Les poètes français37
L’idée d’une Anthologie française, d’un choix à faire dans le champ si vaste de notre poésie, est heureuse. Ceux qui l’avaient eue jusqu’ici ne l’avaient que très-imparfaitement mise à exécution. Sans vouloir blâmer nos prédécesseurs, on doit dire à leur décharge que le moment d’un semblable recueil n’était pas venu : comment choisir dans les œuvres de nos anciens poètes, quand la plupart étaient ignorés, quand les textes n’étaient point mis en lumière, quand la langue du moyen âge ne se comprenait qu’à peine et qu’elle passait pour tout à fait grossière ? L’histoire de notre poésie était contenue dans une vingtaine de vers de Boileau. On commençait à Villon comme au premier anneau de la chaîne ; après Marot on traversait rapidement le xvie siècle, comme si l’on avait marché sur des charbons ardents, et l’on atteignait d’un bond au désiré Malherbe, comme à un sauveur qui dispensait de toute autre recherche : une recherche par-delà Malherbe, c’était un péril.
Dans le présent recueil notre poésie reprend son cours naturel historique, trop souvent brisé ; car elle a eu sa perte du Rhône ; elle l’a eue, par malheur, plus d’une fois et sans jamais en sortir tout entière. Quatre époques importantes font la manière et le sujet des quatre volumes que l’on publie, et dans lesquels tous les genres de poésie sont représentés, excepté la poésie dramatique. Le moyen âge, dans tout son développement, jusqu’au xvie siècle où il expire, remplit le premier volume ; le deuxième s’ouvre par Ronsard, lequel est véritablement le poète inaugurateur de la Renaissance classique, et celui qui consomma la rupture avec la tradition du moyen âge, en la remplaçant par la tradition savante. Malherbe ne vient qu’à son rang dans ce volume ; car, s’il opéra une réforme, ce fut Ronsard qui fit la révolution. Boileau, le législateur de la poésie française régulière, préside à la seconde moitié du xviie siècle et à tout le xviii e, qui essaye bien, il est vrai, de se révolter à diverses reprises contre lui : Boileau ouvre donc le troisième volume ; mais le quatrième, qui appartient en entier aux modernes, présente à son frontispice le nom de Lamartine, de qui daté, en effet, le renouvellement de notre muse moderne, son affranchissement éclatant, et par qui la lyre française a pour la première fois trouvé des cordes nouvelles, inouïes, inaudita prius…
Ces quatre divisions qui avaient, comme on voit, leur raison dans la nature des choses, ont dû être traitées un peu diversement. Le moyen âge, dans sa première partie, avec ses œuvres souvent anonymes ou au moins d’un caractère impersonnel, demandait à être exposé, à être analysé simplement, nettement, à être enseigné dans son fond même, au moment où l’on en présentait la fleur ; et c’est ce qu’a fait tout d’abord la plume docte et sûre de M. Moland. Ses exposés précis, lumineux, sont plus que des notices ; ce sont d’excellents chapitres d’une histoire littéraire qui est encore toute neuve. D’autres avec lui, M. Anatole de Montaiglon pour le xve siècle, M. d’Héricault pour l’entrée du xvie et même pour des branches et des séries antérieures, se sont partagé ce riche domaine et y ont porté leurs vues, leur courant d’études dès longtemps accumulées.
Il s’est créé depuis une douzaine d’années une jeune école d’érudits laborieux, appliqués, ardents, enthousiastes, qui se sont mis à fouiller, à défricher tous les cantons de notre ancienne littérature, à en creuser tous les replis, à rentrer jusque dans les portions les plus explorées et censées les plus connues, pour en extraire les moindres filons non encore exploités. Cette jeune école de travailleurs, plus épris de l’étude et de l’honneur que du profit, s’était groupée autour de l’estimable éditeur M. Jannet, dont la Bibliothèque elzévirienne restera comme un monument de cet effort de régénération littéraire érudite. Quelque chose du souffle de l’antique Pléiade avait passé sur eux tous. De même qu’alors chacun, selon le mot du vieil Étienne Pasquier, avait sa maîtresse qu’il célébrait et magnifiait par ses vers, chacun ici avait son auteur qu’il épousait, qu’il poussait de son mieux et faisait valoir avec feu, avec science. C’était une ruche active où il n’y avait pas de reine, et où chaque abeille s’espaçait dans son rayon. Oh ! qu’il y ait eu dans l’ensemble de l’œuvre, et par suite même de cette division à l’infini, bien des noms surfaits, des auteurs enflés et poussés trop haut, je le sais trop bien, et un critique qui est obligé, comme je l’ai été souvent, d’embrasser dans toute son étendue le cadre entier de notre littérature, sent plus vivement qu’un autre ces disproportions, qui choquent moins quand on prend chaque sujet isolément. Et toutefois, que de services rendus par ce concert et cette émulation de travaux, par cette mise en œuvre incessante, par ces résurrections imprévues ! et comme, en fin de compte, toutes contradictions vidées, on se trouvait avoir plus gagné, plus appris qu’on ne l’eût jamais fait en s’en tenant au procédé négatif, répulsif et commodément paresseux de l’ancienne école, dite l’école du goût ! — Non pas au moins que je veuille sacrifier une école à l’autre : mon désir et mon vœu serait de les associer et de les combiner.
J’ai parlé de ces jeunes travailleurs, qui pendant quelques années firent groupe, parce qu’on en retrouve un bon nombre ici. L’homme d’intelligence et de sympathie littéraire élevée, qui a conçu l’idée de cette Anthologie et qui en a dirigé l’exécution, a pensé qu’entre ces deux écueils, le trop d’unité ou l’extrême diversité, il y avait pour une œuvre de ce genre bien plus d’inconvénients d’un côté que de l’autre. On n’a donc pas craint, à mesure qu’on avançait dans les siècles plus à découvert, d’assembler un nombre plus grand d’explorateurs et d’amateurs. On est allé, pour la récolte et la vendange, chercher les plus entendus et les mieux préparés sur chaque production du pays, sur chaque cru ; on a demandé à chacun ce qu’on savait à l’avance de son goût, ce qu’il préférait, au risque de le voir un peu se délecter et abonder dans son propre sens. Ainsi s’est étendue indéfiniment la prairie des Muses ; on n’a rien tiré au cordeau ; quelques herbes folles ont pu, comme dans un champ naturel, se mêler agréablement aux fleurs. Ce n’est point ici dans le jardin régulier de Le Nôtre qu’on se promène, ce n’est pas non plus dans un jardin dit anglais ; ne prenons point hors de chez nous nos images : c’est dans le jardin français de nos pères, dans le libre et riant enclos du Roman de la Rose, avec ses détours sinueux, ses doubles haies et ses labyrinthes.
Je ne puis, après tant de collaborateurs autorisés et curieux qui ont tout dit, qui ont dit plus et même autrement que je n’aurais su trouver pour mon compte sur chaque sujet en particulier, je ne puis faire ici qu’une chose : présenter une vue générale et, en me tenant au point de vue du goût, qui doit se combiner avec le point de vue historique et non s’y confondre, indiquer les belles saisons, les bons siècles, les vraiment heureux moments de cette poésie française qui a si souvent brisé avec son passé, qui s’est si peu souvenue d’elle-même, et à qui il était bon d’offrir une fois ses titres au complet, pour lui rendre tout son orgueil et son courage.
Dans un grand concours des poésies européennes, si on le suppose ouvert depuis le moyen âge, quel serait, quel aurait été le rang de la Poésie française, tant dédaignée de quelques-uns de nos voisins ? Sans nous faire juges nous-mêmes dans notre propre cause, il nous semble que, rien qu’à y regarder simplement, il est plus d’un siècle, souverain pour elle, où elle aurait eu incontestablement le prix, où elle aurait, d’un consentement unanime, gagné la couronne ; et, lors même qu’elle est primée par de plus grandes et de plus hautes productions étrangères, elle a encore de quoi consoler et honorer sa défaite par bien des grâces qui sont à elle et à elle seule.
Le moyen âge, on le sait et on l’ose dire aujourd’hui, fut pour elle une grande époque ; je le répète après tant d’autres, mais avec une conviction d’autant plus profonde que j’y ai été amené avec lenteur et presque à mon corps défendant. Chaque esprit a, pour ainsi dire, son climat natal ; le mien était plutôt celui des époques civilisées, cultivées, dans le sens classique et de la Renaissance. J’ai dû me forcer un peu pour remonter plus haut et m’enfoncer dans des régions d’apparence inculte et âpre. Je continue sans doute de faire mes réserves, et je demeure récalcitrant ou, si l’on veut, classique sur quelques points ; mais en lisant certaines Chansons de geste, en étant obligé par profession de les étudier, de les analyser et de les démontrer à d’autres, comment n’en pas venir à en apprécier la matière, à en admirer le jet et la sève ? La Chanson de Roland d’abord, si grandiose dans sa rudesse, si héroïque de souffle, si impériale et nationale, si admirablement fraternelle dans l’union des deux amis, si sincèrement magnanime par elle-même, et à laquelle il n’a manqué qu’un digne metteur en œuvre, un meilleur Turold ; le Roman de Raoul de Cambrai, que je place à côté, non pour l’imagination, mais pour le cachet historique sévère, franchement féodal, et pour l’intérêt sérieux du sujet. Il s’agit de l’effort qu’un jeune vassal et frère d’armes a à faire pour se détacher du seigneur envers qui il s’est lié, même quand ce seigneur est brutal, emporté, cruel, et qu’il veut mener son jeune vassal au pillage et à la guerre contre les proches parents de celui-ci. Quel cours de droit féodal nous en apprendrait davantage sur la sainteté du lien de vassal à seigneur lige ? Avec quelque peine, par quels degrés de déchirement douloureux le loyal jeune homme en vient, d’offense en offense, à se décider à rompre, jusqu’au duel final et vengeur auquel il est contraint ! avec quel scrupule ! et comme il est attentif à mettre jusqu’à la fin ses motifs d’excuse, ses raisons trop légitimes en pleine évidence, à avoir pour lui l’opinion et le cri public de ses anciens et de ses pairs ! Au milieu de la grossièreté des mœurs, nous comprenons par là l’une des délicatesses de l’honneur féodal ; nous en sentons les nuances, et nous mesurons la force du nœud mieux que nous ne l’aurions pu par toutes les définitions ; nous saisissons aussi des accents de nature profonde et d’humanité : ces hommes à la rude écorce et au cœur de chêne avaient des fibres tendres et savaient pleurer. Quel dommage, s’écrie-t-on malgré soi au milieu de son hommage sincère, que la langue ici fasse défaut (j’en demande pardon à nos amis plus enthousiastes ou mieux édifiés) ! Pourquoi faut-il que le texte, du moins, soit si sauvage, si mal digéré, et qu’un poète définitif n’ait pas mis la dernière main à une si belle matière !
Il y a, entre autres, une mémorable scène, c’est quand Bernier, le loyal vassal, qui a retrouvé sa mère religieuse dans un couvent de ce même pays du Vermandois qu’on va ravager, est tout d’un coup surpris par l’incendie de l’abbaye, à laquelle Raoul, le fougueux baron, avait pourtant la veille accordé la paix ; mais un incident survenu a retourné soudainement sa volonté aveugle et enflammé sa colère ; il a commandé qu’on mit le feu, et il a été trop bien obéi :
Brûlent les cellules, s’effondrent les planchers ;Les vins s’épandent, s’enfoncent les celliers ;Les jambons brûlent et tombent les lardiers ;Le sain-doux fait le grand feu redoubler ;Il (le feu) s’attache aux tours et au maître-clocher :Force est bien aux couvertures de trébucher ;Entre deux murs est si grand le brasier,Que toutes cent (les nonnains) brûlent écrasées ;Marcens y brûle, qui fut mère à Bernier,Et Clamados, la fille au duc Renier…De pitié pleurent les hardis chevaliers.Quand Bernier voit la chose si empirer,Tel deuil en a qu’il pense perdre le sens :Là on l’eût vu saisir son écu ;L’épée nue, (il) est venu au moutier ;À travers l’huis vit la flamme rayonner.De tant que peut un homme un dard lancer,Pas un ne peut vers le feu approcher.Bernier regarde tout près d’un pilier ;Là vit sa mère étendue et couchée,Sa tendre face étendue et couchée ;Sur sa poitrine vit brûler son psautier.
Et il s’écrie avec désespoir : Il est trop tard ! elle n’a plus besoin de secours :
Ah ! douce mère, vous me baisâtes hierEn moi avez très-mauvais héritier,Je ne vous puis secourir ni aider, etc.
Nous qui sommes dès l’enfance accoutumés à admirer les grands incendies admirablement décrits, cet incendie de Troie et du palais de Priam qui se réfléchit aux flancs de l’Ida, aux flots de la mer de Sigée, et qui est comme un fanal éclairant glorieusement à nos yeux toutes les hauteurs de l’Antiquité classique :
……… Jam Deiphobi dedit ampla ruinam,Volcano superante, domus ; jam proximos ardetUcalegon ; Sigea igni freta lata relucent ;
mettons-y du nôtre, cette fois, puisqu’il s’agit des nôtres ; soyons humains et indulgents ; laissons-nous toucher par cet affreux incendie d’une abbaye en Vermandois. Il est décrit comme l'a pu faire le trouvère de Laon : grâce pour nos jambons et nos lardiers ! Mais si l’on se reporte au fond de la situation, que de pathétique, que de passions et d’émotions naturelles en présence, dans ce déchirant spectacle ! Cette mère qui avait obtenu merci, la veille, et promesse de sauvegarde pour son abbaye ; ce serment violé ; ce double sacrilège commis par un féroce baron sur des nonnes innocentes ; ce fils pieux enchaîné par l’honneur à son seigneur indigne ; approuvé, la veille encore, pour son effort de loyauté, par sa mère, et qui voit brûler cette mère qu’il vient seulement de retrouver, d’embrasser, — qui arrive trop tard pour la sauver, et qui, pour consommation dernière, voit son psautier brûler sur sa poitrine ; image admirable et sainte ! le livre de prières d’une mère ! Si un Dante français avait décrit cette scène en une cinquantaine de vers, simples, énergiques, frappés, elle serait dans toutes les mémoires, et chacun saurait ce vers touchant :
Sur sa poitrine vit brûler son psautier.
Prenons du moins ce tableau comme il est, pareil aux tableaux des plus anciens maîtres en peinture : il y manque le dessin ; il y manque la couleur, la perspective ; il y manque tout ce que vous voudrez : — il n’y manque pas l’expression, d’autant plus sensible qu’elle y est toute seule et plus naïve. Ce sont là des traits à retenir et à emporter avec nous de notre moyen âge épique.
La mort de Bègues ou Bégon, dans la Chanson des Loherains, est une
grande scène de chevalerie première. Toute cette histoire suprême de Bégon, partant de son
château, sur la marche de Gascogne, où lui, homme du Nord, il s’ennuie, et s’arrachant de
sa belle et riante famille pour s’en aller mourir dans une forêt, près de Valenciennes, au
pied d’un tremble, de la main d’un misérable archer, est d’une haute fierté et d’un effet
des plus dramatiques. On a là un fort bel et fort distinct épisode de la vie féodale dans
les premiers siècles : une scène de famille d’abord, dans le grand salon du château ; un
départ pour un lointain voyage, d’après un vague désir, sur une idée brute et simple de
chasseur en quête d’un merveilleux exploit, d’un monstrueux sanglier ; — une chasse en
pleine forêt ; une grande et noble figure de gentilhomme, de franc homme, séparé de sa
suite, debout sous un arbre, le pied sur sa bête tuée, son cheval à ses côtés, ses chiens
couchés devant lui, son cor d’ivoire au col, et là se défendant contre une bande de gens
de rien enhardis par l’espoir du butin et d’une riche proie. Ce noble Lorrain, à la haute
taille, au visage balafré et resté beau, au geste dominant, à la parole courtoise, est
bien un ancêtre des illustres Guises, de celui qui à la veille d’être massacré, répondait
aux donneurs d’avis : « On n’oserait ! »
Il y a là un tableau à faire, il y
a un tableau tout fait, et le vieux trouvère, cette fois, a été peintre.
Mais le poète n’est que passager. Le propre de ces vieux récits, en général, est de se dessiner comme de soi et de marcher indépendamment presque d’un guide, d’un ouvrier, d’un poète. Les poètes connus viendront dans l’âge suivant ; mais le plus souvent, au lieu de s’appliquer à de dignes et sévères sujets, ils s’amuseront alors à des inventions purement romanesques, aux romans dits d’aventures. Quand l’art ou la main-d’œuvre se perfectionne, on est déjà en décadence ou en déclin pour l’inspiration et le choix des sujets.
Lorsqu’aujourd’hui l’on repasse avec quelque attention sur ces anciens âges, sur cette verte époque première du XIIIe siècle, où la palme épique, si flétrie depuis et si morte, appartenait à la France, on se prend à regretter amèrement que cette sève vigoureuse ait été perdue, ait été comme non avenue, qu’elle n’ait eu en rien son effet et sa vertu de nutrition dans la végétation finale du grand arbre ! Car tout cela (il faut bien nous le dire) s’est perdu, s’est dissipé, s’est oublié, et il n’en est rien entré dans la formation définitive, je ne dis pas de la langue, mais certainement de la poésie française. Prenons les plus beaux rameaux de notre poésie classique depuis Malherbe ; rien, absolument rien n’y est passé, rien ne s’y reconnaît de cette verte sève qui tenait aux racines mêmes de la vieille France.
J’ai entendu regretter que lorsque cette poésie française rajeunissante essaya, vers les années 1820-1830, de remonter par-delà Malherbe, de regarder à son passé, de se rattacher aux ancêtres et de ressaisir un souffle de la Renaissance ou du moyen âge, nos poètes modernes aient négligé ces vieux monuments, et ne s’y soient pas directement inspirés et ralliés, au lieu de se borner à des poètes du xvie siècle, à Ronsard et à ses contemporains de la Pléiade, et de s’arrêter ainsi à mi-chemin, — au quart du chemin.
Jamais on n’a pensé à s’inspirer de Ronsard et de ses contemporains poètes, mais seulement à leur emprunter quelques expressions heureuses, quelques couleurs neuves et fraîches, et des formes habiles de rythme. Certes, si on les avait alors connues, il y aurait eu mieux à faire avec ces vieilles épopées. Il en sort un souffle parfois puissant, il y court une source d’âpre fraîcheur, et aussi elles renferment bien des traits saillants de vérité pittoresque, pris sur nature, des beautés éparses, franches, et dont un grand poète s’attachant à peindre et à ressusciter le moyen âge eût fait son profit.
Par exemple, dans la Chanson de Roland, ces chevaux si las, si recrus le soir d’une bataille, qu’ils mangent l’herbe couchés par terre et étendus.
Dans Raoul de Cambrai, au commencement et le matin d’une bataille, ces
barons qui chevauchent si serrés que, si l’on jetait un gant sur les heaumes, il ne
tomberait pas à terre d’une grande lieue. « Sur les croupes des destriers gris de
fer reposent les têtes de ceux qui suivent. »
— Il faudrait voir dans l’Iliade
(chant xvi, vers 212 et suivants) la manière, également admirable, dont Homère
exprime la jointure serrée des rangs des guerriers ; et, dans la course des chars
([Iliade, xxiii, 380), comment l’un des coureurs presse si fort son devancier,
que les chevaux de l’un ont l’air à tout moment de monter dans le char de l’autre :
« Et le dos et les larges épaules d’Eumèle sont toutes moites de l’haleine de ces
coursiers, qui posent sur lui leur tête envolant. »
La même réalité, rendue avec
une vérité expresse, a donné les mêmes images.
Et dans l’épisode de la mort de Bégon, ces limiers fidèles qui s’acharnent éperdument au
cadavre de leur maître, léchant ses plaies, brayant, hurlant et menant grand deuil ; ce
qui fait dire aux assistants attendris : « Il faut que ce soit un bien gentil
homme, puisque ses chiens l’aimaient tant ! »
Voilà de belles et sincères images, bien guerrières, bien féodales : il n’a manqué qu’un poète pour les recueillir et les enchâsser dans un ferme tissu.
Et les traits moraux non plus ne manquent pas. Ainsi, dans la bouche de Bégon, qui, tout fort et redouté qu’il est en Gascogne, ne s’y sent pas chez lui, cette belle réponse à ceux qui lui vantent et lui énumèrent ses richesses :
Le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays.
Beau vers, belle pensée, qui a dû naître bien des fois au cœur d’un baron féodal isolé, gardien d’une marche, d’une frontière, investi d’un fief éloigné où il n’était pas avec des gens de sa race, où il se sentait dépaysé et sans racines ; vers qui respire tout l’esprit de la féodalité, c’est-à-dire de la féalité au seigneur, du dévouement absolu, et qui exprime au vif la moralité cordiale de ces temps : c’est un vers d’or.
La matière épique y est donc, dans ces vieux poèmes, et très-abondante, à moitié brute, à moitié travaillée, mais des plus riches. On y marche sur de beaux endroits, sur des images de prix. Un poète moderne, amoureux du moyen âge, aurait pu les encadrer comme l’eût fait Walter Scott, comme Gœthe l’a fait pour le Roman de Renart. Au lieu de se créer un moyen âge de fantaisie et presque tout d’imagination, on aurait pu, par une érudition précise combinée avec une vue d’imagination ferme et nette, sauver, ressaisir, reproduire et remettre en circulation bien des beautés caractéristiques, sobres et mâles.
On l’a tenté depuis, mais trop tard. Il est à jamais à regretter que la connaissance précise de nos vieux textes n’ait pas coïncidé avec le premier essor de notre poésie moderne refleurissant il y a trente-cinq ans. Car, je le répète, au lieu d’un moyen âge inventé, improvisé, et mi-parti de vision ou de système, on aurait eu un fond solide et des éléments poétiques vrais. Mais l’excuse est dans les dates mêmes : comment, de 1825 à 1830, les poètes, même les plus doués de seconde vue, auraient-ils pu savoir et lire couramment ce que les érudits alors déchiffraient, épelaient à peine, et qui ne devait sortir que quelques années plus tard de la poussière des bibliothèques ?
Le duel d’Olivier et de Roland dans l’île du Rhône est un autre admirable épisode, qu’il faut détacher d’un poème (Girard de Viane) où manque l’art comme dans presque tous les poèmes de ce temps. L’épisode était fait pour tenter l’un de nos puissants poètes romantiques, et, bien que tard, il y a eu rencontre sur ce point. On a vu là une autre espèce de duel en champ clos entre un glorieux moderne et l’ancien trouvère. C’est à ceux qui liront le Duel d’Olivier et de Roland dans ce recueil, et qui compareront avec le Mariage de Roland dans la Légende des Siècles à prononcer et à donner la palme. M’est-il permis de dire que je crois qu’après examen attentif personne n’hésitera ? Et M. Victor Hugo lui-même, qui aime si sincèrement le moyen âge, et qui est habitué à être si souvent vainqueur dans l’arène lyrique, ne m’en voudra certainement pas si j’estime que, pour cette fois, sur le terrain d’une épopée limitée, l’avantage reste du côté du vieux trouvère sans renom, Bertrand de Bar-le-Duc, à qui échoit cet honneur insigne dans le concours ouvert à l’improviste après six cents ans. Quel astrologue lisant dans l’avenir aurait pu lui promettre une pareille chance ?
C’était un si beau siècle et si fécond pour la poésie française que ce xiii e siècle (car c’est en général au xiiie qu’il faut se reporter, sans fixer d’ailleurs de date trop précise) qu’à côté et au-dessous de cette vaste et forte végétation épique, il y eut là, dans un tout autre genre, une moisson naturelle et non moins ample qui se produisit spontanément ; il y eut une branche, — que dis-je ? tout un verger riche et fertile, et qui ploie sous l’abondance des fruits, fruits de toute sorte, mais bien gaulois de sève et de saveur. Je veux parler des Fabliaux, qui ont eu assez longtemps le pas sur les grands poèmes primitifs dans la mémoire d’une postérité légère ; poésie légère aussi et à l’avenant, qui n’en est pas une et qui est même le contraire de la poésie proprement dite, puisqu’elle est toute de bon sens, de gaieté, de moquerie, de gausserie, d’expérience pratique et de malice ; poésie qui n’est plus du tout celle des grands et des nobles, des fiers Garin et des Bégon ; où plus rien ne respire du génie des Francs d’Austrasie ; de laquelle parlaient avec dédain les grands trouvères, les trouvères sérieux, et qui n’en était que plus populaire ; tout à l’usage des vilains, des bourgeois, des marchands et des écoliers.
Mais admirez le hasard des choses et leur ironie ! tandis que les grands poèmes
chevaleresques et les nobles sujets qu’ils traitaient se sont perdus avec le temps, ont
été oubliés et n’ont laissé de souvenir que ce qu’il en fallait pour être parodiés, tandis
que la grande et hautaine branche des Chansons de geste s’est desséchée et a péri, la
branche plus humble des Fabliaux, et plus voisine de terre, n’a cessé de verdoyer, de
bourgeonner et de fleurir ; ces vieux récits n’ont cessé de vivre, de se réciter, de se
transmettre, et les auteurs connus, qui ont eu l’honneur de nous les conserver en les
variant à leur guise, n’ont fait le plus souvent qu’hériter des inconnus qui leur en ont
fourni la matière et soufflé l’esprit. Un de nos maîtres38 l’a dit : « Ce qui était chez nous au moyen âge comme l’héritage
commun de tout un peuple, est devenu▶ (en passant surtout chez les Italiens, chez Boccace
et ses continuateurs) la propriété de quelques noms restés célèbres. »
Qu’importe ? il n’y a pas eu interruption. La Fontaine empruntait et reprenait à Boccace
ce que Boccace, qui était fils d’une Parisienne, avait emprunté à nos vieux conteurs. Le
conte, après avoir fait le voyage d’Italie, repassait en France et n’en paraissait que
meilleur ; la circulation ne cessait pas. Et, même sans sortir de chez nous, du moyen âge
à ce temps-ci, de Rutebeuf à Béranger, par Villon, Rabelais, Marguerite de Navarre,
Bonaventure Des Périers, etc., la veine est visible et continue ; la race gauloise est demeurée en ce sens fidèle à elle-même, — plus fidèle dans ces choses de la malice et du rire que dans la poésie élevée et généreuse.
Que si du xiiie siècle nous passons à l’âge suivant, nous trouvons un déclin notable dans la poésie. L’avènement et le succès disproportionné du Roman de la Rose, quelque indulgence et quelque estime qu’on ait pour certains détails énergiques ou gracieux de cette œuvre bizarre, marquent une déviation, une fausse route, malheureusement décisive, dans le courant de l’imagination poétique. L’ingénieux et le concerté remplacent la verve naturelle et brisent la bonne veine en des milliers de petits canaux artificiels et de compartiments scolastiques. Mais au xive siècle on a, pour se consoler de ce faux triomphe allégorique, une autre allégorie bien supérieure, la vraie satire transparente, emblématique à peine et toute parlante, sous le couvert du Roman de Renart, dont les meilleures branches et les plus légères remontent au xiiie siècle, mais dont l’entier accomplissement et le couronnement hardi appartiennent au siècle suivant. Il semble que dans le Renart on pourrait distinguer ce qui est d’avant et d’après Philippe-le-Bel. C’est pourtant au xiii e siècle seulement, ce siècle de génie, de véritable et universelle invention, m’il convient, ne l’oublions pas, de rapporter les plus jolies branches et rapsodies de cette libre épopée satirique, celles qui ont encore naïveté et grâce dans l’ironie, une sorte de candeur, et en qui ne percent pas trop outrageusement l’allégorie et la satire tout intentionnelle qui sera l’esprit du Renart final. Car le caractère du Renart finissant, comme celui du Roman de la Rose à sa conclusion, est le cynisme et l’impudeur. Tout est robuste au moyen âge ; la corruption elle-même y est plus épaisse qu’ailleurs.
Quoi qu’il en soit de ces meilleures veines entremêlées et persistantes, et de quelques honorables exceptions qui retardent sur le siècle, telles que la Chronique rimée de Du Guesclin et le Combat des Trente, ce fragment épique du plus rude et du plus grand caractère, ce poème d’honneur qui nous rappelle le ton de la Chanson de Roland, la décadence durant tout le xiv e siècle se continue et, qui pis est, elle s’ignore, elle s’applaudit, elle foisonne et se diversifie à plaisir en toute sorte de subtilités et de fausses gentillesses. L’imagination poétique française est prise désormais et enchevêtrée dans le réseau d’une logique étroite et pédantesque. De menus genres, d’un agrément fragile et bien vite épuisé, ne font qu’éparpiller la méthode et le goût compassé du Roman de la Rose ; et un génie individuel, passionné ou tendre, ne vient pas y porter le correctif, y mettre son cachet à part, et les relever ou les consacrer. — Je prends Froissart : il semble que ce ne soit pas au sujet de Froissart qu’on doive exprimer un regret ; il avait en effet sa vocation expresse de chroniqueur pittoresque, et il l’a merveilleusement remplie. Cependant je n’ai pu lire Froissart poète sans éprouver un regret, qui aura tout lieu de se renouveler quand j’en serai un peu après à Alain Chartier, ou même à Charles d’Orléans dans le xve siècle : c’est que, de même que dans le genre épique, narratif, sévère, loyal, enflammé, nous n’avons pas eu notre Homère ; — de même que, pour le genre satirique sérieux, amer, élevé, traversé de sublimes tendresses, nous n’avons pas eu un Dante, un poète qui correspondît à Dante pour le génie, et qui gravât pour l’immortalité ; — de même, dans le genre tendre, amoureux, dans la poésie courte, légère, élégiaque, nous n’avons pas eu un Passionné délicat et accompli, qui ait produit, dans l’esprit de cette fin ornée et perlée du moyen âge, de ces immortelles chansons et ballades, telles que celles de Pétrarque. Les mignardises de Froissart n’y répondent pas ; il a la mélancolie joyeuse et flamande. Mais, encore une fois, il faut prendre les dédommagements où on les trouve : la poésie de Froissart est dans sa chronique, dans le pittoresque qu’il y a déployé et où il excelle. Combien de fois en France la plus grande poésie, à une époque donnée, a-t-elle ainsi passé avec armes et bagages, et à la rime près, du côté de la prose !
Eustache Morel, dit Deschamps, mort après 1403, à plus de 90 ans, et qui fleurissait dans
la seconde moitié du xive
siècle, poète moral, didactique,
gnomique, patriotique, est un de ceux qu’on a essayé de faire valoir dans ces derniers
temps. On a vu en lui « le type, le représentant de la poésie bourgeoise et
nationale au xive
siècle, comme Rutebeuf était le type du
poète populaire et vagabond, du jongleur de talent au xiii
e. »
On lui a prêté un peu plus de physionomie qu’il n’en a eu
peut-être, selon le spirituel et périlleux conseil de M. Macaulay, qui est fort suivi
aujourd’hui : « Les meilleurs portraits, a dit ce grand peintre historique, sont
peut-être ceux dans lesquels il y a un léger mélange de charge… Quelque chose est perdu
pour l’exactitude, mais beaucoup est gagné pour l’effet… Les lignes moins importantes
sont négligées, mais les grands traits caractéristiques s’impriment pour toujours dans
l’esprit. »
C’est ainsi qu’on raccommode après des siècles et qu’on refait bien
des personnages. Au milieu de vers graves, moraux, un peu ennuyeux, il y a, je le sais, de
fort jolies choses dans Eustache Deschamps, notamment un Virelai bien gai et bien
chantant : Eustache Deschamps n’a pas toujours eu 90 ans en poésie. Pourtant, quand on l’a
beaucoup lu ou feuilleté, il faut convenir qu’il fait désirer Villon.
Ce sont des orateurs et des moralistes plutôt que des poètes qu’Alain Chartier et Christine de Pisan. L’esprit du règne de Charles V, réagissant en littérature et en poésie, avait créé toute une école ayant son cachet à part de science, de prudence, d’enseignement et de conseil. Tous les auteurs qui se rattachent à l’esprit du règne de Charles V, soit pour le célébrer, soit pour le regretter, sont des écrivains de sagesse et de restauration, des écrivains conservateurs. La vraie poésie n’a guère à faire avec eux.
Le XVe siècle n’est pas à mépriser à tous égards pour la poésie. Si l’inévitable décadence, si la vieillesse du moyen âge se poursuit, elle est parfois bien ornée, et elle cache ses rides sous des fleurs. Comment ne prendrions-nous pas plaisir un moment au gracieux recueil de Charles d’Orléans, à ses vivacités de désir, à ses regrets d’une mélancolie encore riante, à ses plaintes doucement philosophiques ? On noterait, sous cette forme gauloise de rondeau et dans plus d’un refrain heureux, quelques-uns des mêmes accents qui nous charment dans les odes épicuriennes d’Horace : charmant esprit que le sien, délicat, vif, naturel, léger, rendant avec fraîcheur toutes les impressions de jeunesse, de printemps, d’amour, de joie, — puis d’ennui, de déclin, d’hiver, de vieillesse ! il mérite tous les éloges qu’on est accoutumé à lui donner depuis l’abbé Sallier, — moins celui de l’originalité. Il n’est que le plus gracieux et le plus parfait des menus trouvères de son temps, dans le goût à la mode.
Tout à côté, un autre prince poète, le bon roi René, nous présente, dans l’exubérance et l’anachronisme déjà sensible de certains de ses goûts, une espèce de caricature amusante et toute débonnaire du moyen âge finissant. On le voit en rassembler avec passion etmanie les richesses et déjà les reliques, si bien qu’on pourrait le définir avec exactitude le premier en date des antiquaires. Pour mesurer toute l’étendue de la chute depuis le haut moyen âge jusqu’au dernier tiers du xve siècle, on n’a qu’à se rappeler le point de départ, cette noble figure du Lohérain Bégon le balafré, debout, adossé à son arbre et le pied sur son sanglier tué, entouré de ses chiens, défendant sa vie contre de misérables forestiers ; et, comme pendant, cet autre Lorrain manqué, le bon René, se promenant à Aix dans sa cheminée pour se réchauffer au soleil, — dans sa cheminée, c’est-à-dire sur un étroit parapet exposé au midi et abrité de tous les autres côtés (aprici senes). — Voilà le contraste, et il ne saurait être plus frappant, entre la force adulte et virile de ce puissant régime féodal et son extrême caducité et sénilité. Le roi René, c’est le moyen âge traduit déjà en opéra-comique.
Pour avoir affaire à ce qui vit, il faut en revenir à Villon. — Villon était-il un novateur ? innova-t-il dans la forme ? créa-t-il un genre de poésie ? A-t-il eu l’idée d’une réaction littéraire, comme nous dirions aujourd’hui ? Ce qui est certain, c’est qu’il possédait un talent original ; c’est qu’au milieu des polissonneries et des tours pendables où il se gaudissait et où il était maître, il avait l’étincelle sacrée. Quelques pièces de lui se liront toujours. Il a trouvé pour quelques-uns de ces regrets naturels qui reviennent sans cesse, sur la beauté évanouie, sur la fuite des ans, l’expressionla meilleure et définitive, une expression vraie, charmante, légère, et qui chante à jamais au cœur et à l’oreille de celui qui l'a une fois entendue. Il a des éclairs de mélancolie, — rien que des éclairs, n’exagérons pas. La critique de nos jours a trouvé à s’évertuer sur Villon ; en général, elle aime les auteurs à moitié obscurs, elle n’est pas fâchée d’avoir à pêcher en eau trouble. Les critiques, s’ils n’y prennent garde, sont de plus en plus portés à admirer dans un auteur moins encore ce qui y est que ce qu’ils y mettent. Ne mettons dans Villon rien de plus qu’il n’y a, et il y aura encore assez pour le maintenir à son rang. Trop loué et surtout loué à faux par Boileau, ce qui reste vrai, c’est que lorsque l’on remonte à la poésie du moyen âge (non pas lorsqu’on en descend en la prenant dès l’origine, mais lorsqu’on y remonte degré par degré), Villon est l’anneau le plus lointain auquel les modernes trouvent à se rattacher un peu commodément. L’abbé Sallier, au xviiie siècle, en découvrant Charles d’Orléans, en remettant en lumière les poésies de ce prince poète, essaya de le substituer à Villon et de le porter au trône de la poésie du xve siècle. Cette opinion avait fait du chemin depuis ; mais je crois qu’elle ne résiste pas à l’examen et que Villon gardera son rang, qui est le premier.
Pour tenir tête à Villon, Charles d’Orléans a un premier défaut : il est trop clair, et il n’y a pas moyen de lui prêter plus qu’il n’a. Et puis (à parler sans épigramme) Charles d’Orléans nous offre en effet, à travers son onde cristalline, les plus jolis poissons à écailles d’argent, mais c’est dans un bassin ou dans un bocal. Villon est une source franche, épaisse, abondante, très-boueuse, mais poissonneuse et fertile.
On n’a pas eu, dans ce recueil, à s’occuper du théâtre et de la poésie dramatique, sans quoi c’eût été, au XVe siècle, la branche de poésie à laquelle il eût fallu le plus emprunter. Le XVe siècle est le triomphe du Mystère et de la Parce, et il y a des chefs-d’œuvre dans ce dernier genre. On veut faire, je le sais, de la farce de Patelin quelque chose de beaucoup plus ancien ; mais c’est au XVe siècle que la représentation de Patelin a dû ◀devenir▶ fréquente et populaire. De Villon à Patelin il n’y a que la main, comme on dit ; on sent qu’on a affaire à des poètes qui exploitent un même fonds de friponnerie et de gaieté. Le Franc-Archer de Bagnolet, une autre perle de ces petits théâtres, une parade très-spirituelle à un seul personnage, a été attribué à Villon.
Après Villon, la poésie française, engagée dans de fausses voies, reprend et poursuit son train de laborieuse décadence. Les formes compliquées de cette poésie mènent très-vite à une sorte de grimoire. Les savants critiques qui ont essayé de frayer un sentier et de tracer une voie dans la presse des détestables rimeurs et rhétoriqueurs qui encombrent la fin du XVe siècle ont bien du mérite, et il ne faut pas moins que leur autorité pour que je me sente la force de les y suivre. Pour moi, je l’avoue, je me sauve de ce mauvais pas (fin du XVe siècle) dès que je le puis, et à travers ronces et broussailles, j’arrive tant bien que mal à Marot ; trop heureux d’atteindre enfin un lieu de repos et de plaisance où je respire.
Ce serait être injuste cependant que de ne pas reconnaître dans le règne de Louis XII une saison propice de malice gauloise enhardie et de satire politique assez piquante. Tout en concevant le dédain qu’auront tout à l’heure les hommes de la Renaissance, et nourris des pures grâces d’Aristophane, pour cette poésie domestique de coin du feu et de cuisine, poésie de ménage et digne du voisinage des Halles, nous ne devons pas le partager. Gringoire notamment, aux beaux jours de sa jeunesse, paraît avoir été un très-spirituel vaudevilliste, et dans un temps où le genre était neuf et supposait plus d’invention qu’aujourd’hui.
En lisant les vers de Marot, on a pour la première fois, ce me semble, le sentiment bien vif et bien net qu’on est sorti des amphigouris de la vieille langue, si mal employée par les derniers rimeurs, qu’on est sorti des broussailles gauloises ; nous sommes en France, en terre et en langue françaises, et en plein esprit français, non plus rustique, non plus écolier, non plus bourgeois, mais de Cour et de bonne compagnie. La bonne compagnie est née avec Marot, François Ier et sa sœur Marguerite, avec la Renaissance ; il y aura encore bien à faire pour la perfectionner, mais elle existe et ne cessera plus. C’est bien de François Ier, de l’avènement du jeune roi vainqueur à Marignan, que date chez nous la vraie Renaissance, cette espèce d’aurore soudaine qui se leva sur les esprits et les intelligences, sur le goût public. Des nuages arrivèrent bien vite et s’amassèrent pour gâter la suite d’un si beau matin ; mais, à travers tout, il en paraît de loin de beaux rayons encore, et nulle part ce premier jet d’une lumière nette et vive n’est plus sensible que dans les poésies de l’aimable Clément. Poète d’esprit plutôt que de génie et de grand talent, mais tout plein de grâce et de gentillesse, qui n’a point la passion, mais qui n’est pas dénué de sensibilité, il a des manières à lui de conter et de dire, il a le tour ; c’est déjà l’homme aimable, l’honnête homme obligé de plaire et d’amuser, et qui s’en acquitte d’un air dégagé, tout à fait galamment. Qu’on relise ses deux ou trois charmantes Épîtres, il n’y a pas d’ode, d’épopée, de grands et sublimes vers qui puissent empêcher cela d’être agréable et joli, et de plaire à des Français. Aussi c’est un point lumineux, c’est un renouveau dans notre poésie que l’heure où parut Marot. Il y eut groupe, il y eut action et influence visible autour de lui, et il brille dans le cercle de la royale et indulgente Marguerite, au milieu d’émules et de disciples qui lui ressemblent, les Bonaventure Des Périers, les Brodeau.
Ce qui manquait à Marot et à sa gentille école, c’estla force, la vigueur, la couleur, l’élévation, la grande imagination. Le Roman de la Rose, je l’ai dit, avait jeté l’esprit français dans une route de traverse, où il était empêché depuis près de deux siècles. Cet esprit poétique s’était embarrassé, de gaieté de cœur et jusqu’à épuisement, dans une forme artificielle, dans un labyrinthe de subtilités d’où il avait toutes les peines du monde à se tirer, et d’où il ne se tirait même pas, s’il n’avait reçu un heurt violent et un vigoureux coup de coude venu d’ailleurs. Malgré l’épuration sensible qui s’était faite dans la poésie française depuis Marot, et l’aisance aimable qu’il y avait introduite, on n’était point encore sorti de la fausse voie qui avait ramené notre langue à une sorte d’enfance, à une puérilité laborieuse. Pour remettre les choses de l’esprit, dans notre idiome vulgaire, en digne et haute posture, il était besoin d’un sursaut, d’un assaut, d’un coup de main vaillant dont Marot et ses amis n’étaient pas capables, d’un coup de collier vigoureux ; car c’est ainsi que j’envisage, c’est par ces termes expressifs que j’aime à caractériser la Poétique de Du Bellay et de Ronsard, Poétique toute de circonstance, mais qui fut d’une extrême utilité. La littérature et la poésie française avait perdu la voie haute et directe du moyen âge ; elle avait donné à gauche dans un labyrinthe et un fouillis scolastique ; il fallait une grande machine un peu artificielle pour la remettre dans une large voie classique régulière, pour la reporter en masse dans une carrière pleine et ouverte, qui pût avoir une bonne issue.
C’est è ce point de vue qu’il convient, pour être juste, de considérer l’œuvre de Ronsard
et de ses principaux amis. M. Guizot a très-bien dit, et au sujet même de ce généreux
poète si méprisé par Malherbe : « Les hommes qui font les Révolutions sont toujours
méprisés par ceux qui en profitent. »
Il fut très-aisé ensuite, à ceux qui
rabattirent de l’effort premier de Ronsard, de faire fi de lui et de lui reprocher la
violence même de cet effort ◀devenu▶, après lui et grâce à lui, inutile.
Au lendemain de Marot et dans le court intervalle qui le sépare de Ronsard et de Du Bellay, une nouvelle décadence d’école (car les écoles se succèdent vite en France) se faisait déjà sentir. Il se tentait de rudes efforts incomplets, insuffisants, de la part de Maurice Sève, et dans la petite et docte école de Lyon, pour atteindre aux parties élevées de la poésie : on avait perdu les qualités premières sans acquérir, pour cela, (es autres. Louise Labé ne triomphait de ces duretés de ses maîtres et modèles que par deux ou trois éclairs d’une admirable flamme.
Ronsard et Du Bellay firent donc ce qui était à faire, et virent où il fallait planter le drapeau. On peut, entre le programme tracé au début par Du Bellay et le résultat final, entre ce qui a été promis et ce qui a été tenu, établir une balance très-inégale et se prévaloir de la différence ; il n’en est pas moins vrai que des qualités essentielles et neuves furent conférées à la langue poétique ; de beaux et charmants exemples furent donnés. Ce qui est le plus à priser de Ronsard et de Du Bellay, c’est surtout ce que j’appelle leur seconde manière. Du Bellay, dans son séjour à Rome, et déjà découragé, a fait d’excellentes et de savoureuses poésies ; Ronsard déjà lassé, et sur une corde un peu détendue, a trouvé ses meilleurs accents ; il a composé après 1555 mainte pièce qui échappe presque entièrement à tous les reproches que l’on continue de lui adresser et qu’il ne mérita qu’à ses débuts. Et même vieux et cassé avant l’âge, il ne cessa d’avoir, jusqu’au bout, de ces retours et de ses assauts de verve qu’il a rendus avec feu.
Le dernier mot sur Ronsard a été dit, et par ceux mêmes qui l’appréciaient encore d’assez
près. « Ce n’est pas un poète bien entier, c’est le commencement et la matière d’un
poète »
, a dit Balzac. — « Ce n’est qu’un maçon de poésie ; il n’en fut
jamais architecte »
, a dit Chapelain. — « Il n’avait pas tort
, a
dit Fénelon, de tenter quelque voie nouvelle pour enrichir notre langue, pour
enhardir notre poésie et pour dénouer notre versification naissante. »
Son tort,
ce fut de tenter trop de choses d’un seul coup : « on ne doit pas faire deux pas à
la fois. »
Mais, tout cela dit et accordé, que de beaux et bons endroits, quel
riche fonds d’expressions et même de pensées pour quiconque aime à se renouveler dans les
vieilles lectures ! Pellisson, qui s’était mis un jour à relire, disait qu’il ne s’en
était point repenti, et « y ayant trouvé
, ajoutait-il, une infinité
de choses qui valent bien mieux, à mon avis, que la politesse stérile et
rampante de ceux qui sont venus depuis. »
Ronsard et ses amis ont droit
en particulier à notre reconnaissance, à nous qui avons tenté une œuvre qui n’était pas
sans quelque rapport avec la leur, et on ne dépassera pas d’un mot la stricte vérité
lorsqu’on dira :
« En échouant manifestement sur bien des points, ils avaient réussi sur d’autres, beaucoup plus qu’on n’a daigné s’en souvenir et le reconnaître depuis. Traducteurs libres et imitateurs des Anciens (car ce fut leur principale fonction), ils n’ont pas été surpassés dans quelques parties de cette œuvre ; ils avaient trempé la langue poétique, en avaient coloré la diction, en avaient assoupli la marche, relevé le ton et multiplié les développements. Il est à déplorer que ces qualités acquises et conquises par tant d’efforts n’aient pu se transmettre insensiblement par voie de tradition et d’hérédité, qu’il y ait eu bientôt après perte, interruption, ruine, et qu’il ait fallu bien plus tard, de nos jours, un autre effort et une exhumation tout artificielle pour les retrouver et y revenir en étendant la main par-dessus deux siècles. »
Cependant l’école de Ronsard avait fait son temps, avait suivi et accompli son cours ; elle avait eu très-vite ses trois saisons, et après Des Portes, avec Bertautet Du Perron, elle finissait par s’alanguir. Des Portes a, en effet, du Quinault pour la tendresse et la mollesse des accents ; il est à la fois le Racine et le Quinault de celle école si hâtive de Ronsard. Les guerres civiles survenant avaient coupé encore une fois le train des choses et mis la tradition en défaut. Une nouvelle impulsion se faisait attendre, lorsque Malherbe parut. Je crois qu’un Malherbe était nécessaire, quoique Régnier s’en soit très-bien passé ; je crois qu’il était urgent qu’un nouveau chef d’école redonnât un coup d’archet décisif, et marquât sévèrement la mesure. Il n’en est pas moins à regretter que l’élément négatif, répulsif du passé, soit entré pour une si grande part dans la disposition du réformateur. En France, le procédé invariable de chaque école poétique à son début est de rompre net avec celle qui précède, de réagir contre et de n’en pas vouloir hériter.
Régnier, au reste (et on ne Yen saurait louer), fut aussi négatif de l’avenir que Malherbe l’était du passé. Neveu de Des Portes, il se croyait de son école et de celle de Ronsard : il était surtout de la famille de Rabelais, de Villon et des bons vieux Gaulois, — de cette famille modifiée toutefois et fortifiée par le régime et la nourriture de Ronsard. Grâce à ces qualités complexes et naturelles, Régnier nous représente l’un des moments, une époque de notre poésie. Omettre Régnier ou ne le nommer qu’en courant, ce serait négliger une tes formes les plus pleines et les plus essentielles denotre langue poétique. De nos jours, la réaction anticlassique l’a porté très-haut ; il a profité de tout ce que, dans un temps, on a prétendu retirer à Boileau et aux réguliers. S’étant mis en opposition déclarée avec Malherbe, et s’étant fait le défenseur des vieux poètes, il est ◀devenu▶ le premier nom auquel s’est rattaché volontiers le mouvement moderne quand on est allé rechercher ces vieux chefs par-dessus la tête de Malherbe.
Il ne faut rien s’exagérer. Toutes les satires de Régnier sont bien loin d’être égales en mérite, en intérêt. Il y a de la rondeur, de bons vers (oh ! des vers charmants), de bonnes tirades, une veine riche, une sève courante, mais aussi bien des solutions de continuité, bien des inégalités, bien des troubles de diction ; après quelque chose de neuf et de vif, il rentre tout à coup dans le lieu commun, dans la copie des Anciens ; il divague. Deux de ses satires, pour nous, se détachent entre toutes : l’une littéraire, l’autre morale ; la satire contre Malherbe et celle de Macette. La satire toute littéraire à l’adresse de Malherbe est excellente, non en totalité, mais dans toute sa partie critique. Sachons pourtant qu’en parlant si plaisamment de Malherbe et en traçant le portrait du poète-grammairien auquel il oppose celui d’un libre et naïf génie, c’est-à-dire le sien propre, Régnier jugeait bien plus son adversaire d’après ses propos que sur ses écrits et ses œuvres mêmes. Malherbe avait très-peu publié du vivant de Régnier. Celui-ci n’a pas vécu assez pour connaître le vrai, le grand et royal Malherbe, pour assister à son entier développement et à son triomphe. Hélas ! il faut tout dire : tandis que, Régnier mourait de débauche à moins de quarante ans, Malherbe, lui, ne cessait de grandir, de mûrir, de rajeunir jusqu’à l’âge de soixante-douze ans, alors que, terminant une de ses plus belles odes, il pouvait s’écrier dans un juste orgueil :
Je suis vaincu du Temps, je cède à ses outrages :Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,A de quoi témoigner, en ses derniers ouvrages,Sa première vigueur.
Les puissantes faveurs dont Parnasse m’honoreNon loin de mon berceau commencèrent leur cours ;Je les possédai jeune, et les possède encoreA la fin de mes jours.
Voilà ce qui est à opposer au portait si séduisant, si chaud de verve, et si charmant de nonchaloir, que Régnier a tracé de lui-même. Pour nous, ne sacrifions ni Malherbe à Régnier, ni Régnier à Malherbe. Régnier, vis-à-vis de Malherbe, n’a rien perdu, mais il ne gagne pas tout. Ce sont deux théories, deux tempéraments en présence : d’une part, la théorie de la veine libre et du premier jet, du laisser-aller, de la verve pure et simple quand elle vient et comme elle vient (Régnier ou Alfred de Musset) ; et d’autre part, celle de la verve contenue, élaborée, resserrée et fortifiée par l’art (Malherbe ou André Chénier). Selon Malherbe, il ne suffit pas de cueillir à pleines mains et de ramasser dans un pré de belles fleurs, il faut savoir encore les tresser.
Mais dans la satire de Macette, contre la Dévote hypocrite, Régnier a fait un chef-d’œuvre. Cette pièce, admirable d’un bout à l’autre, prouve tout ce qu’avec du travail et une conduite meilleure de son talent il aurait pu être, et le rang qu’il pouvait tenir entre le ? plus mâles génies. Tout coup porte ; ce sont à tout moment des vers nés proverbes, et qui, s’ils ne l’étaient déjà, le sont aussitôt ◀devenus▶ ; le texte en est semé. Il y coule une verve ardente, généreuse, une verve sans fin. Le poète a atteint la plénitude de son style. C’est tout à fait le ton de Molière avec plus de pureté, et sans rien de ces étrangetés qui nous déroulent ailleurs chez Régnier et nous font perdre la trace. C’est son Tartufe, à lui, et son École des Femmes à la fois. On a par-là l’idée de tout ce que Régnier aurait pu faire. C’est le meilleur exemple de poésie de pure race, franche du collier, gauloise de suc et de sève, qui s’est trop perdue. Rien n’est plus propre à nous faire comprendre ce qu’aurait été la poésie française, si elle avait su échapper au trop de politesse du xviie siècle, et si, avant de tant chercher à se clarifier au risque de s’affaiblir, elle avait pu arriver, dans un tel génie, ou dans des génies tournés vers d’autres genres, à son entière maturité.
Régnier, pas plus que d’autres génies nés gaulois, n’était incapable de tendresse, bien qu’il n’y ait pas abondé habituellement ; mais, comme Villon, il a eu des accents rares et sentis, ses éclairs de mélancolie d’autant plus à remarquer et plus touchants : ainsi dans ces Stances qui ont pour refrain ce vers plaintif retourné et modulé sur tous les tons :
C’est singulier à dire d’un poète aussi libertin que l’était Régnier ; mais dans l’accent ému et pénétré de ces Stances, il y a de l’Orphée qui a perdu son Eurydice.
Je m’arrête, n’ayant voulu que louer Régnier de ses fiertés de style, de ses aimables nonchalances, de tous ses dons heureux, sans faire de son éloge une injure à Malherbe. Regrettons ces séparations de beaux génies, ne les aggravons pas ! Concilions-les du moins dans notre critique ouverte, équitable, nous gardant de les imiter dans leur mutuelle injustice, et de rendre, à notre tour, la pareille au rigoureux Malherbe pour s’être donné le tort de rebuter une telle poésie et de s’aliéner un tel compère !
Ce regret exprimé, nous n’avons plus qu’à suivre : Malherbe et ses disciples immédiats, Racan, Maynard, tous deux élevés dans la crainte du maître, et par lui initiés à tout leur talent, forment un groupe bien complet en soi, et introduisent un bien beau moment, le plus classique dans le passé, pour notre poésie lyrique. Quelques-unes de leurs odes, en très-petit nombre, il est vrai, mais exquises en qualité, nous offrent réunies toutes les conditions de la muse lyrique modérée, harmonie, douceur, élégance, maturité, la perfection enfin.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
a dit La Fontaine, parlant de Malherbe et de Racan ; il l’aurait pu dire également de Maynard, à moins qu’on n’aime mieux croire que Maynard a eu cet insigne bonheur de faire une ode et quelques stances plus fortes que son talent.
Il n’y a que des instants dans la poésie. Le bel esprit et le faux goût des salons régnants avaient dès longtemps corrompu cette veine unique et si heureuse, quand le règne de Louis XIV s’inaugura. D’autres genres plus amples, plus majestueux, plus sévères, occupèrent la scène et éclipsèrent cette poésie qui va s’inspirer plus librement à l’écart, au gré de la fantaisie et du rêve. Ce n’est point en présence des grands monuments de l’art qu’on s’amuse à se baisser pour cueillir des fleurs. Ceux pourtant à qui la grâce est surtout chère et paraît plus belle encore que la beauté, ne sauraient se plaindre du trop de grandeur et de pompe de ce règne auguste, quand ils ont La Fontaine pour faire toute la semaine, s’ils le veulent, l’école buissonnière, et Racine pour maître de chant, aux jours solennels, avec les chœurs d’Esther et d’Athalie.
Après Louis XIV les monuments cessent ; nous recommençons à errer et à butiner. — La polémique qui s’est élevée, il y a plus de trente ans, au sujet de Jean-Baptiste Rousseau, de celui que des classiques de seconde main s’obstinaient à nommer le grand Lyrique, est dès longtemps épuisée ; il est facile aujourd’hui d’être juste et de ne lui dénier aucun de ses mérites. Il était assurément un bon, un habile ouvrier lyrique ; il a de belles strophes, des parties d’éclat et d’harmonie, il a du talent ; mais tout cela sonne creux et sent le plaqué. Par je ne sais quel secret défaut de l’imagination ou du cœur, il nous laisse froids, même là où il a le mieux réussi. Il a parfois le labeur heureux ; mais il ne charme pas, il ne ravit jamais. Il est des poètes dont la personne achève les œuvres inégales et incomplètes ; la personne de Rousseau réfutait et contrariait plutôt les siennes en ce qu’elles ont de noble et d’élevé. Triste, ingrat, jaloux, même vénéneux, on ne trouvait rien en lui qui répondît à l’enthousiasme factice dont il animait quelques-unes de ses élucubrations lyriques. Villon, Marot, Ronsard, Malherbe, ont tous eu une grande action personnelle, et dans le sens de leur poésie ; Rousseau n’en a eu aucune, et, sans son exil, il l’aurait eue plutôt en sens inverse.
C’était le contraire pour Voltaire, le seul vrai, le seul grand poète du xviiie siècle. Son imagination est toujours présente. Chez Voltaire, les œuvres font défaut souvent ; mais tant que la personne est là, là aussi est le poète. Il l’est dans tout ce qui vient de source et qui sort involontairement de sa plume, pièces légères, satires, boutades, débuts de chants, vers saillants nés proverbes, qui lui échappent en tout sujet, et qui courent le monde. Il l’est, poète, dans la conversation, par le jet pétillant de l’esprit, par l’étincelle perpétuelle, par le tour vif et charmant qu’il donne à toute chose. Mais quand il n’est pas soutenu par ce jet immédiat, dès qu’il compose, il faiblit ; le style fait défaut ; dans l’épopée et dans la tragédie, il s’est contenté de ce qui suffisait à son temps, c’est-à-dire à la moins poétique des époques.
Ce xviiie siècle, si spirituel en effet, et malgré une ou deux rares exceptions, pèche tout à fait par le style en poésie : en général, il ne s’en doute pas. Un petit exemple, entre beaucoup d’autres, m’a frappé et me servira à rendre ma pensée. La jolie épigramme ou élégie de Claudien, le Vieillard à Vérone, a été imitée par quatre poètes, à quatre moments de la langue : par Mellin de Saint-Gelais, par Ronsard, par Racan, et enfin par le chevalier de Boufflers. Examinez et comparez ; vous avez tout un concours. Chez Mellin de Saint-Gelais, c’est à la fois délayé et rude ; il n’y a guère qu’un ou deux bons vers ; le traducteur ne lutte pas d’expression, il n’essaye pas ; sa langue n’est pas faite, son instrument n’est pas sûr ; l’art est absent ; il ne fait, en quelque sorte, que dégrossir son Ancien. Chez Ronsard, on sent du mieux ; il suit son texte plus près, il serait de force à lutter, et il l’a fait avantageusement ailleurs ; mais cette fois, tout considéré, il n’a que médiocrement réussi. Celui qui réussit, c’est Racan, qui développe et déploie l’épigramme ancienne, et en fait tout un tableau étendu, équivalent ou supérieur, avec une touche aisée d’originalité et comme une large teinte de soleil couchant répandue sur l’ensemble. Que si, après cela, on passe à Boufflers, à cet abbé-chevalier, qui était en son temps un auteur de vers à la mode, comme Mellin de Saint-Gelais l’était dans le sien, on croit revenir en arrière, ou plutôt on se sent déjà en décadence. Lisez, si vous êtes curieux. Voici le début :
Heureux qui dans son champ, demeurant à l’écart,Sans crainte, sans désirs, sans éclat, sans envie,Dans l’uniformité passa toute sa vie,Et que le même toit vit enfant et vieillard.
Jadis il a bondi sur ce même rivage,Où son corps épuisé se repose aujourd’hui ;Il folâtrait dans son jeune âgeSur ce même bâton qui ◀devient son appui…
Est-ce assez prosaïque et sec ? Est-ce assez inexact de ton ? Les expressions ne correspondent pas entre elles ; l’analogie est violée ; on ne folâtre pas sur un bâton. il faudrait chevauchait, cavalcadait. A Mellin de Saint-Gelais, il semble qu’il n’y avait pas encore de style poétique d’un tissu ferme et suivi ; et, à Boufflers, il semble qu’il n’y en a plus. — Je sais qu’à côté de Loufflers on m’opposera le gracieux, l’élégant Parny, réputé racinien en son temps dans l’élégie amoureuse ; mais, de ma remarque, l’essentiel et le principal restent vrais.
Au xviiie siècle, il n’y a de tout à fait poète que Voltaire dans la poésie railleuse et légère, et ensuite André Chénier dans la poésie sérieuse et renouvelée.
Il serait trop aisé de louer les modernes devant les modernes, et je n’en ferai rien. On aura d’ailleurs, dans ce recueil, assez de preuves de la richesse de la dernière Flore française ; les plus grands noms, les plus connus, ont été ceux qu’on a le moins mis à contribution ; c’est dans les autres, chez les seconds (poetæ minores), qu’on a le plus abondamment puisé. Rien ne montre mieux à quel point le mouvement poétique du xixe siècle a été général, spontané, fécond ; toutes natures, aussitôt averties, ont donné ce qui était en elles. Quelques-uns des critiques qui ont travaillé au choix, et qui en ont pris l’occasion de juger, sont poètes eux-mêmes : on a ainsi une image des théories et des œuvres à la fois. On a cru pouvoir laisser chacun aller assez librement à sa sympathie, à sa prédilection : en telle matière un peu de fantaisie ne messied pas. L’amour de la poésie et de tout ce qui a la flamme, la haine du prosaïsme et de tout ce qui est commun, ont paru le meilleur des liens et donner au livre une suffisante unité. Voilà donc la récolte faite ; les greniers sont pleins, les vergers sont dépouillés ; glaneurs et moissonneurs sont assis à regarder, comme sur la fin d’une journée de labeur. Jouissons tous ensemble de la saison passée, mais que ce soit encore pour en tirer bon conseil, et en vue de la saison à venir.
Poésie du xixe
siècle qui fus l’espérance et l’orgueil de
notre jeunesse, qui fus notre plus chère ambition aux heures brillantes, qui depuis as
fait bien souvent notre soin, notre sollicitude, notre tristesse même et notre mécompte,
nous n’avons pas en définitive à rougir de toi ! Ce ne sont pas seulement les plus grands
qui ont excellé dans quelques-unes de tes parties les plus hautes et les plus heureusement
renouvelées, ce sont des poètes moindres, mais poètes encore par le cœur, par la
fantaisie, par l’art, par une vocation sincère ! Que de fleurs on verra ici, moissonnées
ou glanées dans ce riche domaine de récente et dernière culture, et par la main de ceux
même qui en ont quelquefois fait naître ! Mais le danger, depuis quelques années, est
celui-ci : les maîtres ont fait des disciples, ne nous en plaignons pas, mais les
disciples sont nés trop au hasard. Tous ont voulu toute chose ; nul n’a douté de rien. Il
en est résulté que les novices et les inexperts se mettant à l’œuvre sans se douter de la
difficulté de l’art, toutes les manières ont été imitées presque à la fois et bien souvent
confondues. Les distinctions délicates, mais essentielles, qui séparent les genres, qui
limitent et déterminent les styles, ont été méconnues et mêlées. Les fils les plus divers
ont été brouillés dans une même trame. Le prosaïque, avec son amalgame, est ainsi rentré
dans la poésie. Ce style poétique si éclatant, si savant naguère, si ferme aux bons
endroits sous la main des jeunes maîtres, s’est trouvé compromis de nouveau et remis en
question, au moment même où il venait d’être reformé et recréé. La tradition, même si
courte, a déjà fait défaut. J’ai souvent regretté qu’une Poétique large et moderne, tenant
compte de tout dans le passé, ne définissant que ce qui est possible et laissant le reste
au génie, ne fût pas venue à temps consacrer quelques préceptes, poser quelques
interdictions, rappeler les vrais et immortels exemples. Et ce qui vaudrait mieux que
toutes les Poétiques, ce serait un exemple nouveau et vivant. La Nature seule peut créer
le génie : à celui qui doit venir et en qui noirs avons espérance, nous dirions :
« Il n’y a plus de théories factices, de défenses étroites et convenues ; le
champ entier de la langue et de la poésie est ouvert devant vous, depuis l’âpre
simplicité des premiers trouvères jusqu’à l’habile hardiesse des plus modernes, depuis
la Chanson de Roland jusqu’à Musset : langue de Villon, langue de
Ronsard, langue de Régnier, langue de Voltaire, quand il est en verve, langue de Chénier
(je ne parle pas des vivants), tout cela est votre bien, votre instrument ; le clavier
est immense. Couleur, vérité, expression, elle est partout où vous la voudrez prendre.
Votre palette est la plus riche, la plus diverse, la plus variée ; vous n’avez qu’à
puiser au gré de vos inspirations, suivant votre habileté et votre audace ; mais vous ne
confondrez rien, vous unirez tout ; vous fondrez tout à la flamme de votre génie ; vous
remettrez chaque chose à son point dans la trame du bel art, ô grand poète qui
naîtrez ! »