(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre V. La Fontaine »
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(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre V. La Fontaine »

Chapitre V
La Fontaine

1 La Fontaine, son caractère ; sources et formation de son génie poétique. — 2. Les Fables : ce qu’il a fait du genre : drame et lyrisme. — 3. La poésie dite légère. Chaulieu.

1. La Fontaine

Si l’on veut se rendre compte des restrictions que comporte la théorie des milieux, de l’effrayant inconnu que nulle détermination scientifique des œuvres littéraires ne peut réduire, il ne faut que considérer les deux plus purs poètes de notre xviie  siècle : La Fontaine et Racine. Ils sont tous les deux Champenois, de la plus grise, et prosaïque, et positive de nos provinces, de cette terre des bons vivants et des malicieux conteurs, dont il semble que les fabliaux épuisent la définition intellectuelle. Il y a dans La Fontaine assez de quoi répondre à cette origine420 : par toute une partie de son humeur et de son génie, il plonge en quelque sorte dans le sol natal, et l’on saisit en lui le goût du terroir champenois.

Il faut se garder des illusions enthousiastes, comme des exagérations dénigrantes, quand on parle de l’homme et de la façon dont il vécut. On a poétisé la vie de ce bourgeois de province, sensuel et flâneur, qui n’eut ni volonté, ni sens moral, ni énergie pour aucun devoir, qui ne sut faire ni sa charge de maître des eaux et forêts, ni sa fonction de chef de famille. En pleine force du corps et de l’esprit, il lâcha tout, charge, femme et fils, pour venir à Paris, et vivre à la solde d’amateurs généreux. Il fut foncièrement égoïste ; il ne sut résister jamais ni à son désir ni à son plaisir, et s’abandonna à toutes les impulsions de sa nature.

D’où vient cependant que ce caractère assez laid en somme s’est prêté aux idéalisations de la critique ? C’est que La Fontaine a un égoïsme d’une qualité particulière, cet égoïsme des enfants, qui n’est que l’instinct naturel, que l’éducation n’a pas entamé ni complété, et dans lequel la civilisation n’a point mêlé ses complications corruptrices. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents ; et dans ce total abandon à la nature, si la nature a des instincts de tendresse, de sympathie, d’amitié, l’homme sera tendre, affectueux, et capable de préférer ses sympathies à ses intérêts. C’est le cas de La Fontaine ; il a le cœur primesautier, et le sentiment peut tout sur ce grand enfant ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas : aucun intérêt, quand il aime.

Parce que cela lui fait plaisir, il aime ses amis ; il leur est dévoué, tendrement, délicatement, à Fouquet, à Mme de la Sablière, à M. d’Hervart. Si incapable de réflexion et de bon conseil pour lui-même, il est attentif, clairvoyant, prudent sur les affaires de ses amis. Aussi se fait-il aimer, comme il aime. Ce n’est pas la seule fois où l’on voie l’égoïsme radical faire un caractère charmant : ces libres déploiements de la nature primitive, antérieure à toute morale, ont d’infinies séductions.

Le fond de la poésie de La Fontaine, c’est cette spontanéité, cette richesse des émotions, qui, dans la vie réelle, en font le plus incorrigible des fantaisistes ; c’est la simplicité, l’absolue et immobile raie irréflexion (en un sens) de l’expression qu’il leur donne. Il y a de tout dans cette âme de poète : esprit d’abord, malice, ironie ; sensibilité ensuite, et sympathie universelle, large amour de la nature et de l’humanité. C’est un artiste en plaisirs, qui excelle à s’en fabriquer de toutes sortes et de toutes qualités, avec tous ses sens et tout son esprit.

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Il goûte voluptueusement

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Mais il est amoureux aussi de l’esprit humain, de l’exercice intellectuel, des livres, et de tous les livres :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.

Ne voulait-il pas aller au séminaire pour avoir lu la Bible ? N’était-ce pas une ode de Malherbe qui avait fait jaillir la source profonde de poésie jusque-là cachée sous l’épaisse jovialité du bourgeois de province ? Et ne le voit-on pas raffoler de Baruch toute une semaine ? Dans cette vivacité et cette mobilité d’impressions, une vie s’en va à vau-l’eau : mais l’étoffe est riche pour la poésie.

Avec cela, il n’a rien d’un fou, d’un inconscient, d’un irresponsable. Ses légendaires distractions ne l’empêchaient pas de voir clair dans la vie : le caractère était mou et ployable en tous sens, mais l’intelligence était aiguisée et pénétrante. Il était observateur, et toute réalité entrait profondément en lui. Il voyait si clair, le bonhomme, qu’il a été le premier à noter, dès 16G0, que le temps de la fantaisie était passé, que le temps de la vérité était venu dans la littérature. Il avait aussi un sens exquis de l’art : il avait ce don rare, la mesure dans l’énergie. Il savait limiter ses impressions, les arrêter au point précis où elles deviendraient douloureuses et brutales. Hardiment naturaliste, il estimait qu’il n’y a pas d’interprétation artistique de la nature qui n’y manifeste de l’agrément et de la grâce ; mais, comme c’était le plus loyal et le moins truqueur des artistes, il ne rendait ainsi que parce qu’il sentait d’abord : sa forme d’esprit était un délicat épicurisme, de plaisir qui y étaient enveloppées. Il avait, dans un degré particulier de puissance, les facultés techniques du poète : les mots étaient pour lui des formes vivantes, souples, colorées, et le vers était le développement harmonieux d’une ondulation rythmique.

On voit de quels éléments est formé le génie de La Fontaine, et ce qu’y peuvent revendiquer toutes les influences extérieures et antérieures. De la tradition gauloise, c’est-à-dire purement française, il tient l’esprit, le récit leste et vif, la raillerie subtile et pénétrante, sans parler de l’immoralité qui est un jeu de l’esprit plutôt qu’une fougue des sens. Les Contes, c’est la pure tradition des auteurs champenois et picards, c’est l’inspiration des fabliaux, avec un peu de l’art de Boccace. Ils sont bien déplaisants et ennuyeux aujourd’hui, avec leur libertinage raffiné et froid, où le thème scabreux est présenté toujours dans l’abstrait, hors de toute peinture des mœurs : mieux vaut encore la grossièreté des fabliaux. De son siècle, de l’esprit rationaliste et scientifique qui prévalait alors, il tient son goût de vérité exacte, son observation précise et serrée, sa curieuse recherche et sa sûre connaissance de la vie morale et des passions humaines. De l’Italie, et de l’antiquité, même de l’antiquité grecque qu’il eut le rare talent de percevoir à travers les insuffisantes traductions, il a tiré son goût délicat, et ce sens de la forme, ce besoin d’une perfection difficile, qui ont réglé l’emploi de ses facultés poétiques : c’est par là qu’il est devenu un artiste, et qu’il a travaillé sa matière en œuvre d’art. Enfin, son originale propriété, l’inexplicable fond de son individualité, c’est, dans une race, dans un siècle peu poétique, la puissante expansion de son tempérament poétique ; c’est cette souplesse de l’âme universellement impressionnable, et capable d’absorber, d’amalgamer et de fondre toutes les autres influences.

Au reste, il ne faut pas se laisser égarer par les mots légendaires qui ont cours à propos du bonhomme. Ce fablier n’a pas porté ses fables comme un prunier porte des prunes : ç’a été du moins un fablier bien tardif. La Fontaine fait ses débuts dans la littérature à trente-trois ans, par l’Eunuque (1654) ; il a plus de quarante ans quand il écrit Joconde, son premier Conte ; il a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré. Il n’y a rien d’inconscient dans son génie ; il est tout clair, avisé, réfléchi ; et il faut qu’il ait nettement conçu et la qualité de son naturel et le caractère de son idéal pour les réaliser dans des œuvres parfaites. L’esprit l’a séduit d’abord, et tous les précieux, les Italiens, Voiture. Mais il en est revenu : les anciens l’ont ramené à la simple nature. Il les en a remerciés dans son Épître à Huet, attestant par son expérience la vérité des enseignements de Boileau. Même alors, surtout alors, il a travaillé : il s’était négligé quand il raffinait, mais l’exquise simplicité, il ne l’a jamais rencontrée que par un labeur obstiné. Ses Fables, où la poésie coule de source, ont été faites et refaites, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé leur perfection. On possède le Renard, les mouches et le hérisson, sous deux formes : il n’a passé dans la seconde rédaction que deux vers de la première.

2. Les Fables

Nous pouvons négliger tout le reste de l’œuvre de La Fontaine, les Contes, si ennuyeux et si tristement vides de pensée dans la grâce légère de leur style, tout le théâtre, les Poèmes sur le Quinquina et la captivité de Saint-Malo, les pièces détachées, les lettres. Ce n’est pas là qu’il faut chercher La Fontaine : s’il s’y trouve parfois, il y est moins complet, moins pur que dans ses Fables. Il a pu y semer des choses exquises : il n’y en a nulle part d’aucune sorte que les Fables ne nous présentent dans une intensité ou une perfection supérieures. Le principal intérêt de tous ces ouvrages, c’est de nous montrer souvent à l’état brut ou mal dégrossis encore des matériaux que le bonhomme recueille de ci de là, au hasard de ses expériences et de ses rencontres, et qu’il essaie, affine, concentre peu à peu, pour en faire ensuite les éléments de ses chefs-d’œuvre. Ils nous aident à comprendre aussi ce que l’unique et personnelle perfection des Fables nous dérobe : par où La Fontaine tient à la poésie légère de son temps. Les vers de sa jeunesse le rapprochent des Voiture, des Benserade, des Segrais, des poètes mondains, raffinés, spirituels et froids : voilà d’où il part, et peu à peu il se dégage de leur compagnie. Les œuvres de sa vieillesse, avec le xiie livre des Fables, nous montrent comment il retourne au ton de la poésie mondaine, et redescend vers les Chaulieu, les Hamilton et les La Fare. Entre les deux groupes se placent onze livres de Fables, où l’individualité absorbe et domine toutes les influences du milieu et du moment.

Ici ma tâche est abrégée par l’excellente étude de Taine. Je n’ai qu’à y renvoyer le lecteur désireux de comprendre la substantielle solidité et l’art exquis des Fables. Elles sont d’abord un tableau de la vie humaine et de la société française. La Fontaine a l’intuition psychologique, et il a le sens du réel : il a peint des hommes de tout caractère et de toute condition, rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites, chacun dans l’attitude et avec le langage qui lui conviennent et l’expriment. Il connaît l’homme comme Molière, la société comme Saint-Simon.

Mais, selon la tradition du genre, les hommes ne sont pas à l’ordinaire présentés dans leurs formes et leurs actes d’hommes : toute la nature fournit de transparents symboles, où le poète enferme ce que son analyse a découvert de nos vices et de nos travers. Ainsi la vérité se recouvre de fantaisie ; elle se voile sans se dérober, et le charme du livre est fait en partie de ce contraste, qui nous fait passer incessamment de l’irréel au réel, et de la dure précision de l’expérience aux capricieuses libertés du rêve. En vertu des sujets traditionnels de l’apologue, la scène est presque toujours transportée hors du monde, hors de la ville, aux champs, dans les solitudes des bois et des plaines : et voilà le sentiment de la nature réintégré dans la poésie, entre la morale et la psychologie. La Fontaine ne mêle point de religion, ni de panthéisme, ni même de dynamisme dans son amour de la nature : il jouit des formes qu’elle offre, des sensations qu’elle procure, sans rien chercher au-delà. Les paysages sont dessinés d’un trait fin et rapide : ce sont des impressions nettement et sobrement notées.

Dans la description des animaux, je me sépare de Taine : La Fontaine n’a rien du naturaliste. C’est tout simplement un peintre animalier d’un incomparable talent. Regardez ses chats, ses lapins, ses chèvres, son héron : il dessine avec une précision, une vie étonnantes, la forme extérieure de l’animal, silhouette, attitudes, démarche. Et par un raisonnement que nous faisons tous les jours à propos de nos semblables, du profil et de l’aspect de l’animal, il en induit le caractère, c’est-à-dire un caractère humain, qu’il lui attache : il en explique les actes familiers par les motifs et les mobiles qui rendent compte des actes des hommes.

Il faut demander à Taine aussi le secret de la perfection artistique des Fables. Chaque récit est composé comme un drame, avec son exposition, ses péripéties, son dénouement. Chaque personnage est caractérisé dramatiquement, par ses actes, et par son langage : rien de vague, rien d’abstrait ; le type est général, la forme qui l’exprime est concrète ; tout est précis, individuel et vivant. L’expression est merveilleuse de justesse et d’intensité. La Fontaine s’est fait une langue personnelle, exquise, énergique, pittoresque. Comme Molière, il a refusé de s’enfermer dans le langage académique et dans l’usage mondain : mettant en scène toute condition et tout caractère, il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants : il en va chercher chez ses conteurs du xvie  siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille ou l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires. Il faut comparer ses Fables avec les secs apologues d’Ésope, avec la froide philosophie de Lessing : mais il faut aussi, dans les occasions où il a rivalisé avec notre Rabelais, étudier comment, à force de goût, de mesure, de sobriété, il a multiplié en quelque sorte sa puissance. C’est là surtout qu’on apercevra quelle part ont le discernement et la réflexion dans ces chefs-d’œuvre.

Presque toutes ces idées trouvent leur développement, avec les exemples capables de les illustrer, dans le charmant livre de Taine. Je me contenterai donc d’ajouter quelques observations complémentaires, et d’appeler l’attention sur quelques points importants.

La Fontaine, d’abord, n’invente rien : il prend sa matière de toutes mains, d’Ésope, de Phèdre, de Babrius, d’Avienus, de Lokman ou Pilpay, d’Horace ou de Marot, de Des Périers ou de Rabelais, de tous les fabulistes de profession et d’occasion qu’il peut connaître. Parfois une anecdote contemporaine l’inspire, comme dans le Curé et le mort : parfois il reçoit le sujet de quelqu’un qui le lui donne à mettre en vers ; jamais de lui-même il n’a inventé sa matière. Par là il manifeste son entière communion de goût avec les grands artistes classiques, chez qui nous avons trouvé la même conception originale de la véritable invention. De plus, quand il s’agit de fables, c’est une preuve de goût notable, que de se refuser l’honneur facile de créer des sujets. L’apologue est de sa nature une forme très primitive et très naïve : la réflexion individuelle ne peut guère plus créer des sujets de fables que des sujets d’épopée ; et ces formes symboliques ne sauraient être compréhensives et vivantes qu’à condition de dériver d’une source populaire ou d’être au moins consacrées par une longue tradition. Alors toutes les bizarreries, toutes les impossibilités deviennent vraisemblables ; les symboles se présentent déjà tout chargés de sens, et taillés à la mesure des réalités naturelles. Ce qu’un auteur invente et combine, en ce genre, ne peut être qu’ingénieux, factice et sec : on peut s’en assurer en lisant les insipides ou absurdes créations de Lamotte-Houdart.

Mais dans ces cadres traditionnels, La Fontaine a versé toute la richesse de sa nature, de ses émotions, de ses expériences. On s’est demandé souvent par quel effort de génie il avait su porter si haut un genre si mince : c’est tout simplement qu’il l’a ajuste à sa taille. Il n’a pas versifié les sujets d’Ésope et de Phèdre : il a traduit des visions personnelles de la vie, que sa réflexion faisait transparaître à travers les lignes maigres et sans caractère des thèmes traditionnels. Un exemple va nous aider à comprendre. La Fontaine lit, dans le Coche et la mouche, le fait abstrait, sec, incolore, insipide. Mais ce fait réveille en lui des sensations lointaines421 : le carrosse de Poitiers gravissant une rude montée dans la vallée de Torfou ; et de ces sensations réveillées va se former le tableau merveilleux, d’une couleur si sobre et si intense, que présente le début de la fable. C’est en lui, non dans son auteur, qu’il a trouvé le pittoresque et la poésie du sujet.

Voilà comment il a tant élargi le genre de l’apologue. Telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice, ou saisissant de réalité, le Curé et le Mort, la Laitière et le Pot au lait, la Jeune Veuve, la Fille, la Vieille et ses deux servantes. Telle est une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : les Deux Pigeons. Nombre de fables sont encadrées dans des épitres, des discours, des causeries : le duc de la Rochefoucauld, Mme de la Sablière, Mlle de la Mésangère, Mlle de Sillery, Mlle de Sévigné422 reçoivent des pièces plus charmantes qu’aucune de celles qu’ont dédiées Voiture ou Voltaire. Ailleurs la fable s’agrandit en poème philosophique : comme lorsqu’il démontre la vanité de l’astrologie judiciaire, ou lorsque, dans un long discours, il discute la théorie cartésienne des animaux machines. Enfin, à chaque instant, les fables s’enrichissent de prologues ou d’épilogues lyriques : c’est par une ode à la solitude que se termine le Songe d’un habitant du Mogol.

A vrai dire, le lyrisme est partout dans ces fables : l’individualité du poète s’épanche avec une grâce charmante, une individualité qui n’a rien de romantique, de fougueux, de tapageur, qui est toute en finesse ironique, en sensibilité discrète. Il se fait un mélange singulier de description objective et d’expansion subjective, un continuel et facile passage de l’une à l’autre. On se demande parfois où est la poésie lyrique dans le xviie  siècle classique : elle est là, dans ces Fables, qui offrent précisément et la dose et la forme du lyrisme que l’esprit d’alors était capable de goûter. C’est une combinaison unique de représentation impersonnelle et d’émotion personnelle. La Fontaine tempère le lyrisme par les éléments narratifs ou dramatiques ; il l’impose ainsi à un public positif, peu rêveur et peu sentimental ; et ce public s’étonne du charme singulier de ces petits récits et de ces petites comédies, sans se douter que cette douceur pénétrante, d’une essence inconnue, vient précisément des émotions lyriques dont cette âme de poète a imprégné sa matière. Patru suivait l’instinct du siècle quand, ne voyant que la « vérité », et ne considérant la fable que comme un appareil destiné à enregistrer les résultats d’une étude expérimentale de l’homme et de la vie, il conseillait à La Fontaine d’écrire en prose. Mais le bonhomme avait son idée : il ne se voyait pas savant, mais poète et artiste, et derrière chaque vérité conçue par son esprit il sentait se lever toutes les émotions de son cœur, toutes les images de ses sensations.

Il a créé pour son œuvre unique une forme unique aussi : précise et imprécise à la fois, nette et fuyante, étonnante de mélodie et de richesse. Chaque fable déroule ses rythmes particuliers, insaisissables, instables, sans loi apparente ni périodicité définie : on compterait les pièces où le mètre est fixe et uniforme, et il est rare qu’elles soient parmi les chefs-d’œuvre. Cette forme expressive et souple, qui se défait et se refait sans cesse, qui se coule librement, sans aucune contrainte technique, sur la pensée ou le sentiment, n’est-ce pas la perfection de ce que quelques-uns de nos contemporains s’évertuent à chercher ? n’est-ce pas le vers polymorphe, apte à enregistrer toutes les nuances et comme toutes les modulations d’une âme ?

La vérité psychologique, le sentiment poétique, la délicatesse rythmique, voilà les parties essentielles de la Fable, telle que La Fontaine l’a faite. La moralité, je veux dire la formule morale dont le récit est l’illustration exacte, passe assurément au second plan. Tantôt elle est en tête, ou en queue, selon le caprice du poète, tantôt elle est double, tantôt elle est absente : deux récits se juxtaposent pour une seule morale. Souvent le récit exquis, original, amène une moralité insignifiante ou banale. Il est visible que La Fontaine a inséré cet élément comme traditionnel, et nécessaire à la définition du genre. En réalité, ce n’est pas dans la moralité qu’il faut chercher la morale de La Fontaine : c’est dans le conte, dont le meilleur et le plus substantiel ne passe pas dans la formule abstraite qui prétend le résumer. C’est du conte et de tous ses compléments lyriques, que se dégage la morale de notre poète, sa conception de la vie, du bonheur et du bien.

Jean-Jacques Rousseau et Lamartine l’ont assez vivement accusé d’immoralité. Ils n’ont trouvé dans les Fables que des leçons d’égoïsme, de dureté, d’intérêt, de duplicité. Outre les raisons personnelles qui ont égaré leur jugement, ils ont mal interprété les moralités finales des Fables. Ils y ont vu des préceptes, quand ce sont ordinairement des observations : ils ont cru que le poète réglait, quand il constatait ; ils ont pris des lois expérimentales pour des commandements catégoriques.

Au reste, il n’y a pas à nier que la morale qu’on peut tirer des Fables, tant des moralités que des récits, est une morale épicurienne. L’idéal du poète est un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire ; c’est quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois. Morale d’honnête homme éclairé, indulgent, sensible à l’amitié, qui ne demande aux hommes que d’aller à leur bien modérément sans détruire le bien des autres. La Fontaine, avec Molière, représente dans la littérature classique une tradition libertine, qui subsiste entre la tradition chrétienne et la doctrine cartésienne. Il appartient à ce groupe qui finira par s’emparer du principe cartésien, de la méthode scientifique, qui les déviera pour les séparer de la religion et y trouver un moyen de la battre. Déjà, chez lui, le naturalisme devient visiblement sensualisme.

C’est une question si La Fontaine a été estimé de ses contemporains à sa valeur. Je n’en doute pas. On estimait l’ample et profonde vérité de son observation. Mais ces mondains mêmes subissaient, sans trop se rendre, compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux. Ils le voyaient tel qu’il est, c’est-à-dire unique ; et, par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient. Bussy et Mme de Sévigné423 nous ont laissé des témoignages décisifs du succès du bonhomme : et qui peut mieux représenter qu’eux le goût de la haute société du xvie  siècle ?

3. Poètes légers

Par ses œuvres secondaires, ainsi que je l’ai dit, La Fontaine se relie à la foule des petits poètes du xviie  siècle. Chez les uns, l’esprit est plus pincé, plus facile chez les autres ; mais, dans l’ensemble, il est sensible que la préciosité étudiée de l’âge précédent s’est résolue en distinction aisée, ou même en négligence de bel air ; décidément les qualités mondaines ne sont plus une surface, mais la nature même, et par malheur toute la nature. On désigne cette poésie du nom de poésie légère, ne pouvant l’appeler lyrique ; il y manque en général la passion, l’émotion, la profondeur ; et il y manque l’art. Ce sont des vers élégants, souvent jolis, parfois exquis : ce n’est pas de la poésie, ou, du moins, ce que nous mettons dans ce mot est absent. C’est, dans un rythme facile et rapide, une causerie agréable, piquée de traits délicats ou spirituels424, comme une quintessence de l’esprit de salon. Toutes les conventions mondaines y fleurissent, comme dans les Églogues ou l’Athis de Segrais425, où l’on trouvait tant de « douceur, tendresse et sentiment » : rien de plus froid, de plus vide, que ces vers purs et coulants, où la galanterie ingénieuse ne laisse pénétrer aucun parfum de la vraie nature, aucun accent de la vivante humanité.

Nombre de ces petits poètes, et les meilleurs, vivent dans les plus libres sociétés du siècle. Un vif courant de sensualité épicurienne circule dans leurs œuvres, où les appétits de la chair excitent l’indépendance de l’esprit. Et, par la poursuite du plaisir sans relâche et sans règle, par la lassitude finale qui envahit les existences trop uniquement voluptueuses, un peu de sentiment, de la sincérité, de la mélancolie, enfin de la poésie, rentrent dans ces pièces légères. Sous l’apparente fadeur des idylles de madame Deshoulières426, dans les retours fréquents qu’elle fait sur sa fortune, quand on perce les transparentes allégories, il y a bien de l’amertume, un triste désenchantement des hommes et de la vie, un fond singulier de libre pensée.

Mais il faut estimer surtout l’abbé de Chaulieu427. Ce Normand avisé, qui laissa son ami La Fare s’abrutir en suivant à la lettre leurs communes maximes, et s’arrêta, dans l’usage de la paresse et du plaisir, au juste point où ni sa santé ni son intelligence ni ses intérêts n’étaient compromis, était une robuste nature ; il n’y a rien de mièvre ni d’épuisé dans ses vers. On n’y retrouve guère ce pétillement de fantaisie, qui rendaient Chaulieu séduisant dans un souper, au Temple, à Saint-Maur ou à Sceaux.

À la fin de sa longue existence, ce très profane abbé a ressenti dans ses sens et dans son âme une ombre des impressions qui font la douloureuse beauté de l’Ecclésiaste. En son léger et clair langage d’homme du monde, il a laissé couler dans quelques pièces et dans quelques lettres une fine tristesse, sans éclat et sans espoir, dont l’emplissaient la vue de la vanité des choses, le sentiment de l’irrévocable passé, de son être, tout entier ; pour jamais écoulé, et par ces douces sensations même où il aspirait. Rien ne compense et ne contrepèse chez les derniers poètes du grand siècle les navrantes désillusions de l’égoïsme voluptueux : plus tard, le dévouement à l’humanité, la bienfaisance, la recherche du progrès social apporteront au sensualisme un principe de joie et de sérénité, aideront l’homme à se reprendre, à se relever par l’action. Tout cela manque à Chaulieu. Tout cela manquait à ses contemporains : de là ces accents qu’on trouve parfois chez eux, si amers sous la grâce souriante des formes.