M. de Banville
Les Odes funambulesques.
I
Commençons par le livre matériel avant d’aborder l’œuvre poétique.
Lorsque presque toutes les industries abaissées frelatent ce qu’elles vendent, voici un petit volume qui mérite d’arrêter le regard qu’il attire, car il a un air que depuis longtemps les livres n’ont plus. Distingué, charmant, d’un goût typographique à la fois audacieux et sûr, ce petit volume justifie l’écusson placé en télé du frontispice avec son fabuleux dauphin et son aristocratique devise : Non hic piscis omnium. « Ce n’est pas là le poisson de tous ! »
L’éditeur de cette élégance, M. Poulet-Malassis, un éditeur, littéraire d’éducation et de discernement (ce qui n’est pas non plus le poisson de tous !), M. P. Malassis, un dauphin qui connaît le Pirée, et qui, quand il s’agira d’éditer, ne prendra point des singes pour des hommes comme le maladroit de la mer Égée, a eu l’heureuse idée de donner, du fond de sa province, à la librairie parisienne, un exemple qui est une leçon. Avec son volume d’aujourd’hui, il a prouvé que la notion des livres bien faits existait encore dans certains esprits, malgré le train et l’effacé du siècle, et que l’éditeur, après l’écrivain, après le poète, pouvait être un habile artiste à son tour.
Nulle démonstration ne vint plus à temps. Nulle protestation ne fut mieux placée que celle-ci contre l’Industrialisme grossier dont les livres et ceux qui les aiment sont victimes. L’ignominie de la main-d’œuvre actuelle, en matière de livres, n’a d’égale que l’ignominie de la spéculation qui les produit et qui les lance. Ôtez quelques volumes de Techener et de Didot, et la bibliothèque elzévirienne de M. Jannet, — lequel, par parenthèse, respecte sa fonction d’éditeur et la fait respecter, — nous n’avons guère, en fait de livres, que des choses laides et fragiles, contre lesquelles la Critique, au nom même de l’esprit, doit s’élever avec vigilance. Quand donc elle trouve sur son chemin, comme aujourd’hui, un livre qui sort par le relief, le mordant, la qualité, la solidité, le brochage vrai, la correction experte de la triste production contemporaine, elle en donne acte, avant de passer outre, à l’éditeur qui se permet cette nouveauté, ne dût-il être imité par personne dans ce temps d’extinction générale, de bon marché et d’égalité dans la misère !
II
Mais le livre par lequel M. Poulet-Malassis, connu déjà, du reste, comme éditeur, débute dans l’édition de fantaisie, vaut-il littérairement la distinction qui en est faite et mérite-t-il vraiment cette remise en honneur d’un genre pimpant et hardi, que les vieux routiers de la vulgarité appelleront peut-être une témérité de jeune homme ? Les Odes funambulesques sont essentiellement un livre de fantaisie, mais la fantaisie du poète est-elle réellement digne des soins infinis, et nous allions presque dire des caresses de la fantaisie de l’éditeur ?… C’est un livre d’exception, d’individualité, et, pour employer un mot que l’auteur cite dans sa préface, de paroxisme poétique et cérébral. Mais l’individualité y est-elle puissante, l’exception heureuse, le paroxisme fécond ? La goutte d’ambre de l’édition va-t-elle nous conserver quelque organisation merveilleuse ? Sincère ou de parti pris, volontaire ou inspirée, la poésie des Odes funambulesques arrive-t-elle, n’importe à quel prix, à l’émotion et à l’illusion que toute poésie doit créer dans nos âmes ?… Les arabesques de Jean Goujon font rêver. La Chimère porte un sein de femme, et la poésie la moins humaine peut racheter le vide de son amphore par la pureté de son contour et les beautés de sa surface. Mais en est-il ainsi dans l’œuvre singulière et tourmentée que M. Malassis publie ?…
L’auteur, — il ne s’est pas nommé, mais tout le monde l’a fait pour lui, parce que le style est une signature que l’on reconnaît toujours, et qui n’est pas comme l’autre à la portée des faussaires, — l’auteur est un de ces esprits qu’on peut repousser ou accepter, adorer ou maudire, mais qui ont du moins le mérite de l’outrance, et pour nous ce mérite doit être compté, même quand il est seul. La vérité étant toujours dans un extrême (l’extrême opposé à l’erreur), les esprits à outrance, quand ils ne sont pas dans la vérité, sont si bien dans l’erreur qu’on les y voit tout de suite et qu’il est impossible de s’y tromper !
Or, tel est, disons-le d’abord, l’auteur des Odes funambulesques. Il n’est pas que dans la chimère, il est dans le faux. Lorsque Nodier, ce caméléon de génie de tous les génies de son temps, et qui nous les reproduisit seulement une note au-dessous de la plus belle note qu’ils donnaient, depuis Goethe jusqu’à Chateaubriand, et depuis Chateaubriand jusqu’à Byron, lorsque Nodier, dans ses Sept Châteaux du roi de Bohême, voulut être un jour l’ardente caricature de Sterne, c’est-à-dire de l’homme qu’on ne pouvait pas caricaturer, parce qu’il était tout en nuances, Nodier se trompait. Il versait dans le chimérique et même dans l’incompréhensible, mais il n’était pas dans le faux. L’auteur des Odes funambulesques, au contraire (pour lui laisser son demi-masque d’anonyme, comme son loup d’Arlequin et sa farine de Pierrot), l’auteur des Odes funambulesques, poète saltimbanque, se jette dans le faux, le faux compréhensible et vulgaire, avec une clarté, une fulgurance, une force de lumière qui ne permet aucune méprise. Il faut l’y voir ! Il y est à deux mains, à deux pieds, de tout son corps, qui est toute son âme ! Il y plonge, il s’y baigne, il s’y berce et, qu’on nous passe le mot, il y pique d’épouvantables têtes, car avec l’homme qui a eu l’idée, — cette idée de sauteur, — d’unir Mme Saqui et Pindare et d’ajouter à cet auguste nom d’Odes l’épithète de funambulesques, il faut parler la langue de sa prétention ou de sa manie et montrer ce que l’acrobate a fait du poète dans cet homme-là ! Ah ! certes, le poète y était ! Puisqu’il a résisté si longtemps aux gymnastiques assassines pratiquées sur les organes de son génie, c’est qu’il était né plein de force, fait pour croître, robuste et gracieux, dans la simplicité et dans la lumière, semblable à l’Astyanax nu du tableau, au bonnet d’azur, parsemé d’étoiles ! Aujourd’hui, à travers l’indécent oripeau dont il a souillé sa nudité chaste, à travers les pirouettes du clown qui joue Ariel, — mais qui pouvait l’être et qui ne l’est plus, — il y a encore un faible reste de la lueur égarée qu’aimait Goethe sur le front morbide de Mignon. Mais à cette lueur, toujours de plus en plus défaillante et qui sera évaporée demain, on voit mieux le meurtre lent et détaillé de l’enfant sublime et l’on juge des horreurs de cet infanticide, maintenant à peu près accompli !
En effet, quel livre peut nous donner le poète en question après ces Odes funambulesques, le dernier mot de sa manière, de cette manière qui commence au trépied de Pythonisse grecque, sur lequel s’était juché Ronsard, et qui s’en va finir parmi les queues rouges du tréteau ?… Quelles poésies nouvelles sur la corde raide, sur la corde lâche et sur le fil d’archal, devons-nous subir encore ? Et à quels spectacles inférieurs faut-il désormais nous attendre, car il n’y a que des spectacles dans ces vers sans pensée et sans cœur ?… Le malheureux poète, dont le matérialisme grandit chaque jour, a retenu des dons de sa jeunesse la sensualité trempée de larmes, cette mélancolie des organes lassés ou épuisés qui a la grâce de toute tristesse, car toute tristesse, fût-ce la moins noble, nous sied plus que la joie, tant nous sommes faits pour la douleur ! Mais nul sentiment, venant de plus haut ou de plus profond qu’un épiderme, rougissant ou pâle, ne passe dans cette langue ouvragée comme une cassolette pour contenir, à ce qu’il semble, les plus immatériels éthers de la vie, et qui ne gardera pas même cette goutte de larmes moins pure ! Que disons-nous ? Cette langue elle-même qui était naguères la gloire de la poésie de l’auteur des Odes, cette langue arrachée au xvie siècle par un travail d’imitation énergique et passionné, n’a plus dans les Odes funambulesques d’aujourd’hui que des destinations étranges. Des concetti de l’Italie de la Renaissance, elle est tombée sous une plume éperdue et perdue de souplesse, dans l’abjection de la farce grossière, des quolibets et des calembourgs du xixe siècle.. Ah ! nous aimions mieux les vieux concetti ! Plaisanterie ! dit-on, oui, il y a une plaisanterie. Il y en a une, poétique, éternelle, en dehors de l’observation et des cruautés de l’ironie, il y en a une qui a des ailes comme les Oiseaux d’Aristophane et qui monte vers le ciel, semblable à l’alouette, dans une spirale harmonieuse, mais c’est précisément celle-là, diaphane, intelligible et ravissante, que le funambulesque actuel voulait avoir et qu’il a manquée. La sienne, à lui, est, obscure et secrète comme un chiffre qui n’a point de clef ; trente personnes peut-être dans Paris ont le sens de cette gaîté logogriphique, mais, à partir de la banlieue, tous les hommes d’esprit de la terre peuvent se mettre à plusieurs pour comprendre, ils ne seront pas plus heureux que les bourgeois de Hambourg qui se cotisaient pour entendre les mots de Rivarol ! Excepté donc le Premier soleil, La Ville enchantée et quelques fragments des Satires où le rythme et la langue se remettent à jaillir, en plusieurs reprises étincelantes et trop courtes, à travers d’horribles et d’insensés jargons d’atelier, d’estaminet et de coulisses, il n’y a rien pour la Critique que des sujets d’étonnement douloureux et de pitié dans ce volume, dont tout le mérite appartiendra à l’éditeur. Composé de parodies que le poète appelle Occidentales, par opposition aux Orientales de M. Hugo, dont on reconnaît la coupe, la solennité du mouvement et l’image, mais renversée du sérieux au burlesque :
Un jour Ali passait, les têtes les plus hautes, etc.Un jour Dumas passait, les divers gens de lettres, etc.
le livre des Funambulesques alterne de ces parodies lyriques péniblement contournées à des Triolets et des Rondeaux toujours puérils et dont nous voudrions cependant donner un modèle, ne fût-ce que pour être compris, — car qui en a lu un les a lus tous !
À M. Arsène Houssaye.
Où peut-on mieux s’égarer deux, parmiLes myrtes verts, qu’aux rives de la Seine !Séduit un jour par l’enfant ennemi,Arsène, hélas ! pour lui quitta la saineLittérature et l’art en a gémi.
Trop attiré par les jeux de la scène,Il soupira pour les yeux de Climène,Comme un Tircis en veste de l’ami-Housset !
Oh ! que de fois, œil morne et front blêmi,Il cherche auprès de la claire fontaine,Sous quel buisson l’Amour s’est endormi !Houlette en main, souriante à demi,Plus d’une encore fait voir au blond ArsèneOù c’est……
Voilà les sornettes idiotes et enragées, — ces deux caractères sont également dans ce volume de rythme forcé et de pensée atone, — voilà les sornettes dignes de Vadius et de Trissotin :
Ne dis plus qu’il est amarante,Dis plutôt qu’il est de ma rente !
qui ont enlevé un poète à la Muse de ses premières œuvres. Cela paraît incroyable, mais cela est. Faut-il pleurer ou faut-il rire de voir un homme, qui était poète et qui l’a prouvé, se ravaler à de tels exercices de bateleur dans le maniement de cette langue poétique, qu’il aurait honorée, s’il l’avait aimée chastement, car les mots sont bien faits. Prostituer, c’est tuer toujours ! Lui dont la plume ressemblait à l’archet de Paganini, mais, il est vrai, sans l’âme du violon céleste ; lui le linguiste, le rythmique, le métrique, — c’étaient ses qualités, et nous ne voulons pas les amoindrir, — il n’est plus, dans ces chansons dernières, qu’une espèce de jongleur, ivre de mots comme on l’est d’opium, et qui les triture et les hache dans sa furieuse folie de césures, de rimes, d’assonnances, d’enjambements. N’est-ce donc pas une chose à regretter ? Devenu▶ histrion d’art par amour de l’histrionisme, ce divinisateur du tremplin l’a transporté définitivement dans la vie de sa pensée. Ce n’est pas pour lui seulement une image. Mélange singulier d’Auriol et de Commerson, mais centaure où, dans un temps donné, la bête doit dévorer l’homme, le rimeur des Odes funambulesques ne roulera pas, comme il le dit, hélas ! après M. Vacquerie, « tout échevelé dans les étoiles, mais il pourra prendre, sans se mettre à feu et à sang, un engagement de chapeau chinois dans la musique bouffe du Tintamarre… et s’y distinguer.
III
Assurément, s’il n’y avait en tout cela qu’un poète de moins, nous qui aimons les poètes, nous en porterions le deuil et tout serait dit ; nous n’en parlerions plus ! Mais sous ce morceau de paillon que l’auteur des Odes funambulesques attache à l’épaule de sa Muse, il y a bien plus important qu’un poète, fût-il charmant dans le passé et eût-il pu ◀devenir▶ grand dans l’avenir : il y a la poésie, — la poésie telle qu’elle est acceptée, saluée et malheureusement comprise par beaucoup d’esprits de ce temps. L’auteur des Odes funambulesques,
… Ce barbouillé de blanc,De jaune, de vert et de rouge,
est l’expression d’une tendance, d’un système, d’une école. Il n’est pas ◀devenu funambule du premier coup. On naît cuisinier, mais non pas clown. Il faut du temps pour préparer ce monstrueux avatar de son corps ou de sa pensée. Or, l’école à laquelle appartient le poète funambule est cette école verbale, savante, antithétique, compliquée, visible et sonore, extérieure, enfin matérielle, dont M. Hugo est le chef. C’est cette école qui, pour faire plus spectacle, a mis la poésie lyrique sur le théâtre et le théâtre dans la poésie lyrique, et a développé depuis vingt-cinq ans en nous tous, gens de vieille société ennuyée, cet amour que les peuples de civilisation excessive, à la veille de leurs décadences, ont toujours eu pour leurs histrions. Ce qu’en effet, depuis ces dernières vingt-cinq années, le théâtre a fait peser sur nos mœurs, sur les habitudes de notre pensée, sur toutes ses formes et tous ses langages, ne peut être dit en quelques mots. Le La Bruyère qui écrira cette page d’observation terrible n’est peut-être pas né, mais tous ceux qui sentent en eux la conscience forte et tressaillante de la société où ils vivent savent si l’histrionisme nous dévore, et peuvent se demander, en lisant des œuvres poétiques comme ce dernier volume, si la fin de notre monde littéraire doit avoir lieu dans un cabotinage universel. Moralité, préoccupation, métaphores, tout dans ce livre est tiré du monde artificiel des planches, l’idéal de la vie et de l’art pour tant de folles imaginations ! L’auteur des Odes funambulesques n’en est plus aux Ruy-Blas de son maître, mais aux Pierrot et aux Colombine des scènes inférieures.
Il n’y a donc point à s’étonner qu’au bout d’un certain temps, — le temps nécessaire à la corruption du goût pour achever sa putridité, — le symbole de la poésie lyrique soit Mme Saqui l’Immortelle ! Seulement, la Critique doit-elle le souffrir ? Doit-elle laisser passer, les bras croisés et en silence, cette odieuse conclusion de la Poétique d’une école qui a tout matérialisé et qui n’est pas, du reste, la seule conséquence qui s’élève de ces vers baladins ! L’acrobatisme (qu’on nous passe le mot !) ne s’épuise point dans la conception du livre que nous examinons. Il en envahit aussi la forme, détail par détail. C’est effectivement la poétique dont il est sorti qui a posé en matière de poésie et a singulièrement exagéré l’importance du rythme et de la rime, c’est-à-dire des côtés purement plastiques du vers. Sans doute, avec le mécanisme de notre langue, l’action de la rime et du rythme sur la pensée est incontestable, mais on est allé beaucoup trop loin à cet égard et on a renversé toute hiérarchie de fonction et toute ordonnance de résultats. M. V. Hugo avait déjà bien tracassé le moule de son vers pour n’y rien mettre, mais l’auteur des Odes funambulesques arrive, dans le coulage ou le moulage du sien (comment faut-il dire ?), à des effets bien autrement surprenants. La rime à laquelle tiennent si fort tous les hommes pour qui la poésie consiste dans l’art d’échiquier de mouvoir et de ranger les mots, la rime touche ici presque à l’identité du son et donne à la phrase poétique des deux vers qui se suivent quelque chose de bicéphale et de monstrueux. Quand l’Inspiration, dont le caractère semble être d’agrandir notre âme aux dépens de notre corps, ne nous a pas, comme dans le livre dont il s’agit ici, allégé le poids de nos organes, et qu’on a été soumis au martelage tellement appuyé de ce double coup, la sensibilité en est comme stupéfiée, on est accablé de cette matérielle perfection, et on éprouve le désir de retourner à quelque négligé divin, à quelque mal rimé, puissant ou exquis, comme Alfred de Musset ou Maurice de Guérin, par exemple. On se reprend d’un amour plus vif pour ces adorables mélodistes, aux flûtes fêlées. On se dit bien que l’instrument a un défaut, qu’il est imparfait, près de se casser, près de se rompre, mais l’haleine pure qui passe dans les trous du misérable roseau semble mieux porter & l’âme le son de la poitrine inspirée…, et les plastiques, les acrobates et les funambules sont oubliés !