(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice Bouchor »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice Bouchor »

Maurice Bouchor53

I

Je crois bien que je tiens un poète… On le trouve ici sous une foule de choses qui le voilent encore et qui le surchargent. Mais enfin on le trouve et on le voit… et c’est là l’important ! Il y a poète dans ce livre… Du fond de ces impressions qui déteignent sur toute vie et sur toute pensée à leur aurore, du fond de toutes ces remembrances dont nous sommes les échos dans notre jeunesse, du fond de toutes les éducations poétiques, mortelles parfois à la poésie, comme bien souvent les femmes sont mortelles à notre faculté d’aimer, nous voyons briller la divine étincelle, qui dague le regard comme une pointe de diamant ou d’étoile. Ce n’est encore qu’une étincelle, mais elle peut devenir un incendie, et, un jour, mettre tout à feu dans les imaginations et dans les cœurs !

Et c’est le coup de ce rayon que j’ai reçu de cette pierre précieuse qui s’appelle Maurice Bouchor, — par parenthèse, un nom fait pour résonner comme un clairon d’or sur les lèvres de la publicité, en attendant celles de la gloire… Sterne croyait à la providence des noms. Eh bien, moi aussi ! Tout en y croyant, je n’ai pas écrit ce nom de Maurice Bouchor, et, cependant, ce n’était un nom inconnu ni pour le public ni pour moi. Maurice Bouchor ne débarque pas en littérature. Il ne descend pas du coche, et, surtout, il n’a pas l’air d’en descendre… Quoique jeune, et très jeune, il a déjà publié deux volumes de vers : Chansons joyeuses et Poèmes de l’amour et de la mer, dont je n’ai point parlé pour dire le bien que j’en pensais. Et pourquoi ?… Parce que je pressentais mieux, et que j’attendais mieux de ce jeune homme, — et j’ai bien fait d’attendre, car évidemment voici mieux !

II

Ce poème est une œuvre d’haleine, et qui a l’ambition d’être un poème d’une unité qu’on ne connaît plus, en ce temps d’éparpillement et de faiblesse.

Malheureusement pour l’originalité que je souhaiterais à Maurice Bouchor, son poème a été inspiré par d’autres poèmes, portant le même titre et exprimant la même idée. Le Faust moderne 54, quelle que soit l’épithète qu’on s’avise de coller à ce redoutable substantif qui dévore tous les adjectifs dont on l’accompagne, n’est jamais que le Faust tout seul (alone !) dans son incompatibilité… et le mot « moderne » n’y change rien. Ce n’est pas le Faust de Gœthe, quoiqu’il le rappelle. Ce n’est pas celui de Marlowe, quoiqu’il se vante, à plus d’une place, de le rappeler. Ce n’est pas celui de la Légende du Moyen Age, d’une si pathétique naïveté. Mais ce n’en est pas moins Faust-l’absolu, Faust que n’ont créé ni la société ni la poésie modernes, mais qui s’impose à toutes les deux comme s’impose aussi le Don Juan, qu’elles n’ont pas créé non plus. Faust et Don Juan sont comme deux jougs, deux inévitables jougs, qui tombent sur le cou de la pensée moderne quand elle y touche. Elle peut les secouer avec plus ou moins de puissance, mais ils l’écrasent toujours. Je ne conseillerai jamais à personne de se passer autour du cou ces jougs dangereux, car ils deviennent une cangue pour le talent qui l’ose !

Mais vive l’audace ! Maurice Bouchor a osé… Ce moderne si fier, si enivré d’être un moderne, a cru qu’il pourrait moderniser Faust. Seulement, voyez !

Faust a résisté ; Faust, cette Idée et cette Forme chrétiennes, qui a poussé comme la fleur d’un merveilleux terrible dans le plus profond de l’imagination du Moyen Age, est resté Faust dans le poème de Bouchor. Il est resté le vieux Faust intraitable, immaniable, impossible à déchristianiser, car voilà ce qu’ils voudraient faire, les poètes de l’impiété moderne, les chanteurs de l’Athéisme et de la Négation ! et Bouchor en est un. Ces jeunes gens qui ne croient, comme on dit, ni à Dieu ni à Diable, et qui font des vers dans le genre de ceux-ci, lesquels d’ailleurs, sont beaux, à deux taches près :

Les dieux et les héros ne sont plus de ce temps ;
Et, désormais fermés aux grandes espérances,
Nous vivons trop nos deuils, nos plaisirs, nos souffrances,
Pour sonder du regard les cieux inquiétants.
Nous sommes fossoyeurs et nous enterrons tout !
Nous ne sourcillons pas, et nous sommes si crânes
Que nous jonglons avec des fémurs et des crânes
Et que ce métier-là, nous le faisons par goût.
Puis, nous oublions vite, et ce travail nous plaît ;
Le ciel est d’un bleu clair et flambe sur nos têtes,
Et quand le vent d’été chasse un rire de fêtes,
Nous avons la gaîté des fossoyeurs d’Hamlet !
Et nous avons pour tous, vilains, bourgeois et nobles,
Le même coup de bêche et la même chanson.

ces jongleurs, comme ils s’appellent eux-mêmes, s’emparent, pour jongler, de la légende du Diable, et voudraient, les voluptueux ! s’en donner un peu le frisson. Pardieu ! ils ne sont pas dégoûtés ! Mais on ne joue pas avec la légende du Diable sans bientôt y croire. Cette vieille légende dont on se moque, à son tour se moque des moqueurs et leur rejette à la figure les oripeaux de mascarade dans lesquels ils trouvaient habile de l’entortiller. En vain ils suppriment ou costument ce Diable, qui les gêne sous sa peau ! La belle affaire ! Maurice Bouchor, le moderne, a la pruderie de faire de ce Diable qui lui répugne un alchimiste ; mais, là comme ailleurs, le Diable ne se supprime ni ne se laisse déguiser… C’est toujours le Diable et sa vieille légende ! C’est toujours le vieux marché de l’homme pécheur qui voudrait épuiser, d’un coup, l’infini du péché, et, porc insatiable, après avoir vidé son auge, avaler cette auge elle-même ! C’est toujours le marché de cet éternel volé avec le maquignon infernal auquel il vend son âme immortelle, et qui vient la lui prendre, à heure fixe, après une emphythéose de quelques misérables années, car « tout ce qui doit finir est court », a dit saint Augustin, avec une épouvantable profondeur. Oui ! c’est cette conception chrétienne, devenue une fatalité en littérature, et qui force le poète athée à être chrétien qui qu’en grogne (et il en grogne toujours !), le temps qu’il y touche, qu’a essayé d’entamer Maurice Bouchor, au risque d’y casser les beaux onyx de ses ongles de poète ! La vieille colonne de la crypte noire du Moyen Age ne l’a point écrasé, il est vrai, comme le pilier écrasa Sam-son. Elle a mieux fait ; elle a fait comme le chêne du Crotoniate, qui se referma sur les mains qui l’avaient fendu et qui le força de rester ainsi sous la dent des loups. L’auteur du Faust moderne a été saisi par l’idée chrétienne, qui ne l’a pas lâché jusqu’à la fin de son poème ; mais nous ne sommes pas des loups bien méchants : nous ne le mangerons pas.

Les loups — disent les légendes de mon pays — dansent quelquefois sur les neiges, la nuit, au clair de lune. Je présume que c’est après qu’ils ont soupé. Nous qui avons, ma foi ! très bien soupé de son poème, nous pouvons danser autour de Maurice Bouchor, pris par l’idée chrétienne quand il veut le moins être chrétien, et poussant du fond de sa poitrine d’athée des cris, des cris de chrétien qui sont pour nous des airs de fête, puisqu’ils prouvent qu’il est chrétien encore… Maurice Bouchor, l’athée, est le chrétien malgré lui, comme Sganarelle est le médecin malgré lui, mais nous ne lui avons pas donné des coups de bâton pour cela… Il est chrétien ; et qu’il proteste, qu’il se fâche contre nous tant qu’il voudra ! nous lui soutiendrons imperturbablement qu’il l’est. L’eau du baptême, pour lui comme pour presque tous les impies de ce temps, qui ne s’en doutent pas, a ruisselé de sa tête jusque dans le fond de son cœur… et elle est restée dans cette citerne profonde.  Le Christianisme a pénétré si avant dans son âme que je ne crois pas qu’il lui soit possible de l’en arracher… Et si, par impossible, il l’arrachait de son âme, il ne l’arracherait pas de son talent. Mettons qu’il soit athée dans sa vie, — mettons ! Il a, tout en le niant, le Christianisme dans la pensée. Le Christianisme, pour lui comme pour nous, c’est la flèche d’Épaminondas. Quand on l’arrache, on en meurt, et le talent n’est plus. Mais on ne l’arrache pas quand on en a, et le talent donne alors ce qu’il a donné dans ce poème du Faust moderne, qui veut être athée, et que j’aime comme un acte de foi !

III

Voilà la beauté de ce livre ! L’homme qui l’a écrit a une idée ; mais Dieu, qui a la sienne aussi, lui fait dire ce qu’il ne comprend pas, même en le disant ; et ce n’en est que plus frappant et plus sublime…

Il combattit jusqu’à l’aurore…
Et c’était l’Esprit du Seigneur !

Maurice Bouchor combat, partout, l’ange qu’il a dans la pensée, mais l’ange est partout son vainqueur.

Il est son vainqueur. Mais comme le poète gagne à être vaincu ! Imitateur, — je n’écrirai jamais servile, — esclave peut-être, mais esclave frémissant, dans la conception de son poème, voilà que tout à coup Bouchor se relève original, — original par l’accent ! On n’avait pas encore entendu cette voix-là, en français, dans cette langue baptisée avec Clovis et débaptisée avec Voltaire. On ne connaissait pas l’athéisme qui souffre d’être l’athéisme, — l’athéisme qui saigne, et on pouvait même douter que le monstre eût du sang dans les veines. Jusque-là, nous avions eu des athées qui faisaient les altiers et les impassibles contre Dieu ; mais des athées désespérés de l’être, des athées damnés dans leur pensée avant de l’être dans l’enfer ; des athées qui ne croient pas à l’enfer et qui l’ont brûlant dans leur poitrine, nous n’en avions pas. Cela nous manquait. Nous ne savions pas quels cris cela jetait vers le ciel, qui n’était pour eux que du bleu, — que de l’azur sourd, vide et stupide ! Or, maintenant, nous le savons. Le poème du Faust moderne nous l’a appris. Avant ce poème, nous connaissions, parmi les poètes, des sceptiques, ramassés dans les plaisanteries de Voltaire et que ces plaisanteries ne persuadaient pas, comme le pauvre Alfred de Musset, par exemple, trempé aussi trop avant dans le baptême pour être perméable aux eaux de ce Styx de l’impiété qui met un calus sur les âmes ! Nous connaissions des athées tranquilles, de la plus insolente tranquillité dans leur orgueil d’athées ; même de faibles femmes, tant il est facile d’être impie ! comme l’athée Ackermann, qui eut un jour d’inspiration infernale dans des poésies superbes. Mais d’athée convaincu, nous n’en connaissions pas qui écrivît des vers de cette mortelle désespérance :

Aussi, dans quelque lieu que je porte mes pas,
L’ennui marche avec moi ; si, dans la nuit en fête,
Les étoiles du ciel s’allument sur ma tête,
Je me tais, sachant bien qu’elles n’entendent pas.

Est-il assez malheureux, cet athée, de n’être entendu ni des étoiles ni de Celui qui est derrière elles !!

Jamais au clair soleil je ne tendrai les bras,
Car il ne connaît point les rayons qu’il nous jette ;
Rien ne peut animer notre sol qui végète…
Sans savoir que tu meurs, ô terre, tu mourras !
Et moi, mon âme est comme une glace limpide
Où se réfléchirait, en sa course rapide,
Le Temps qui dans ses bras emporte l’univers !
Rien ne pouvant répondre à cette âme lassée
Dont les ennuis par nulle autre ne sont soufferts,
Je fléchis sous le poids de ma propre pensée.

IV

A ces vers d’une inspiration si accablée, j’en pourrais ajouter beaucoup d’autres, également beaux et également désespérés. Vous rappelez-vous cette page inouïe de Jean-Paul, dont le sublime transportait madame de Staël, quand, au Jugement dernier, il peint le désespoir des âmes qui auront vécu en Jésus-Christ sur la terre et compté sur le ciel pour prix des plus cruelles vertus, lorsqu’elles entendront une voix sortant des profondeurs de l’Infini, qui criera par tout Josaphat : Vous vous êtes trompés ! Il n’y a pas de ciel ! Il n’y a pas de Christ ! Eh bien, c’est cette même voix qui circule et qu’on entend dans les poésies de Bouchor, de ce poète athée qui pleure son dieu, comme Hécube pleurait ses enfants perdus, et que son athéisme rend tour à tour morne ou effaré… Seulement, le tableau effrayant de Jean-Paul ne dure que l’instant d’une page, zigzag de feu terrible qui tombe dans le gouffre sans fond du néant et nous éclaire ce trou vide ! tandis que dans les vers de Bouchor l’éclair est mille éclairs qui se succèdent. La voix qui dit : Il n’y a pas de Dieu ! Il n’y a pas de ciel ! ne vient pas d’une autre profondeur que la profondeur de son âme, et elle se prolonge à travers son poème, avec une horreur indicible, comme une infatigable lamentation !

Telle est la vraie poésie du Faust moderne et l’impression qu’il donne, impression absolument et heureusement contraire à celle que le poète a voulu donner. En réalité, c’est là le tout du livre, le reste n’étant que détails, et il y en a de charmants de grâce descriptive, de tendresse et de mélancolie… Je sais bien qu’on a dit, en thèse générale, que le poète n’existe que par les détails ; mais, selon moi, c’est trop vite conclure en faveur d’un poète à qui n’appartient pas la conception première de son poème, et qui a manqué, tout en la voulant, cette unité qui est la gloire de tout poème, et qu’avait même cet Homère qu’on a cru plusieurs ! Le Faust moderne a la supériorité de la vie palpitante sur le Faust archéologique de Gœthe, pris par ces rêveurs d’Allemands pour le Dieu de la vie ! Seulement, si Bouchor est pur de Gœthe, dans le détail d’un poème puisé aux mêmes sources que le poème de Gœthe, il est moins pur de Marlowe, qui avait, lui, le génie enflammé d’un homme mort, à trente ans, de ses passions. Marlowe enlève l’imagination dans le tourbillon d’une poésie désordonnée et débauchée comme lui. Croyait-il au diable, ce démoniaque ?… Il devait y croire, en se regardant…

Du reste, je l’ai dit aux premières lignes de ce chapitre, Maurice Bouchor est trop près des premières impressions de son éducation poétique pour avoir pu s’en abstraire et les effacer entièrement de sa pensée. Il y a dans le sang de sa poésie, malgré sa générosité et son exubérance, des gouttes du sang des poètes dont il s’est nourri. Il n’y a pas que du Marlowe. On l’a vu, il y a du Jean-Paul. Il y a aussi du Shakespeare, de l’Alfred de Musset, du Baudelaire, et surtout du Hugo, ce puissant teinturier, — hélas trop puissant !

— qui plonge tous les jeunes gens de la génération présente dans la vaste cuve de sa poésie, et qui les eu retire ruisselants et teints ! Anglais de mœurs poétiques, Maurice Bouchor est un shakespearien d’une telle préoccupation qu’il a coupé son poème en vers par des couplets en prose, comme le fait quelquefois Shakespeare dans ses drames, ce que j’ose blâmer, même en Shakespeare ; car ce que je respecte plus encore que Shakespeare lui-même, c’est la beauté dans les œuvres et leur unité, sans laquelle la beauté n’est pas !

Mais ces défauts, que j’explique, et que le devoir de la Critique était de signaler, n’empêcheront pas l’œuvre actuelle de Bouchor d’être ce qu’elle est, c’est à dire quelque chose d’un accent formidable, qui retentira dans le cœur de tous les nobles êtres qui ont encore le cœur poétique.

Ce poème du Faust moderne donne le volume d’une voix qui chantera prochainement dans un registre plus à elle, — le registre de sa propre originalité… Maurice Bouchor qui, aujourd’hui, a voulu ranimer le vieux Faust et le rajeunir, a fini par le tuer dans un épilogue qui est la revanche de l’âme contre la matière, comme tout le poème est la revanche du sentiment religieux contre l’athéisme pleurant le dieu qu’il dit n’être pas, — inconséquence vengeresse ! Le damné Faust est étranglé par un père qui enterre son fils, mort pour la patrie, et dont Faust insulte et raille le cercueil. Dénouement d’une brutalité sublime, et que j’aime, non pas seulement parce que c’est le dévouement, l’éternel honneur de l’âme, qui tue l’égoïsme, qui en est la honte éternelle ; mais aussi parce que je vois ici comme une apothéose de la guerre que les athées, qui ne sont pas tout à fait des héros, mais qui sont tout à fait des niais, voudraient supprimer comme Dieu et l’Enfer ! Mort du fait de Bouchor, je ne souhaite pas, pour ma part, que Faust ressuscite sous des plumes de poètes qui probablement ne vaudraient pas la sienne ; et puisque, pour ces jeunes gens, c’est une si grande gloire que d’être moderne, qu’ils nous donnent quelque chose de plus moderne que ce vieux Faust modernisé ! Maurice Bouchor a pu mettre le pied sur le tombeau de Faust, mais que ce soit pour s’élancer plus haut, — dans quelque conception hardie et nouvelle, qui nous prouve qu’il a poitrine d’aigle et qu’il peut respirer à l’aise dans un éther où personne n’a encore respiré !