(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448
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(1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

CXXVIe entretien.
Fior d’Aliza (suite)

Chapitre IV (suite)

CIV

— J’avoue, monsieur, que je n’y avais jamais pensé et que je restai muet à cette réponse ; mais si ma parole ne pouvait repousser sa raison, toute ma vie en moi protestait contre cette iniquité de l’homme de loi.

Magdalena et Fior d’Aliza alors, qui n’avaient jamais, plus que moi, pensé seulement qu’on pouvait nous abattre le châtaignier sur la tête, ne cherchaient pas de raisons, mais des supplications contre cet homicide.

Tombées à genoux aux pieds de l’homme noir, elles levaient leurs mains vers ses mains, le conjurant de nous laisser vivre, et lui expliquant, ainsi qu’aux bûcherons, que nos quatre vies tenaient aux racines et aux branches de ce toit nourricier de leurs pères. Ah ! si vous les aviez entendues, monsieur, demander aux bûcherons avec quoi elles me nourriraient dans cette cabane, désormais sans le moindre champ à cultiver autour des murs ? sur quoi, elles coucheraient leur pauvre petit troupeau, dont les feuilles du châtaignier étaient la nourriture et toute la litière ? Il y avait de quoi fendre le tronc de l’arbre, mais non le cœur de l’homme de loi.

Cependant il faut être juste, les bûcherons semblaient attendris en voyant cette belle jeune fille, inondée de larmes jusqu’au bout des mèches de ses cheveux épars sur son sein d’enfant. Ils se regardaient entre eux, ils comprenaient cette misère, ils regardaient la masse, la magnificence et la verte vieillesse féconde de l’arbre ; ils détournaient le tranchant de leurs haches sur lesquelles quelques gouttes de leurs yeux tombaient silencieusement.

— Allons, à l’ouvrage ! dit l’homme de loi.

Les bûcherons semblaient hésiter à obéir : l’un dit qu’il ajuste le manche de sa hache, l’autre que les dents de sa scie ne mordent pas.

CV

Pendant cette hésitation des bûcherons, Calamayo, l’homme noir, feignit de se laisser attendrir par les larmes de la mère et de l’enfant ; il tira un peu à l’écart Magdalena, et lui dit à voix basse quelques mots à l’oreille avec un faux air de bonté :

— Peut-être, lui dit-il, y aurait-il encore un moyen de sauver le châtaignier, si vous étiez une femme d’esprit et une mère raisonnable ? Le capitaine des sbires a le cœur sensible, quoiqu’il ait déjà la barbe un peu grise ; il est garçon, il est riche, il est ennuyé de vieillir seul, sans joie dans sa maison, sans enfant après lui pour hériter de ses scudi et de son domaine ; il a été ébloui, à ses voyages dans la montagne, de la beauté de votre fille et de son innocence. Qui sait, si vous lui envoyiez Fior d’Aliza, avec un panier de figues et de châtaignes à son bras, lui demander la grâce du châtaignier et des figuiers, s’il ne vous accorderait pas à cause d’elle la vie de l’arbre et même la restitution du domaine tout entier de vos pères ? Tout dépendrait de vous, j’en suis sûr ; on ne refuse rien à une sposa qui donne son cœur en échange d’un morceau de terre sur la montagne. Que dites-vous de mon idée ? Voyons, pensez un peu ; je vous donne pour réfléchir le temps que l’ombre de cette branche mettra à se replier jusqu’à ses racines.

CVI

Magdalena resta immobile, pétrifiée, muette à ces paroles dont elle comprit bien la malice. L’idée de dépayser ma fille de la cabane où elle ne faisait qu’une avec nous trois ; l’idée de la séparer d’Hyeronimo, dont elle n’avait jamais été désunie depuis la mamelle qui les avait nourris l’un et l’autre ; l’idée de jeter cette âme, qui rayonnait semblable au soleil de tous nos matins sur notre fenêtre, comme un misérable tas de baïoques de cuivre à un étranger, en échange de la place qu’il nous laisserait ainsi pour végéter sur la montagne, lui souleva le cœur.

— Moi, monsieur, donner Fior d’Aliza pour quoi que ce soit, même pour ma pauvre vie en ce bas-monde ! Ah ! si c’est là le prix qu’exige le ciel pour nous épargner, qu’il nous tue tout de suite ; qu’il nous ensevelisse tous les quatre ensemble dans le tronc de l’arbre que ces bourreaux de bûcherons vont abattre sur nos têtes ! Mille fois plutôt mourir que de céder ma fille à cet homme dur ! Quand ce serait même le prince de Lucques, il n’aurait pas assez de son duché pour la payer à sa tante, à son père et à Hyeronimo ; c’est comme si vous me disiez qu’on va payer à quelqu’un le souffle de sa respiration ; quand la somme serait comptée, l’homme serait mort.

Elle fondit en larmes et elle devint rouge comme une feuille morte de notre treille coupée, de douleur et de honte de ce qu’on osait seulement lui faire une si offensante proposition.

CVII

— Eh bien ! voilà l’ombre de la branche qui touche aux racines, dit Calamayo en la regardant d’un regard de cruelle interrogation. Allons ! à vos haches et à vos pioches ! cria-t-il aux bûcherons.

Ils levèrent leurs haches, et je les entendis retomber sur le tronc près des racines avec un bruit sourd, tout semblable au bruit des pelletées de terre pierreuse que j’entendis tomber sur la bière de mon frère et de ma jeune femme quand nous allâmes les ensevelir, il y a treize ans, là-haut, au cimetière des Camaldules ; les éclats d’écorce de bois volèrent sous l’acier jusqu’à nos pieds. Nous perdîmes la raison à ce bruit ; il nous sembla que chaque coup du tranchant des haches nous emportait un morceau de nos cœurs. Magdalena, Fior d’Aliza et moi, nous tombâmes à terre, et nous nous traînâmes sur nos genoux vers le châtaignier en lui faisant un rempart de nos mains étendues, en l’embrassant de nos bras, de nos poitrines, de nos bouches, comme si l’on avait voulu tuer notre père et notre mère.

Les bûcherons s’arrêtèrent, leurs haches levées, de peur de nous blesser en les laissant retomber contre le pied de l’arbre.

— Écartez ces misérables insensés, s’écria l’homme de loi, qui font violence à la justice !

CVIII

À ces mots, il prit Fior d’Aliza par l’épaule et la jeta rudement en arrière sur une racine, où son front évanoui toucha rudement, et où la veine de sa tempe jeta quelques gouttes de sang qui rougit sa joue et ses beaux cheveux blonds ; puis, aidé par deux des plus robustes bûcherons, il repoussa violemment Magdalena et moi du tronc de l’arbre.

Pendant ce temps, il faisait signe aux autres de frapper plus fort sur l’entaille déjà ouverte dans le tronc du châtaignier, et les éclats de l’écorce et du bois saignant jonchaient l’herbe aux pieds des ouvriers.

Presque évanouis tous les trois de douleur et de la secousse qui nous avait précipités à terre, nous entendîmes les coups redoublés comme d’un autre monde, et le petit chien Zampogna, qui avait cessé d’aboyer, léchait, tout haletant, le sang rose sur la tempe de sa jeune maîtresse, Fior d’Aliza.

— Tenez, monsieur, on voit, à ce qu’on dit, encore la marque, ajouta l’aveugle en promenant le doigt sur la joue de la jeune sposa.

CIX

À ce moment, continua-t-il, Hyeronimo, qui descendait des hauteurs des Camaldules avec un énorme fagot de genêts sur le cou, entendit les aboiements de Zampogna, les coups de hache des bûcherons, les voix larmoyantes de sa mère, de Fior d’Aliza et de moi ; à travers une clairière, il vit Calamayo et ses hommes qui nous arrachaient avec violence du tronc de l’arbre, et qui nous rejetaient sans pitié sur les pierres et sur les racines arrosées du sang du visage de sa cousine. Il jeta son fagot pour courir plus vite, et, tenant à la main le hacheron qui lui servait à couper les genêts et les bruyères pour le feu de l’hiver prochain, en trois bonds, avec de grands cris qui nous réveillèrent de notre demi-mort tous les trois, il s’élança entre nous, l’arbre et les bûcherons, et, brandissant sa hachette sur leurs têtes, il les écarta, tous étonnés et tous tremblants, à une certaine distance, groupés autour de Calamayo.

Sa fureur redoubla en voyant le sang de sa cousine. En deux mots, nous lui racontâmes la scène qui venait de se passer.

— Misérables lâches ! cria-t-il à Calamayo et à ses acolytes, vous n’aurez la vie du châtaignier qu’avec ma vie ! L’arbre est la vie de ma mère, de mon oncle, de ma cousine, de nos pères et de nos enfants ; tuez-nous tout de suite si vous voulez le tuer, mais vous ne le tuerez pas, moi vivant !

À ces mots, il s’approcha, avec un geste désespéré et pitoyable, les bras en l’air, de l’entaille déjà profonde de l’arbre, et, tout pâle de douleur, il pleura un moment en silence comme on pleure sur la blessure d’un homme mourant d’un coup de feu.

CX

Cependant un dialogue terrible et menaçant s’était établi à distance entre Hyeronimo et Calamayo, abrité, contre le jeune homme, derrière le groupe armé de ses bûcherons.

— Vous êtes témoins, disait l’homme de loi, que ce jeune insensé s’est opposé avec violence, et une arme à la main, à l’abattement de l’arbre, et qu’il fait opposition à la justice. Nous cédons à ses menaces pour ne pas ensanglanter le débat, nous prenons acte de son délit et nous réservons les droits à l’exécution de l’ordre, auquel nous sommes délégués, pour les faire exécuter en leur temps par la force publique.

Calamayo et ses ouvriers se retirèrent après cette protestation en nous faisant des gestes et en poussant des clameurs de vengeance. Ma pauvre sœur, prenant la tête ensanglantée de Fior d’Aliza sur ses genoux, étancha le sang que sa chute sur la racine faisait égoutter de sa tempe. Hyeronimo alla puiser de l’eau dans le creux de ses deux mains pour laver et démêler ses beaux cheveux blonds, humides de sang et poudrés de terre.

Ce fut alors que nous pleurâmes tous les quatre, comme nous n’avions jamais pleuré. Hélas ! nous étions restés vainqueurs, grâce à l’apparition et au courage d’Hyeronimo.

L’entaille de l’arbre, quoique saignante, n’était pas mortelle : en plaquant de la terre humide sur la blessure et en la recouvrant de morceaux d’écorce reliés autour du tronc par des lianes, nous pouvions le guérir et vivre encore de ses dons d’automne tous les hivers ; notre petit troupeau de chèvres et de cabris nous alimenterait pendant la belle saison, nos figues sèches nous remplaceraient les raisins disparus avec la vigne ; mais nous ne nous dissimulions pas que le châtaignier n’avait pas longtemps à vivre, puisque le sbire et son conseiller avaient juré de nous réduire à la mendicité et de nous expulser par la faim de notre pauvre nid sur la montagne.

CXI

Ma sœur nous raconta l’amour du capitaine des sbires pour sa belle enfant, la condition que l’avocat avait mise tout bas à la vie du châtaignier et à la restitution de nos petits champs, troqués contre la cousine d’Hyeronimo. À cette confidence, Hyeronimo, sans rien dire, devint plus rouge et plus resplendissant de colère contenue, que quand il s’était jeté, sa hachette à la main, seul contre dix hommes armés. Fior d’Aliza ne le vit pas, mais elle devint pâle comme un linge et se colla convulsivement contre le sein de sa mère.

Quant à moi, je mis ma tête aveugle entre mes deux mains, sur mes genoux tout tremblants, et je pressentis confusément de grands malheurs. Hélas ! pourquoi ces seigneurs pèlerins de Lucques nous avaient-ils découverts dans notre pauvre cabane, et pourquoi Fior d’Aliza les avait-elle éblouis, comme une étoile dans un ciel de nuit, sur nos montagnes, éblouit l’œil et fait rêver à mal le berger !

CXII

Ces pressentiments n’étaient que trop fondés, monsieur ; pourtant nous fûmes bien tranquilles pendant un certain temps après l’événement du châtaignier ; nous guérissions avec beaucoup de soins sa blessure, comme vous voyez ; tous les jours Hyeronimo et Fior d’Aliza apportaient au pied de l’arbre des mottes de terre humide, enlevées au bord de la grotte, pour rafraîchir l’arbre et pour le panser comme on panse un malade. Nous nous flattions qu’on nous avait oubliés là-bas, dans ce coin de rocher, où nous ne faisions point d’autre mal que de respirer, de nous aimer et de vivre.

CXIII

Mais l’amour d’un débauché qui a vu une innocente, et qui pense l’emmener dans sa maison, est un charbon ardent qui brûle la main et qui ne laisse pas dormir celui qui ne craint pas Dieu plus que le feu dans ses veines. La maudite beauté de l’enfant ne sortait plus de l’œil du sbire. Il avait résolu, par les conseils de Calamayo, sans doute, de nous entraîner dans la misère, d’éteindre notre foyer, de nous contraindre à aller mendier notre pain dans les rues de Lucques, de nous y ramasser ensuite comme des vagabonds, de nous jeter, ma sœur et moi séparément, dans un hôpital, de forcer Hyeronimo à s’expatrier dans les Maremmes ou sur quelque felouque de pêcheur ; de faire enfermer, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, Fior d’Aliza dans un couvent, pour l’y faire élever en dame et pour l’épouser ensuite comme par charité, grâce à l’abbesse qui était sa parente et sa complaisante.

Le frère Hilario, qui connaissait la malice du monde de la ville, nous a raconté ensuite toute la chose ; mais encore, de quoi pouvions-nous douter ? Et quand même nous nous serions doutés de quelque complot de ce genre, comment pouvions-nous nous en défendre ? Nous n’avions de notre côté que la Providence ; mais il y a des temps où elle se cache comme pour épier jusqu’où va la patience des bons et la perversité des méchants. En ce temps-là, elle paraissait nous avoir entièrement oubliés.

CXIV

Un jour que nous étions sans défiance, ma sœur auprès de sa quenouille sur le seuil de la cabane ; moi occupé à tresser des nattes de sparteria avec des joncs devant la porte, assis au soleil ; Hyeronimo à retourner les figues qui séchaient sur le toit ; Fior d’Aliza et le chien, à garder ses chèvres et ses chevreaux, bien loin derrière les châtaigniers, dans les bruyères qui touchent à notre ancien champ de maïs, sa chèvre entraîna par son exemple ses chevreaux à descendre du rocher dans le maïs et à brouter les mauvaises herbes entre les cannes déjà mûres ; cela ne faisait aucun mal, monsieur, car les feuilles des cannes étaient déjà jaunes et sèches, et les chevreaux ne les mordillaient seulement pas ; le petit chien Zampogna s’amusait innocemment à courir à travers les cannes après les alouettes, et à revenir tout joyeux vers Fior d’Aliza qui lui jetait des noisettes pour les lui faire rapporter dans son tablier.

Tout à coup, cependant, voilà qu’elle s’aperçut que les chèvres s’égaraient, par habitude, hors de la bruyère, sous les châtaigniers qui étaient à nous ; elle lança de la voix et du doigt le petit chien après les animaux pour qu’il les ramenât, comme il avait coutume, à leur devoir. Mais, au moment où Zampogna atteignait la chèvre et ses petits et aboyait autour d’eux pour les faire sortir du maïs, voilà six coups de feu qui résonnent comme des tonnerres derrière les sapins, de l’autre côté du champ, et trois sbires, leurs fusils fumants à la main, qui sortent avec de grands cris de la sapinière et qui se jettent comme des furieux à travers les cannes.

La chèvre laitière était tombée morte du coup, sur le corps d’un des deux chevreaux blancs qu’elle allaitait ; l’autre, blessé d’une chevrotine au cou, tout près des oreilles, perdait tout son sang et était venu se réfugier, par instinct, entre les pieds nus de Fior d’Aliza ; le petit chien, une jambe de devant à demi coupée par une balle, hurlait, en traînant sa jambe, derrière elle ; la pauvre petite, atteinte elle-même de quelques gros grains de plomb qui avaient ricoché, aux deux bras, jetait des cris déchirants, non sur ses blessures qu’elle ne sentait pas, mais sur le carnage de sa chèvre, de ses chers chevreaux et du pauvre Zampogna ; elle courait vers nous en emportant le chevreau expirant sur son sein, suivie de Zampogna qui marchait sur trois pattes et qui arrosait l’herbe de son sang.

CXV

À ces coups de feu, à ces cris, à cette vue, monsieur, nous nous étions tous levés en sursaut, comme à un coup de feu du ciel, pour courir au-devant de notre enfant ; la mère nous devançait les bras tendus, les cheveux épars ; moi-même je courais au bruit sans mon bâton, comme si j’y avais vu clair, à la seule lueur de mon cœur ; Hyeronimo, s’élançant du toit d’un seul bond, avait décroché du mur, en passant, l’espingole de son père, qui n’avait pas été déchargée depuis sa mort ; il courait comme le feu du ciel au secours de Fior d’Aliza, à la fumée des six coups de feu, flottant comme un brouillard sur les cannes de maïs. Arrivé à quelques pas de sa cousine, à la vue de son sang et à la voix du sbire, il avait tiré au hasard son coup de feu sur ces assassins ; un d’eux, soutenu par ses compagnons, s’enfuyait avec eux frappé d’une balle à l’épaule.

— Scélérat ! criaient-ils en s’éloignant, dernière portée d’un nid de brigands ! tu as été pour ton malheur plus adroit que tu ne croyais l’être. Va ! tu t’es tué toi-même en frappant notre sergent : vie pour vie, sang pour sang ; ce sera ton premier et dernier crime.

Et nous les entendîmes, cachés par les sapins, casser et couper des jeunes tiges pour en faire un brancard sur lequel ils emportèrent leur camarade mourant à la ville.

CXVI

Nous étions si troublés des blessures aux bras de la jeune fille, de la mort de tout notre pauvre troupeau, notre nourricier, et de la jambe coupée du pauvre chien, mon seul guide dans la montagne, que nous ne pensâmes seulement pas que ces hommes pouvaient remonter en force, après avoir laissé leur sergent blessé ou mort à leur caserne et déposé en justice contre nous. D’ailleurs, qu’avions-nous à nous reprocher que d’avoir rendu feu pour feu, en défendant la vie ou en vengeant le sang de notre innocente contre des assassins qui l’avaient frappée en traître, et qui avaient répandu un sang plus pur que celui d’Abel ?

Le chevreau qu’elle portait encore, la tête renversée sur son épaule, expira sur ses genoux en entrant à la maison. Hyeronimo arracha avec ses dents les six gros grains de plomb qui étaient entrés sous sa peau, aussi tendre qu’une seconde écorce de châtaigne ; sa mère lava les filets de sang qui en sortaient et pansa ses bras avec des feuilles de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des étoupes fines.

Hyeronimo arrêta le sang que perdait Zampogna en entourant l’os de sa pauvre jambe coupée d’une terre glaise, et en retenant cette terre humide autour de l’os nu avec une bande arrachée de sa manche de chemise. Vous voyez que la pauvre petite bête est bien guérie, monsieur, dit l’aveugle en m’indiquant de la main le petit chien, aussi alerte que s’il avait eu ses quatre jambes, et, une fois guéri, il m’a conduit tout aussi bien dans les plus mauvais pas avec ses trois pattes qu’avec quatre.

Un boiteux, monsieur, ajouta-t-il en souriant et en caressant de la main la soie de Zampogna, n’est-ce pas assez pour un aveugle ?

Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans regard, en caressant son ami estropié, le pauvre Zampogna.

CXVII

— Quelle nuit nous passâmes ! monsieur. Magdalena, debout, allant sans cesse écouter si Fior d’Aliza respirait aussi doucement qu’à l’ordinaire ; Hyeronimo, le chien sur sa poitrine, pour l’empêcher de faire un mouvement qui dérangeât son appareil de terre et de chanvre ; moi, assis contre la porte avec le chevreau mort entre mes pieds, pensant à la chèvre et à la nourriture de la maison qui avait tari pour jamais avec sa mamelle percée de balles ! Qu’allions-nous devenir avec de l’eau au lieu de lait pour assaisonner nos châtaignes sèches et nos figues coriaces ? Comment soutiendrions-nous tous les quatre notre pauvre vie ? Nous n’avions plus ni raves, ni maïs, ni goutte de vin, plus rien que les salsifis sauvages, les chicorées amères et l’oseille acide, qui poussaient çà et là dans les lagunes humides aux creux des hautes montagnes ; il ne restait plus un seul baïoque de notre dernière récolte de soie, depuis que les mûriers donnaient leurs feuilles au fermier du sbire ; et puis comment sortirais-je pour aller à la messe, le dimanche, aux Camaldules, si le pauvre Zampogna, que j’entendais respirer en haletant, venait à ne pas réchapper de son coup de feu ? Ah ! Dieu préserve mon pire ennemi d’une nuit comme celle que nous passâmes entre ces deux désastres de la cabane ! Il n’y avait que l’innocente Fior d’Aliza qui dormait, quoique blessée, aussi tranquillement que l’agneau qui a laissé de sa laine dans les dents du loup.

CXVIII

Tout étourdis que nous étions par les événements de la journée, et tout abattus par la terreur qui nous enlevait jusqu’à la pensée du lendemain, cependant nous ne pouvions pas attendre le grand jour pour soustraire Hyeronimo au danger qui le menaçait et aux menaces que les sbires avaient proférées en s’éloignant.

— Il faut te sauver aux Camaldules, lui dit sa mère ; tu appelleras du pied du mur, le frère Hilario, et tu le supplieras de t’ouvrir la chapelle où le bandit de San Stefano a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans dans un asile inviolable à tous les gendarmes de Lucques, de Florence et de Pise, protégé par la sainteté du refuge. Les dimanches, après la messe, nous irons, ton père, Fior d’Aliza et moi, te porter ton linge et ta nourriture de la semaine.

— Bénie soit l’idée de ta mère, m’écriai-je en embrassant Hyeronimo, qui pleurait en regardant sa cousine endormie.… Allons, courage, mon pauvre garçon, lui dis-je ; le seul moyen de les revoir et de nous revoir tous dans de meilleurs jours, c’est de suivre le conseil de ta mère ; c’est l’âme de ton père qui l’inspire. Ne perds pas un instant ; embrasse-nous et recommande-toi à Dieu et à ses saints. Voilà la lune qui se baigne déjà à moitié dans la mer de Pise, pour laisser place au soleil ; tu n’as plus qu’une demi-heure de nuit pour monter invisible, à travers les bois, aux Camaldules. Si le sbire que tu as blessé est mort, les sbires seront ici en même temps que le jour. La vengeance des hommes irrités est matinale.

En parlant ainsi je tenais le loquet de la porte de la cabane pour le pousser dehors, tout en pleurant comme lui ; sa mère et sa cousine, réveillées par le bruit de mes sanglots et des siens, sanglotaient de leur côté dans l’ombre. Un dernier rayon de la lune, à travers les feuilles mortes de la vigne, éclairait ces mornes adieux ; les bras se détachaient pour se resserrer encore.

CXIX

Ah ! elle en a entendu, cette nuit-là, des lamentations, cette voûte, ajouta avec force l’aveugle ; elle en a entendu autant que le jour où les cercueils de ma femme et de mon frère furent cloués à nos oreilles par le marteau du fossoyeur des Camaldules ! Quatre cœurs qu’on arrache à la fois les uns des autres, ça fait du bruit autant que quatre planches qu’on scie et qu’on cloue pour ensevelir quatre vies !

Eh bien ! monsieur, ce n’était rien que cette séparation de quelques jours ou de quelques années, avec l’espérance de se revoir à travers les barreaux de la chapelle du refuge des Camaldules tous les dimanches, et de se dire, de la bouche et des yeux, ce qui chargeait le cœur. Le malheur était plus près que nous ne pensions. À peine avais-je posé le doigt sur le loquet et entrebâillé la porte, sans rien entendre, excepté le vent de l’aurore pleurant doucement dans les branches des sapins, que la porte, cédant violemment aux épaules de douze ou quinze soldats embusqués, muets autour de la cabane, me renversa tout meurtri jusque sur la cendre du foyer ; et ces soldats, s’engouffrant dans la chambre et faisant résonner les crosses de leurs carabines sur les dalles, se jetèrent sur Hyeronimo, le précipitèrent à leurs pieds dans la poussière, et lui lièrent les mains derrière le dos avec les courroies de leurs fusils ; ils lui attachèrent une longue chaînette de fer à une de ses jambes, comme on fait à la bête de somme aux bords des fossés pour la laisser paître sans qu’elle puisse pâturer plus loin que sa chaîne ; puis, le relevant de terre à coups de pieds et à coups de crosses :

— Marche, brigand, lui crièrent-ils, on va te confronter avec le cadavre de ta victime, et tu ne pourriras pas longtemps dans le cachot qui t’attend. Et quant à toi, petite couleuvre aux écailles luisantes, dis adieu à ton trou dans les racines du châtaignier, tu n’y resteras pas longtemps ; les religieuses de la maison des novices ne tarderont pas à t’envoyer prendre pour te donner une éducation moins sauvage. Pour toi, misérable taupe de rocher, et pour ta vieille Parque de sœur, ne vous inquiétez pas de votre pain ; il y a des hôpitaux dans le duché pour les aveugles et pour les veuves sans secours, et deux grabats ne vous y manqueront pas pour mourir.

CXX

En nous jetant ces insultes pour consolation, ils chassèrent devant eux Hyeronimo enchaîné, dont les anneaux de fer résonnaient sur les roches, sans nous permettre même de l’embrasser pour la dernière fois. Je les suivis de l’oreille et du cœur aussi longtemps que je pus entendre le bruit des pas de l’escorte. Magdalena, étendue à terre sur le seuil de la porte, mordait l’herbe et les pierres en appelant éperdument son fils.

Hélas ! il était déjà bien loin sur le chemin de la mort et il ne pouvait entendre la voix de sa mère.

À moi, du moins, ma fille me restait. Je voulus rentrer dans la maison pour m’assurer, en la touchant sur ses cheveux, que je n’étais pas sans Providence sur la terre ; depuis le grand cri qu’elle avait jeté en se roulant sur le pavé, quand on avait terrassé et enchaîné son cousin, nous n’avions pas entendu seulement soupirer dans la cabane. À la faible lueur de jour naissant qui me reste dans les yeux, j’étendis la main du côté où je l’entendais remuer, pour démêler, comme à l’ordinaire, ses beaux cheveux avec mes doigts, et pour approcher de son front ma bouche.

Jésus Maria ! miséricorde ! monsieur, qu’est-ce que je devins ? Je devins pierre comme la statue de la femme de Noé quand, au lieu de tomber sur ses belles tresses de soie blonde qui partaient du faîte de son front et qui se déroulaient jusque sur ses deux épaules, je sentis sous ma main une tête toute ronde et tout frais tondue, qui cherchait à se dérober à mon attouchement comme quelqu’un qui a honte et qui baisse le visage ; je crus rêver. Ma main glissa du front sur le cou ; ce fut bien une autre surprise, monsieur : au lieu de cette douce peau blanche d’enfant qui caressait la main comme une feuille lisse et fraîche de muguet, quand je touchai ses épaules à l’endroit où elles sortent du corsage de laine, je sentis le rude poil velu d’une veste de bure, comme celle des pifferari des Abruzzes, et, en descendant plus bas vers la taille, une ceinture de cuir à boucles de laiton, de larges braies et de grosses guêtres boutonnées sur des souliers ferrés qui résonnaient comme des marteaux sur l’enclume.

CXXI

Je poussai un cri de surprise et d’horreur ; la mère accourut, se signa et tomba à la renverse à l’aspect de ma fille ainsi défigurée. La pauvre enfant, surprise dans sa mue, tomba de son côté, à demi habillée, sur le bord du lit, couvert de sa robe, du corsage et des cheveux qu’elle venait de dépouiller.

Un grand silence remplit la cabane.

— Malheureuse ! qu’as-tu fait et que voulais-tu faire ? m’écriai-je, en même temps que sa tante Magdalena levait les bras en l’air pour s’étonner et se désespérer.

La jeune fille fut longtemps sans répondre ni à moi ni à sa tante ; elle tenait sa tête entre ses mains et se cachait les yeux avec les belles tresses coupées de ses cheveux d’or, qui dégouttaient de ses larmes.

Parle donc ! mais parle donc ! lui dîmes-nous à l’envi.

Chapitre V

CXXII

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Mais ici, monsieur, il faut qu’elle nous dise elle-même ce qui s’était passé dans sa tête et dans son cœur si soudainement, en voyant son cousin traîné à la mort par les sbires, et tout ce qui se passa ensuite entre elle et lui à Lucques après que nous fûmes séparés les uns des autres pendant ces six mortels mois, plus longs que toute une vie d’homme.

Allons, Fior d’Aliza, continua-t-il en s’adressant à la jeune et rougissante sposa, conte au seigneur ton idée en faisant ce que tu fis, et comment la grâce de Dieu a tout fait tourner, malgré tant de transes, au profit de l’amour. Regardez ce bel enfant de trois mois qui dort, tout rose, sur sa coupe blanche et toujours pleine ; c’est pourtant un fruit d’une veille de mort. Qui le dirait à le voir.

La jeune mère regarda en dessous le visage endormi de son beau nourrisson et sourit de souvenir en s’envermeillant de pudeur ; puis elle raconta, sans lever une seule fois les yeux, et comme par pure obéissance à son père, ce qu’on va lire. Cela sortait de sa bouche sans chaleur, sans exclamation, sans style, sobrement, simplement, sans bruit, sans couleur, comme la lumière sort de la lampe quand on l’allume. Le crépuscule, qui commençait à tomber et à assombrir l’air dans la cabane, la vêtissait d’une brume de Rembrandt, dans l’angle, entre l’âtre et la fenêtre ; ce demi-jour, presque nuit, rassurait sa timidité un peu sauvage ; et puis on voyait qu’elle attendait quelqu’un à chaque minute (c’était Hyeronimo), et qu’elle avait besoin de parler fiévreusement de lui et d’elle pour dévorer par des paroles l’amoureuse impatience de ce cher retour.

Quant à l’enfant, il continuait à dormir sur le blanc oreiller, pendant que la jeune femme allait raconter comment il était venu au monde, entre deux rosées de sang et de larmes.

CXXIII

— Faut-il tout dire au seigneur étranger ? demanda froidement Fior d’Aliza.

— Oui, dis hardiment tout, répondit la mère ; il n’y a point de honte à s’aimer quand on s’aime honnêtement comme toi et lui.

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CXXIV

— Je ne savais pas que j’étais amoureuse d’Hyeronimo, dit-elle un peu honteusement alors, et comment l’aurais-je su ? Nous n’étions pas deux, nous n’étions qu’un, moi et lui ; lui et moi, c’était tout le monde. Pour savoir si on aime quelqu’un, il faut comparer ce qu’on éprouve pour celui-là avec ce qu’on ressent pour un autre. Il n’y avait jamais eu d’autre entre lui et moi, tellement, ma tante, que lui et moi ça ne faisait pas deux ; et comme aussi nous n’avions jamais été séparés ni même menacés d’être désunis l’un de l’autre, nous ne pouvions pas savoir combien il y avait de lui dans moi et de moi dans lui, et combien il manquerait tout à coup de moi en moi et de lui en lui si on venait jamais à nous arracher d’ensemble.

Aidez-moi donc, ma tante ; je ne sais pas dire, je m’embrouille dans lui et dans moi sans pouvoir les démêler dans mes paroles, comme je n’aurais pas su les démêler dans notre inclination l’un pour l’autre ; enfin, c’est comme si mon cœur avait battu dans son sein, et comme si son cœur avait battu dans ma poitrine, ou plutôt, non, ce n’étaient pas deux cœurs, c’était un seul cœur en deux personnes. Tellement, mon père et ma tante, dit-elle en se tournant à demi vers eux, que vous croyez que c’est moi qui suis ici seule avec vous ; eh bien ! pas du tout, il y est tout entier avec moi ; je le vois, je le sens, je l’entends, je lui parle. De même que ses gardiens là-bas croient qu’il est seul enchaîné sur le banc de sa galère ; eh bien ! non, j’y suis tout entière avec lui et en lui, aussi présente que vous croyez me voir ici, dans la cabane ; c’était, c’est encore et ce sera toujours ainsi. L’amour, à ce qu’il paraît, est un mystère.

Tout cela n’est que pour vous dire que je ne me doutais seulement pas que j’aimais d’amour Hyeronimo, et que lui non plus ne se doutait pas qu’il m’aimait d’amour jusqu’au moment où les sbires, en l’emmenant à la mort, nous apprirent que l’un ne pouvait pas respirer sans l’autre. Ni Dieu ni ses anges n’y pouvaient trouver à redire, n’est-ce pas, puisque nous étions aussi innocents que ces deux gouttes de lait qui se fondent en une seule goutte en tombant du bout de mes deux seins sur les lèvres du petit innocent que voilà ?

L’image dont cette naïve jeune mère ne soupçonnait pas même la candeur ne fit sourire ni l’aveugle, ni la vieille tante, ni moi ; tout était pureté dans cette bouche pure, vierge d’âme, quoique avec son fruit d’innocence sur son sein.

CXXV

— Aussi, vous le savez bien, mon père, et vous, ma tante, nous n’avions jamais deux volontés, lui et moi. Quand il me disait : Allons ici ou là, j’allais ; quand je l’appelais, il venait partout où j’avais fantaisie d’aller moi-même ; nous ne savions jamais qui est-ce qui avait pensé le premier, mais nous pensions toujours la même chose : à la source, pour puiser l’eau de la maison ; sur les branches, pour battre les châtaignes ; aux noisetiers, pour remplir lui sa chemise, moi mon corset de noisettes vertes ; au maïs, pour sarcler les cannes ou cueillir les grains jaunis par l’été ; à la vigne, aux figuiers, pour couper les grappes ou pour sécher les figues mûres ; à l’étable, pour traire les chèvres, pendant qu’il les tenait par les cornes ; dans le ravin, où il y a l’écho de la grotte, pour nous apprendre à remuer les doigts sur les trous du chalumeau de la zampogna, à chercher à l’envi l’un de l’autre des airs nouveaux dans l’outre du vent qui s’enflait et se désenflait de musique sous notre aisselle ; ici, là, enfin partout, toujours deux, toujours ensemble, toujours un ! Quand vous en appeliez un, mon père ou ma tante, il en venait toujours deux, car votre appel ne trouvait jamais l’un sans l’autre.

CXXVI

Ce fut ainsi jusqu’à l’approche de mes quatorze ans ; jusque-là, ni moi ni lui nous n’avions senti le moindre ombrage l’un de l’autre ; nous nous regardions tant qu’il nous plaisait dans le fond des yeux, sans que le regard de l’un troublât le moins du monde l’œil de l’autre, pas plus que le rayon de midi ne trouble l’eau de la grotte quand il la regarde à travers les feuilles du frêne, et qu’il la transperce jusqu’au fond, sans y voir seulement sombrir autre chose que son image. Nous nous regardions quelquefois ainsi par badinage jusqu’à ce que l’eau du cœur nous montât de fatigue dans les yeux ; mais cette eau était aussi pure que celle de la grotte au soleil.

CXXVII

Cependant, peu de temps avant le malheur du châtaignier blessé, du troupeau tué, du plomb sur mes bras et du coup de fusil tiré innocemment par Hyeronimo pour me défendre contre les sbires, je commençais à changer sans savoir pourquoi, à n’être plus si bonne, si gaie et si prévenante qu’à l’ordinaire avec le pauvre garçon, à l’éviter sans raison, à trembler comme d’un frisson quand j’entendais son pas ou sa voix, à rentrer à la maison pour filer à côté de ma tante quand j’aurais pourtant mieux aimé à être dehors au soleil ou à l’ombre auprès de lui, à me retirer toute seule avec mes chèvres et mes moutons dans les bruyères les plus écartées, à me cacher derrière les oseraies au bord de l’eau courante et à regarder sans voir je ne sais quoi dans le ruisseau le jour, ou dans le firmament le soir. J’étais bien aise qu’il ne sût pas où j’étais, et bien fâchée de ce qu’il ne venait pas me surprendre ; le moindre saut d’un petit poisson hors de l’eau, la moindre branche d’osier qu’un oiseau faisait tressauter en s’envolant me faisaient tressaillir ; quelquefois même je pleurais sans savoir de quoi, puis je riais quand il n’y avait pas sujet de rire ; enfin une quenouille emmêlée de contradiction, quoi ! tellement que je ne me comprenais pas moi-même, et que ma tante disait à mon père, qui ne m’entendait plus si folâtre : « Ne t’inquiète pas, mon frère, c’est la mue. L’oiseau fait ses ailes, la chevrette fait ses dents, l’enfant fait son cœur. » Et je les entendais rire tout bas.

CXXVIII

Mais Hyeronimo, qui ne comprenait rien à mes changements, à mes silences et à mes éloignements de lui, paraissait lui-même malade de cœur et d’humeur, de la même fièvre et de la même langueur que moi ; à mon dépit, il semblait à présent moins me chercher que me fuir ; il ne me regardait plus en face et jusqu’au fond du regard comme auparavant ; il frissonnait comme la feuille du tremble quand, par hasard, il fallait que sa main touchât la mienne en jetant les panouilles de maïs dans mon tablier ou en retournant les figues dans le même panier sur le toit ; nous ne nous parlions plus que de côté, quand il fallait absolument se parler pour une chose ou pour une autre, et pourtant, nous ne nous haïssions pas, car, à notre insu, nous étions aussi habiles à nous chercher qu’à nous fuir, tellement qu’on aurait dit que nous ne nous fuyions que pour nous retrouver, et que nous ne nous retrouvions que pour nous fuir.

Je me disais : « Est-ce que je ne l’aime pas ? Mais qu’est-ce qu’il m’a fait pour le haïr ? » Ou bien : « Est-ce qu’il ne m’aime pas ? Mais qu’est-ce que je lui ai fait pour qu’il me haïsse ? »

Ce fut le temps où je me cachai de ma tante elle-même pour m’habiller, toute seule, derrière la porte de la maison, les dimanches, et où je me regardai pour les premières fois dans le morceau de miroir cassé encadré dans le mur contre la cheminée. Il semblait que je voulusse me faire belle pour mon ange gardien, car, quand les pèlerins passaient par hasard près du châtaignier, et qu’ils regardaient, en se parlant entre eux, mon visage, cela me faisait honte au lieu de me faire plaisir ; ce n’était pas pour eux que je désirais voir mes cheveux reluire comme de l’or au soleil.

CXXIX

Pourtant je vis bien qu’Hyeronimo n’avait rien contre moi quand il s’élança à mon secours, comme un saint Michel dans le tableau, contre les sbires, et qu’il tira, à la vue de mon sang, son tromblon contre la gueule de six fusils braqués sur sa poitrine. Je dois même dire que je me réjouis en moi-même de voir couler mon sang sur mes bras, puisque ces grains de plomb qu’il m’arracha de la peau avec ses dents lui étaient entrés plus avant qu’à moi dans le cœur.

Mais hélas ! mon père et ma tante, le moment où les sbires l’enchaînèrent, le lendemain, là, sur le plancher, et l’entraînèrent à la prison de Lucques en l’accablant d’outrages et de menaces de mort, m’en apprit bien vite plus que je n’en aurais su en trois ans. Je sentis que mon cœur s’en allait tout entier avec lui et que la chaîne de fer qui lui garrottait les membres me tirait en bas aussi fort que si j’en avais été garrottée moi-même.

Ce ne fut point une illusion, monsieur, je le sentis comme je vous vois ; ce fut comme un poids qui fait, bon gré mal gré, trébucher une balance. Je sautai du lit, à demi-nue, et je me dis : « Ils en tueront deux ou je l’arracherai de leurs mains ; allons !… » Son ange gardien était entré en moi, il avait pris ma figure.

CXXX

Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter les pas des sbires qui entraînaient Hyeronimo dans la nuit ; je m’habillai dans l’ombre, mais, quand je me vis à moitié habillée, avec mes cheveux longs et bouclés, mal retenus par l’aiguille à la pointe de clou au sommet de la tête, avec ma veste brodée de vert sur la poitrine, mes bras nus sortant de ma chemise, mes manches de drap tombant vides le long de mon corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans mes sandales pailletées qui me couvraient à peine les ongles des doigts, j’eus peur, et je me dis : « Que vas-tu faire ? On te ramassera à la porte de la ville ou dans la boue des rues comme une balayure de fille, et l’on te jettera dans un égout de Lucques pour y pourrir avec celles qui ont vendu leur honneur, et à quoi lui serviras-tu alors, soit pour la vie soit pour la mort ? Tu auras déshonoré son nom et celui de ta mère, voilà tout !

Mon Dieu ! que faire ? Et je me mis à pleurer et à prier Dieu en retombant, la tête sur mon lit, noyée dans mes larmes.

En la relevant pour me renverser en arrière, dans mon désespoir, voilà qu’une idée me frappe le front, comme une chauve-souris quand la lumière de la lampe l’éveille et lui fait frôler les ailes contre mes cheveux.

CXXXI

Sans délibérer seulement une minute, j’arrache de mon corps les habits de femme, j’ôte mes bras de mes manches, mes pieds de mes sandales, je prends au clou de la cheminée les grands ciseaux avec lesquels nous tondions la laine de nos moutons au printemps, quand nous avions encore notre petit troupeau à l’étable. Je me coupe les cheveux sur les tempes, sur le front, sur le cou jusqu’à la racine, et j’en jette les poignées sur mon lit ; le coffre où ma tante conservait les habits, les guêtres, les souliers, le chapeau, la zampogne de son pauvre jeune mari défunt, me frappe les yeux au pied du lit de Magdalena ; je l’ouvre, j’en tire convulsivement toutes ces hardes presque neuves : la chemise de toile écrue, avec la boucle de laiton à épingle qui la resserre comme un collier au-dessous de la poitrine ; les larges chausses de velours qui se nouent avec des boutons de corne au-dessous du genou ; la veste courte à boutons de cuivre, les souliers à clous, les longues et fortes guêtres de cuir qui en recouvrent les boucles et qui montent jusqu’au-dessus des genoux ; le chapeau de Calabre, au large rebord, retombant sur les yeux, à la tête pointue, avec sa ganse de ruban noir et ses médailles de la madone de Montenero, qui pendent et qui tintent autour de la ganse. En un moment, je fus revêtue de tout cet habillement, tantôt un peu trop court, tantôt un peu trop large pour ma taille ; mes mains, adroites et promptes comme la fièvre qui me battait dans les tempes, les ajustèrent si vite et si bien sur mes épaules, à ma ceinture, à mes jambes, à ma tête, à mes pieds, qu’on aurait dit que je n’en avais jamais revêtu d’autres, et qu’ils avaient été taillés pour moi.

Puis, prenant au fond du coffre la zampogne qui dormait silencieuse depuis sept hivers, dégonflée et vide, auprès des habits de son maître, j’en passai la courroie autour de mon cou et je la pressai du coude sous mon bras gauche, de manière à ressembler trait pour trait à un jeune pifferaro des Abruzzes, qu’on écoute au pied des croix et des niches des villages, et à qui on ne demande pas d’où il vient.

Ma tante et mon père vous diront que nous nous étions appris dès notre tendre âge, Hyeronimo et moi, à jouer aussi bien l’un que l’autre de cet instrument, et que mes doigts connaissaient les trous du chalumeau aussi bien que les doigts de l’organiste des Camaldules connaissent, sans qu’il les regarde, les touches obéissantes de son orgue.

Je m’étais dis en moi-même, en m’habillant :

Prends aussi la zampogne, cela te servira de contenance, de gagne-pain, de passeport, et, qui sait, peut-être de salut, à la recherche de Hyeronimo dans la ville ; car le son, c’est plus pénétrant encore que les yeux, cela perce les murs, et si je ne puis pas le voir, par hasard, il pourra m’entendre !

Enfin, ce fut une inspiration de quelqu’un de ces chérubins qu’on voit jouer de leurs harpes dans les voûtes peintes du dôme des églises, sans doute, preuve que le ciel même se plaît à la musique des pifferari, qui jouent le mieux la prière de leurs cœurs, des pauvres vieillards ou des pauvres enfants, sur leurs instruments.

Ainsi travestie, je poussai doucement la porte au crépuscule du matin, espérant que mon père et ma tante, éloignés du seuil de la maison ou endormis dans les larmes, ne s’apercevraient pas de mon dessein.

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CXXXII

Mais ils ne dormaient pas, et ils étaient assis en silence, à la claire lueur des étoiles, sur le banc qui touche à la porte.

Le bruit du loquet fit tourner la tête à ma tante ; elle me reconnut et poussa un cri de surprise et de désespoir, qui fit jeter, sans savoir pourquoi, le même cri d’horreur à mon père aveugle.

Elle lui dit que je me sauvais, et dans quels habits !

Ils se jetèrent tous les deux, les bras étendus, entre la porte et le chemin pour me retenir ; je tombai évanouie entre leurs bras.

Ils me reportèrent ensemble sur mon lit dans la cabane ; et quand ma tante vit mes beaux longs cheveux coupés comme une toison d’agneau, jetés sous ses pieds au bord du lit, elle jeta de tels cris qu’ils réveillèrent les corneilles sur les branches du châtaignier.

Elle dit tout à mon père.

— Folle enfant ! s’écrièrent-ils d’une même voix, et que prétendais-tu faire en te détruisant ainsi et en te sauvant tu ne sais pas où ? Et, en abandonnant ton père et ta tante, sais-tu seulement où les sbires ont emmené ton cousin ? et pour un enfant que nous avons perdu, veux-tu nous faire perdre encore le seul enfant que Dieu nous laisse ?

CXXXIII

— Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout ce qu’on peut dire quand on a perdu sa raison et qu’on n’écoute rien de ce qui combat votre folie par des raisons, des caresses ou des menaces, que mon parti était pris ; que si Hyeronimo devait mourir, il valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils seraient également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, il aurait peut-être besoin de moi là-bas ; que, mourant, il lui serait doux de me charger au moins pour eux de son dernier soupir et de prier en voyant un regard de sœur le congédier de l’échafaud et le suivre au ciel ; que la Providence était grande, qu’elle se servait des plus vils et des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté ; que je l’avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le dimanche des histoires ; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé par la compassion du plus jeune de ses frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épargné par les lions, enfin tant d’autres exemples de l’Ancien Testament ; que j’étais décidée à ne pas abandonner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de ma chair, le regard de mes yeux, la vie de ma vie ; qu’il fallait me laisser suivre ma résolution, bonne ou mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre détachée par le pas des chevreaux, qui roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se briser en bas ; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes leurs paroles n’y feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas aujourd’hui, je me sauverais demain, et que peut-être je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo.

CXXXIV

En parlant ainsi, je m’efforçais de m’échapper violemment des bras de mon père et de ma tante. Leurs sanglots et leurs larmes affaiblissaient la résistance qu’ils opposaient à mes efforts.

— Eh bien ! tu me passeras donc sur le corps ! s’écria mon père en se couchant sur le pas de la porte.

À la vue de mon pauvre père aveugle étendu ainsi sur le seuil et qu’il me fallait franchir pour voler sur les pas de mon frère, les forces me manquèrent ; je crus voir un sacrilège, et je tombai à mon tour à genoux et les bras étendus autour de son cou ; ma tante, de son côté, se précipita tout échevelée sur nos deux corps palpitants, en sorte que nous ne formions plus, à nous trois, qu’une seule masse vivante ou plutôt mourante, d’où ne sortaient que des sanglots et des soupirs, étouffés par des reproches et par des baisers.

J’étais vaincue, monsieur, et je demandais à Dieu de mourir en cet instant pour tous mes parents, afin de m’éviter l’horrible et impossible choix, ou d’abandonner mon père et ma tante, ou d’abandonner mon cher et malheureux Hyeronimo, lorsqu’une voix, comme si elle fût descendue du ciel, interrompant tout à coup le silence de nos embrassements, dit d’un ton d’autorité à mon père et à ma tante :

« Ne résistez pas à Dieu, qui parle par le cœur des innocents, laissez Fior d’Aliza courir sur les traces de son frère, la protection de Dieu la suivra peut-être dans la foule, comme elle a suivi Sarah dans le désert. Partez, mon enfant, j’aurai soin de ceux qui restent. »

CXXXV

À ces mots, qui nous firent tressaillir comme un coup de tonnerre, nous nous relevâmes tous les trois de la poussière, et nous vîmes debout devant nous notre seul ami sur la terre, le père Hilario.

Il jeta sur le plancher sa besace, plus pleine de provisions qu’à l’ordinaire ; il en tira du pain, du caccia cavallo (fromage de buffle des Maremmes), une fiasque de vin de Lucques, et dit à mes vieux parents :

— Ne vous inquiétez pas comment vous vivrez en l’absence de ces enfants, je vous en apporterai toutes les semaines autant ; l’aumône est la récolte des abandonnés, je ne fais que vous rendre ce que vous m’avez tant de fois donné dans vos jours de richesse. Si je mendiais pour moi, je serais un voleur du travail des hommes ; mais en mendiant pour vous, je ne serai qu’une des mains de Dieu qui reçoit du cœur pour rendre à la bouche.

CXXXVI

Il nous dit alors en peu de mots que le bruit des coups de feu de la veille dans les châtaigniers, du massacre de notre troupeau, de mes blessures aux deux bras, de la mort du brigadier des sbires et de l’emprisonnement de Hyeronimo, était monté jusqu’aux Camaldules, de bouche en bouche, par les chevriers de San Stefano ; qu’à cette nouvelle, il avait bien pensé que nous avions besoin de consolation ; qu’il avait demandé au supérieur la permission de venir à notre aide et de prendre dans sa besace ce qui était nécessaire à une pauvre famille privée du seul soutien capable de pourvoir à ses nécessités.

Il ajouta qu’il s’était levé bien avant le jour, afin d’arriver à la cabane aussitôt que le réveil dans nos yeux et le désespoir dans nos cœurs.

Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la main sur le loquet, il avait tout entendu de ma résolution de chercher les traces d’Hyeronimo, comme l’ombre celles du corps, et des résistances de mon père et de ma tante.

— Cette pensée, mais c’est une pensée du cœur, dit-il, il faut la lui laisser accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller aux hommes dans leur situation désespérée, il n’y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre tout raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de l’enfant, et qu’elle aille, à la grâce de Dieu, là où le cœur la pousse.

CXXXVII

Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de ma résolution et par l’obstination de ma pensée, n’osèrent plus résister à cette voix du frère quêteur, qu’ils étaient habitués à considérer comme l’ordre du ciel.

Je profitai de leur hésitation pour m’arracher de nouveau de leurs bras, qui me retenaient plus faiblement, et pour m’élancer, sans plus de réflexion, sourde à leurs cris, par le sentier qui descend dans la plaine.

CXXXVIII

Je descendis d’abord comme un tourbillon de feuilles sous un vent d’hiver qui les roule de précipices en précipices, sans autre sentiment et sans autre idée que de me rapprocher d’Hyeronimo.

Puis, quand je n’entendis plus les cris de ma tante qui me rappelait, malgré le frère, à la cabane, et que je fus parvenue au bord de la plaine, où les passants et les chars de maïs commençaient à élever les bruits et la poussière du matin sur les routes des villages et des villas, je tombai plutôt que je ne m’assis sur le bord du sentier, à l’endroit où il va se rejoindre aux grandes routes, sous le petit pont sans eau qui sert à passer le torrent pendant l’hiver pour aller de Lucques au palais de Saltochio.

Là, sans pouvoir être vue de personne, j’essuyai mon front tout mouillé de sueur, mes yeux obscurcis de larmes ; je repris mon haleine essoufflée et je me mis à réfléchir, trop tard, hélas ! à ce que j’allais faire, toute seule ainsi et toute perdue, dans les rues de la grande ville, d’où j’entendais déjà les cloches et les bruits formidables monter dans l’air avec le soleil du matin.

Oh ! que j’avais peur, mon Dieu ! et que je sentais mon pauvre cœur devenir petit dans ma poitrine ! Car la solitude, les bruits ou les silences des lieux solitaires, les rugissements même des bêtes dans les bois ne m’ont jamais fait peur, voyez-vous ! Mais la foule d’une ville où tout le monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où l’œil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui sortent, comme des chocs des feuilles ou des vagues, des hommes rassemblés, allant çà et là, sans se parler, où leur pensée inconnue les mène. Oh ! c’est cela qui m’a toujours fait trembler sans savoir de quoi, car l’homme, je crois, c’est plus perfide que la nuit, c’est plus terrible que la mer de Livourne sur le rocher de la Meloria ; c’est plus intimidant que les sombres murmures des pins dans les ténébreuses montagnes des Camaldules de Lucques !

Je pensai que je n’oserais jamais sortir de dessous l’arche du pont sur lequel j’entendais déjà les pas des contadins qui portaient des raisins et des figues au marché, et surtout que je n’aurais jamais le courage de passer devant les gardes des portes, et d’entrer dans la terrible ville.

Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que feras-tu ? où iras-tu ? que diras-tu ? À qui oseras-tu demander où l’on a mené ton cousin, et dans quel cachot on le retient ?

Et quand on te le dirait, à qui t’adresseras-tu pour qu’on t’ouvre les portes de fer de sa cage ? Et alors même que tu parviendrais à le découvrir et que tu te coucherais, comme une chienne sans maître, au pied de sa tour pour le voir un jour mener au supplice et pour demander à mourir avec lui, qui est-ce qui te nourrira en attendant, et où trouveras-tu, sans un baïoque seulement dans la main, un asile pour reposer ta tête ?

CXXXIX

Tout cela m’apparut pour la première fois à l’idée, monsieur, et me fit aussi froid au front et au cœur, bien que ce fût en un beau jour d’automne, que si un vent de neige avait soufflé sous l’arche du pont. Je fus tentée de remonter à la cabane ou bien de rester là sans faire un pas de plus, pour mourir de faim sous le lit desséché du torrent…

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Je ne sais pas au juste combien d’heures je restai dans cette angoisse ; mais quand je m’en réveillai, les rayons plus longs du soleil avaient pénétré à moitié sous l’arche, échauffaient le sable et, en me rendant la chaleur, me rendaient la pensée et le courage. Je me dis : Tu n’as pas à choisir, Hyeronimo est dans Lucques ; il est là, soit pour vivre, soit pour mourir, là tu dois être pour mourir ou pour y vivre le plus près de lui que Dieu le permettra. Entre sans trembler dans la ville. En te voyant dans ce costume et avec la zampogna, dont tu sais jouer, sous le bras, tout le monde te prendra pour le fils d’un de ces pifferari qui viennent dans la saison de la Notre-Dame de septembre donner la sérénade aux Madones des carrefours ou aux jeunes fiancées sur leurs balcons, indiqués secrètement par les amoureux, qui leur font la cour avec l’aveu de leurs mères ; les âmes pieuses ou les cœurs tendres me jetteront quelques baïoques dans mon chapeau, ce sera assez pour me nourrir d’un peu de pain et de figues ; les marches des églises ou les porches des Madones me serviront bien de couche pour la nuit, enveloppée que je serai dans le lourd manteau de mon oncle ; car j’ai oublié de vous dire, monsieur, que j’avais trouvé aussi dans le coffre, et que j’avais emporté sur mon bras le manteau de peau de chèvre brune, qui sert de lit l’été, ou de couverture l’hiver aux pifferari.

En vivant ainsi et en parlant avec l’un ou avec l’autre, quelque âme charitable finira bien par me dire ce qui est advenu de Hyeronimo. Un malheur comme le sien (un guaï), cela doit faire bien du bruit dans le pays ; quand je saurai où on l’a jeté, soit dans les cachots, soit même dans les galères de Serra-Vezza, je finirai bien, par la grâce de Dieu, par me faire voir ou par me faire entendre de lui. Qui sait, peut-être me laissera-t-on lui parler et soutenir ses fers pour le soulager dans son travail ? Quand il saura que sa sœur souffre avec lui, il souffrira la moitié moins, car une âme prend, dit-on, plus de la moitié des maux d’une autre âme sur la terre, comme dans le purgatoire. Être plaint, être regardé seulement par qui vous aime, c’est être à demi déchargé. Allons, et fions-nous à l’ange de la Bible qui nourrissait les lions dans la fosse de Daniel, pour qu’ils ne dévorassent pas l’innocent persécuté.

CXL

Tout en parlant ainsi en moi-même, je repris la zampogne, le manteau, le bâton à pointe ferrée de mon oncle, et je me risquai à sortir, toute rougissante, mais toute réconfortée, de dessous l’arche du pont.

C’était l’heure de midi : personne ne passait en ce moment sur la route, à cause du grand soleil et de la grande poussière.

Quand je fus seule ainsi, sur le haut pont, je vis tout au sommet de l’arche du milieu un pilier creusé en niche où rayonnait une Madone toute couverte d’or et d’argent, de fleurs en papier, et de poussière sous sa grille. Je me sentis inspirée de tomber à genoux devant elle et de lui jouer un air de montagne, afin de l’attendrir sur mon sort, mais surtout sur celui d’Hyeronimo ; je me dis : Personne ne me voit ni ne m’entend qu’elle, personne ne me donnera un pauvre baïoque ou un pauvre carlin (autre pièce de monnaie populaire dans cette partie de l’Italie) ; ce n’est donc pas pour le monde, c’est bien pour elle toute seule que je vais jouer, elle m’en saura plus gré que si c’était par vanité ou par intérêt ; elle ne pourra pas dire que c’est pour le monde.

CXLI

Alors je m’agenouillai dans la poudre du chemin, sur le premier degré du palais de sa niche, j’enflai la peau de chèvre si longtemps vide et muette qui donne le vent au chalumeau d’où le vent sort en musique, selon qu’on ouvre on qu’on ferme plus agilement avec les doigts les trous de la flûte, et je commençai à jouer un des airs les plus amoureux et les plus dévots que nous avions composés par moitié, Hyeronimo et moi, un beau soir d’été, au bord de l’eau, sous la grotte du pré.

Cet air coulait des lèvres et du hautbois comme l’eau coulait en cadence et en glouglous mélodieux de la source cachée au fond de la voûte de l’antre ; puis il s’épanchait, comme l’eau prisonnière, en murmures de paix et de contentement entre les roseaux ; puis il imitait, en finissant par cinq ou six petites notes décousues et argentines, le tintement des gouttes de rosée qui tombent par instants des feuilles mouillées par la cascatelle dans le bassin, et qui la font chanter aussi, on ne sait pas si c’est pour pleurer, on ne sait pas si c’est pour rire ; en sorte que, quand le couplet était fini, on entendait comme un écho moqueur ce petit refrain de notes insignifiantes, mais jolies à l’oreille ; elles avaient l’air de se moquer, ou du moins de badiner avec le motif tendre et religieux du couplet de la zampogne : c’étaient des Tyroliens passant en pèlerinage, pour aller à San Stefano des Camaldules, qui nous avaient donné, avec leurs ritournelles à perte de voix, l’idée de ce refrain vague et fou à la fin de notre air d’amour et de dévotion, près des cascades. Notre père et notre oncle eux-mêmes en avaient été émerveillés en nous l’écoutant jouer sur leurs zampognes.

— C’est drôle ! disaient-ils, ça donne envie de pleurer au commencement, et ça fait presque rire à la fin ; c’est un air d’enfants qui ne peuvent pas tenir leur sérieux jusqu’au bout, mais dont le sourire se mêle aux larmes comme le rayon de soleil à la pluie du matin.

CXLII

Eh bien ! monsieur, ce fut pourtant le premier air que je me sentis inspirée de jouer devant la Madone du pont ; jamais les sons de la zampogne ne m’avaient paru avoir une telle expression sous les doigts de mon père, de mon oncle, d’Hyeronimo, de moi-même, ni de personne ; il me semblait que ce n’était pas moi qui jouais, mais qu’un esprit du ciel, caché dans l’outre, soufflait les notes et remuait les doigts sur le roseau à sept trous du chalumeau.

Si j’étais la Madone, pensais-je tout en jouant, il me semble que je serais flattée et attendrie par un air. J’y mêlais des soupirs et des paroles tout bas dans mon cœur, tout en jouant ; cela allait bien tant que l’air du couplet était sérieux, dévot et tendre comme mon idée ; mais à la fin du couplet, quand il fallut jouer la ritournelle, la ritournelle gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du pinson ivre de plaisir, au bord de son nid sur les branches, oh ! alors, monsieur, je pus à peine achever, malgré la dissonance si je n’achevais pas, et, malgré la peur de manquer ainsi à l’oreille de la Madone, j’achevai cependant, mais le chalumeau s’échappa de mes doigts à la dernière note de gaieté qui contrastait trop fort avec mon désespoir : mes larmes me coupèrent le souffle, la zampogne se dégonfla dessous mon coude avec un long gémissement faux, comme de quelqu’un qu’on étrangle, et je roulai évanouie sur le pont sans regarder, sans voir, jusqu’à ce qu’un char à quatre bœufs, qui menait une noce de contadini, s’arrêta devant moi, à ce qu’on me dit depuis.

 

Lamartine.