Objections d’un moraliste contre l’exposition de 1900.
Mon ami le moraliste me saisit par un bouton et me dit :
- — Alors, elle vous enchante, vous, cette Exposition ?
- — Mon Dieu…
- — Moi, elle m’écœure, m’exaspère et m’épouvante. Et d’abord, qui la fait ? qui l’a décrétée ? A-t-on consulté la France ? A-t-on consulté même les habitants de Paris ? Qui la réclamait ? Qui en sentait le besoin ?… Oui, je sais, le gouvernement, la Chambre… de vagues députés… dont vous ne connaissez même pas les noms, ni moi non plus. C’est le régime représentatif… Autrement dit, la tyrannie anonyme, ou à peu près… Au moins, sous l’ancien régime — qui, du reste, ne valait pas mieux, — on savait à qui s’en prendre.
Mais je m’égare… Donc, nous l’aurons, cette Exposition. Il nous faudra non seulement la subir, mais en subir les préparatifs. Ça durera cinq ans. C’est exquis.
Si encore elle devait se cantonner, comme les autres fois, au Champ de Mars et à l’Esplanade ! Mais une idée qu’ils ont, idée digne d’eux, la plus absurde et la plus antiesthétique des idées, c’est que la beauté d’une Exposition se mesure premièrement au nombre d’hectares qu’elle couvre. Or, celle de 1889 était déjà éreintante à parcourir. Que sera la prochaine ?
On va nous éventrer nos Champs-Élysées, mettre à bas ce bon vieux Palais de l’Industrie auquel nous étions faits et qui semblait la grande serre de ce beau jardin. Et pourquoi ? Pour qu’en montant les Champs-Élysées nous puissions, d’un certain endroit, voir les Invalides à l’horizon… Mais on ne les verra guère, puisqu’en traversant l’avenue nouvelle on sera surtout préoccupé de ne pas se faire écraser par les voitures… Puis, c’est une bêtise de croire que deux avenues se coupant à angle droit ajoutent à la beauté l’une de l’autre. Ceux qui iront vers l’Arc de Triomphe ne verront pas le Dôme des Invalides, et ceux qui iront vers le Dôme ne verront pas l’Arc. Alors ?…
Je laisse de côté les agréments prévus que nous réservent les six mois de la fête : la mêlée meurtrière des voitures et des piétons le long des boulevards — déjà impraticables aujourd’hui de cinq à sept heures ; pas un fiacre libre, plus une place dans les restaurants ni dans les brasseries ; l’enchérissement de toutes les choses nécessaires à la vie ; le Parisien accablé de maux, dépossédé de Paris, outlaw dans sa propre ville envahie par les barbares…
Le dehors te fait peur : si tu voyais dedans !
dit Ruy Blas à don César de Bazan. — Les ennuis matériels de cette fâcheuse Exposition, j’en prendrais encore mon parti. Le dommage moral est pire.
Au fond — en dépit des galeries consacrées à l’industrie, à l’agriculture, à l’instruction publique, et des vitrines à étiquettes où personne ne s’est jamais arrêté — une Exposition n’est qu’une énorme kermesse. Deux « styles » : celui des gares, et surtout celui des pièces de pâtisseries montées. Le décor est un décor de casino, d’éden, d’alcazar, de bastringue, de mauvais lieu. Les architectures même, par ce qu’elles ont de criard, de canaille et d’éphémère, conseillent le plaisir brutal, rapide et sans lendemain. Perdu dans cette cohue en liesse, on se sent affranchi des prudences gênantes. Chacun s’accorde les licences du voyageur qui, loin de chez lui, se débride incognito. Une Exposition (et l’Exposition, ce sera tout Paris, de la Porte Saint-Martin au Bois de Boulogne) est essentiellement un endroit où les étrangers et les provinciaux viennent tirer des bordées.
1889 nous a légué toutes les variétés de la danse du ventre, qui est une excitation immédiate à la débauche. De cette danse dérivent les levers, couchers et bains de filles qu’on nous a servis dans les cafés-concerts. Nous avons vu depuis six ans une extraordinaire recrudescence des bas spectacles de music-halls : exhibitions de chairs nues, chansons d’alphonses et de gigolettes, chansons de Mlle Guilbert. Toute Exposition est suivie d’une diminution de la pudeur publique.
La foule exige de plus en plus le chatouillement direct, devient▶ incapable de tout plaisir qui n’est pas celui-là, et celui-là tout cru… Les divertissements qui veulent un effort de réflexion sont trop relevés et trop laborieux pour elle. La comédie a déjà bien de la peine à vivoter : vous verrez qu’en 1900 il n’y aura place dans les théâtres que pour les vaudevilles acrobatiques et pour les pièces où l’on étalera de la femme. Les Expositions sont la mort de l’art dramatique.
Comme la débauche et la cruauté se tiennent, 1889 avait failli nous léguer, avec les danses obscènes, les courses de taureaux. Qui sait si 1900 ne nous les ramènera point, et si nous ne serons pas mûrs alors pour cet ignoble plaisir ? Chaque Exposition nous laisse plus prêts aux spectacles violents de cirque et d’arène, aux jeux romains ou byzantins…
Oui, je parle en moraliste effaré. Que serait-ce si j’étais économiste ? et que font ici les économistes, s’ils ne s’effarent pas ?
Je néglige tout ce qu’une Exposition universelle peut permettre et recouvrir de spéculations louches — avant, pendant et après — et tout ce déchaînement de réclame, de puffisme, c’est-à-dire de mensonge et de vol, et toute cette fureur d’entreprises de plaisirs publics. Une année d’Exposition, c’est l’hégire sainte pour tout ce qui porte une âme de maquignon, de négrier ou de forban cosmopolite.
Mais voici qui est plus grave peut-être. Des milliers de pauvres gens, que l’Exposition aura attirés à Paris et momentanément occupés, y resteront quand il n’y aura plus de travail pour eux, et y grossiront l’armée des meurt-de-faim…
D’autre part, une Exposition universelle, c’est le Chanaan des filles. Cette année-là est, dans un sens que n’a point prévu l’Écriture, « l’année des vaches grasses ». Elles pullulent et prospèrent. L’offre grandit avec la demande… Puis, la demande décroît subitement. Que ◀deviennent alors ces malheureuses ?… — Toute Exposition a pour conséquence un développement considérable de la prostitution et, peu après, la diminution de ses débouchés. D’où une crise qui s’ajoute à tant d’autres.
La réjouissance finie, les misérables, plus nombreux, se retrouvent aussi moins résignés… Des voix autorisées nous diront que ces fêtes sont les fêtes de la paix et de la fraternité ; et jamais nous n’aurons entendu plus de solennelles facéties et de sottises officielles. La vérité, c’est qu’en exaltant l’espoir des peuples sans leur apporter plus de vertus, les fêtes de la paix sèment en eux des germes de guerre. Les plus hideuses journées de la Révolution suivirent de près la messe surprenante (c’était Talleyrand qui la célébrait) de la Fédération de 1790. Les lendemains des rêves sont dangereux, surtout quand ces rêves furent d’une qualité un peu basse. On se heurte de nouveau à la réalité ; on la trouve plus rude qu’auparavant, et l’on s’irrite. La foule est plus paresseuse, plus envieuse, plus prête aux inutiles révoltes après ces brèves godailles et ces grossières féeries.
Je me résume…
Mais, à ce moment, mon bouton céda sous les insistances de ce raseur ; et je m’esquivai prudemment.