Francis Lacombe
De l’organisation générale du travail.
Indépendamment de l’importance actuelle du sujet qu’il traite : l’Organisation générale du travail, Francis Lacombe est catholique, et la solution qu’il a retrouvée plus qu’il ne l’a découverte du problème posé, à cette heure, avec un si vaste retentissement, appartient à un ordre d’idées et de faits inspirés du catholicisme. Fragment détaché d’un travail à l’étude encore, la brochure de Francis Lacombe, qui a le mérite que lord Bolingbroke estimait le plus dans les livres, c’est-à-dire d’être substantielle et courte, a été pensée en dehors des circonstances du moment et il faut savoir gré à l’auteur de les avoir devancées. Il y gagne en autorité. Entraîné vers les études historiques par tous les instincts de sa pensée, Francis Lacombe, qui prépare depuis longtemps un grand ouvrage sur la bourgeoisie, a dû nécessairement se préoccuper de cette question qui n’est pas d’hier, quoi qu’elle envahisse tout aujourd’hui. En effet, on dirait qu’on l’oublie : l’organisation du travail, qu’on intitule la grande question des temps modernes, est une question éternelle. Elle a été posée et résolue à toutes les phases des sociétés, et si un tel fait a été méconnu, si l’on n’a pas tenu le compte qu’on devait des solutions sur lesquelles l’humanité a vécu, pendant des siècles, heureuse et puissante, la faute en est à ce mépris que des économistes ignorants ont toujours montré pour l’histoire, — pour l’histoire qui le leur rendra bien !
Or, grâce à Dieu et à son excellent esprit, Francis Lacombe n’est pas un économiste. Il ne ressuscite pas cette science vaine du xviiie
siècle, en tout le siècle du néant. Il n’est pas non plus un utopiste du xixe
siècle. Les systèmes actuels, qui tendent à refaire un monde sans modèle, ces systèmes insulteurs du passé et que j’appellerais parricides, car ils mordent au sein la tradition dont nous sommes tous les fils, il en a pris le souci qu’ils méritent : il les a laissés dormir et rêver sur cette rude question de l’organisation du travail. Historien, il s’est contenté d’ouvrir l’histoire et d’y lire. Enveloppé dans la grande parole de Leibnitz :
le passé est gros de l’avenir
, comme dans un talisman de vérité, il a cherché dans le passé la clef du difficile problème qu’on pose en ce moment, comme un sphinx qui le garderait au seuil d’une société à reconstruire. Pour Francis Lacombe, pour nous autres catholiques, les sociétés ayant leurs lois fixes d’après lesquelles elles agissent toujours, malgré les différences d’époque et ce qu’on appelle à cette heure, avec une arrogance si impérieuse, des besoins nouveaux, il a cru pouvoir montrer toute faite, et fonctionnant, en vertu de sa convenance profonde, une organisation du travail. Parce que cette organisation appartenait au Moyen Âge, à une époque couchée dans la tombe, il n’a pas cru qu’elle en partageât la poussière ; il ne l’a pas cru finie, épuisée, impossible ; car une institution fondée sur la nature des choses doit échapper à la destinée de ces institutions ambulatoires que les siècles emportent avec eux. Comme idée, elle doit résister à leur action dévorante. Comme fait, si le temps l’a détruite, fille de la vérité sociale elle trouve une expiation vengeresse dans les désordres et les souffrances qui ont déchiré les entrailles du monde depuis qu’elle ne le protège
plus.
Et c’est ce que F. Lacombe a exposé avec une clarté savante et une force de déduction qui font, selon nous, un grand honneur à son intelligence et à son éducation historique. Son livre n’est pas un système, c’est un récit ; mais c’est un récit qui vaut une leçon, et qui vaut même beaucoup mieux si c’est une leçon d’économie politique. Après avoir jeté un de ces regards qui résument sur la constitution du travail dans le monde antique, F. Lacombe a signalé les changements profonds introduits par le Christianisme dans la vie générale des peuples et dans la condition humaine. Maîtrisé par l’idée spéciale de son livre, il a passé vite sur tous les caractères qui distinguent le monde moderne de l’ancien monde ; car il n’y a qu’une grande division en histoire, et c’est la croix de Jésus-Christ qui l’a faite. Le monde ancien finit à cette croix qui s’élève ; le monde moderne y commence ; et ce qu’on a appelé le Moyen Âge n’est que la jeunesse du monde chrétien, qui ne finira plus sur la terre. Francis Lacombe, en nous prouvant que la fraternité chrétienne est un sentiment du Moyen Âge, nous a mis pour ainsi dire dans la main le lien qui nous attache invinciblement à cette époque, le lien que des sophistes disaient brisé, mais qui ne l’est pas. En effet, le droit municipal des anciens (municipes) n’était qu’un droit d’émancipation personnelle en ces temps d’inégalité, tandis que le droit communal des modernes est le droit de tous à la communion sociale, en vertu de l’égalité humaine.
Cela posé comme incontestable, F. Lacombe explique en détail ce qu’était la commune de Paris, réunion fraternelle des six plus grands corps de l’industrie, désignée à toutes les époques sous le double nom de l’Hôtel de Ville ou Maison de la Marchandise. Le chef de cette commune, directeur de l’œuvre commerciale avant d’être magistrat municipal, s’appela prévôt des marchands jusqu’au 15 juillet 1789 : « Élevé à sa fonction par le vote universel, il gouvernait à la fois tous les arts et tous les métiers, et devenait▶ ainsi le symbole social. Tout bourgeois — ajoute F. Lacombe — pouvait prétendre aux honneurs de la prévôté des marchands et de l’échevinage ; une réputation intacte était le seul titre à la recommandation publique. Mais un seul contrat d’atermoiement et le plus léger soupçon suffisaient pour le faire destituer ; car les habitants de Paris voulaient avoir à leur tête un homme qui résumât tous les nobles penchants de l’humanité. »
Ce fut sous la minorité de saint Louis, de ce grand roi qui refit la morale publique de son temps, que la constitution des travailleurs fut fortement remaniée. On écrivit les règlements de chaque corporation, qui n’étaient encore que de flottantes traditions. L’œuvre d’Étienne Boileau, chargé par le roi de la réorganisation de l’État populaire, est regardée, avec raison, par F. Lacombe, comme un des faits principaux de notre histoire nationale. C’est cette vaste réorganisation qu’il a décrite dans sa brochure, à grands traits pressés, mais vivants. On y trouve tout ce qui tient aux jurandes, aux maîtrises, aux rapports des travailleurs avec l’État et la religion. Il résulterait de cet exposé rapide et plein, qu’Étienne Boileau et ses successeurs auraient appliqué ce principe éternel et sauveur de l’association sur la plus vaste échelle, et que les résultats qu’ils avaient obtenus étonneraient et raviraient notre sentiment démocratique d’aujourd’hui. « Les positions judiciaires, administratives et même ; politiques, — dit l’auteur du livre que nous examinons, — ◀devinrent▶ peu à peu l’apanage de la démocratie, uniquement parce qu’elle était organisée par groupes de métiers. C’est ainsi qu’à chaque âge de sa vie elle forma un tout harmonique. Chaque jurande, pour être individuellement constituée, n’en participait pas moins dans la sphère de son activité au mouvement de progression universelle… »
L’esprit qui animait cette organisation était cet esprit catholique qui fit la force du Moyen Âge, et qui refera la nôtre quand il recommencera de souffler en nous. Dès qu’il faiblit, l’organisation du travail par corporations et par maîtrises s’altéra dans sa source même. Les maîtrises ◀devinrent héréditaires. On établit une ligne injuste et fatale entre le fils du maître et l’étranger. F. Lacombe a suivi d’un œil perçant ces dégradations successives d’une organisation qui se corrompit, mais qui, malgré la corruption à laquelle elle
était en proie, fut encore une force immense au service de la démocratie jusqu’au milieu du xvie
siècle. Grâce à elle, en effet, au xive
, Étienne Marcel avait osé proclamer la souveraineté populaire, et plus tard Louis XI, ce roi conventionnel, comme l’appelle F. Lacombe avec une audace d’expression qui est une fortune, Louis XI ne crut pouvoir mieux faire pour sauver sa royauté, menacée par les grands vassaux, que de reconstituer cette organisation préservatrice quand elle s’en allait en pièces de toutes parts.
Eh bien, c’est cette organisation, tombée sous les combinaisons monarchiques de Richelieu et de Louis XIV, et achevée enfin par l’édit de suppression de l’économiste Turgot, que Francis Lacombe voudrait voir rétablie au xixe
siècle, tant au nom des intérêts de la démocratie qu’au nom de l’intérêt du pouvoir ! Seulement, F. Lacombe, qui a le sens pratique fort exercé, ne relève pas l’institution tout entière pour l’imposer dans son ensemble inflexible à une situation nouvelle, il se contente de tracer quelques grandes lignes que les circonstances pourraient même encore modifier. On voit ici la raison qui a dicté à l’auteur le titre de son livre : Organisation générale du travail. Elle est générale, en effet, le but de l’auteur étant plutôt d’indiquer des principes et une tendance que d’édifier une systématisation complète : « Que tous les chefs d’industrie ou d’ateliers, que tous les ouvriers de chaque profession — dit-il — se réunissent et rédigent ce qu’on appelait autrefois des cahiers, où ils inscriront librement, également et fraternellement, en réunions particulières, les besoins généraux de leur industrie… Ces cahiers des ouvriers, ainsi que ceux des fabricants, devront servir de base à l’organisation du travail que l’Assemblée nationale va être appelée à édifier sur les ruines du monopole et de l’individualisme. Dans cette vaste constitution, il sera juste de voir figurer un syndicat chargé de représenter chaque profession au sein de la société générale ; de surveiller officiellement l’éducation des apprentis dans le ressort de chaque groupe industriel ; de juger tous les différends des fabricants entre eux ou les différends des chefs d’ateliers avec les ouvriers, afin que le moindre oubli des lois de l’humanité de la part du premier envers le dernier soit frappé d’une réprobation générale et flétri par le stigmate du déshonneur ; de veiller à l’exécution de la loi constitutive librement
consentie et à la distribution des secours accordés aux travailleurs pauvres et nécessiteux sur la caisse de la communauté, qu’alimenteront les versements pécuniaires et fixes de tous les associés ; de blâmer, de condamner à une amende quelconque, et même au besoin d’exclure de l’association, tel fabricant ou chef d’atelier qui, par une production mauvaise ou quelque autre délit commis, soit envers les ouvriers soit envers les acheteurs, compromettrait les intérêts moraux ou matériels de toute une industrie. »
Certes ! nous ne pouvons qu’applaudir à de telles idées, et on ne saurait trop appeler sur elles le regard des hommes qui peuvent les couvrir et les protéger de la popularité de leur nom. Nous le disons avec franchise : ce que nous aimons, ce qui nous attire dans les idées de F. Lacombe, c’est qu’elles sont profondément historiques, c’est qu’elles ne partent pas d’une lettre d’algèbre pour arriver à l’inconnu, c’est qu’elles portent l’auréole d’une expérience faite et qui a déjà réussi. Les hommes qui ne croient pas que le progrès puisse se produire autrement que dans un sens unique, répondront peut-être par la phrase courante qui dispense, en France, d’une raison : qu’avec de telles idées on veut recommencer le passé. Recommencer le passé, voilà le grand mot ! Mais d’abord pourquoi pas, si ce passé fut intelligent, et en tant que cela soit possible ? Quelle raison empêcherait ici de se servir de l’expérience des siècles, puisqu’un seul entre tous, le xixe
cherche sans la trouver une organisation du travail ? Est-ce que les économistes ne sont pas à bout d’idées et d’efforts ? Pourquoi donc n’essaierait-on pas d’adapter à notre époque une institution de liberté, mais de liberté organisée, qui se recommande aux hommes de sens jusque par sa ruine ; car elle est due à l’esprit faux des économistes ? « Le temps — a dit Bacon — est le plus grand des novateurs »
, mais c’est un grand rénovateur aussi. Il a son action et sa réaction, comme toute chose. D’ailleurs, rien ne donne plus d’aplomb à la pensée d’un homme que les certificats de l’histoire ; l’aplomb de la pensée donne à son tour la justesse du coup d’œil, comme la solidité du corps produit la justesse de la main, et c’est ce qui est arrivé à F. Lacombe. Les jugements portés par lui sur les grands génies de l’utopie moderne, Fourier, Owen et Saint-Simon, sont d’une fermeté bienveillante, mais inflexible. Comment pourrait-il en être
autrement ? Profondément catholique, préservé par une étude supérieure de l’abaissement général des esprits, l’auteur de l’Organisation générale du travail ne devait-il pas nettement repousser, au nom même de la transmission du sang humain, au nom de la famille et de la propriété, les théories de ces penseurs qui agitent le monde à cette heure avec leurs chimères, et qui croyaient le féconder ? Amoureux clairvoyant de la réalité, F. Lacombe n’est dupe d’aucun prestige. Il n’épargne pas même la popularité de Louis Blanc, cet éclectique de la science sociale, cet enfant indécis de plusieurs pères qui pourraient le réclamer. Il le juge en toute indépendance, et, selon nous, sa sévérité est justice :
« Organe — dit-il — du droit commun vis-à-vis d’une société constituée par le monopole, M. Louis Blanc veut remplacer la concurrence d’un petit nombre par la solidarité de toutes les industries, substituer aux fabriques particulières une association universelle des travailleurs réunis dans des ateliers sociaux, où les bénéfices de l’exploitation générale seront également répartis entre les ouvriers, et supprimer de la sorte les successions collatérales, puisqu’au lieu de familles il n’y aura plus dans l’État, selon sa pensée, que divers groupes industriels… »
« C’est réfuter de telles doctrines que de les exposer »
, ajoute F. Lacombe, et rien n’est plus vrai. Point de doute, en effet, que si elles étaient appliquées universellement, la famille chrétienne, comme le catholicisme l’a maintenue, avec la pureté de sa morale et la sévérité de son dogme, ne tombât en ruines, peut-être pour ne plus se relever. Qu’on le sache et qu’on le nie, avec l’hypocrisie des partis qui ont leur chemin à faire et qui veulent tourner pacifiquement les résistances, ou qu’on l’avoue, au contraire, avec cette foi exaltée aux idées fausses qui a ses racines dans l’orgueil, de tels systèmes, si on les acceptait comme on les donne, ne seraient pas seulement avec le passé une rupture haineuse et profonde, ils mèneraient droit à l’effacement radical de tout ce qui a produit pendant dix-huit siècles la gloire, la force et les vertus de la société européenne. Ils feraient, dans un temps donné, sur cette civilisation dont les doubles bases sont latines et chrétiennes, le travail du fer et du cheval d’Attila ; ils échoueraient, nous n’en doutons pas, — à moins pourtant que Dieu, qui use les races et qui frappe de mort les nations comme les individus, n’ait résolu que l’Europe périsse, — ils échoueraient, mais avant d’échouer ils auraient creusé un abîme qu’on ne comblerait peut-être plus qu’avec du sang.
Du reste, qu’on ne se méprenne pas sur nos paroles et sur la sympathie que nous exprimons pour le livre de F. Lacombe. Nous ne voulons en aucune façon nier l’amélioration que le temps doit toujours apporter dans la condition humaine. Une pareille négation serait impie. Mais nous disons que l’imagination, ce
singe de l’intelligence
, comme l’appelle Schiller, nous pipe souvent avec une image. Le mot progrès en est une. Le spectacle qu’il offre à l’esprit, c’est le mouvement continu et en avant. Or, l’entendre ainsi est une duperie. Le progrès est un perfectionnement, qu’on aille devant soi ou qu’on revienne sur ses pas. L’humanité, cet homme collectif, fait souvent dans sa marche ce que fait l’homme individuel dans la sienne, quand il revient chercher ce qu’il a oublié derrière lui et ce qui est nécessaire à son voyage. Comme les armées, l’humanité recule parfois pour mieux avancer. Or, si cela est, et qui oserait le contester ? les idées de Francis Lacombe sur l’organisation du travail, quoique empruntées à un autre âge, sont des idées de progrès, puisqu’elles impliquent un perfectionnement. Rien dans les circonstances actuelles n’en rend l’application impossible ; tout, au contraire, la rend opportune. Et, à ce propos, nous finirons par une vue que nous n’aurons pas besoin de recommander aux hommes de gouvernement.
Francis Lacombe a très bien montré dans son livre le rapport de cause à effet existant entre la destruction des assemblées corporatives et l’établissement des clubs révolutionnaires. Les assemblées des sans-culottes devaient succéder à la suppression des jurandes et des maîtrises, « inévitable métamorphose, qui prouve que le premier droit et la destination finale de l’homme individuel, mais collectif de naissance, est l’association »
. L’association commerciale brisée, il s’établit réactivement sur ses débris l’association politique. Aujourd’hui que les assemblées commerciales n’existent pas, du moins à l’état d’organisation, l’effrayant phénomène des associations politiques se produit avec l’énergie d’une tempête. Mais ce mal, qui vient de l’oubli d’un principe, sera détruit par le principe même. Qu’on rétablisse les assemblées corporatives, dans lesquelles l’activité humaine trouvera une légitime expansion, et du même coup, sans déchirement, sans violence, on aura supprimé les dangers des clubs. On aura remplacé des réunions anarchiques où le peuple s’occupe d’idées qu’il n’entend pas, par des réunions d’ordre et de liberté où il s’occupera de ses intérêts, qu’il entend très bien. Ceci, comme on voit, n’est pas seulement de l’organisation du travail, c’est aussi de l’organisation politique, preuve de plus — car rien n’est simple en science sociale — que l’idée de Francis Lacombe est juste, puisque, dans son système, ces deux organisations se donnent la main.