu difficile et lourde, amateur de combinaisons romanesques, arrangeur d’accidents tragiques, Feuillet est précieux par son expérience du monde : certaines parties aristocratiques de notre société n’ont été vues et bien rendues que par lui. Sous l’élégance parfois maniérée de son style, il y a plus de réalité qu’on ne croit.
A mesure qu’il vieillissait, il a marqué de traits plus forts, presque brutalement, la décomposition, la démoralisation de certain grand monde, exquis gentilshommes aux âmes vides ou dures, délicieuses jeunes filles aux propos cyniques.
M. Cherbuliez914 a conté des histoires bizarres, aux aventures compliquées, dosant adroitement la surprise et la sympathie, assez banal en sa psychologie et superficiel en son émotion. Mais ce romancier médiocre est un homme intelligent, d’esprit ouvert à toutes les idées, curieux d’art, de science, de philosophie, universel et cosmopolite comme un Genevois cultivé peut l’être. Il a mis dans ses romans des silhouettes exotiques, qui sont amusantes et paraissent exactes. Mais surtout il a eu le don de la causerie philosophique : il excelle à faire dialoguer sur les questions actuelles de sociologie ou de science des personnages légèrement caractérisés et spirituellement excentriques915. Toutes les parties de ses romans qui ne sont ou peuvent n’être que des contes à la Voltaire, sont charmantes : quel malheur qu’il ne s’en soit pas tenu là !
Deux romanciers qui ont circonscrit leur observation, sont arrivés à rendre supérieurement certains milieux particuliers, avec les espèces morales qui s’y développent : M. Ferdinand Fabre916 a fait quelques tableaux remarquables de la dévotion rustique et populaire dans les Cévennes méridionales, mais surtout de vigoureuses études des caractères ecclésiastiques, des formes très spéciales que l’Eglise impose aux passions, aux convoitises, aux haines des hommes ; M. Emile Pouvillon917, esprit délicat et pénétrant, peint des paysans languedociens et gascons avec un très fin sentiment des harmonies de l’homme et du sol.
M. Anatole France918 a fait passer, semble-t-il, dans le roman l’influence de Renan, avec plus de dilettantisme qu’il n’y en eut réellement chez celui-ci. Avec un mélange original de sympathie et d’ironie, il conte des légendes religieuses, les miracles du mysticisme ou de l’ascétisme ; d’autres fois, il nous promène à travers le monde moderne, prenant plaisir à nous détailler les plus excentriques ou immorales combinaisons de la sensualité et de l’intelligence, du positivisme et de l’esthétisme dans les âmes contemporaines. Le jeu raffiné de l’esprit autour de la foi et de la morale évangéliques, ce goût intellectuel pour la simplicité du cœur qui n’est encore qu’une perversion de plus dans nos incohérentes natures, ont trouvé en M. A. France le plus curieux, le plus séduit, et le plus impitoyable pourtant des historiens. Amateur de curiosités philosophiques, érudit, bibliophile, il se promène de l’alexandrinisme au xviiie siècle, de la Thébaïde à la rue Saint-Jacques, de Paris à Florence, mettant dans tous ses romans ses goûts de fureteur et de chartiste, son tour de pensée spirituel et séduisant, et son exquis sentiment de l’art. Il a trop d’adresse et de malice pour donner l’illusion de la réalité : c’est un conteur délicieux, et ce sont ses gestes, sa voix, son sourire, sa fantaisie, que l’on aime dans ses histoires.
Les deux œuvres les plus considérables que nous rencontrions, dans ces vingt dernières années, à côté du naturalisme, sont celles de MM. Bourget et Loti. M. Bourget919 s’est fait le peintre du highlife : c’est le côté déplaisant de son talent, et la cause de certaines affectations dont son œuvre est gâtée parfois. Mais c’est, depuis Stendhal, le plus grand maître du roman psychologique que nous ayons eu. Lourdement, minutieusement, prolixement, mais enfin avec puissance et profondeur, il nous décrit des âmes, des états d’âmes, des formations et des transformations d’âmes ; ce que peut donner dans une âme contemporaine la situation d’Hamlet (André Cornélis), ce que peut être l’amour d’une femme du inonde ou l’amour d’une coquine dans notre société contemporaine (Mensonges), ce que peut produire telle doctrine philosophique dans une âme résolue à conformer sa pratique à son idée (le Disciple), etc. Et il y a bien, dans ce dernier roman, les cent cinquante pages d’analyse les plus étonnantes qu’on ait écrites, lorsque M. Bourget fait l’éducation de son « disciple », notant toutes les circonstances et influences qui déterminent le caractère, de la première enfance à l’âge d’homme. Là, le roman redevient vraiment ce que Taine souhaitait, un document d’histoire morale.
Pierre Loti, pseudonyme qui cache M. le lieutenant de vaisseau Julien Viaud920, est un écrivain sensitif et subjectif à la façon de Chateaubriand. Il en a l’intensité d’impressions pittoresques, la profondeur de mélancolique désillusion ; mais Loti, au reste, est très personnel et tout moderne. Détaché de toute croyance religieuse, il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son incurable pessimisme de sensuel mélancolique : il sent l’être, en lui, hors de lui, s’écouler incessamment dans les phénomènes, et il poursuit la jouissance passagère de la sensation attachée aux apparences ; mais il savoure, dans le moment même où il jouit, l’amertume de l’inévitable anéantissement de l’apparence hors de lui, de la sensation en lui. Sa carrière de marin lui a fourni le moyen de développer, d’achever son tempérament : elle l’a promené par le monde, à travers toutes les formes de la nature et de la vie ; elle a rendu plus aiguës ses perceptions et ses mélancolies. Sa vocation littéraire est née de l’idée que le livre seul pouvait fixer dans une réalité durable quelques parcelles de ce moi et de ce monde toujours en fuite.
Dans des œuvres sincères, en un style étrangement vibrant et intense, Loti a dit quelques-unes des impressions qu’il a recueillies en ses campagnes : dans le Spahi, les soleils du Sénégal ; dans Mon frère Yves, les vastes paysages de pleine mer, quand le vaisseau fuit et que « l’étendue miroite sous le soleil éternel », des coins de Bretagne pluvieuse rendus avec une singulière délicatesse ; dans Pêcheurs d’Islande, la Bretagne encore, et la mer boréale, et le Tonkin, et les mers tropicales. Loti est un des grands peintres de notre littérature : il se place à côté de Chateaubriand, par la fine ou forte justesse des tons dont il fixe les plus mobiles, les plus étranges aspects de la nature.
Nulle psychologie, du reste, dans les bonshommes qui peuplent ses tableaux : quelques états de sensibilité, les siens, aspirations vagues et douloureuses, désirs de l’impossible, regrets de l’écoulé, nostalgies, désespérances, toutes les nuances enfin de cette disposition élémentaire qu’on peut appeler l’égoïsme sentimental.
Avec ce tempérament, Loti est l’écrivain le moins fait pour la fabrication mécanique des productions littéraires. Le subjectivisme, à ce degré, ne se sauve que par l’absolue spontanéité.