Chapitre II.
La vie de salon.
I. Elle n’est parfaite qu’en France. — Raisons tirées du caractère français. — Raisons tirées du ton de la cour en France. — Cette vie devient▶ de plus en plus agréable et absorbante.
D’autres aristocraties en Europe ont été conduites par des circonstances à peu près pareilles vers des mœurs à peu près semblables. Là aussi la monarchie a produit la cour, qui a produit la société polie ; mais la jolie plante ne s’est développée qu’à demi. Le sol était défavorable, et les graines n’étaient pas de la bonne espèce. En Espagne, le roi demeure enfermé dans l’étiquette comme une momie dans sa gaine, et l’orgueil trop raide, incapable de se détendre jusqu’aux aménités de la vie mondaine, n’aboutit qu’à l’ennui morne et au faste insensé220. En Italie, sous de petits princes despotes et la plupart étrangers, le danger continu et la défiance héréditaire, après avoir lié les langues, tournent les cœurs vers les jouissances intimes de l’amour ou vers les jouissances muettes des beaux-arts. En Allemagne et en Angleterre, le tempérament froid, lourd et rebelle à la culture retient l’homme, jusqu’à la fin du dernier siècle, dans les habitudes germaniques de solitude, d’ivrognerie et de brutalité. Au contraire en France, tout concourt à faire fleurir l’esprit de société ; en cela le génie national est d’accord avec le régime politique, et il semble que d’avance on ait choisi la plante pour le terrain.
Par instinct, le Français aime à se trouver en compagnie, et la raison en est qu’il fait bien et sans peine toutes les actions que comporte la société. Il n’a pas la mauvaise honte qui gêne ses voisins du Nord, ni les passions fortes qui absorbent ses voisins du Midi. Il n’a pas d’effort à faire pour causer, point de timidité naturelle à contraindre, point de préoccupation habituelle à surmonter. Il cause donc, à l’aise et dispos, et il éprouve du plaisir à causer. Car ce qu’il lui faut, c’est un bonheur d’espèce particulière, fin, léger, rapide, incessamment renouvelé et varié, où son intelligence, son amour-propre, toutes ses vives et sympathiques facultés trouvent leur pâture ; et cette qualité de bonheur, il n’y a que le monde et la conversation pour la fournir. Sensible comme il est, les égards, les ménagements, les empressements, la délicate flatterie sont l’air natal hors duquel il respire avec peine. Il souffrirait d’être impoli presque autant que de rencontrer l’impolitesse. Pour ses instincts de bienveillance et de vanité, il y a de charmantes douceurs dans l’habitude d’être aimable, d’autant plus qu’elle est contagieuse. Quand nous plaisons, on veut nous plaire, et ce que nous donnons en prévenances, on nous le rend en attentions. En pareille compagnie, on peut causer ; car causer, c’est amuser autrui en s’amusant soi-même, et il n’y a pas de plus vif plaisir pour un Français221. Agile et sinueuse, la conversation est pour lui comme le vol pour un oiseau : d’idées en idées, il voyage, alerte, excité par l’élan des autres, avec des bonds, des circuits, des retours imprévus, au plus bas, au plus haut, à rase terre ou sur les cimes, sans s’enfoncer dans les trous, ni s’empêtrer dans les broussailles, ni demander aux mille objets qu’il effleure autre chose que la diversité et la gaieté de leurs aspects. Ainsi doué et disposé, il était fait pour un régime qui, dix heures par jour, mettait les hommes ensemble : le naturel inné s’est trouvé d’accord avec l’ordre social pour rendre les salons parfaits. En tête de tous, le roi donnait l’exemple. Louis XIV avait eu toutes les qualités d’un maître de maison, le goût de la représentation et de l’hospitalité, la condescendance et la dignité, l’art de ménager l’amour-propre des autres et l’art de garder sa place, la galanterie noble, le tact et jusqu’à l’agrément de l’esprit et du langage. « Il parlait parfaitement bien222 ; s’il fallait badiner, s’il faisait des plaisanteries, s’il daignait faire un conte, c’était avec des grâces infinies, un tour noble et fin que je n’ai vu qu’à lui. » — « Jamais homme si naturellement poli223, ni d’une politesse si mesurée, si fort par degrés, ni qui distinguât mieux l’âge, le mérite, le rang, et dans ses réponses et dans ses manières… Ses révérences, plus ou moins marquées, mais toujours légères, avaient une grâce et une majesté incomparables… Il était admirable à recevoir différemment les saluts à la tête des lignes de l’armée et aux revues. Mais surtout pour les femmes, rien n’était pareil… Jamais il n’a passé devant la moindre coiffe sans ôter son chapeau, je dis aux femmes de chambre et qu’il connaissait pour telles… Jamais il ne lui arriva de dire rien de désobligeant à personne… Jamais devant le monde rien de déplacé ni de hasardé, mais jusqu’au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, grand, majestueux et toutefois très naturel. » — Voilà le modèle, et, de près ou de loin, jusqu’à la fin de l’ancien régime, il est suivi. S’il change un peu, ce n’est que pour ◀devenir▶ plus sociable. Au dix-huitième siècle, sauf dans les jours de grand apparat, on le voit, degré à degré, descendre de son piédestal. Il ne se fait plus autour de lui de « ces silences à entendre marcher une fourmi ». — « Sire, disait à Louis XVI le maréchal de Richelieu, témoin des trois règnes, sous Louis XIV, on n’osait dire mot ; sous Louis XV, on parlait tout bas ; sous Votre Majesté, on parle tout haut. » — Si l’autorité y perd, la société y gagne ; l’étiquette, insensiblement relâchée, laisse entrer l’aisance et l’agrément. Désormais les grands, ayant moins souci d’imposer que de plaire, se dépouillent de la morgue comme d’un costume gênant et « ridicule, et recherchent moins les respects que les applaudissements. Il ne suffit même plus d’être affable, il faut à tout prix paraître aimable à ses inférieurs comme à ses égaux224 ». — « Les princes français, dit encore une dame contemporaine, meurent de peur de manquer de grâces225. » Jusques autour du trône, « le ton est libre, enjoué », et, sous le sourire de la jeune reine, la cour sérieuse et disciplinée de Louis XVI se trouve à la fin du siècle le plus engageant et le plus gai des salons. Par cette détente universelle, la vie mondaine est ◀devenue▶ parfaite. « Qui n’a pas vécu avant 1789, disait plus tard M. de Talleyrand, ne connaît pas la douceur de vivre. » — Elle était trop grande, on n’en goûtait plus d’autre, elle prenait tout l’homme. Quand le monde a tant d’attraits, on ne vit que pour lui.
II. Subordination des autres intérêts et devoirs. — Indifférence aux affaires publiques. — Elles ne sont qu’une matière à bons mots. Négligence dans les affaires privées. — Désordre du ménage et abus de l’argent.
On n’a point de loisir ni de goût pour autre chose, même pour les choses qui touchent l’homme de plus près, les affaires publiques, le ménage, la famille. — J’ai déjà dit que, sur le premier article, ils s’abstiennent et sont indifférents ; locale ou générale, l’administration est hors de leurs mains et ne les intéresse plus. Quand on en parle, c’est pour plaisanter ; les plus graves événements ne sont que des matières à bons mots. Après l’édit de l’abbé Terray qui fait une banqueroute de moitié sur la rente, un spectateur trop serré au théâtre s’écrie : « Ah ! quel malheur que notre bon abbé Terray ne soit pas ici pour nous réduire de moitié ! » Et l’on rit, l’on applaudit ; le lendemain tout Paris, en répétant la phrase, se console de la ruine publique. — Alliances, batailles, impôts, traités, ministères, coups d’État, on a toute l’histoire du siècle en épigrammes et en chansons. Un jour226, dans une assemblée de jeunes gens de la cour, comme on répétait le mot de la journée, l’un d’eux, ravi de plaisir, dit en levant les mains : « Comment ne serait-on pas charmé des grands événements, des bouleversements même qui font dire de si jolis mots ! » Là-dessus, on repasse les mots, les chansons faites sur tous les désastres de la France. La chanson sur la bataille d’Hochstædt fut trouvée mauvaise, et quelques-uns dirent à ce sujet : « Je suis fâché de la perte de cette bataille ; la chanson ne vaut rien227 ». — Même en défalquant de ce trait ce que l’entraînement de la verve et la licence du paradoxe y ont mis d’énorme, il reste la marque d’un siècle où l’État n’était presque rien et la société presque tout. Sur ce principe, on peut deviner le genre de talent que le monde demande aux ministres. M. Necker, ayant donné un souper splendide avec opéra sérieux et opéra bouffon, « il se trouve que cette fête lui a valu plus de crédit, de faveur et de stabilité que toutes ses opérations financières… On n’a parlé qu’un jour de sa dernière disposition concernant le vingtième, tandis qu’on parle encore en ce moment de la fête qu’il a donnée, et qu’à Paris comme à Versailles on en détaille tous les agréments, et que l’on dit tout haut : Ce sont des gens admirables que M. et Mme Necker, ils sont délicieux pour la société228 ». La bonne compagnie qui s’amuse impose aux gens en place l’obligation de l’amuser. Elle dirait presque d’un ton demi-sérieux, demi-badin, avec Voltaire, « que les dieux n’ont établi les rois que pour donner tous les jours des fêtes, pourvu qu’elles soient diversifiées ; que la vie est trop courte pour en user autrement ; que les procès, les intrigues, la guerre, les disputes des prêtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles, que l’homme n’est né que pour la joie », et que, parmi les choses nécessaires, il faut mettre au premier rang « le superflu ».
À ce compte, on peut prévoir qu’ils seront aussi insouciants dans leurs affaires privées que dans les affaires publiques. Ménage, administration des biens, économie domestique, à leurs yeux tout cela est bourgeois, et de plus insipide, affaire d’intendant et de maître d’hôtel. À quoi bon des gens, si l’on doit prendre ce soin ? La vie n’est plus une fête dès qu’on est obligé d’en surveiller les apprêts. Il faut que la commodité, le luxe, l’agrément coulent de source et viennent d’eux-mêmes se placer à portée des lèvres. Il faut que, naturellement et sans qu’il s’en mêle, un homme de ce monde trouve de l’or dans ses poches, un habit galant sur sa toilette, des valets poudrés dans son antichambre, un carrosse doré à sa porte, un dîner délicat sur sa table, et qu’il puisse réserver toute son attention pour la dépenser en grâces avec les hôtes de son salon. Un pareil train ne va pas sans gaspillage, et les domestiques, livrés à eux-mêmes, font leur main. Qu’importe, s’ils font leur service ? D’ailleurs, il faut bien que tout le monde vive, et il est agréable d’avoir autour de soi des visages obséquieux et contents. — C’est pourquoi les premières maisons du royaume sont au pillage. Un jour à la chasse229, Louis XV, ayant avec lui le duc de Choiseul, lui demanda combien il croyait que coûtait le carrosse où ils étaient assis. M. de Choiseul répondit qu’il se ferait bien fort d’en avoir un pareil pour 5 000 ou 6 000 livres, mais « que Sa Majesté, payant en roi et ne payant pas toujours comptant, devait le payer 8 000. — Vous êtes loin de compte, répartit le roi, car cette voiture, telle que vous la voyez, me revient à 30 000 francs… Les voleries dans ma maison sont énormes, mais il est impossible de les faire cesser ». — En effet, les grands tirent à eux comme les petits, soit en argent, soit en nature, soit en services. Il y a chez le roi cinquante-quatre chevaux pour le grand écuyer ; il y en a trente-huit pour Mme de Brionne qui gère une charge d’écurie pendant la minorité de son fils ; il y a deux cent quinze palefreniers d’attribution et à peu près autant de chevaux entretenus aux frais du roi pour diverses autres personnes toutes étrangères au département230. Sur cette seule branche de l’arbre royal, quelle nichée de parasites Ailleurs je vois que Madame Élisabeth, si sobre, consomme par an pour 30 000 francs de poisson, pour 70 000 francs de viande et gibier, pour 60 000 francs de bougies ; que Mesdames brûlent pour 215 068 francs de bougie blanche et jaune ; que le luminaire chez la reine revient à 157 109 francs. On montre encore à Versailles la rue, jadis tapissée d’échoppes, où les valets du roi venaient, moyennant argent, nourrir Versailles de sa desserte. — Il n’y a point d’article sur lequel les insectes domestiques ne trouvent moyen de gratter et grappiller. Le roi est censé boire chaque année pour 2 190 francs d’orgeat et de limonade ; « le grand bouillon du jour et de nuit », que boit quelquefois Madame Royale âgée de deux ans, coûte par an 5 201 livres. Vers la fin du règne précédent231, les femmes de chambre comptent en dépense à la Dauphine « quatre paires de souliers par semaine, trois aunes de ruban par jour pour nouer son peignoir, deux aunes de taffetas par jour pour couvrir la corbeille où l’on dépose les gants et l’éventail ». — Quelques années plus tôt, en café, limonade, chocolat, orgeat, eaux glacées, le roi payait par an 200 000 francs ; plusieurs personnes étaient inscrites sur l’état pour dix ou douze tasses par jour, et l’on calculait que le café au lait avec un petit pain tous les matins coûtait pour chaque dame d’atour 2 000 francs par an232. On devine qu’en des maisons ainsi gouvernées les fournisseurs attendent. Ils attendent si bien que parfois, sous Louis XV, ils refusent de fournir et « se cachent ». Même le retard est si régulier, qu’à la fin on est obligé de leur payer à 5 pour 100 l’intérêt de leurs avances ; à ce taux, en 1778, après toutes les économies de Turgot, le roi doit encore près de 800 000 livres à son marchand de vin, près de trois millions et demi à son pourvoyeur233. Même désordre dans les maisons qui entourent le trône. « Mme de Guémené doit 60 000 livres à son cordonnier, 16 000 à son colleur de papiers, et le reste à proportion. » Une autre, à qui le marquis de Mirabeau voit des chevaux de remise, répond en voyant son air étonné : « Ce n’est pas qu’il n’y en ait 70 dans nos écuries ; mais il n’y en a point qui ait pu aller aujourd’hui234 ». Mme de Montmorin, voyant que son mari a plus de dettes que de biens, croit pouvoir sauver sa dot de 200 000 francs ; mais on lui apprend qu’elle a consenti à répondre pour un compte de tailleur, et ce compte235 « chose incroyable et ridicule à dire, s’élève au chiffre de 180 000 livres » Une des manies les plus tranchées de ce temps-ci, dit Mme d’Oberkirch, est de se ruiner en tout et sur tout. » — « Les deux frères Villemur bâtissent des guinguettes de 500 000 à 600 000 livres ; l’un d’eux a 40 chevaux pour monter quelquefois à cheval au bois de Boulogne236. » En une nuit, M. de Chenonceaux, fils de M. et de Mme Dupin, perd au jeu 700 000 livres. « M. de Chenonceaux et M. de Francueil ont mangé 7 ou 8 millions d’alors237. » — « Le duc de Lauzun, à l’âge de 26 ans, après avoir mangé le fonds de 100 000 écus de rente, est poursuivi par ses créanciers pour près de 2 millions de dettes238 » « M. le prince de Conti manque de pain et de bois, quoiqu’il ait 600 000 livres de rente » ; c’est qu’il « achète et fait bâtir follement de tous côtés239 ». Où serait l’agrément, si l’on était raisonnable ? Qu’est-ce qu’un seigneur qui regarde au prix des choses ? Et comment atteindre à l’exquis, si l’on plaint l’argent Il faut donc que l’argent coule, et coule à s’épuiser, d’abord par les innombrables saignées secrètes ou tolérées de tous les abus domestiques, puis en larges ruisseaux par les prodigalités du maître en bâtisses, en meubles, en toilettes, en hospitalité, en galanteries, en plaisirs. Le comte d’Artois, pour donner une fête à la reine, fait démolir, rebâtir, arranger et meubler Bagatelle de fond en comble par neuf cents ouvriers employés jour et nuit ; et, comme le temps manque pour aller chercher au loin la chaux, le plâtre et la pierre de taille, il envoie sur les grands chemins des patrouilles de la garde suisse qui saisissent, payent et amènent sur-le-champ les chariots ainsi chargés240. Le maréchal de Soubise, recevant un jour le roi à dîner et à coucher dans sa maison de campagne, dépense à cela 200 000 livres241. Mme de Matignon fait un marché de 24 000 livres par an pour qu’on lui fournisse tous les jours une coiffure nouvelle. Le cardinal de Rohan a une aube brodée en point à l’aiguille qu’on estime à plus de 100 000 livres, et sa batterie de cuisine est en argent massif242. — Rien de plus naturel avec l’idée qu’on se faisait alors de l’argent ; épargné, entassé, au lieu d’un fleuve, c’était une mare inutile et qui sentait mauvais. La reine, ayant donné au Dauphin une voiture dont les encadrements en vermeil étaient ornés de rubis et de saphirs, disait naïvement : « Le roi n’a-t-il pas augmenté ma cassette de 200 000 livres ? ce n’est pas pour que je les garde243 ». On les jetterait plutôt par la fenêtre. Ainsi fit le maréchal de Richelieu d’une bourse qu’il avait donnée à son petit-fils et que le jeune garçon, n’ayant su la dépenser, rapportait pleine. Du moins l’argent, cette fois, servit au balayeur qui passait et le ramassa. Mais, faute d’un passant pour le ramasser, on l’eût jeté dans la rivière. Un jour, devant le prince de Conti, Mme de B. laissa soupçonner qu’elle voudrait avoir la miniature de son serin dans une bague. Le prince s’offrit ; on accepta, mais à condition que la miniature serait très simple et sans brillants. En effet, ce ne fut qu’un petit cercle d’or ; mais, pour recouvrir la peinture, un gros diamant aminci servait de glace. Mme de B. ayant renvoyé le diamant, « M. le prince de Conti le fit broyer, réduire en poudre et s’en servit pour sécher l’encre du billet qu’il écrivit à ce sujet à Mme de B. ». La pincée de poudre coûtait quatre ou cinq mille livres, mais on devine le tour et le ton du billet. Il faut l’extrême profusion à la suprême galanterie, et l’on est d’autant plus un homme du monde que l’on est moins un homme d’argent.
III. Divorce moral des époux. — La galanterie. Séparation des parents et des enfants. — L’éducation, ses lacunes et son objet. — Ton des domestiques et des fournisseurs. — L’empreinte mondaine est universelle.
Dans un salon, la femme dont un homme s’occupe le moins, c’est la sienne, et à charge de retour ; c’est pourquoi, en un temps où l’on ne vit que pour le monde et dans le monde, il n’y a pas place pour l’intimité conjugale. — D’ailleurs, quand les époux sont haut placés, l’usage et les bienséances les séparent. Chacun a sa maison, ou tout au moins son appartement, ses gens, son équipage, ses réceptions, sa société distincte, et, comme la représentation entraîne la cérémonie, ils sont entre eux, par respect pour leur rang, sur le pied d’étrangers polis. Ils se font annoncer l’un chez l’autre ; ils se disent « Madame, Monsieur », non seulement en public, mais en particulier ; ils lèvent les épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari « mon ami » devant tout le monde244. — Déjà divisées au foyer, les deux vies divergent au-delà par un écart toujours croissant. Le mari a son gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui le retiennent hors du logis ; c’est seulement dans les dernières années que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province245. D’autant plus qu’elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent par une charge auprès d’une princesse, toujours par un salon important qu’elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que l’homme246, dans la même carrière, et avec les mêmes armes, qui sont la parole flexible, la grâce engageante, les insinuations, le tact, le sentiment juste du moment opportun, l’art de plaire, de demander et d’obtenir ; il n’y a point de dame de la cour qui ne donne des régiments et des bénéfices. À ce titre, la femme a son cortège personnel de solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses amis, ses ennemis, ses ambitions, ses mécomptes et ses rancunes propres ; rien de plus efficace pour disjoindre un ménage que cette ressemblance des occupations et cette distinction des intérêts. — Ainsi relâché, le lien finit par se rompre sous l’ascendant de l’opinion. « Il est de bon air de ne pas vivre ensemble », de s’accorder mutuellement toute tolérance, d’être tout entier au monde. En effet, c’est le monde qui fait alors l’opinion, et, par elle, il pousse aux mœurs dont il a besoin.
Vers le milieu du siècle, le mari et la femme logeaient dans le même hôtel ; mais c’était tout. « Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les rencontrait dans la même voiture, jamais on ne les trouvait dans la même maison, ni, à plus forte raison, réunis dans un lieu public. » Un sentiment profond eût semblé bizarre et même « ridicule », en tout cas inconvenant : il eût choqué comme un a parte sérieux dans le courant général de la conversation légère. On se devait à tous, et c’était s’isoler à deux ; en compagnie, on n’a pas droit au tête-à-tête247. À peine si, pour quelques jours, il était permis à deux amants248. Encore était-il mal vu : on les trouvait trop occupés l’un de l’autre. Leur préoccupation répandait autour d’eux « la contrainte et l’ennui ; il fallait s’observer, se retenir en leur présence ». On les « craignait ». Le monde avait les exigences d’un roi absolu et ne souffrait pas de partage. « Si les mœurs y perdaient, dit un contemporain, M. de Besenval, la société y gagnait infiniment ; débarrassée de la gêne et du froid qu’y jette toujours la présence des maris, la liberté y était extrême ; la coquetterie des hommes et des femmes en soutenait la vivacité et fournissait journellement des aventures piquantes. » Point de jalousie, même dans l’amour. « On se plaît, on se prend ; s’ennuie-t-on l’un avec l’autre, on se quitte avec aussi peu de peine qu’on s’est pris. Revient-on à se plaire, on se reprend avec autant de vivacité que si c’était la première fois qu’on s’engageât ensemble. On se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr, et l’on retire au moins du faible goût qu’on s’est inspiré l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger249. » — D’ailleurs les apparences sont gardées ; un étranger non averti n’y démêlerait rien de suspect. « Il faut, dit Horace Walpole250, une curiosité extrême ou une très grande habitude pour découvrir ici la moindre liaison entre les deux sexes. Aucune familiarité n’est permise, sauf sous le voile de l’amitié, et le vocabulaire de l’amour est aussi prohibé que ses rites au premier aspect semblent l’être. » — Même chez Crébillon fils, même chez Laclos, même aux moments les plus vifs, les personnages ne parlent qu’en termes mesurés, irréprochables. L’indécence qui est dans les choses n’est jamais dans les mots, et le langage des convenances s’impose, non seulement aux éclats de la passion, mais encore aux grossièretés de l’instinct Ainsi les sentiments les plus naturellement âpres ont perdu leurs pointes et leurs épines ; de leurs restes ornés et polis, on a fait des jouets de salon que des mains blanches lancent, se renvoient et laissent tomber comme un joli volant. Il faut entendre à ce sujet les héros de l’époque, leur ton leste, dégagé, est inimitable, et les peint aussi bien que leurs actions. « J’étais, dit le duc de Lauzun, d’une manière fort honnête et même recherchée avec Mme de Lauzun ; j’avais très publiquement Mme de Cambis, dont je me souciais fort peu ; j’entretenais la petite Eugénie, que j’aimais beaucoup ; je jouais gros jeu, je faisais ma cour au roi, et je chassais très exactement avec lui251. » Du reste, il avait pour autrui l’indulgence dont il avait besoin lui-même. « On lui demandait ce qu’il répondrait à sa femme (qu’il n’avait pas vue depuis dix ans), si elle lui écrivait : Je viens de découvrir que je suis grosse. Il réfléchit et répondit : Je lui écrirais : Je suis charmé que le ciel ait enfin béni notre union ; soignez votre santé, j’irai vous faire ma cour ce soir. » — Il y a vingt réponses semblables, et j’ose dire qu’avant de les avoir lues on n’imagine pas à quel point l’art social peut dompter l’instinct naturel.
« Ici, à Paris, écrit Mme d’Oberkirch, je ne m’appartiens plus, j’ai à peine le temps de causer avec mon mari et de suivre mes correspondances. Je ne sais comment font les femmes dont c’est la vie habituelle ; elles n’ont donc ni famille à entretenir, ni enfants à élever ? » — Du moins elles font comme si elles n’en avaient pas, et les hommes de même. Des époux qui ne vivent pas ensemble ne vivent guère avec leurs enfants, et les causes qui ont défait le mariage défont aussi la famille Il y a d’abord la tradition aristocratique qui, entre les parents et les enfants, met une barrière pour mettre une distance. Quoique affaiblie et en voie de disparaître252, cette tradition subsiste. Le fils dit « Monsieur » à son père ; la fille, respectueusement, vient baiser la main de sa mère à sa toilette. Une caresse est rare et semble une grâce ; d’ordinaire, en présence des parents, les enfants sont muets, et le sentiment habituel qui les pénètre est la déférence craintive. Jadis ils étaient des sujets ; jusqu’à un certain point, ils le sont encore, et les exigences nouvelles de la vie mondaine achèvent de les mettre ou de les tenir à l’écart. M. de Talleyrand disait qu’il n’avait jamais couché sous le même toit que ses père et mère. S’ils y couchent, ils n’en sont pas moins négligés. « Je fus confié, dit le comte de Tilly, à des valets et à une espèce de précepteur qui leur ressemblait à beaucoup d’égards. » Pendant ce temps son père courait. « Je lui ai connu, ajoute le jeune homme, des maîtresses jusqu’à un âge avancé ; il les adorait toujours et les quittait sans cesse. » Le duc de Biron juge embarrassant de trouver un bon gouverneur à son fils : « c’est pourquoi, écrit celui-ci, il en confia l’emploi à un laquais de feu ma mère, qui savait lire et passablement écrire, et qu’on décora du titre de valet de chambre pour lui donner plus de considération. On me donna d’ailleurs les maîtres les plus à la mode ; mais M. Roch (c’était le nom de mon mentor) n’était pas en état de diriger leurs leçons ni de me mettre en état d’en profiter. J’étais d’ailleurs comme tous les enfants de mon âge et de ma sorte : les plus jolis habits pour sortir, nu et mourant de faim à la maison253 », non par dureté, mais par oubli, dissipation, désordre du ménage ; l’attention est ailleurs. On compterait aisément les pères qui, comme le maréchal de Belle-Isle, surveillent de leurs yeux et conduisent eux-mêmes avec méthode, sévérité et tendresse toute l’éducation de leurs fils Quant aux filles, on les met au couvent ; délivrés de ce soin, les parents en sont plus libres. Même quand ils en gardent la charge, elle ne leur pèse guère. La petite Félicité de Saint-Aubin254 ne voit ses parents « qu’un moment à leur réveil et aux heures des repas » ; c’est que leur journée est toujours prise ; la mère fait ou reçoit des visites ; le père est dans son cabinet de physique ou à la chasse. Jusqu’à sept ans, l’enfant passe sa vie avec des femmes de chambre qui ne lui apprennent qu’un peu de catéchisme « avec un nombre infini d’histoires de revenants ». Vers ce temps-là on prend soin d’elle, mais d’une façon qui peint bien l’époque. La marquise sa mère, auteur d’opéras mythologiques et champêtres, a fait bâtir un théâtre dans le château : il y vient de Bourbon-Lancy et de Moulins un monde énorme ; après douze semaines de répétitions, la petite fille, avec un carquois et des ailes bleues, joue le rôle de l’Amour, et le costume lui va si bien qu’on le lui laisse encore pendant neuf mois à l’ordinaire et toute la journée. Pour l’achever, on fait venir un danseur maître d’armes, et, toujours en costume d’Amour, elle prend des leçons de maintien et d’escrime. « Tout l’hiver se passe à jouer la comédie, la tragédie. » Renvoyée après le dîner, on ne la fait revenir que pour jouer du clavecin ou déclamer le monologue d’Alzire, devant une nombreuse assemblée. — Sans doute de tels excès ne sont pas ordinaires ; mais l’esprit de l’éducation est partout le même : je veux dire qu’aux yeux des parents il n’y a qu’une vie intelligible et raisonnable, celle du monde, même pour les enfants, et qu’on ne s’occupe d’eux que pour les y conduire ou pour les y préparer.
Jusqu’aux dernières années de l’ancien régime255, les petits garçons sont poudrés à blanc, « avec une bourse, des boucles, des rouleaux pommadés » ; ils portent l’épée, ils ont le chapeau sous le bras, un jabot, un habit à parements dorés ; ils baisent les mains des jeunes demoiselles avec une grâce de petits-maîtres. Une fillette de six ans est serrée dans un corps de baleine ; son vaste panier soutient une robe couverte de guirlandes ; elle porte sur la tête un savant échafaudage de faux cheveux, de coussins et de nœuds, rattaché par des épingles, couronné par des plumes, et tellement haut que souvent « le menton est à mi-chemin des pieds » ; parfois on lui met du rouge. C’est une dame en miniature ; elle le sait, elle est toute à son rôle, sans effort ni gêne, à force d’habitude ; l’enseignement unique et perpétuel est celui du maintien ; on peut dire avec vérité qu’en ce siècle la cheville ouvrière de l’éducation est le maître à danser256. Avec lui, on pouvait se passer de tous les autres ; sans lui, tous les autres ne servaient de rien. Car, sans lui, comment faire avec aisance, mesure et légèreté les mille actions les plus ordinaires de la vie courante, marcher, s’asseoir, se tenir debout, offrir le bras, relever l’éventail, écouter, sourire, sous des yeux si exercés et devant un public si délicat ? Pour les hommes et les femmes ce sera plus tard la grande affaire ; c’est pourquoi c’est déjà la grande affaire pour les enfants. Avec les grâces de l’attitude et du geste, ils ont déjà celles de l’esprit et de la parole. À peine leur langue est-elle déliée, qu’ils parlent le langage poli, celui de leurs parents. Ceux-ci jouent avec eux et en font des poupées charmantes ; la prédication de Rousseau qui, pendant le dernier tiers du siècle, remet les enfants à la mode, n’a guère d’autre effet. On leur fait réciter leur leçon en public, jouer dans des proverbes, figurer dans des pastorales. On encourage leurs saillies. Ils savent tourner un compliment, inventer une répartie ingénieuse ou touchante, être galants, sensibles et même spirituels. Le petit duc d’Angoulême reçoit Suffren un livre à la main, et lui dit : « Je lisais Plutarque et ses hommes illustres, vous ne pouviez arriver plus à propos257 ». Les enfants de M. de Sabran, fille et garçon, âgés de huit et neuf ans, ayant reçu des leçons des comédiens Sainval et Larive, viennent à Versailles jouer devant la reine et le roi l’Oreste de Voltaire, et le petit garçon qu’on interroge sur ses auteurs classiques « répond à une dame mère de trois charmantes demoiselles : Madame, je ne puis me souvenir ici que d’Anacréon ». Un autre, du même âge, réplique à une question du prince Henri de Prusse par un agréable impromptu en vers258. Faire germer des bons mots, des fadeurs, de petits vers dans un cerveau de huit ans, quel triomphe de la culture mondaine ! C’est le dernier trait du régime qui, après avoir dérobé l’homme aux affaires publiques, à ses affaires propres, au mariage, à la famille, le prend avec tous ses sentiments et toutes ses facultés, pour le donner au monde, lui et tous les siens Au-dessous de lui, les belles façons et la politesse obligatoire gagnent jusqu’à ses gens, jusqu’à ses fournisseurs. Un Frontin a la désinvolture galante et tourne le compliment259. Une soubrette n’a besoin que d’être entretenue pour ◀devenir▶ une dame. Un cordonnier est un « Monsieur en noir », qui dit à la mère en saluant la fille : « Madame, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés » ; sur quoi la jeune fille, qui sort du couvent, le prend pour un épouseur et ◀devient▶ toute rouge. — Sans doute, entre ce louis de similor et un louis d’or pur, des yeux moins novices auraient démêlé la différence. Mais leur ressemblance suffit pour montrer l’action universelle du balancier central qui frappait tout à la même effigie, le métal vulgaire et l’or affiné.
IV. Attrait de cette vie. — Le savoir-vivre au dix-huitième siècle. — Sa perfection et ses ressources. — Autorité des femmes pour l’enseigner et le prescrire.
Pour que le monde ait tant d’empire, il faut qu’il ait bien de l’attrait ; en effet, dans aucun pays et dans aucun siècle, un art social si parfait n’a rendu la vie si agréable. Paris est l’école de l’Europe, une école d’urbanité, où, de Russie, d’Allemagne, d’Angleterre, les jeunes gens viennent se dégrossir. Lord Chesterfield, dans ses lettres, ne se lasse point de le répéter à son fils, et de le pousser dans ces salons qui lui ôteront « sa rouille de Cambridge ». Quand on les a connus, on ne les quitte plus, ou, si on est obligé de les quitter, on les regrette toujours. « Rien n’est comparable260, dit Voltaire, à la douce vie qu’on y mène au sein des arts et d’une volupté tranquille et délicate ; des étrangers, des rois ont préféré ce repos si agréablement occupé et si enchanteur à leur patrie et à leur trône… Le cœur s’y amollit et s’y dissout, comme les aromates se fondent doucement à un feu modéré et s’exhalent en parfums délicieux. » Gustave III, battu par les Russes, dit qu’il ira passer ses vieux jours à Paris dans un hôtel sur les boulevards ; et ce n’est pas là une simple politesse ; il se fait envoyer des plans et des devis261. Pour être d’un souper, d’une soirée, on fait deux cents lieues. Des amis du prince de Ligne « partaient de Bruxelles après leur déjeuner, arrivaient à l’Opéra de Paris tout juste pour voir lever la toile, et, le spectacle fini, retournaient aussitôt à Bruxelles, courant toute la nuit » De ce bonheur tant recherché, nous n’avons plus que des copies informes, et nous en sommes réduits à le reconstruire par raisonnement. Il consiste d’abord dans le plaisir de vivre avec des gens parfaitement polis ; nul plaisir plus pénétrant, plus continu, plus inépuisable. L’amour-propre humain étant infini, des gens d’esprit peuvent toujours inventer quelque raffinement d’égards qui le satisfasse. La sensibilité mondaine étant infinie, il n’y a pas de nuance imperceptible qui la laisse indifférente. Après tout, l’homme est encore la plus grande source de bonheur comme de malheur pour l’homme, et, dans ce temps-là, la source toujours coulante, au lieu d’amertumes, n’apportait que des douceurs. Non seulement il fallait ne pas heurter, mais encore il fallait plaire ; on était tenu de s’oublier pour les autres, d’être toujours pour eux empressé et dispos, de garder pour soi ses contrariétés et ses chagrins, de leur épargner les idées tristes, de leur fournir des idées gaies. « Est-ce qu’on était jamais vieux en ce temps-là ! C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père262, ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale, jusqu’à l’heure de sa mort… On savait vivre et mourir alors ; on n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même, et sans faire la grimace ; on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe ; on ne jouait pas l’austérité, on l’avait parfois sans en faire montre. Quand on était sage, c’était par goût et sans faire le pédant ou la prude. On jouissait de la vie, et, quand l’heure était venue de la perdre, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m’engager à lui survivre longtemps et à me faire une vie heureuse. »
Avec les femmes surtout, c’est peu d’être poli, il faut être galant. Chez le prince de Conti, à l’Isle-Adam, chaque dame invitée « trouve une voiture et des chevaux à ses ordres ; elle est maîtresse de donner tous les jours à dîner dans sa chambre à sa société particulière263 ». Mme de Civrac étant obligée d’aller aux eaux, ses amis entreprennent de la distraire pendant le voyage ; ils la devancent de quelques postes, et, dans tous les endroits où elle vient coucher, ils lui donnent une petite fête champêtre, déguisés en villageois, en bourgeois, avec bailli, tabellion et autres masques qui chantent et disent des vers Une dame, la veille de Longchamps, sachant que le vicomte de V… a deux calèches, lui en fait demander une ; il en a disposé, mais il se garde bien de s’excuser, et sur-le-champ il en fait acheter une de la plus grande élégance, pour la prêter trois heures : il est trop heureux qu’on veuille bien lui emprunter quelque chose, et sa prodigalité paraît aimable, mais n’étonne pas. C’est que les femmes alors sont des reines264 ; en effet, dans un salon elles ont le droit de l’être ; voilà pourquoi, au dix-huitième siècle, en toutes choses, elles donnent la règle et le ton265. Ayant fait le code des usages, il est tout naturel que ce soit à leur profit, et elles tiennent la main à ce que toutes les prescriptions en soient suivies. À cet égard, tel salon « de la très bonne compagnie » est un tribunal supérieur où l’on juge en dernier ressort266. La maréchale de Luxembourg est une autorité ; point de bienséance qu’elle ne justifie par une raison ingénieuse. Sur un mot, sur un manque d’usage, sur la moindre apparence de prétention ou de fatuité, on encourt sa désapprobation qui est sans appel, et l’on est perdu à tout jamais dans le beau monde. Sur un trait fin, sur un silence, sur un « oh ! » dit à propos au lieu d’un « ah ! » on reçoit d’elle, comme M. de Talleyrand, le brevet de parfait savoir-vivre qui est le commencement d’une renommée et la promesse d’une fortune. — Sous une telle « institutrice », il est clair que le maintien, le geste, le langage, toute action ou omission de la vie mondaine ◀devient▶, comme un tableau ou un poème, une œuvre d’art véritable, c’est-à-dire infinie en délicatesses, à la fois aisée et savante, si harmonieuse dans tous ses détails que la perfection y cache la difficulté.
Une grande dame « salue dix personnes en se ployant une seule fois, et en donnant, de la tête et du regard, à chacun ce qui lui revient267 », c’est-à-dire la nuance d’égards appropriée à chaque variété d’état, de considération et de naissance. « C’est à des amours-propres faciles à s’irriter qu’elle a toujours affaire, en sorte que le plus léger défaut de mesure serait promptement saisi268 » ; mais jamais elle ne se trompe, ni n’hésite dans ces distinctions subtiles ; avec un tact, une dextérité, une flexibilité de ton incomparables, elle met des degrés dans son accueil. Elle en a un « pour les femmes de condition, un pour les femmes de qualité, un pour les femmes de la cour, un pour les femmes titrées, un pour les femmes d’un nom historique, un autre pour les femmes d’une grande naissance personnelle, mais unies à un mari au-dessous d’elles, un autre pour les femmes qui ont changé par leur mariage leur nom commun en un nom distingué, un autre encore pour les femmes d’un bon nom dans la robe, un autre enfin pour celles dont le principal relief est une maison de dépense et de bons soupers ». Un étranger reste stupéfait en voyant de quelle démarche adroite et sûre elle circule parmi tant de vanités en éveil, sans jamais donner ni recevoir un choc. « Elle sait tout exprimer par le mode de ses révérences, mode varié qui s’étend par nuances imperceptibles, depuis l’accompagnement d’une seule épaule qui est presque une impertinence, jusqu’à cette révérence noble et respectueuse que si peu de femmes, même à la cour, savent bien faire, ce plié lent, les yeux baissés, la taille droite, et une manière de se relever en regardant alors modestement la personne et en jetant avec grâce tout le corps en arrière : tout cela plus fin, plus délicat que la parole, mais très expressif comme moyen de respect. » — Ce n’est là qu’une action et très ordinaire ; il y en a cent autres et d’importance : imaginez, s’il est possible, le degré d’élégance et de perfection auquel le savoir-vivre les avait portées. J’en prends une au hasard, un duel entre deux princes du sang, le comte d’Artois et le duc de Bourbon ; celui-ci étant l’offensé, l’autre, son supérieur, était tenu de lui offrir une rencontre269. « Dès que M. le comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et, allant droit à lui, il lui a dit d’un air souriant : — Monsieur, le public prétend que nous nous cherchons. M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau : — Monsieur, je suis ici pour recevoir vos ordres. — Pour exécuter les vôtres, a reparti M. le comte d’Artois, il faut que vous me permettiez d’aller jusqu’à ma voiture. » Il revient avec une épée, le combat commence ; au bout d’un temps, on les sépare, les témoins jugent que l’honneur est satisfait. « Ce n’est pas à moi d’avoir un avis, a repris M. le comte d’Artois ; c’est à M. le duc de Bourbon de dire ce qu’il veut ; je suis ici pour recevoir ses ordres. — « Monsieur », a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, « je suis pénétré de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que vous m’avez fait. » Se peut-il un plus juste et plus fin sentiment des rangs, des positions, des circonstances, et peut-on entourer un duel de plus de grâces Il n’y a pas de situation épineuse qui ne soit sauvée par la politesse. Avec de l’usage et le tour convenable, même en face du roi, on concilie la résistance et le respect. Lorsque Louis XV, ayant exilé le Parlement, fit dire tout haut par Mme du Barry que son parti était pris et qu’il ne changerait jamais : « Ah ! madame, répondit le duc de Nivernais, quand le roi a dit cela, il vous regardait ». — « Mon cher Fontenelle », lui disait une de ses amies en lui mettant la main sur le cœur, « c’est aussi de la cervelle que vous ayez là. » Fontenelle souriait et ne disait pas non : voilà comment, même à un académicien, on faisait avaler ses vérités, une goutte d’acide dans un bonbon, le tout si bien fondu que la saveur piquante ne faisait que relever la saveur sucrée. Tous les soirs, dans chaque salon, on servait des bonbons de cette espèce, deux ou trois avec la goutte d’acide, tous les autres non moins exquis, mais n’ayant que de la douceur et du parfum. — Tel est l’art du monde, art ingénieux et charmant qui pénètre dans tous les détails de la parole et de l’action pour les transformer en grâces, qui impose à l’homme, non la servilité et le mensonge, mais le respect et le souci des autres, et qui en échange extrait pour lui de la société humaine tout le plaisir qu’elle peut donner.
V. Le bonheur au dix-huitième siècle. — Agrément du décor et de l’entourage. — Oisiveté, passe-temps, badinage.
On peut bien comprendre en gros ce genre de plaisir ; mais comment le rendre visible ? Pris en eux-mêmes, les passe-temps du monde ne se laissent pas décrire ; ils sont trop légers ; leur charme leur vient de leurs accompagnements. Le récit qu’on en ferait serait un résidu insipide ; est-ce que le libretto d’un opéra donne l’idée de cet opéra Si vous voulez retrouver ce monde évanoui, cherchez-le dans les œuvres qui en ont conservé les dehors ou l’accent, d’abord dans les tableaux et dans les estampes, chez Watteau, Fragonard et les Saint-Aubin, puis dans les romans et dans les comédies, chez Voltaire et Marivaux, même chez Collé et chez Crébillon fils270 ; alors seulement on revoit les figures, on entend les voix. Quelles physionomies fines, engageantes et gaies, toutes brillantes de plaisir et d’envie de plaire ! Que d’aisance dans le port et dans la démarche ! Quelle grâce piquante dans la toilette et le sourire, dans la vivacité du babil, dans le manège de la voix flûtée, dans la coquetterie des sous-entendus ! Comme on s’attarde involontairement à regarder et à écouter ! Le joli est partout, dans les petites têtes spirituelles, dans les mains fluettes, dans l’ajustement chiffonné, dans les minois et dans les mines. Leur moindre geste, un air de tête boudeur, ou mutin, un bras mignon qui sort de son nid de dentelles, une taille ployante qui se penche à demi sur le métier à broder, le froufrou preste d’un éventail qui s’ouvre, tout ici est un régal pour les yeux et pour l’esprit. En effet ici tout est friandise, caresse délicate pour des sens délicats, jusque dans le décor extérieur de la vie, jusque dans les lignes sinueuses, dans la parure galante, dans la commodité raffinée des architectures et des ameublements. Remplissez votre imagination de ces alentours et de ces figures, et vous trouverez alors à leurs amusements l’intérêt qu’ils y prenaient eux-mêmes. En pareil lieu et en pareille compagnie, il suffit d’être ensemble pour être bien. Leur oisiveté ne leur pèse pas, ils jouent avec la vie À Chanteloup, où le duc de Choiseul en disgrâce voit affluer tout le beau monde, on ne fait rien, et il n’y a pas dans la journée une heure vide271. « La duchesse n’a que deux heures de temps à elle, et ces deux heures sont pour sa toilette et ses lettres ; le calcul en est simple : elle se lève à onze heures ; à midi, déjeuner suivi d’une conversation qui dure jusqu’à trois ou quatre heures ; le dîner à six, ensuite le jeu et la lecture des Mémoires de Mme de Maintenon. » Ordinairement « on reste en compagnie jusqu’à deux heures du matin ». La liberté d’esprit est parfaite ; nul tracas, nul souci ; le whist et le trictrac l’après-midi, le pharaon le soir. « On fait aujourd’hui ce qu’on a fait hier, et ce qu’on fera demain ; on s’occupe du dîner-souper comme de l’affaire la plus importante de la vie, et l’on ne se plaint de rien au monde que de son estomac. Le temps nous emporte si vite, que je crois toujours être arrivé depuis hier au soir. » Parfois on arrange une petite chasse et les dames veulent bien y assister ; « car elles sont toutes fort lestes et en état de faire tous les jours à pied cinq ou six fois le tour du salon ». Mais elles aiment mieux l’appartement que le grand air ; en ce temps-là le vrai soleil, c’est la clarté des bougies, et le plus beau ciel est un plafond peint ; y en a-t-il un moins sujet aux intempéries, plus commode pour causer, badiner On cause donc et l’on badine, en paroles avec les amis présents, par lettres avec les amis absents. On sermonne la vieille Mme du Deffand, qui est trop vive et qu’on nomme « la petite fille » ; la jeune duchesse, tendre et sensée, est « sa grand’maman ». Quant au « grand-papa », M. de Choiseul, « comme un petit rhume le tient au lit, il se fait lire des contes de fées toute la journée : c’est une lecture à laquelle nous nous sommes tous mis ; nous la trouvons aussi vraisemblable que l’histoire moderne. Ne pensez pas qu’il soit sans occupations : il s’est fait dresser dans le salon un métier à tapisserie, auquel il travaillait, je ne puis dire avec la plus grande adresse, du moins avec la plus grande assiduité… Maintenant, c’est un cerf-volant qui fait notre bonheur ; le grand-papa ne connaissait pas ce spectacle, il en est ravi » En lui-même, un passe-temps n’est rien ; selon l’occasion ou le goût du moment, on le prend, on le laisse, et bientôt l’abbé écrit : « Je ne vous parle plus de nos chasses parce que nous ne chassons plus, ni de nos lectures parce qu’on ne lit plus, ni de nos promenades parce que nous ne sortons point. Que faisons-nous donc ? Les uns jouent au billard, d’autres aux dominos, d’autres au trou-madame. Nous défilons, effilons, parfilons. Le temps nous pousse et nous le lui rendons bien ».
Même spectacle dans les autres compagnies. Toute occupation étant un jeu, il suffit d’un caprice, d’un souffle de la mode pour en mettre une en honneur. À présent, c’est le parfilage, et, à Paris, dans les châteaux, toutes les mains blanches défont les galons, les épaulettes, les vieilles étoffes, pour en retirer les fils d’or et d’argent. Elles trouvent à cela un semblant d’économie, une apparence d’occupation, en tout cas une contenance. À peine un cercle de femmes est-il formé, qu’on pose sur la table un gros sac à parfiler en taffetas vert ; c’est celui de la maîtresse du logis ; toutes les dames aussitôt demandent leurs sacs « et voilà les laquais en l’air272 ». C’est une fureur ; on parfile tous les jours et plusieurs heures par jour ; telle y gagne cent louis par an. Les hommes sont tenus de fournir les matériaux de l’ouvrage : à cet effet, le duc de Lauzun donne à Mme de V… une harpe de grandeur naturelle recouverte de fils d’or ; un énorme mouton d’or apporté en cadeau par le comte de Lowendal a coûté deux ou trois mille francs et rapportera, effiloché, 500 ou 600 livres. Mais on n’y regarde pas de si près : il faut bien un emploi aux doigts oisifs, un débouché manuel à l’activité nerveuse ; la pétulance rieuse éclate au milieu du prétendu travail. Un jour, au moment de sortir pour la promenade avec un gentilhomme, Mme de R… remarque que les franges d’or de son habit seraient excellentes à parfiler, et, d’un élan soudain, elle coupe une des franges. À l’instant dix femmes entourent l’homme aux franges, lui arrachent son habit et mettent toutes ses franges et ses galons dans leurs sacs ; on dirait d’une volée de mésanges hardies qui, bruissant, caquetant, s’abattent à la fois sur un geai pour lui dérober son plumage, et désormais, quand un homme entre dans un cercle de femmes, il court risque d’être plumé vif. — Tout ce joli monde a les mêmes passe-temps, et les hommes aussi bien que les femmes. Il n’est guère d’homme qui n’ait quelque talent de salon, quelque petit moyen d’occuper son esprit ou ses mains, de remplir les heures vides : presque tous riment et sont acteurs de société ; beaucoup sont musiciens, peintres de nature morte ; tout à l’heure M. de Choiseul faisait de la tapisserie ; d’autres brodent ou font des nœuds. M. de Francueil est bon violon et fabrique ses violons lui-même, outre cela « horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, décorateur, poète, compositeur de musique et brodant à merveille273 ». Dans cette oisiveté générale, il faut bien « savoir s’occuper d’une manière agréable pour les autres autant que pour soi-même ». Mme de Pompadour est musicienne, actrice, peintre et graveur ; Madame Adélaïde apprend l’horlogerie et joue de tous les instruments, depuis le cor jusqu’à la guimbarde, pas très bien, à la vérité, à peu près comme la reine, dont la jolie voix n’est qu’à demi juste. Mais on n’y met pas de prétentions ; il s’agit de s’amuser, rien de plus ; l’entrain, l’aménité couvrent tout. Lisez plutôt ce haut fait de Mme de Lauzun à Chanteloup : « Savez-vous, écrit l’abbé, que personne ne possède à un plus haut degré une qualité que vous ne lui connaissez pas, celle de faire les œufs brouillés ? C’était un talent enfoui ; elle ne se souvient pas du temps où elle l’a reçu ; je crois que c’est en naissant. Le hasard l’a fait connaître, aussitôt on l’a mis à l’épreuve. Hier matin, époque à jamais mémorable dans l’histoire des œufs, on apporte tous les instruments nécessaires à cette grande opération, un réchaud, du bouillon, du sel, du poivre, des œufs ; et voilà Mme de Lauzun qui d’abord tremble et rougit, et qui ensuite, avec un courage intrépide, casse les œufs, les écrase dans la casserole, les tourne à droite, à gauche, dessus, dessous, avec une précision et un succès dont il n’y a pas d’exemple ; on n’a jamais rien mangé de si excellent. » Que de rires aimables et légers autour de cette seule petite scène ! Et, plus tard, que de madrigaux et d’allusions ! La gaieté ressemble alors à un rayon dansant de lumière ; elle voltige au-dessus de toute chose et pose sa grâce sur le moindre objet.
VI. La gaieté au dix-huitième siècle. — Ses causes et ses effets. — Tolérance et licence. — Bals, fêtes, chasses, festins, plaisirs. — Libertés des magistrats et des prélats.
« Être toujours gai, dit un voyageur anglais en 1785274, voilà le propre du Français », et il remarque que cela est d’obligation, parce qu’en France tel est le ton du monde et la seule façon de plaire aux dames, souveraines de la société et arbitres du bon goût. Ajoutez l’absence des causes qui font la tristesse moderne et mettent au-dessus de nos têtes un pesant ciel de plomb. Point de travail âpre et précoce en ce temps-là ; point de concurrence acharnée ; point de carrières indéfinies ni de perspectives infinies. Les rangs sont marqués, les ambitions sont bornées, l’envie est moindre. L’homme n’est pas habituellement mécontent, aigri, préoccupé comme aujourd’hui. On souffre peu des passe-droits là où il n’y a pas de droits ; nous ne songeons qu’à avancer, ils ne songent qu’à s’amuser. Au lieu de maugréer sur l’Annuaire, un officier invente un travestissement de bal masqué ; au lieu de compter les condamnations qu’il a obtenues, un magistrat donne un beau souper. À Paris, dans l’allée de gauche du Palais-Royal, toutes les après-midi, « la bonne compagnie en fort grande parure se réunit sous les grands arbres » ; le soir, « au sortir de l’Opéra, à huit heures et demie, on y revient, et l’on y reste souvent jusqu’à deux heures du matin ». On y fait de la musique en plein air, au clair de lune, Garat chante et le chevalier de Saint-Georges joue du violon275. À Morfontaine, « le comte de Vaudreuil, Lebrun le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, Robert, font toutes les nuits des charades et se réveillent pour se les dire ». À Maupertuis chez M. de Montesquiou, à Saint-Ouen chez le duc de Nivernais, à Saint-Germain chez le maréchal de Noailles, à Gennevilliers chez le comte de Vaudreuil, au Raincy chez le duc d’Orléans, à Chantilly chez le prince de Condé, ce ne sont que fêtes. On ne peut lire une biographie, un document de province, un inventaire du temps, sans entendre tinter les grelots de l’universel carnaval. À Monchoix276, chez le comte de Bédée, oncle de Chateaubriand, « on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin jusqu’au soir, on mangeait son fonds et son revenu ». À Aix et Marseille, dans tout le beau monde, chez le comte de Valbelle, je ne vois que concerts, divertissements, bals, galanteries, théâtres de société avec la comtesse de Mirabeau pour première actrice. À Châteauroux, M. Dupin de Francueil entretient « une troupe de musiciens, de laquais, de cuisiniers, de parasites, de chevaux et de chiens, donnant tout à pleines mains, au plaisir et à la bienfaisance, voulant être heureux et que tout le monde le soit autour de lui », sans vouloir compter et jusqu’à se ruiner le plus aimablement du monde. Rien n’étouffe cette gaieté, ni l’âge, ni l’exil, ni le malheur ; en 1793, elle durait encore dans les prisons de la République Un homme en place n’est point alors gêné par son habit, raidi par son emploi, obligé de garder l’air important et digne, astreint à cette gravité de commande que l’envie démocratique nous impose comme une rançon. En 1753277, les parlementaires, qu’on vient d’exiler à Bourges, arrangent trois théâtres de société, jouent la comédie, et l’un d’eux, M. Dupré de Saint-Maur, trop galant, se bat à l’épée contre un rival. En 1787278, quand tout le Parlement est relégué à Troyes, l’évêque, M. de Barral, revient exprès de son château de Saint-Lye pour le recevoir et préside tous les soirs à un dîner de quarante couverts. « C’étaient, dans toute la ville, des fêtes et des repas sans fin ; les présidents tenaient table ouverte » ; la consommation des traiteurs en fut triplée, et l’on brûla tant de bois dans les cuisines, que la ville fut sur le point d’en manquer. En temps ordinaire, la bombance et la joie ne sont guère moindres. Un parlementaire, comme un seigneur, doit se faire honneur de sa fortune ; voyez dans les lettres du président de Brosses la société de Dijon ; elle fait penser à l’abbaye de Thélème ; puis mettez en regard la même ville aujourd’hui279. En 1744, à propos de la guérison du roi, M. de Montigny, frère du président de Bourbonne, invite à souper tous les ouvriers, marchands et artisans qu’il emploie, au nombre de quatre-vingts, avec une seconde table pour ses commis, secrétaires, médecins, chirurgiens, procureurs et notaires ; le cortège s’assemble autour d’un char de triomphe couvert de bergères, de bergers et de divinités champêtres en costume d’opéra ; des fontaines laissent couler le vin « comme s’il était de l’eau », et, après le souper, on jette toutes les confitures par les fenêtres Autour de celui-ci, chaque parlementaire « a son petit Versailles, un grand hôtel entre cour et jardin ». La ville, silencieuse aujourd’hui, retentit toute la journée du bruit des beaux équipages. La prodigalité des tables est étonnante, « non pas seulement aux jours de gala, mais dans les soupers de chaque semaine, j’ai presque dit de chaque jour » Au milieu de tous ces donneurs de fêtes, le plus illustre de tous, le président de Brosses, si grave sur les fleurs de lys, si intrépide dans ses remontrances, si laborieux280, si érudit, est un boute-en-train merveilleux, un vrai Gaulois, d’une verve étincelante, intarissable en plaisanteries salées : devant ses amis, il ôte sa perruque, sa robe et même quelque chose de plus. Nul ne songe à s’en scandaliser : personne n’imagine qu’un habit doive être un éteignoir, et cela est vrai de tous les habits, en premier lieu de la robe. « Quand je suis entré dans le monde, en 1785, écrit un parlementaire281, je me suis vu présenter en quelque sorte parallèlement chez les femmes et chez les maîtresses des amis de ma famille, passant la soirée du lundi chez l’une, celle du mardi chez l’autre. Et je n’avais pas dix-huit ans ! Et j’étais d’une famille magistrale ! » À Basville, chez M. de Lamoignon, pendant les vacances de la Pentecôte et de l’automne, il y a chaque jour trente personnes à table ; on chasse trois et quatre fois par semaine, et les plus illustres magistrats, M. de Lamoignon, M. Pasquier, M. de Rosambo, M. et Mme d’Aguesseau, jouent le Barbier de Séville sur le théâtre du château.
Quant à la soutane, elle a les mêmes libertés que la robe. À Saverne, à Clairvaux, au Mans et ailleurs, les prélats la portent aussi gaillardement qu’un habit de cour. Pour la leur coller au corps, il a fallu la tourmente révolutionnaire, puis la surveillance hostile d’un parti organisé et la menace d’un danger continu. Jusqu’en 1789, le ciel est trop beau, l’air est trop tiède, pour qu’on se résigne à se boutonner jusqu’au cou. « Liberté, facilité, monsieur l’abbé, disait le cardinal de Rohan à son secrétaire ; sans cela nous ferions de ceci un désert282. » C’est de quoi le bon cardinal s’était bien gardé ; tout au contraire il avait fait de Saverne un monde enchanté d’après Watteau, presque « un embarquement pour Cythère ». Six cents paysans et les gardes rangés en file forment le matin une chaîne longue d’une lieue et battent la campagne environnante ; cependant les chasseurs, hommes et femmes, sont postés. « De crainte que les dames n’eussent peur seules, on leur laissait toujours l’homme qu’elles haïssaient le moins, pour les rassurer », et, comme il était défendu de quitter son poste avant le signal, « il ◀devenait▶ impossible d’être surpris » Vers une heure après midi, « la compagnie se rassemblait sous une belle tente, au bord d’un ruisseau ou dans quelque endroit délicieux ; on servait un dîner exquis, et, comme il fallait que tout le monde fût heureux, chaque paysan recevait une livre de viande, deux de pain, une demi-bouteille de vin, et ne demandait qu’à recommencer, ainsi que les dames ». Certainement, aux gens scrupuleux l’obligeant prélat eût répondu avec Voltaire « qu’il n’est jamais de mal en bonne compagnie ». De fait, il le disait, et en propres termes. Un jour, une dame accompagnée d’un jeune officier étant venue en visite, comme il les retenait à coucher, son valet de chambre « vient l’avertir tout bas qu’il n’a plus de place Est-ce que l’appartement des bains est plein Non, Monseigneur N’y a-t-il pas deux lits Oui, Monseigneur, mais ils sont dans la même chambre, et cet officier.. Eh bien ! ne sont-ils pas venus ensemble ? Les gens bornés comme vous voient toujours en mal. Vous verrez qu’ils s’accommoderont très bien ; il n’y a pas la plus petite réflexion à faire. » Effectivement il paraît que personne n’en fit, ni l’officier ni la dame À Granselve283, dans le Gard, les bernardins sont encore plus hospitaliers ; on y vient de quinze ou vingt lieues, pour la fête de saint Bernard qui dure deux semaines ; pendant tout le temps, on danse, on chasse, on joue la comédie, « les tables sont servies à toute heure ». Le quartier des dames est pourvu de tout ce qu’il faut pour la toilette ; rien ne leur manque, et l’on dit même qu’aucune d’elles n’a besoin d’amener son officier Je citerais vingt prélats non moins galants, le second cardinal de Rohan, héros du collier, M. de Jarente, évêque d’Orléans, qui tient la feuille des bénéfices, le jeune M. de Grimaldi, évêque du Mans, M. de Breteuil, évêque de Montauban, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, le cardinal de Montmorency, grand aumônier, M. de Talleyrand, évêque d’Autun, M. de Conzié, évêque d’Arras284, au premier rang l’abbé de Saint-Germain des Prés, comte de Clermont, prince du sang, qui, ayant trois cent soixante-dix mille livres de rente, trouve moyen de se ruiner deux fois, joue la comédie chez lui à la ville et à la campagne, écrit à Collé en style de parade, et, dans sa maison abbatiale de Berny, installe une danseuse, Mlle Leduc, pour faire les honneurs de sa table. — Nulle hypocrisie : chez M. Trudaine, quatre évêques assistent à une pièce de Collé, intitulée les Accidents ou les Abbés, et dont le fond, dit Collé lui-même, est si libre qu’il n’a pas osé la faire imprimer avec les autres. Un peu plus tard, Beaumarchais, lisant chez la maréchale de Richelieu son Mariage de Figaro, non expurgé, bien plus vert et bien plus cru qu’aujourd’hui, a pour auditeurs des évêques et des archevêques, et ceux-ci, dit-il, « après s’en être infiniment amusés, m’ont fait l’honneur de m’assurer qu’ils publieraient qu’il n’y avait pas un seul mot dont les bonnes mœurs pussent être blessées285 » : c’est ainsi que la pièce passa, contre la raison d’État, contre la volonté du roi, par la complicité de tous, même des plus intéressés à la supprimer. « Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, disait l’auteur lui-même, c’est son succès. » L’attrait était trop fort ; des gens de plaisir ne pouvaient renoncer à la comédie la plus gaie du siècle ; ils vinrent applaudir leur propre satire ; bien mieux, ils la jouèrent eux-mêmes Quand un goût est régnant, il aboutit, comme une grande passion, à des extrémités qui sont des folies ; à tout prix, il lui faut la jouissance offerte. Devant la satisfaction du moment, il est comme un enfant devant un fruit, et rien ne l’arrête, ni le danger puisqu’il l’oublie, ni les convenances puisqu’il les fait.
VII. Principal divertissement, la comédie de société. — Parades et excès.
Se divertir, c’est se détourner de soi, s’en déprendre, en sortir ; et, pour en bien sortir, il faut se transporter dans autrui, se mettre à la place d’un autre, prendre son masque, jouer son rôle. Voilà pourquoi le plus vif des divertissements est la comédie où l’on est acteur. C’est celui des enfants qui, tout le long du jour, auteurs, acteurs, spectateurs, improvisent et représentent de petites scènes. C’est celui des peuples que leur régime politique exclut des soucis virils et qui jouent avec la vie à la façon des enfants. À Venise, au dix-huitième siècle, le carnaval dure six mois ; en France, sous une autre forme, il dure toute l’année. Moins familier et moins pittoresque, plus raffiné et plus élégant, il a quitté la place publique où le soleil lui manque, pour s’enfermer dans les salons où les lustres lui conviennent mieux. De la grande mascarade populaire, il ne garde qu’un lambeau, le bal de l’Opéra, magnifique d’ailleurs et fréquenté par les princes, par les princesses, par la reine. Mais ce lambeau, si brillant qu’il soit, ne lui suffit point, et, dans tous les châteaux, dans tous les hôtels, à Paris, en province, il installe les travestissements de société et la comédie à domicile Pour accueillir un grand personnage, pour célébrer la fête du maître ou de la maîtresse de la maison, ses hôtes ou ses invités lui jouent une opérette improvisée, quelque pastorale ingénieuse et louangeuse, tantôt habillés en Dieux, en Vertus, en abstractions mythologiques, en Turcs, en Lapons, en Polonais d’opéra, et pareils aux figures qui ornent alors le frontispice des livres ; tantôt en costumes de paysans, de magisters, de marchands forains, de laitières, de rosières, et semblables aux villageois bien appris dont le goût du temps peuple alors le théâtre. Ils chantent, ils dansent, et viennent tour à tour débiter de petits vers de circonstance qui sont des compliments bien tournés286. — À Chantilly, « la jeune et charmante duchesse de Bourbon, parée en voluptueuse Naïade, conduit le comte du Nord, dans une gondole dorée, à travers le grand canal, jusqu’à l’île d’Amour » ; de son côté, le prince de Conti sert de pilote a la grande-duchesse ; les autres seigneurs et les dames, « chacun sous des vêtements allégoriques », font l’équipage287, et, sur ces belles eaux, dans ce nouveau jardin d’Alcine, le riant et galant cortège semble une féerie du Tasse Au Vaudreuil, les dames, averties qu’on veut les enlever pour le sérail, s’habillent en vestales, et le grand prêtre, avec de jolis couplets, les reçoit dans son temple au milieu du parc ; cependant plus de trois cents Turcs arrivent, forcent l’enceinte au son de la musique, et emportent les dames sur des palanquins le long des jardins illuminés Au Petit Trianon, le parc représente une foire, les dames de la cour y sont les marchandes, « la reine tient un café comme limonadière », çà et là sont des parades et des théâtres ; la fête coûte, dit-on, quatre cent mille livres, et l’on va recommencer à Choisy sur plus grands frais.
À côté de ces déguisements qui s’arrêtent au costume et ne prennent qu’une heure, il est une distraction plus forte, la comédie de société qui transforme l’homme tout entier, et qui, pendant six semaines, pendant trois mois, l’occupe tout entier aux répétitions. Vers 1770288, « c’est une fureur incroyable ; il n’est pas de procureur dans sa bastide qui ne veuille avoir des tréteaux et une troupe ». Un bernardin, qui vit en Bresse au milieu des bois, écrit à Collé qu’il va jouer avec ses confrères la Partie de chasse de Henri IV, et faire construire un petit théâtre « à l’insu des cagots et des petits esprits ». Des réformateurs, des moralistes font entrer l’art théâtral dans l’éducation des enfants ; Mme de Genlis compose des comédies à leur usage et juge que cet exercice est excellent pour donner une bonne prononciation, l’assurance convenable et les grâces du maintien. En effet le théâtre alors prépare l’homme au monde, comme le monde prépare l’homme au théâtre ; dans l’un et dans l’autre, on est en spectacle, on compose son attitude et son ton de voix, on joue un rôle ; la scène et le salon sont de plain-pied Vers la fin du siècle, tout le monde ◀devient▶ acteur ; c’est que tout le monde l’était déjà289. « On n’entend parler que de petits théâtres montés dans la campagne autour de Paris. » Depuis longtemps, les plus grands donnaient l’exemple. Sous le roi Louis XV, les ducs d’Orléans, de Nivernais, d’Ayen, de Coigny, les marquis de Courtenvaux et d’Entraigues, le comte de Maillebois, la duchesse de Brancas, la comtesse d’Estrades forment avec Mme de Pompadour la troupe « des petits cabinets » ; le duc de la Vallière en est le directeur : quand la pièce renferme un ballet, le marquis de Courtenvaux, le duc de Beuvron, les comtes de Melfort et de Langeron sont les danseurs en titre290. « Ceux qui sont dans l’usage de ces spectacles, écrit le sage et pieux duc de Luynes, conviennent qu’il serait difficile que des comédiens de profession jouassent mieux et avec plus d’intelligence. » — À la fin l’entraînement gagne encore plus haut et jusqu’à la famille royale. À Trianon, d’abord devant quarante personnes, puis devant un public fort étendu, la reine joue Colette dans le Devin de village, Gotte dans la Gageure imprévue, Rosine dans le Barbier de Séville, Pierrette dans le Chasseur et la Laitière 291, et les autres comédiens sont les principaux de la cour, le comte d’Artois, les comtes d’Adhémar et de Vaudreuil, la comtesse de Laguiche, la chanoinesse de Polignac. On trouve un théâtre chez Monsieur ; il y en a deux chez le comte d’Artois, deux chez le duc d’Orléans, deux chez le comte de Clermont, un chez le prince de Condé. Le comte de Clermont tient les rôles « à manteaux sérieux » ; le duc d’Orléans représente avec rondeur et naturel les paysans et les financiers ; M. de Miromesnil, garde des sceaux, est le Scapin le plus fin et le plus délié ; M. de Vaudreuil semble un rival de Molé ; le comte de Pons joue le Misanthrope avec une perfection rare292. « Plus de dix de nos femmes du grand monde, écrit le prince de Ligne, jouent et chantent mieux que tout ce que j’ai vu de mieux sur tous nos théâtres. » — Par leur talent, jugez de leurs études, de leur assiduité et de leur zèle ; il est évident que, pour beaucoup d’entre eux, cette occupation était la principale. Il y avait tel château, celui de Saint-Aubin, où la dame du logis, pour avoir une troupe suffisante, enrôlait ses quatre femmes de chambre, faisait jouer Zaïre à sa fille âgée de dix ans, et, pendant plus de vingt mois, ne faisait pas relâche. Après sa banqueroute et dans son exil, le premier soin de la princesse de Guéméné fut de mander les tapissiers pour leur faire dresser un théâtre. Bref, de même qu’à Venise on ne sortait plus qu’en masque, de même ici l’on ne comprenait plus la vie qu’avec les travestissements, les métamorphoses, les exhibitions et les succès de l’histrion.
Dernier trait, plus significatif encore, je veux parler de la petite pièce. Véritablement, pour ce beau monde, la vie est un carnaval aussi libre et presque aussi débraillé qu’à Venise. D’ordinaire le spectacle finit par une parade empruntée aux contes de La Fontaine ou aux farces des bouffons italiens, non seulement vive, mais plus que leste, et parfois si crue, « qu’on ne peut la jouer que devant de grands princes ou des filles293 » ; en effet, un palais blasé se dégoûte de l’orgeat et demande du rogomme. Le duc d’Orléans chante sur la scène les chansons les plus épicées, joue Bartholin dans Nicaise et Blaise dans Jaconde, le Mariage sans curé, Léandre grosse, l’Amant poussif, Léandre étalon, voilà des titres de parades « composées par Collé pour les plaisirs de Son Altesse et de la cour ». Contre une qui a du sel, il y en a dix bourrées de gros poivre. À Brunoy, chez Monsieur, elles sont si grivoises294 que le roi se repent d’y être venu ; « on n’avait pas l’idée d’une telle licence ; deux femmes qui étaient dans la salle sont obligées de se sauver, et, chose énorme, on avait osé inviter la reine ». La gaieté est une sorte d’ivresse qui puise jusqu’au dernier fond du tonneau, et, après le vin, boit la lie. Non seulement dans leurs petits soupers et avec des filles, mais dans le beau monde et avec des dames, ils font des folies de guinguette. Tranchons le mot, ce sont des polissons, et ils ne reculent pas plus devant le mot que devant la chose. « Depuis cinq ou six mois, écrit une dame en 1782295, les soupers sont suivis d’un colin-maillard ou d’un traîne-ballet et finissent par une polissonnerie générale. » On y invite les gens quinze jours d’avance. « Cette fois, on renversa les tables, les meubles ; on jeta dans la chambre vingt carafes d’eau ; enfin je me retirai à une heure et demie, excédée de fatigue, assommée de coups de mouchoir, et laissant Mme de Clarence avec une extinction de voix, une robe déchirée en mille morceaux, une écorchure au bras, une contusion à la tête, mais s’applaudissant d’avoir donné un souper d’une telle gaieté et se flattant qu’il ferait la nouvelle du lendemain. » — Voilà où conduit le besoin d’amusement. Sous sa pression, comme sous le doigt d’un sculpteur, le masque du siècle se transforme par degrés et perd insensiblement son sérieux : la figure compassée du courtisan ◀devient d’abord la physionomie enjouée du mondain ; puis, sur cette bouche souriante dont les contours s’altèrent, on voit éclater le rire effronté et débridé du gamin296.