Chapitre septième
§ I. Influence du gouvernement de Louis XIV. — Trait de ressemblance entre ce gouvernement et l’état des lettres. — § II. Influence personnelle de Louis XIV. — Des qualités de corps et d’esprit de ce prince, et comment on reconnaît son image dans les écrits contemporains. — Des rapports de Louis XIV avec les écrivains. — § III. Sur quels genres s’est fait sentir pins particulièrement l’influence personnelle de Louis XIV. — § IV. De ce que lui doit la comédie. — § V. La tragédie. — § VI. La satire littéraire et la poésie didactique. — Motifs de la faveur constante de Boileau auprès de Louis XIV. —§ VII. L’éloquence religieuse. — § VIII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur le génie et les travaux de Bossuet. — § IX. Des genres et des écrivains que Louis XIV a moins goûtés, et s’il est juste d’appeler le dix-septième siècle de Louis XIV.
§ I. Influence du gouvernement de Louis xiv. — Trait de ressemblance entre ce gouvernement et l’état des lettres.
De toutes les influences qui contribuèrent à perfectionner l’esprit français au dix-septième siècle, soit en agissant directement sur les hommes de génie, soit en formant la nation pour laquelle ils travaillaient, la plus puissante et la plus générale fut l’influence du gouvernement et des qualités personnelles de Louis XIV. Ici encore il n’y a pas un jugement nouveau à porter, avec tous les risques attachés aux opinions nouvelles ; c’est le jugement de deux siècles dont il faut donner les motifs.
Il importe de distinguer l’influence du gouvernement de Louis XIV de l’influence personnelle du roi ; non que le gouvernement ne portât en toutes choses la marque de la personne, mais parce que ces deux influences ont eu des effets distincts, celle du gouvernement ayant été générale, et celle de la personne individuelle.
Depuis le temps des Périclès, des Auguste, des Médicis, l’influence des bons gouvernements sur les lettres est la moins contestable des vérités littéraires. La grandeur dans l’ordre est le caractère commun de tous les gouvernements bien réglés ; c’est aussi le caractère de tous les écrits durables. Toutes les qualités de l’invention et de l’exécution se peuvent ramener à celles-là. Un grand génie peut naître au sein d’une époque orageuse ; mais il y naît tout seul, et ses œuvres, pleines de cette grandeur déréglée qui ne plaît qu’à certains esprits, manquent de l’ordre et du goût qui rendent les écrits populaires. Les bons gouvernements suscitent les hommes de génie en foule, dans toutes les voies de l’esprit et ils impriment aux écrits les plus divers ce caractère commun d’ordre et de grandeur dont ils sont marqués. C’est ce qui s’est vu pendant l’époque glorieuse qu’on appelle le siècle de Louis XIV.
Je sais qu’une certaine opinion veut ôter au règne de Louis XIV l’honneur d’avoir vu naître les hommes de génie qui l’ont rendu fameux, à la gloire personnelle du roi l’honneur de les avoir inspirés. Il est très vrai que la plupart des écrivains contemporains de Louis XIV étaient ses aînés de plusieurs années. Le génie avait parlé en eux bien avant que Louis XIV fût roi et que la nation eût connu son goût. Mais jusqu’au moment où se révéla l’autorité de ce prince, il n’était sorti d’aucun de ces écrivains un ouvrage durable. Louis XIV ne créa pas les talents ; il leur ouvrit la carrière et il les régla. De même, dans la guerre, il est bien vrai qu’il n’avait créé ni la brillante valeur du grand Condé, ni la profonde habileté de Turenne ; mais ce fut du jour seulement qu’il parut sur la scène que cette valeur de Condé, et cette habileté de Turenne, trop longtemps égarées au service de l’étranger, furent restituées à la France.
Il faut se souvenir de quelle profondeur de désordre Louis XIV tira la France, en prenant en main les affaires. Les plus grands maux venaient de l’usage funeste de donner le gouvernement à un premier ministre. Tout en était abaissé, vertu et talents, forcés d’être séditieux pour ne pas plier sous le premier ministre, ou de s’avilir pour ne lui pas faire ombrage ; tout, jusqu’à la condition de courtisan, devenue▶ la domesticité du premier ministre. Il n’y avait plus que deux situations possibles, la servitude ou la révolte, et c’est ainsi qu’on vit tous ceux pour qui la servitude était insupportable, se jeter dans la révolte, et tel qui se serait soumis au roi, prendre les armes contre le premier ministre.
Quand Louis XIV, enfin roi de fait, déclara sa résolution de régner par lui-même, tout
le monde sentit son maître, et la révolte cessa, parce que la dépendance légitime et
naturelle remplaça la servitude. Le premier qui fit sa soumission fut le prince de
Condé. « Il fut alors convaincu, dit un grand prédicateur, qu’il y avait quelque
chose de nouveau sous le soleil ; et parce qu’il avait un cœur droit, il vit avec joie
un plus fort que lui, selon les termes de l’Ecriture, sur le théâtre du monde,
obscurcissant tous les héros, et lui causant à lui-même de l’étonnement184. »
A l’exemple de Condé, qui avait fait la guerre
pour son compte, deux hommes qui l’avaient faite, l’un pour le compte de la Fronde,
l’autre pour une femme, Turenne et La Rochefoucauld s’empressèrent de désarmer, et de
faire oublier au roi leurs torts envers l’Enfant royal. Les plus hautes têtes
s’abaissèrent sous cette jeune main, dans laquelle un fouet de chasse fit un moment
l’office du sceptre.
Je ne sais de comparable aux changements qu’opéra l’avénement de Louis XIV, que ce que nos pères ont vu du général Bonaparte, quand il nous rendait, dans la même année, la victoire sur les champs de bataille, à l’intérieur l’ordre, la religion, un bon état de finances, une administration, une société civile. Le temps que Mazarin avait perdu à mal régner, Colbert l’employait à bien servir le roi. Il contentait la première ardeur de gloire du jeune prince par toutes les réformes et toutes les créations de la paix. Il réalisait, dans les institutions du gouvernement intérieur, l’ordre qui régnait dans les pensées du roi, en même temps qu’il préparait les moyens de faire la guerre sans accabler les peuples. Aussi, quand la guerre avec l’Espagne éclata en 1667, Louis XIV trouva, pour l’y suivre, une armée bien organisée, et, pour l’y soutenir, une nation unie. L’Europe, comme la France, sentit son ascendant ; et dès lors s’amassa contre nous cette jalousie européenne, aujourd’hui encore notre honneur et notre péril.
On sait comment Louis XIV la mérita. La conquête de la Flandre, le passage du Rhin, la prise de la Franche-Comté en plein hiver, malgré la triple alliance de la Suède, de l’Angleterre et de la Hollande ; plus tard, la Hollande envahie, la Franche-Comté reconquise après avoir été perdue, et, pour cette fois, réunie définitivement à la France ; l’Alsace devenant française ; Strasbourg échangeant avec joie son titre de ville libre contre celui de ville de France ; les deux paix glorieuses d’Aix-la-Chapelle et de Nimègue, pendant lesquelles la marine, le commerce, les manufactures, les lettres et les arts prospéraient, comme à l’envi, sous l’influence d’un roi qui avait toutes les grandes vues : telle est la matière de nos annales, de 1660 à 1683, pendant plus de vingt années, les plus belles d’un règne qui devait en compter soixante-douze.
Les changements qui s’opérèrent dans la société ne furent pas moins étonnants. L’esprit de faction, de fureur et de rébellion, si vivace depuis François II, ◀devint▶, dit Voltaire, une émulation de servir le prince. L’Etat fut un tout régulier, dont chaque ligne aboutit au centre. L’idée et l’amour de la patrie prirent naissance le jour où nos armées ne virent plus en face d’elles, dans les rangs ennemis, des Français, princes ou grands seigneurs, et où la France fut toute seule contre l’Europe. A l’esprit de classe et de distinction succéda l’esprit de société et de commerce. Ce fut là un des plus beaux résultats de la politique de Louis XIV ; et le dépit qu’en montre Saint-Simon, si entêté de titres et de rangs, prouve tout à la fois et la nécessité et la difficulté de ce changement. Comment Louis XIV n’eût-il pas préféré à cette noblesse, qui avait attiré sur la France tous les maux de la Fronde, la partie de la nation née de ses œuvres, qui se personnifiait en Colbert ? Il releva d’ailleurs la petite noblesse, qui s’était tenue honorée jusque-là d’être dans la domesticité de la grande ; il rapprocha les intervalles qui séparaient les classes, et les mit toutes de plain-pied en présence de la royauté, devant laquelle tout se subordonnait sans se rapetisser. Qu’il eût quelque secret contentement d’orgueil à ne souffrir de grandeur, comme dit Saint-Simon, que par émanation de la sienne, à faire donner du monseigneur à ses ministres, à leur permettre l’habit de qualité au lieu de l’habit noir, à recevoir leurs femmes à sa table et dans ses carrosses, le dernier coup n’en fut pas moins justement porté à tout ce reste de féodalité turbulente, qui avait relevé la tête sous Mazarin ; et l’idée d’égaler, par l’étiquette de cour, les roturiers capables aux hommes simplement nés, fut plutôt une vue supérieure qu’un raffinement de l’égoïsme royal.
Le grand acte de gouvernement dont les lettres furent l’objet était une vue du même
ordre. Le jour où Louis XIV donna des pensions aux gens de lettres, au nom de l’Etat, il
les mit hors de servitude. Jusqu’alors, pour deux ou trois qui gagnaient des abbayes à
la loterie de la faveur royale, la plupart tiraient du roi, à titre d’aumônes
honteusement mendiées, quelques dons précaires, ou figuraient sur l’état des gages des
domestiques dans les maisons des grands seigneurs. Louis XIV, en pensionnant les gens de
lettres sur sa cassette, les enleva à la clientèle des nobles. En même temps la
régularité du don fit regarder, comme un droit attaché au mérite, ce qui n’avait été
jusqu’alors que le prix capricieux de quelques flatteries bien tournées, et l’Etat parut
avoir donné ce que le roi s’interdisait de reprendre. Dès lors, flatter ne fut plus
nécessaire où le caprice ne distribuait plus les récompenses ; et ce que Saint-Simon a
dit de ce poison de l’adulation qui « déifia Louis XIV jusque dans le sein du
christianisme »
, n’est pas vrai des gens de lettres pensionnés, auxquels la
reconnaissance n’a rien fait dire que la postérité n’ait ratifié.
Au reste, le plus bel éloge qu’aient fait de ce prince les écrivains ses contemporains, ç’a été de réfléchir dans leurs ouvrages les qualités de son gouvernement, dans ces années si glorieuses et si fécondes. La création qui produit des faits nouveaux, et celle qui tire de faits connus des applications nouvelles, la hardiesse réglée par le goût, l’esprit d’ordre et d’unité, telles sont les qualités du gouvernement de Louis XIV. Ouvrez les chefs-d’œuvre écrits sous l’impression de ce magnifique spectacle ; tous ne sont-ils pas marqués des mêmes qualités, création, hardiesse, goût, ordre, unité ? Les livres sont l’image la plus fidèle de l’État : ils sont aussi, dans une certaine mesure, l’image du roi, ou plutôt et cette réserve est à l’honneur seul des écrivains l’image de ce qu’il y avait du grand homme dans le roi.
§ II. Influence personnelle de Louis xiv.
Chaque époque se forme de ce qu’elle désire et de ce qu’elle regrette, une sorte d’idéal du bien public dont toutes les imaginations sont occupées, et qui se manifeste dans tous les ouvrages de l’esprit. Au dix-septième siècle, l’idéal, c’est la royauté. C’est que la royauté seule pouvait donner à la France ce dont elle avait soif, la stabilité, l’ordre, l’unité. Tout le monde avait besoin du roi : la bourgeoisie contre les grands seigneurs ; la petite noblesse, contre la grande ; le peuple, contre la gabelle et la guerre civile. Ce ne fut pas une pure idée de rhétorique qui fit faire à Balzac son Prince ; il en trouva le sujet dans ce désir universel qu’on avait alors d’une royauté forte, respectée, qui mît fin aux guerres civiles et à l’anarchie. Je trouve dans ce livre le roi, tel que l’appelaient les bons citoyens. Les qualités que Balzac prête à Louis XIII sont celles qu’on eût voulu voir dans ce prince, pour que Richelieu fut moins nécessaire. La vaine déclamation qu’il y mêle, par fausse chaleur on par flatterie, n’empêche pas de sentir ce que ce portrait a, pour l’époque, de vrai et de vivant.
Les désordres de la Fronde ne firent qu’attacher plus fortement la nation à cet idéal. Ceux même qui avaient trouvé un moment leur compte à l’effacement du roi, sous le règne d’un premier ministre, s’étaient enfin convaincus qu’il vaut mieux qu’un seul possède ce qui ne peut se partager sans dommage entre plusieurs. Mazarin mort, le rideau qui cachait le roi tomba, et l’idéal rêvé par tout le monde apparut dans la personne d’un jeune prince qui, comparé aux autres hommes, était lui-même une sorte d’idéal.
Il avait les plus rares qualités du corps, de l’esprit et du caractère. Un air d’empire et d’autorité qui, même sous le masque, le faisait reconnaître entre ses courtisans les mieux faits185 ; un visage qui remplissait la curiosité des peuples 186 ; une majesté qui n’avait rien de farouche ; un abord charmant ; un air grand et auguste qui tout seul annonçait le souverain187; un roi, tel que les poètes nous représentent ces hommes qu’ils ont divinisés188 ; que sa taille, son port, sa beauté et sa grande mine, et jusqu’au son de sa voix, l’adresse et la grâce naturelle et majestueuse de sa personne, faisaient distinguer jusqu’à sa mort comme le roi des abeilles189 ; c’est ainsi que tous les yeux voyaient la personne de Louis XIV. Les poètes, non les Benserade, mais les plus grands, le célébraient à l’envi, et les prédicateurs n’y contredisaient pas.
Quelle taille, quel port a ce fier conquérant !Sa personne éblouit quiconque l’examine ;Et quoique par son poste il soit déjà si grand,Quelque chose de plus éclate dans sa mine190 .
Ajoutez à cet avantage « incomparable et unique » de toute sa figure191, que
l’abbé de Choisy, qui va trop loin, appelle un visage solaire, une
adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, danse, mail, paume, cheval, chasse,
voiture ; du courage à la guerre dès sa plus grande jeunesse, lorsqu’aux sièges de
Belle-Garde et d’Etampes « on tirait, dit la Porte, force coups de canon sur lui,
sans que cela lui donnât de la crainte192 »
, et plus tard, dans la guerre de
Flandre, quand personne ne souhaitait la bataille de meilleur cœur, et ne voulait être
plus résolument que lui au premier rang193. Il est
vrai que ce courage était sans fougue, sans oubli de la majesté royale, comme cette
majesté était elle-même sans roideur. Tout, dans ce prince, sa marche, son port, sa
contenance, tout, jusqu’au moindre geste, était mesuré, décent, noble, grand,
majestueux, et toutefois très naturel194. C’est là le dernier trait, et la perfection même des
qualités de la personne, la majesté unie au naturel. Les témoignages du temps sont
unanimes sur ce point.
Pour les qualités de l’esprit, Louis XIV eut au plus haut degré toutes celles que
demande la royauté, et, dans une mesure marquée par les devoirs du rang, la plupart de
celles qu’on admire dans un homme privé. Cet esprit se montra tout à coup et tout entier
dans ses premiers actes. « Son grand sens, dit Mme de Motteville, et
ses bonnes intentions firent connaître les semences d’une science universelle qui
avaient été cachées à ceux qui ne le voyaient pas dans le particulier ; car il parut
tout à coup politique dans les affaires d’Etat, théologien dans celles de l’Eglise,
exact en celles de finance195. » On était frappé tout d’abord
de la précision de ses paroles, image, dit Bossuet, de la justesse qui régnait dans ses
pensées196. Leur rareté et leur brièveté ajoutaient à leur force,
outre le choix et la majesté qui rendaient tout précieux197. On les recueillait comme
les maximes de la sagesse. Cette précision et cette majesté qui donnaient tant de poids
à ses paroles, soit dans ses réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les
conseils, étaient tempérées, dans les entretiens avec les particuliers, par une
politesse et une grâce de discours, qui trouvait toujours à placer ce qu’on aimait le
plus à entendre198. « Le roi, dit l’abbé de Choisy, est peut-être
l’homme de son royaume qui pense le plus juste, et qui s’explique le plus
agréablement. Ses moindres paroles ont toujours un certain sel qui leur donne de la
force et de l’agrément. Il est véritablement roi de la langue, et peut servir de
modèle à l’éloquence française199. »
A en croire le maréchal de Berwick, ses réponses les moins préparées renfermaient en
peu de mots tout ce qu’il y avait à dire de mieux selon les temps, les choses et les
personnes200. C’est ce que confirme Saint-Simon. Jamais homme, selon lui,
ne fut si naturellement poli, ni d’une politesse si fort mesurée, si fort par degrés, ni
qui distinguât mieux dans ses réponses l’âge, le mérite et le rang201. « S’il fallait
badiner, dit encore le maréchal de Berwick, c’était avec des grâces infinies, un tour
noble enfin, que je n’ai vu qu’à lui. » « Il faisait, dit Saint-Simon, un conte mieux
qu’homme du monde ; et aussi bien un récit. Ses discours les plus communs n’étaient
jamais dépourvus d’une naturelle et sensible majesté. »
On sait par cœur ces
vers du Tartufe :
D’un fin discernement sa grande âme pourvueSur les choses toujours jette une droite vue.
Ceux-ci sont moins connus :
Ce monarque, dont l’âme aux grandes qualitésJoint un goût délicat des savantes beautés,Qui, séparant le bon d’avec son apparence,Décide sans erreur, et loue avec prudence,Louis, le grand Louis, dont l’esprit souverainNe dit rien au hasard et voit tout d’un œil sain202 .
Sur les qualités de la personne, comme sur l’esprit de Louis XIV, on n’en est pas réduit à choisir entre des jugements contradictoires. Ses ennemis ne l’admirent guère moins que ses amis, et les mémoires secrets ne démentent point les éloges publics. Louis XIV avait imprimé dans tous les esprits une image de beauté, de grandeur et de naturel, demeurée plus forte que les préventions personnelles.
La perfection des qualités de l’esprit, c’est le goût, comme la perfection des qualités
de la personne, dans un rang si élevé et au sein même de la majesté, c’est le naturel.
Je ne m’étonne donc pas qu’un prince que Molière qualifie de roi judicieux
203 eût du goût, le goût
n’étant que la plus grande délicatesse du jugement. De là son éloignement tout d’abord
pour Mme de Maintenon, qu’il soupçonnait d’être une précieuse, et
son goût trop vif quand il la vit si sensée et si naturelle. C’est par le goût qu’il
apercevait les travers aussi vite que Molière, et qu’il laissait aux autres à en faire
des railleries204.
Il ne rendait les gens ridicules que par la comparaison qu’on faisait d’eux avec ce type
de décence, de noblesse et de naturel, qui se personnifiait en lui. Il en est resté un
témoignage piquant : c’est ce mot de Vardes, un des seigneurs les plus à la mode au
commencement du règne, qui disait, en revenant d’un long exil : « Sire, quand on
est loin de Votre Majesté, on n’est pas seulement malheureux, on ◀devient▶ encore
ridicule. »
Le portrait que font de son caractère les mêmes témoins n’est guère moins beau :
« Dieu, dit l’un d’eux, lui avait donné toute l’élévation nécessaire à un grand
roi205. »
Un autre loue en lui la parfaite égalité
d’humeur ; un cœur ouvert, sincère, et dont on croyait voir le fond ; un esprit de
droiture et d’équité jusqu’à prononcer contre soi-même206. C’était, dit un
autre, un maître humain, facile, bienfaisant, affable, ayant un fonds d’honneur, de
droiture, de probité, de vérité207. Bossuet parle de sa bonté, qui,
dit-il, « ne pouvait pas être assez estimée208. » La Fontaine la célèbre
en ces vers :
Vous témoignez en tout une bonté profonde,Et joignez aux bienfaits un air si gracieux,Qu’on ne vit jamais dans le mondeDe roi qui donnât plus et qui sût donner mieux209 .
Celui de tous ces témoins qui lui rend la justice la plus étroite, et qui serait plutôt
suspect de retrancher que d’ajouter, Saint-Simon, rappelle ces audiences où il écoutait
avec patience, avec bonté, avec envie de s’éclairer et de s’instruire, et où il
n’interrompait que pour y parvenir. « On y découvrait, dit-il, un esprit d’équité
et de désir de connaître la vérité, quoique en colère quelquefois, et cela jusqu’à la
fin de sa vie. »
Mais ce sont là seulement des qualités de commerce. Pour les
parties héroïques du caractère, on croit lire une Vie de Plutarque, aux endroits où
Saint-Simon parle « de sa fermeté dans les malheurs de toutes sortes qui
accablèrent le dernier tiers de son règne ; de sa tranquille constance dans les
derniers jours de sa vie ; de cette égalité d’âme qui fut toujours à l’épreuve de la
plus légère impatience ; de cette gravité, de cette majesté qui l’accompagna jusqu’au
dernier moment, de ce naturel qui y surnagea, avec un air de vérité et de simplicité
qui bannirent jusqu’au plus léger soupçon de représentation et de comédie210. »
Une des qualités les plus caractéristiques de Louis XIV, ce fut l’art d’emprunter à
autrui sans imitation et sans gêne, et de s’approprier toutes choses avec une facilité
admirable211. Sans doute
la médiocrité de son éducation lui rendait ce secours nécessaire ; mais c’est le trait
d’un caractère droit et d’un esprit excellent, non seulement d’en avoir usé quand on le
lui offrait, mais de l’avoir recherché. Le goût de la vérité, le don de l’attirer par la
douceur et les grâces, en mettant à l’aise ceux qui pouvaient la lui dire, le don non
moins rare de se l’approprier, pour en faire usage dans sa conduite, ce sont là des
qualités supérieures, parce que la volonté y a peut-être plus de part que la nature. Je
n’en trouve pas le mérite diminué par cette complaisance en lui-même que lui reproche
Saint-Simon, et qui lui persuadait que ce qu’il tirait ainsi des autres lui venait de
son fonds. La remarque même en est puérile ; car en quoi la connaissance qui nous vient
du commerce des hommes nous est-elle moins propre que celle que nous tirons de
l’éducation ? En quoi diffère du don « d’emprunter sans imitation et sans gêne » le don
de créer ? La complaisance en soi-même de Louis XIV ne ressemble-t-elle pas à celle de
Molière, disant des emprunts qu’on l’accusait de faire aux anciens : « Je prends
mon bien où je le trouve ? »
Il nous reste une image magnifique des qualités de Louis XIV : c’est ce palais de
Versailles, qui porte une si sensible empreinte du grand roi. Personne n’en a fait un
plus bel éloge que Saint-Simon, par la manière même dont il le critique.
« Saint-Germain, remarque-t-il, offrait à Louis XIV une ville toute faite et
que sa position entretenait par elle-même. »
Il l’abandonna pour Versailles,
le « plus triste et le plus ingrat de tous lieux, sans vue, sans bois, sans eau,
sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage ; il se plut à y tyranniser
la nature, à la dompter à force d’art et de trésors. Il n’y avait là qu’un très
misérable cabaret ; il y bâtit une ville entière212. »
Que manque-t-il à ce jugement, sinon d’être
conséquent, pour être le plus bel éloge des travaux de Versailles ? Louis XIV
« abandonna Saint-Germain » : qu’avait-il à faire pour une ville toute faite et
s’entretenant par elle-même ? « Il choisit le plus triste et le plus ingrat de
tous les lieux » :
où donc les embellissements étaient-ils plus nécessaires ?
« Sans bois » : il en fit planter, qui font de Versailles un des plus beaux lieux du
monde. « Sans eau » : il en fit venir par-dessus les montagnes, en suscitant les
inventions de la science. « Sans terre » : il répandit la terre et la végétation sur ce
sable mouvant et sur ces marécages. « Il se plut à y tyranniser la nature »
:
où donc est la beauté du travail de l’homme, si ce n’est dans sa lutte avec la
nature ? « Il fit une ville entière où il n’y avait qu’un cabaret » :
mais c’est là le génie même : faire quelque chose de rien. Racine y voyait toute
l’invention dans la tragédie213. Où la
nature a tout fait, faut-il que l’art vienne étaler son impuissance à l’embellir ?
Marly réunissait la plupart des beautés naturelles qui manquaient à Versailles ; et pourtant le palais et les jardins de Marly ont disparu. La création de Versailles était un acte de roi fondateur ; une ville s’élevait autour du palais. Marly fut bâti quand Louis XIV était fatigué de la foule, peut-être las du beau, et qu’on parlait déjà de la difficulté de l’amuser. Enfermer dans l’étroite anfractuosité d’une colline une immense construction solitaire, ce n’était plus une pensée du grand roi, mais un caprice de l’homme. Aussi un excellent air, des bois magnifiques tout alentour, la même vue que des hauteurs de Saint-Germain, avec l’avantage d’une colline plus douce et plus accessible, d’où l’on peut suivre de l’œil les charmantes sinuosités de la Seine, tant de beautés ne sauvèrent pas Marly de la destruction qui a épargné Versailles.
C’est donc à Versailles qu’il faut aller chercher l’image du génie et de la personne de Louis XIV. C’est là qu’on y sent, pour ainsi dire, sa présence et qu’on y respire sa grandeur. Le palais y a la grande mine de l’hôte. La justesse de ses pensées reluit dans ces belles proportions ; sa faculté d’emprunter à autrui sans gêne paraît dans ces libres imitations de l’art antique ; son goût est marqué dans la beauté de l’exécution. La majesté royale remplit ces vastes galeries, et il semble que l’impression s’en fasse encore sentir dans celles des parties de ce prodigieux édifice qu’il n’a pas été nécessaire de transformer pour les conserver. Que dirai-je des jardins, dont le dessin est si grand, qu’en même temps que les sens y sont flattés par toutes les commodités de la promenade, la majesté du lieu y tient sans cesse l’esprit occupé de l’idée du beau, dont l’étendue est si vaste, qu’à côté de ces immenses allées, où il peut y avoir foule sans entassement, il est, pour ceux qui n’aiment pas la foule, des solitudes secrètes et salubres ? Ce lieu sans air est inondé d’air ; les yeux ne rencontrent que des bois et des eaux dans ce lieu sans eau et sans bois ; le soleil se couche chaque soir au bout de la nappe d’eau lointaine qui termine ce lieu sans vue. Où trouver plus de plaisirs pour les yeux et plus de sujets pour la pensée, que dans cet horizon tracé de la main du grand roi ?
Cette image de grandeur que Louis XIV a comme imprimée à Versailles, je la reconnais dans tous les écrits qui ont paru sous son règne. Chaque chef-d’œuvre réfléchit tous les traits de l’idéal. L’amour de la vérité, la grandeur dans le naturel, la faculté d’emprunter sans imitation, la perfection du goût, je ne sache pas un écrit durable de cette époque où l’on ne trouve toutes ces qualités appropriées au sujet.
Est-il besoin de faire une réserve, et de dire que, pour donner tout à Louis XIV, je
n’ôte rien à personne ? Sans doute les écrivains de son temps avaient naturellement tous
ces dons, par la même faveur du ciel qui donnait à la France un grand gouvernement et un
grand roi. Qu’on aille plus loin encore, pour ne rien diminuer de leur gloire ; qu’on
réduise l’influence de Louis XIV à des ressemblances heureuses entre ses contemporains
et lui. Écrivains et roi, je le veux bien, se sont simplement entendus : le roi n’a pas
eu à diriger, ni les écrivains à suivre. Mais, à moins de nier le caractère le plus
saillant de la société au dix-septième siècle, c’est-à-dire l’ascendant du roi sur la
nation, il faudra bien reconnaître que les écrivains ont dû rechercher les qualités qui
se recommandaient de l’exemple de Louis XIV, et se défendre des défauts qui choquaient
son goût. La Bruyère l’a dit, dans une réflexion sur ce goût de comparaison qu’ont les
princes, sans autre science ni autre règle : « Tout ce qui s’éloigne trop de
Lulli, de Racine et de Lebrun est condamné214. »
Ne serait-ce pas une assez
belle part pour Louis XIV, dans les pompeuses merveilles de son
siècle, d’avoir tenu en disgrâce tout ce qui s’éloignait de l’excellent ?
Au surplus, que ne s’en rapporte-t-on aux écrivains eux-mêmes, à titre d’esprits justes et d’honnêtes gens ? J’en crois La Fontaine, quand il dit :
Vous savez conquérir les Etats et les hommes ;Jupiter prend de vous des leçons de grandeur,Et nul des rois passés, ni du siècle où nous sommes,N’a su si bien gagner l’esprit avec le cœur…Vos moindres volontés sont autant de décrets,Vos regards sont autant d’arrêts215 .
J’en crois ces vers si nobles et si éloquents de Boileau :
… Ma muse, occupée à cet unique emploi,Ne regarde, n’entend, ne connaît plus que toi.Tu le sais bien pourtant, cette ardeur empresséeN’est point en moi l’effet d’une âme intéressée.Avant que tes bienfaits courussent me chercher,Mon zèle impatient ne se pouvait cacher ;Je n’admirais que toi. Le plaisir de le direVint m’apprendre à louer au sein de la satire216 .
J’en crois Bossuet, s’écriant du haut de la chaire, après un éloge du roi à peine monté
sur le trône : « Je ne brigue point de faveur, je ne fais point ma cour dans la
chaire, à Dieu ne plaise ! Je suis Français et chrétien ; je sens, je sens le bonheur
public, et je décharge mon cœur devant Dieu217. »
Cette admiration
universelle des lettres pour Louis XIV n’est pas une conspiration de flatterie, mais
l’impression forte que de grands écrivains recevaient des qualités du roi et de la
grandeur de la France, depuis que sous ce roi, comme dit encore Bossuet, elle avait
appris à se connaître218.
Louis XIV exerça une autre sorte d’influence, la plus directe et la plus puissante, par ses rapports personnels avec les écrivains. Ses libéralités discrètes et proportionnées contribuèrent à la fortune de quelques-uns, et furent toute la fortune de quelques autres. Il n’en combla aucun ; c’eût été faveur excessive et caprice. Certains de ses prédécesseurs en avaient donné des exemples qui n’ont pas tourné à leur louange, les dons ayant été trop souvent au-dessus des mérites. Mais aucun homme de lettres n’eut à arracher de lui, par des importunités ou par des flatteries affamées, des grâces précaires et embarrassantes. Louis XIV fixa la condition des gens de lettres : il les honora dans sa faveur, il les respecta dans ses bienfaits. S’il ne trouva pas bon qu’ils s’occupassent des affaires de l’Etat, ce fut moins jalousie de son pouvoir ou impatience de la critique, que par une juste idée du rôle de l’écrivain. La tâche de gouverner était la sienne, et, eût-il été d’humeur à la partager, il ne pouvait pas lui venir à l’idée de la partager avec des poètes. Mais nul écrivain n’eut à immoler aux défauts du roi, ou à taire, pour faire sa cour, aucune vérité de l’ordre moral, ni à entretenir la protection royale par des redevances régulières d’adulation. Depuis l’exemple donné par Louis XIV, il n’y a eu que deux conditions honorables pour les écrivains : ou cette dépendance à l’égard du roi, par des libéralités régulières et méritées ; ou l’indépendance absolue, par la faveur du public qui enrichit l’écrivain, et par des lois justes qui l’appellent aux premiers rangs dans l’Etat.
§ III. Sur quels genres s’est fait sentir plus particulièrement l’influence personnelle de louis xiv.
Voilà ce qu’a fait Louis XIV pour la condition des écrivains : voici ce qu’il a fait pour les écrits.
Son influence s’est marquée plus particulièrement sur trois genres, le poème dramatique, la satire littéraire et l’éloquence religieuse. Le théâtre surtout et la chaire se sont ressentis de sa fréquente présence : le théâtre, pendant la plus glorieuse époque de son règne ; la chaire, depuis la fin de son âge mûr jusqu’à sa mort, après avoir été un goût sérieux dans ses plus belles années.
Le théâtre n’eut pendant longtemps qu’un idéal, dont les traits sont répandus dans tous les poèmes dramatiques d’alors : c’est Louis XIV jeune homme ; c’est cette puissance si facilement portée, tant de gloire en si peu de temps, ses passions mêmes, qui tiraient je ne sais quelle grandeur de sa jeunesse, de la beauté de sa personne, de l’éclat de ses victoires, de la dignité royale jamais oubliée, de tous les devoirs de bienséance et d’affection sérieuse gardés envers la reine, non pour atténuer de graves torts par des égards, mais parce qu’il savait se gouverner dans l’entraînement. L’impression qu’en avait reçue Quinault lui inspira et fit réussir ces pièces, plus doucereuses que passionnées, qui donnaient tant de dépit à Corneille vieillissant. Les sujets applaudissaient à ces agréables peintures du roi. On s’intéressait, faut-il le dire ? à ses amours, à cause de la décence qui en écartait le mépris, et parce qu’on le savait d’ailleurs appliqué aux soins de l’Etat, exact au travail qui lui était si nouveau, et capable, quand il le fallait, de se rendre maître de sa passion.
Je devrais avoir du scrupule à rechercher comment le théâtre a tiré des beautés durables d’actes que réprouve justement la morale même la plus mondaine. Mais le même attrait qui intéressait les contemporains aux fautes domestiques de Louis XIV me porte, comme malgré moi, à toucher un point si délicat et à examiner par quelles circonstances l’art ni la morale dramatiques n’ont souffert de la faveur accordée à un mauvais exemple.
Un mot expressif de Saint-Simon, si fertile, comme on sait, en mots de ce genre, et qui
n’est suspect ni d’indulgence pour Louis XIV, ni de complaisance pour ses amours, me met
sur la voie. Parlant de la jeunesse du roi, comprimée par Mazarin, sous le joug duquel
il commençait à pointer, ce prince, dit-il, sentit
l’amour. Ce ne fut donc pas seulement ardeur du sang ; Louis XIV aima
sérieusement, jusqu’au sacrifice. Il connut cette passion qui développe le cœur, et qui
tire l’homme de lui-même par la séduction du plus grand amour de soi. Quand il fallut
rompre avec la nièce du cardinal Mazarin, Marie Mancini, il faisait pitié à la reine sa
mère, par la profonde tristesse où l’avait jeté, disait celle-ci, la perte de ce qu’il
aimait. Mais, ajoutait-elle, il était « tendre et raisonnable tout ensemble » ; il
trouva des forces dans sa raison, dans son bon naturel, « dans une âme à qui Dieu
avait donné toute l’élévation nécessaire à un grand roi219. »
Mme de la Fayette, dont la réserve à peine
obligeante sur Louis XIV trahit l’âme de quelques frondeurs plus résignés que
réconciliés, rend le même témoignage de la tendresse extraordinaire du
roi220. Le sérieux et la profondeur de ses passions adoucirent les
jugements qui furent portés sur ses désordres, où d’ailleurs ne parut jamais l’odieux du
pouvoir absolu, et où le roi ne prit que ce qu’on offrait à l’homme : témoin la
Vallière, qui mourut pour le monde le jour où elle cessa d’être aimée.
Quand la politique maria Louis XIV avec une princesse qui ne sut jamais parfaitement la langue de son époux et de ses enfants, le cœur du jeune roi était encore tout frémissant d’un premier amour qu’il avait dû vaincre. Le goût du devoir, une affection d’estime pour la reine, ne le défendirent pas des tentations de la jeunesse et de la toute-puissance. Il aima de nouveau, et il succomba. Une certaine faveur de l’opinion encouragea cette faute, et, dans la facilité des mœurs d’alors, il ne se trouva personne pour s’indigner qu’un prince jeune, charmant, adoré, après avoir accepté, pour le bien de l’Etat, la contrainte d’un mariage politique, eût cédé à une passion sérieuse, en gardant à la reine les égards et la bonté, et en ne négligeant aucun des devoirs du roi. Les lettres, qui sont pleines de condescendance pour tout ce qui est de l’homme, et surtout pour les faiblesses des grandes âmes exprimèrent, sous mille formes cette faveur de l’opinion. A aucune époque l’amour n’a été mieux peint, ni sous des traits plus nobles et plus touchants. On en avait pris l’image dans Louis XIV lui-même, chez qui l’amour était à la fois passionné et réglé, outre cette décence qui avait le mérite d’un sacrifice à la pudeur publique. Tous les héros du théâtre d’alors sont tels qu’Anne d’Autriche représente son fils, « tendres et raisonnables. » Ceux-là seuls intéresseront toujours l’esprit humain. L’amour n’est touchant que dans les grands cœurs, parce qu’il s’y trouve accompagné de la raison qui le rend naturel en lui ôtant tout air d’imitation, et honnête en le subordonnant au devoir ou en l’y sacrifiant.
Ces remords même, dont Boileau veut que l’amour soit combattu au théâtre, pour que la
peinture en soit plus pathétique221, n’ont pas été inconnus à Louis XIV. Dans sa
passion pour Mme de la Vallière, et plus tard pour Mme de Montespan, le devoir se fit sentir bien longtemps avant la satiété, et
troubla le passé par des regrets, le présent par des scrupules douloureux. Le roi, pour
se guérir de ce dernier amour, demanda l’aide de Bossuet, et il souffrit ces conseils
sévères qui lui montraient dans les malheurs du royaume le châtiment des fautes du roi.
Telle était encore la violence de sa passion, que le grand évêque ne lui enjoint pas, au
nom du devoir chrétien, d’en triompher en un instant : « Ce serait, écrivait-il
au roi, vous demander l’impossible. »
Il l’invite seulement à « tâcher de la
diminuer un peu ; à craindre de l’entretenir. » Mais, dans une autre lettre écrite plus
tard, « avec une indépendance absolue, aussi bien qu’avec un zèle et une ardeur
extrêmes »
, il l’en pressait au nom des peuples souffrants. En lui prescrivant
comme l’unique remède des maux publics « la résolution de changer dans sa vie ce
qui déplaisait à Dieu »
, Bossuet le rendait responsable de ces maux222. A la vérité, c’est par le commandement même du roi que Bossuet lui tenait
ce sévère langage : mais n’était-ce pas l’effet d’un secret mécontentement de soi-même
que de commander à la voix la plus libre alors, à la voix de l’évêque, de lui parler de
ses fautes ? Croit-on que l’homme le plus obéi et le plus flatté qui fût au monde ne
sentît pas, sans quelque humiliation, le reproche sous la déférence, et la condamnation
dans le conseil même de se corriger ?
Ce sérieux de la passion, cette violence, ces combats qui agitèrent le cœur de Louis XIV, le théâtre d’alors en est l’image fidèle. Là aussi l’amour est sérieux : il est violent, il est combattu. Dans les pièces où le devoir succombe, l’amour est à la fois malheureux et criminel ; dans celles où le devoir l’emporte, l’amour est encore malheureux, quoiqu’il soit innocent. Toujours profond et noble, on ne le confondit point avec ce désordre grossier de l’imagination et des sens, qui usurpe son nom et prétend vainement à l’intérêt qu’il inspire ; toujours combattu, souvent sacrifié au devoir, Louis XIV n’en put regarder la peinture comme une flatterie adressée à ses fautes, ni le public garder des doutes dangereux sur les suites toujours funestes d’un amour illégitime.
§ IV. De ce que doit la comédie à Louis XIV.
Que ne doit pas la comédie à Louis XIV ? Il lui fournit La société même qui devait lui servir de matière ; il lui indiqua ses originaux, et la protégea contre leurs cabales ; il fit amitié avec elle dans la personne du grand poète qui la personnifie. Molière.
Avant Louis XIV, l’état de la société n’était guère propice à la comédie. Les circonstances avaient exagéré tous les caractères. Les troubles civils, en faisant peser sur tout le monde la nécessité d’attaquer ou de se défendre, avaient jeté, pour ainsi dire, chacun hors de sa mesure et de sa vérité. L’esprit de faction empêchait le développement de l’esprit de société, lequel est l’âme de la comédie. Un autre mal, non moins profond, affligeait la France. L’imitation des mœurs étrangères, cette tyrannie secrète qui s’insinue dans une nation sous la forme d’une mode, y avait altéré insensiblement les caractères et les esprits. Tout, à cette époque, jusqu’à l’héroïsme, portait la livrée espagnole. Ainsi, d’une part, point d’esprit de société à cause de l’état de guerre, qui rendait toutes les situations précaires et isolait toutes les classes ; de l’autre, une grave altération du caractère national, fruit de la longue intervention de l’Espagne dans nos affaires, tel est le double trait qui caractérise la société française pendant la minorité de Louis XIV.
Cet état s’est peint dans un genre de poème dramatique qui n’a jamais pu prendre racine dans notre pays, la tragi-comédie, si populaire en Espagne. Presque tous les ouvrages de théâtre, à cette époque, en affectaient la forme. Il y eut un jour où, à l’exemple de la société qui cherchait à se dégager de l’état de faction, la comédie rompit cette union forcée avec la tragédie, et Corneille essaya de la produire seule sur la scène où il avait fait jouer Polyeucte. Mais la société d’alors n’offrant au poète, au lieu de ridicules, que des passions violentes, au lieu de caractères, que des emportements, il alla prendre au théâtre espagnol des travers imaginaires et des caractères de convention. Tel fut le Menteur, ce premier crayon de la comédie qui devait révéler à Molière son génie. Molière lui-même, dans ses premières pièces, n’alla guère plus loin. Beaucoup d’esprit sur des incidents imités du théâtre italien, qui les avait imités du théâtre antique ; des amants dans la dépendance de valets de fantaisie ; un dialogue dont la gaieté vient d’un certain feu d’esprit, et non de ridicules vivement présentés, voilà la comédie qui a précédé l’École des femmes, voilà Molière avant l’avènement de Louis XIV, et quoiqu’il eût passé l’âge où Corneille avait fait le Cid et les Horaces. Le grand peintre attendait ses originaux ; la comédie attendait une société.
Le gouvernement de Louis XIV y pourvut. En détruisant l’esprit de faction, il fit rentrer chacun dans ses limites. Les caractères que les troubles civils avaient exaltés ou comprimés, se calmaient ou se développaient librement dans l’ordre et dans la paix. Toutes les passions avaient été longtemps subordonnées à deux principales, l’ambition du pouvoir et la peur, ces deux mobiles de l’homme dans les temps de troubles. C’est trop peu dire ; ces deux passions avaient régné seules. Sous le nouveau gouvernement, l’ambition du pouvoir perdit toutes chances, et la peur disparut ; dès lors toutes les passions qui en avaient subi le joug retrouvèrent, avec leur liberté, leur physionomie, et l’on vit autre chose que des ambitieux et des poltrons. Les crimes, si communs dans les temps de faction, firent place aux vices, qui sont de tous les temps, aux travers, encore plus universels que les vices, et qui sont la vraie matière de la comédie. Enfin, le cœur humain, où Molière allait lire si avant, s’étendit, pour ainsi dire, et ◀devint▶ plus profond et plus libre, par l’effet d’un changement qui, en délivrant chaque particulier du poids des préoccupations publiques, le rendait tout entier à lui-même, et le livrait, dans tout son naturel, aux regards de l’observateur.
Deux circonstances contribuèrent surtout à faire naître l’esprit de société : ce fut le mélange des classes et le commerce des femmes.
Avant Louis XIV, l’intervalle qui séparait la noblesse de la bourgeoisie s’était agrandi de tout le terrain que la noblesse avait empiété sur le roi. Il en était résulté des distinctions très tranchées entre les deux classes, et, par l’effet de l’imitation, d’autres distinctions non moins marquées, dans chaque classe, entre les rangs et les professions. La grandeur et l’ascendant de Louis XIV, en abaissant la noblesse, la firent reculer sur les rangs de la bourgeoisie, que, dans le même temps, il élevait vers lui par d’habiles choix pour toutes les grandes charges de l’Etat. Le rapprochement de ces deux parties de la nation fit disparaître les plus choquantes des distinctions qui les tenaient isolées, et, de proche en proche, toutes les distinctions particulières entre les rangs et les professions. L’esprit de société se forma de ce rapprochement des deux classes, et du mélange des deux esprits propres à chacune.
Le commerce des femmes y mit le charme qui lui est propre. Rien ne fut plus efficace
pour rendre les esprits agréables, les mœurs polies, le langage civil et délicat. La
place de plus en plus grande que prirent les femmes dans la société, les bons effets qui
en résultèrent, sont l’ouvrage personnel de Louis XIV. Ce fut une émulation entre les
citoyens d’imiter la recherche de politesse du roi envers les femmes, cette déférence
charmante qui dans le sexe ne distinguait pas le rang, et « qui lui faisait
soulever son chapeau, dit Saint-Simon, devant la moindre coiffe qui passait, je dis
aux femmes de chambre, et qu’il connaissait pour telles. »
Les gens de lettres
quittèrent le cabaret pour les compagnies. Le seul inconvénient de ce changement, l’abus
du bel esprit, ne gâtait que les esprits médiocres ; les esprits distingués en
◀devenaient▶ plus délicats.
Enfin, sous le règne d’un prince dont le premier acte politique avait été de faire reconnaître par l’Espagne la préséance de l’ambassadeur français sur l’ambassadeur espagnol à Rome, l’imitation, étrangère disparut. L’esprit français fit comme le roi ; il revendiqua enfin son droit de préséance, en France, sur l’esprit espagnol. La langue espagnole, si longtemps familière à tous les esprits cultivés, une politique malheureuse l’avait introduite en France ; une grande politique l’en bannit. Ainsi, la société française, considérée soit comme une image des sociétés humaines, soit comme type de la vie civile dans notre nation, était rentrée dans son naturel et sa vérité. On n’y voyait plus rien de forcé ni d’étranger. Le cœur et l’esprit s’y étaient assez développés pour offrir à l’observateur ces traits généraux auxquels l’humanité se reconnaît dans tous les temps. La langue avait toutes les qualités qui font la perfection d’une langue pour le pays qui la parle, et qui en assurent l’universalité au dehors. Tout était donc prêt pour la comédie ; Louis XIV lui avait préparé un théâtre de ses mains. Il faisait poser les originaux devant le peintre.
C’est une anecdote connue et non contestée, que Louis XIV en dénonça quelques-uns à Molière, qui les transporta tout vivants de la cour sur le théâtre, où ils ne se reconnurent pas. Nul n’était plus capable de saisir les travers au passage que le prince qui, selon l’expression fort juste de la Harpe, avait établi une sorte de législation des bienséances. Bienséance ne signifie pas étiquette ; l’étiquette n’est que la forme particulière que les mœurs d’un pays, la vanité, la mode, donnent à certaines relations de cour ou de société. Il faut entendre par bienséance la science de ce qui sied, la raison dans les relations de la vie civile. Louis XIV se mit du côté de Molière contre tous ceux qui n’avaient pas cette science, ou qui ne se réglaient pas sur cette raison. Et quand Molière, regardant au-dessus des ridicules, voulut, de sa libre invention, et sans l’indication royale, montrer dans le Tartufe le plus odieux de tous les vices, l’hypocrisie religieuse, exploitant le plus commun des travers, la crédulité, Louis XIV protégea le poète et la pièce, et le plus religieux des rois consacra cette éternelle leçon donnée au genre humain sur l’abus qu’on peut faire de la religion.
En dépit de la critique, qui en a justement contesté l’authenticité, l’anecdote de
Louis XIV, faisant asseoir Molière à sa table, et lui servant une aile de son
« en cas de nuit223 »
, trouve encore et trouvera
longtemps créance dans notre pays224. C’est une de ces anecdotes
qui, par la facilité avec laquelle une nation les accepte et s’obstine à y avoir foi,
acquièrent tout au moins la valeur morale de croyances populaires. Pourquoi tient-on à
croire que Louis XIV a fait asseoir Molière à sa table, et l’a servi lui-même ? C’est
qu’on ne doute pas que ce grand prince ne fût capable de se mettre au-dessus de
l’étiquette royale pour honorer un poète tel que Molière. Ces traditions sans origine
connue, qui se transmettent de livre en livre, forment, à côté de l’histoire
authentique, une sorte d’histoire légendaire qui l’explique et la confirme.
Le roi prit toujours la défense du poète contre la cour, où tous les ridicules attaqués par Molière trouvaient protection. Le duc de la Feuillade avait cru se reconnaître dans la Critique de l’École des femmes ; il s’en était vengé en déchirant avec les boutons de son habit le noble visage de Molière, qui se baissait pour le saluer. Quelques paroles sévères de Louis XIV vengèrent le poète de la brutalité du grand seigneur. Le roi tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, deux mois après la requête de Montfleury, qui l’accusait d’avoir épousé sa propre fille. L’honnête homme dans le roi avait protégé le Tartufe ; l’homme de goût releva le Bourgeois gentilhomme, accablé à la première représentation par la froideur des courtisans, et, plus tard, les Femmes savantes, qui avaient si fort blessé tout ce qui restait de bel esprit dans ce siècle du naturel et du grand goût.
Quand le roi hésitait sur une pièce, qu’il n’en avait rien dit à son souper, tout
aussitôt on s’échappait en mille critiques contre Molière. Les originaux trouvaient les
copies détestables ; on espérait accabler Molière sous le mécontentement du roi ; le
grand poète lui-même était dans l’angoisse. Mais, à la seconde représentation, quelques
paroles charmantes du roi dissipaient la cabale, et, comme dit Grimarest, faisaient
reprendre haleine au poète225. Celles-ci sont à citer pour la bonté et le grand sens :
« Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation226, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été
représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus
diverti, et votre pièce est excellente. »
Ainsi jugeait Louis XIV, toujours de
sens rassis, jamais sur une première impression. Pour les Femmes
savantes, s’il ne dit pas tout d’abord à Molière que sa pièce était très bonne,
« c’est qu’il avait dans l’esprit autre chose qui l’avait empêché de l’observer
à la première représentation. »
Une approbation qui se faisait ainsi attendre
n’en était que plus précieuse ; outre l’autorité d’un jugement porté avec réflexion,
elle vengeait le poète du plaisir que s’étaient fait à l’avance les Trissotins et les
Bélises de le voir désapprouvé.
Il n’est pas jusqu’au théâtre où Molière représentait ses pièces qu’il ne dût à la libéralité du roi. La première fois que Molière et sa troupe jouèrent devant la cour la tragédie de Nicomède, ce fut sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. Il leur donna ensuite le théâtre Bourbon. Enfin, il les attacha tout à fait à son service, avec une pension pour la troupe et
une pension pour Molière. L’époque où Molière reçut cette nouvelle faveur en relève le prix. C’était au fort des réclamations qu’avait excitées le Festin de Pierre, et en dépit d’un libelle, imprimé avec permission du lieutenant de police, dont l’auteur menaçait le royaume du déluge, de la peste et de la famine, si la sagesse du roi ne mettait un frein à l’impiété de Molière. L’auteur de ce libelle, le sieur de Rochemont, n’était-il pas Tartufe lui-même, prévoyant de loin à qui il allait avoir affaire, et essayant d’étouffer la voix qui, deux ans plus tard, le dénonça au genre humain227 ?
Voilà ce que fit Louis XIV pour la comédie ; car Molière, c’est la comédie. Il lui
donna protection, pensions, appui, contre ses originaux ; il lui donna l’hospitalité
dans son palais ; il le fit de sa suite et de sa cour ; enfin, il lui apprêta une
société à la vue de laquelle Molière pouvait s’écrier : « Je n’ai plus que faire
d’étudier Plante et Térence, et d’éplucher les fragments de Ménandre : je n’ai qu’à
étudier le monde. »
§ V. De ce que la tragédie doit à Louis XIV.
La tragédie est moins redevable à Louis XIV que la comédie. Corneille n’en avait rien laissé à créer. La société doit tout fournir à la comédie, événements, caractères, langue. La tragédie, qui emprunte ses personnages aux traditions héroïques ou à l’histoire, peut naître et fleurir même aux époques d’agitation politique. Ce qui reste d’âpreté dans les mœurs civiles, et de violence dans le gouvernement, n’y nuit pas à certains égards ; elle en tire des lumières pour éclairer les passions fortes et les situations violentes, où elle va chercher ses principales beautés. C’est ce qu’avait fait Corneille. Les traditions de l’Espagne du moyen âge lui avaient donné le Cid ; il trouva dans l’histoire romaine Horace, Cinna, Polyeucte. L’état de la société française à cette époque, presque autant que le tour de son génie, lui avait donné le goût des sujets héroïques et lui fournissait des ressemblances pour les comprendre et les traiter. Les caractères avaient conservé quelques restes de l’énergie farouche des guerres civiles ; cette grandeur un peu forcée qui marque le théâtre de Corneille avait des types vivants à l’époque où il écrivait. Le mépris de la vie, quand elle est en balance avec le devoir, la passion ou seulement quelque bien d’opinion, est le fond des mœurs de cette époque. C’est aussi la source du sublime dans Corneille. Cet excès même de grandeur qui y pousse toute vertu à l’héroïsme, tout vice au crime, ne vient que d’une ressemblance trop fidèle avec un temps où l’imitation étrangère avait donné un air de mode même à la vertu. Nous devions à l’Espagne l’exagération qui ôte au grand le naturel par lequel il se distingue du grandiose.
C’était un des fruits de cette intervention étrangère, que je charge de tous nos défauts d’alors, et qui ajoutait à la dépendance politique la servitude littéraire.
Mais si la tragédie n’était plus à créer après Corneille, il restait, comme on l’a vu228, à la perfectionner, à en donner un type plus pur, plus varié, plus complet. Il restait à développer la plus touchante des passions, l’amour, soit qu’il s’assujettisse la raison et triomphe du devoir229; soit que, dans sa lutte avec l’une et l’autre, il s’autorise de la fatalité ou essaye du crime pour leur résister230 ; soit que, chaste et innocent, l’issue d’événements plus forts que lui le rende heureux ou malheureux231. Il restait à créer des rôles de femmes pour personnifier tous ces aspects et toutes ces nuances de l’amour. C’est de ce côté-là surtout que le domaine de la tragédie devait s’étendre, et que des créations nouvelles étaient possibles après Corneille. Il fallait aussi rapprocher du réel les types de la tragédie, tempérer la grandeur par ce quelque chose d’humain que Curiace se félicite d’avoir conservé, et par le naturel qui en est le signe le plus expressif. Ce devait être l’œuvre de Racine. On sent combien l’influence de Louis XIV l’y aida. Dans la part que le poète a faite à la passion de l’amour, dans ces créations de rôles de femmes, on reconnaît la séduction des exemples du roi ; dans les héros du poète, chez qui la grandeur est toujours accompagnée du naturel, on reconnaît la personne même de Louis XIV.
Louis XIV est dans presque toutes les pièces de Racine « invisible et présent » par ses
beaux côtés, est-il besoin de le dire ? Pour ses faiblesses, elles n’y trouvent pas à
revendiquer un seul vers à leur excuse. Loin que le roi y soit flatté dans ses fautes,
il put voir avant tout le monde des conseils directs dans certains passages, où
l’allusion devait être d’autant plus efficace qu’elle était plus discrète. Le beau
passage de Britannicus, « où la fureur de Néron à monter sur le
théâtre est si bien attaquée, dit Boileau, avertit Louis XIV qu’il ne pouvait plus
figurer décemment dans un ballet232. »
Il est vrai qu’à ce témoignage
de Boileau on oppose ce fait qui est exact, que trois mois après la première
représentation de Britannicus, Molière destinait au roi les rôles de
Neptune et d’Apollon dans les Amans magnifiques. La pièce fut en effet
donnée ; mais le roi n’y joua point. C’est assez pour que Boileau ait raison. Et s’il
n’est pas impossible que Louis XIV eût gardé jusqu’au temps de
Britannicus quelque envie de figurer encore dans les ballets, pourquoi
ne pas faire honneur aux vers de Racine de la résolution qui l’y fit renoncer ?
Quant aux allusions d’Esther, ceux-là sans doute se trompaient, qui
voulurent reconnaître dans « l’altière Vasty » Mme de Montespan ;
Louvois dans Aman ; dans Assuérus signant, par trop de crédulité, l’édit de persécution
contre les Juifs, Louis XIV révoquant l’édit de Nantes233. Mais Mme de Sévigné ne se trompait pas lorsque, se ravisant sur Esther,
qu’elle s’était d’abord défendue d’admirer, elle y trouvait « mille choses si
justes, si bien placées, si impartantes à dire à un roi
234. »
Racine ne pensait pas plus à rechercher le succès des
allusions qu’à éviter, de peur que le public ou le roi n’y vissent des allusions, les
vérités de son sujet et les vérités du cœur humain.
Des deux grands poètes dramatiques de ce temps, le plus touché de l’influence de Louis XIV, et, pour ainsi dire, le plus marqué de son empreinte, c’est Racine. Né un an seulement avant le roi, doué comme lui des plus rares qualités du corps et de l’esprit, ayant aussi ce grand air et cette majesté naturelle dont parle Saint-Simon, une sorte de fraternité rapproche le poète et le roi. L’œil fixé sur les destinées du roi, et comme dans la contemplation de cet idéal, Racine semble suivre dans son théâtre la vie de Louis XIV. Il fait pour la première époque des pièces toutes pleines d’amour : c’était le temps de la gloire sans revers, des amours qu’excusaient, aux yeux indulgents des contemporains, la jeunesse du prince, la froideur d’un mariage politique, le sérieux de la passion toujours conciliée avec les devoirs de la royauté. Puis, après douze ans de silence, c’est à la prière de la personne la plus chère au roi, c’est pour le roi lui-même tournant à la piété sévère, qu’il écrit Esther et Athalie. Il est à la fois le poète des années brillantes et le poète des années de retour.
Il y eut même, entre la vie de Racine et celle de Louis XIV, cette analogie touchante, que Racine, comme Louis XIV, eut son époque de passion pour la gloire235, d’orgueil de la vie, et son époque de retour chrétien et d’austères pratiques dans l’obscurité de la vie de famille. Seulement Racine coupa court à la jeunesse avant qu’elle fût écoulée ; et c’est ce même cœur, d’où Phèdre venait de sortir, qu’il voulut un jour éteindre dans un cloître de chartreux. Un prêtre de sa paroisse, auquel il s’en était ouvert, l’en détourna ; il lui persuada de rester dans le monde, et de s’y marier à une personne pieuse. Catherine de Romanet fut la madame de Maintenon de Racine. Depuis lors, il vécut tout aux soins de ses enfants et à Dieu, qu’il aima, dit Mme de Sévigné, comme il avait aimé ses maîtresses. Mot charmant, qui fait sentir si vivement la beauté de son sacrifice.
On ne peut pas donner le nom d’amitié aux rapports qui unirent Racine et Louis XIV. Ce n’est pas que le roi fût au-dessus ou le poète au-dessous du nom et de la chose ; mais le goût personnel ne pouvait pas être plus fort que les rangs et les mœurs. Telle était pourtant la force de ce lien, surtout du côté du poète, que le jour où il parut se rompre, la piété même n’en put consoler Racine. Le faire mourir du malheur d’avoir déplu, comme un de ces courtisans qui n’existent que par la faveur, et pour qui la disgrâce est le néant, c’est calomnier sa mort. Mais qu’il ait fait, comme dit son fils236, trop de réflexions sur son changement à la cour, lui qui se peint comme « un homme passant sa vie à penser au roi, à s’informer des grandes actions du roi ; lui à qui Dieu, dit-il, avait fait la grâce de ne rougir jamais ni du roi ni de l’Évangile237 » que le chagrin qu’il en ressentit ait aggravé une maladie qui, plus tard, l’eût sans doute emporté, même au milieu de tous les sujets de contentement ; c’est ce qu’on peut admettre sans faire tort à Racine. Entre deux personnages qu’unissaient, dans une prodigieuse inégalité extérieure, tant de rapports d’âge, de figure, d’esprit, quand l’accord vint à être troublé, ce fut au plus petit et au plus sensible à en porter la peine.
Au temps où nous vivons, dans une société qui, entre autres dépendances, a peut-être secoué la déférence et le respect, il nous est aisé de railler cet excès de sensibilité dans un si grand homme. Mais prenons garde qu’il vivait à une époque où les plus grands voyaient au-dessus de leurs têtes un plus grand qu’eux, et où l’idée qu’on avait de la royauté mettait hors de toute mesure la personne royale. La disgrâce du roi était insupportable aux plus fermes caractères. On perdait, avec sa faveur, sa place dans une société où chacun tenait son rang du prince ; on perdait sa fonction dans l’Etat, et, pour ainsi dire, sa raison d’être. Pour Racine en particulier, le seul soupçon d’un refroidissement du roi dut être un malheur. C’était plus que la brouille de deux amis, c’était une rupture entre le poète et son idéal. S’il était quelqu’un parmi nous qui, après avoir « passé sa vie à penser » à une personne illustre, « à s’informer de ses grandes actions », eût tout à coup perdu ses bonnes grâces, je lui demanderais, comme au seul bon juge, si la douleur de Racine a été indigne de lui238.
Telle fut l’influence de Louis XIV sur l’art dramatique au dix-septième siècle. Molière a peint la société telle que Louis XIV l’avait faite ; Racine a peint Louis XIV lui-même.
Pourquoi ces peintures sont-elles durables ?
C’est, pour la comédie, qu’à ce moment unique la société française réunissait tous les grands traits de toute société civilisée, tous les rapports des caractères, toutes les diversités des esprits, toutes les physionomies : c’est, pour la tragédie, que le personnage héroïque qui lui servait d’idéal réunissait les principaux traits des hommes à qui Dieu a donné l’empire sur les autres. Voilà pourquoi les peintures de Molière et de Racine seront toujours vraies, non seulement pour notre nation, mais pour tous les esprits cultivés de toutes les nations.
Une circonstance propre à la comédie du dix-septième siècle en explique la durée et la popularité sans vicissitudes dans notre pays. A aucune époque notre société n’a offert une image plus parfaite de l’esprit français. On a vu comment Louis XIV, en abattant les distinctions, en tirant du peuple des ministres, des généraux, des têtes pour le commandement, avait créé une sorte d’égalité en présence de sa grandeur personnelle et de sa gloire. Les classes, en se mêlant ainsi, ne perdirent aucun de ces traits propres à chacune, dont l’ensemble forme la physionomie française. Mais toutes furent débarrassées de ce qui les tenait à l’écart les unes des autres, celles-ci de privilèges stériles, celles-là d’indignités insurmontables ; en sorte qu’il y eut tout à la fois, dans l’esprit français, du prince sans l’étiquette de cour, du grand seigneur sans la morgue aristocratique, du bourgeois, sans la petitesse bourgeoise, du peuple sans la trivialité de la populace. C’est ce je ne sais quoi de grand, de hardi, de judicieux, de naïf, qui respire dans le théâtre de Molière. J’ignore quels changements le temps amènera dans la société française ; mais, dût-on voir s’effacer de plus en plus les distinctions qui y séparent, non plus les classes, mais les conditions, l’esprit français, tel que Molière l’a représenté, sera toujours l’esprit type, l’esprit national, parce que tous les rangs s’y reconnaîtront toujours à ces traits généraux qui les distinguent et les unissent.
Qu’on ne s’effarouche pas de la part que je fais à Louis XIV dans les chefs-d’œuvre du théâtre au dix-septième siècle. On risquerait d’être moins juste que ne l’ont été les auteurs mêmes de ces chefs-d’œuvre. Pour vouloir être plus jaloux qu’eux de leur originalité, il faudrait taxer d’aveuglement ou de flatterie leur admiration pour Louis XIV. Le génie, dans les lettres, ne tire pas moins d’avantage d’un gouvernement qui le comprend et le protège, que ce gouvernement ne tire de gloire des lettres qu’il fait éclore et prospérer. Il y a une fort grande différence pour l’homme de génie, qui vient de naître à la vie de l’esprit, d’ouvrir les yeux au magnifique spectacle d’une nation bien conduite, dont tous les actes sont marqués d’invention, de force et de raison, grande au dedans et grande au dehors ; ou d’avoir à percer les ténèbres d’une société qui se débat dans des luttes tumultueuses où l’action déréglée a forcé et dénaturé tous les caractères. Il est fort différent, surtout pour la comédie, d’avoir à peindre ses personnages au repos, dans le naturel de leurs habitudes, où d’être forcée de les saisir dans quelque mêlée, au passage, dans le flot qui les pousse avec le poète lui-même. Louis XIV n’a fait ni Molière ni Racine, mais il les a mis dans leur naturel et leur vérité. En cherchant dans la gloire de ces grands hommes ce qui leur est venu de Louis XIV, loin de les diminuer, on les fait voir dans leur vrai jour, et l’on explique leur admiration.
§ VI. Ce que la satire littéraire et la poésie didactique doivent à Louis xiv. — Motifs de la constante faveur de Boileau auprès de ce prince.
J’ai parlé, au chapitre sur Boileau, du secours qu’il avait reçu de ses contemporains dans sa lutte contre les méchants poètes et les méchants vers. Rien ne l’aida plus que la protection de Louis XIV.
Le bienfait d’une société reconstituée et au repos, si favorable à la comédie, ne l’était guère moins à la satire littéraire, qui est à sa façon une comédie. Ce bienfait que la France devait à Louis XIV, Boileau en eut sa part comme Molière, avec cette différence qu’avant Louis XIV, et sans Louis XIV, Molière faisant jouer, dès 1659, les Précieuses ridicules, avait commencé l’œuvre de la satire et montré à Boileau où il avait à frapper. La belle satire qui commence par ce vers :
Enseigne-moi, Molière où tu trouves la rime
ne serait-elle pas une première réponse de Boileau à l’appel de Molière239 ?
Mais ce n’était pas assez de discréditer les méchants poètes. Il fallait, dans une œuvre de doctrine, établir au nom de quels principes ils avaient été combattus, faire distinguer au public le rimeur du poète, et lui apprendre ce qu’est le vrai poète, en lui en donnant à voir un de plus. Œuvre nécessaire, surtout dans la nation littéraire par excellence, où, de toutes les grandes affaires, les plus grandes sont celles de l’esprit. Les modèles anciens avaient beaucoup fait sans doute pour l’éducation publique ; mais les meilleurs n’y suffisent pas. Ils éveillent le goût par les comparaisons, ils le détachent peu à peu des mauvais exemples ; les doctrines seules le règlent et le fixent. En nous enseignant à découvrir dans notre propre fonds les raisons des beautés des lettres, elles nous accoutument à remplacer les admirations de surprise par des affections réfléchies, dont le propre est de s’accroître et de s’épurer par la durée.
Ce fut la seconde partie de la tâche de Boileau et le sujet de l’Art poétique. Ce code du goût, comme l’appelèrent les contemporains, eut pour premier effet d’aigrir les inimitiés que Boileau s’était attirées par les satires, et de lui en attirer de nouvelles. Les poètes qu’il avait attaqués, en face et en les nommant, se sentirent de nouveau atteints indirectement par les doctrines de l’Art poétique. Ceux qu’il avait omis ou dédaigné de prendre à partie n’eurent pas de peine à reconnaître qu’ils étaient exclus d’une poétique qui faisait aux appelés des conditions si difficiles. On imagine quelle clameur souleva parmi le petit peuple des rimeurs une législation si dure, et combien, contre des assauts renouvelés, Boileau eut besoin d’appui !
Son auxiliaire le plus efficace, dans cette seconde tâche, comme dans la première, fut Louis XIV. Quand on sut que le roi se faisait lire les satires et goûtait l’Art poétique, l’approbation d’un souverain, à la fois si judicieux et si obéi, donna aux jugements du satirique la force d’arrêts de justice, aux doctrines du législateur littéraire l’autorité de lois de l’Etat. Tout le monde s’y soumit. Peu s’en fallut que les récalcitrants n’eussent l’air de factieux. Telle fut proprement la part de Louis XIV dans l’œuvre de Boileau, sans compter que, pour l’Art poétique en particulier, la pensée en avait pu venir au poète du spectacle de grandeur, d’ordre et de raison, que lui présentait le gouvernement de Louis XIV.
Un spectacle du même genre, dix-sept siècles avant Boileau, avait inspiré à Horace l’idée de donner des règles de goût et de tracer à sa façon, en se jouant plutôt qu’avec la sévérité didactique, le code poétique de son pays. Il y avait vingt ans que Rome et le monde romain jouissaient d’une paix profonde, quand il imagina d’écrire à Auguste la belle épître où il le fait juge d’une question de poésie et d’histoire littéraire240. Vers ce temps-là dans le cadre aimable et libre d’une lettre familière à ses amis les Pisons, il composait son Art poétique à lui. C’est cette communauté de sujet dont on n’a pas manqué de faire une critique au poète français, accusé d’avoir par dénûment d’invention imité le poète latin. On eût été plus juste envers Boileau, et l’on eût mieux servi la cause des lettres, en reconnaissant là une convenance supérieure, et comme une loi de l’histoire des lettres qui, aux deux époques et dans les deux pays, avait suscité, avec des besoins d’esprit et des mœurs littéraires analogues, deux grands poètes pour les observer, les décrire et les régler, et deux grands princes pour protéger les deux poètes.
La faveur dont Louis XIV honora Boileau en s’honorant lui-même, est marquée de ce trait particulier qu’elle s’adressa encore plus à l’homme qu’au poète. Louis XIV eut-il du poète l’idée que s’en font aujourd’hui tous les gens de goût, et l’estima-t-il jamais à son prix ? Au temps des premiers succès des satires, il ne se connaissait guère en poésie, et il l’avouait avec grâce. Plus tard, avec l’aide de Boileau, y ◀devint▶-il compétent ? Je l’ignore ; mais ce qu’on peut affirmer d’un prince si sensé et si bon juge des hommes, c’est qu’il connut tout de suite et apprécia, dans Boileau, la raison supérieure, la sincérité, la droiture de cœur, par lesquelles Boileau est le plus grand parmi de plus grands que lui par le génie. Qui doute que, de son côté, Boileau, dont la majesté royale ne troublait pas le ferme regard, n’ait su voir l’homme sous le souverain, et qu’il n’ait aimé le premier dans un respect profond, mais non timide, pour le second ? Si, par une réserve de situation, qui des deux côtés modérait le penchant, il n’y eut pas là deux amis, du moins il y eut deux hommes qui s’aimèrent, et qui s’aimèrent parce qu’ils se connurent.
Quand Voltaire, parlant de Boileau, a écrit ce vers cruel :
Zoïle de Quinault et flatteur de Louis241,
voulait-il nous persuader que la faveur de Louis XIV avait coûté à Boileau des flatteries indignes de lui ? Singulier flatteur, chez qui l’histoire ne saurait note un vers à l’excuse de ce qu’elle reproche à Louis XIV ! Boileau, — on lui en a rendu la justice, — n’a loué dans ce roi que ce qui est du grand roi. C’est trop peu dire. De peur que Louis XIV ne s’y méprît, il l’avertit qu’il mettrait des conditions à ses louanges. Témoin les beaux vers du Discours au Roi, beaux surtout parce qu’ils « se sentent de la hauteur du cœur » d’où ils sont sortis.
On ne me verra point d’une rime forcée,Même pour te louer déguiser ma pensée,Et quelque grand que soit ton pouvoir souverain,Si mon cœur en ces vers ne parle par ma main,Il n’est espoir de biens, ni raison ni maxime,Qui pût en ta faveur m’arracher une rime242 .
Admis à la cour, et gratifié d’une pension, le voit-on s’évertuer à enchérir sur la louange ? Il en retrancherait plutôt quelque chose, tant il a peur qu’on n’impute son admiration à la reconnaissance et que « son vers discrédité » par les présents du roi en pèse d’un moindre poids dans les jugements de la postérité243. Je ne sais en quel pays ni en quelle histoire on trouverait un second exemple d’un flatteur de roi, touché de scrupules si élevés et si délicats. Assurément ce n’est pas dans la correspondance de Frédéric II et de Voltaire.
Il y a, dans le règne de Louis XIV, une période où l’éloge le plus magnifique pouvait à peine égaler la grandeur des actions. C’est cette suite de guerres heureuses et glorieuses qui se terminaient par la paix de Nimègue, et qui plaçaient en moins de dix ans la France à la tête de l’Europe. Même de nos jours, en dépit du scepticisme historique qui rabaisse toutes les grandeurs et ravale toutes les gloires, il n’est pas un historien qui ne s’émeuve en retraçant cette partie de nos annales, pas un abréviateur dont le style ne s’anime en la résumant Boileau avait donc bien le droit de s’y donner carrière. Il n’en pouvait dire plus que n’en disait la France, il n’en pensait pas plus que n’en pensait l’Europe, partagée entre l’admiration et l’envie. Et si, en louant une gloire si solide, l’excès eût été possible, à qui était-il plus permis qu’à un Français et à un poète !
Et pourtant Boileau n’y est pas tombé. Là même où la vérité de la louange pouvait l’entraîner, où les plus sévères auraient souffert l’exagération poétique, comme on sent qu’il aimerait mieux avoir à louer des exploits pacifiques ! Ses aveux sur son peu d’aptitude pour le genre héroïque, sa crainte de faire des « vers ennuyeux, sans appas » qui déshonorent sa plume et n’honorent pas le roi, ne trahissent-ils pas le peu de goût qu’il a pour les gloires si coûteuses de la guerre ? Il est vrai qu’il était d’humeur peu belliqueuse244. Mais si une moitié de ses scrupules lui vient de la connaissance qu’il a de lui-même, l’autre est d’un homme sensé qui à la guerre la plus glorieuse préfère la paix. Et il ne se contente pas de le laisser deviner ; il le dit clairement au roi, en manière d’exhortation :
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaitsEt ne nous lassons pas des douceurs de la paix.
Quelle liberté et quelle grâce dans les conseils qu’il fait donner à Louis XIV par Cinéas, conseillant à Pyrrhus, qui se prépare à courir le monde, de rester chez lui et d’y prendre du bon temps ! Et c’est au lendemain du traité d’Aix-la-Chapelle qu’à ce roi victorieux, qui venait de conquérir Lille et la Flandre par Turenne, Vauban et Louvois, d’occuper la Franche-Comté par Condé, qu’il osait dire :
Eh ! Seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Epire,Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ?
L’occasion était belle pour les ennemis de Boileau de se récrier contre l’air d’hésitation et la parcimonie de ses louanges, et de dénoncer l’audace de ses conseils. Aussi n’y manquèrent-ils pas. L’un lui reprochait « le froid assez étrange avec lequel il ne faisait qu’effleurer en passant les louanges du roi. » — « N’était-ce pas, disait un autre, traiter le roi avec bien peu de respect que de conseiller le repos à un héros tel que lui ? » Il se trouva sans doute quelque grand seigneur mal disposé pour Boileau, un duc de la Feuillade, par exemple, qui en fit sa cour à Louis XIV. Le roi ne s’en rapporta qu’à lui-même, et il sut un égal gré à Boileau de ses louanges et des conseils qu’il avait pris si peu la peine d’y cacher.
Ce duc de la Feuillade est le même qui vantait un jour avec bruit devant Boileau un méchant sonnet très goûté, disait-il, du roi et de la dauphine.
« Le roi, dit le poète, est expert à prendre des villes, et madame la dauphine
est une princesse accomplie ; mais je crois me connaître en vers un peu mieux
qu’eux. »
Louis XIV ne manqua pas de le savoir. « Pour cela, dit-il,
Despréaux a bien raison. »
Cette anecdote me mène à un autre point sur lequel il pouvait être périlleux de ne pas
louer Louis XIV. Ce prince s’était un jour piqué de bel esprit, et avait eu la fantaisie
de rimer. Quoiqu’il s’avouât moins bon juge que Boileau en fait de vers, ne se
pouvait-il pas qu’il en exceptât les siens ? Chez tout homme qui fait des vers, il y a
plus ou moins l’homme au sonnet du Misanthrope. La pièce achevée, le roi
la montre à Boileau. « Sire, dit celui-ci, rien n’est impossible à Votre
Majesté ; Elle a voulu faire de mauvais vers, et Elle y a réussi. »
Cette fois
encore sa franchise ne déplut pas. Le cardinal de Richelieu, lui aussi, s’était mêlé de
vers, et il n’en faisait pas de meilleurs que Louis XIV. Je me demande si, parmi les
poètes qu’il protégeait, il en est un que pareille hardiesse eût tenté.
Contredire le roi sur la propriété des mots, où, d’instinct, et sans qu’il s’en doutât, il ne s’entendait guère moins bien que Boileau, c’était s’exposer à ne pas plaire. Boileau en courut le risque. Historiographe du roi, il lisait à Louis XIV un récit de guerre ou parlant d’une marche en arrière, commandée par ce prince pour tromper l’ennemi, il se servait du mot rebrousser. Louis XIV ne voulait pas de ce mot. Il ne lui convenait pas qu’un lecteur pût s’y tromper, et que, du fait du roi, des troupes françaises parussent, même par feinte, avoir reculé. Boileau défendit rebrousser malgré Racine qui, d’humeur plus complaisante, donnait tort à son ami. Pour Boileau comme, plus tard, pour La Bruyère, il n‘y a en français qu’un mot pour exprimer une chose. Un roi de France n’y peut rien, et vraiment c’eût été faire bien mal à propos le courtisan que se relâcher de cette maxime devant un roi qui l’appliquait si bien.
Ces anecdotes honorent les lettres françaises ; il ne faut pas craindre de les répéter. En les taisant, sous prétexte qu’elles sont trop connues, on encourage l’oubli, qui couvre si vite en notre pays les bons exemples, et on fait tort au poète et au roi du meilleur de leur gloire.
Il y a d’autres saillies d’indépendance de Boileau. Chacun sait les railleries qu’il
osa faire de Scarron, en présence de Louis XIV et de Mme de
Maintenon, et sa réponse à la fois si naïve et si maligne, à Racine, qui l’en
gourmandait doucement. « Ignorez-vous donc, lui disait Racine, l’intérêt que Mme de Maintenon prend à Scarron ? — Hélas ! non ; mais c’est la
première chose que j’oublie quand je la vois. »
Il l’oublia de nouveau, parce
qu’il le voulut bien, un jour qu’au lever du roi on parlait de la mort du comédien
Poisson. « C’était un bon comédien », dit Louis XIV, avec un air de regret,
« Oui, reprit Boileau, pour faire un Dom Japhet. Il ne brillait
que dans ces misérables pièces de Scarron245. »
On voit d’ici l’embarras
de Racine. Il n’osait ni blâmer ni approuver son ami, et comment le faire taire ? N’eût
été l’étiquette, il aurait volontiers tiré l’imprudent par son pourpoint. Il se
contentait de l’avertir par des regards furtifs, et toujours quand il n’était plus
temps.
Si Louis XIV avait l’orgueil assez délicat pour s’accommoder des louanges conseillères de Boileau sur la guerre, que, de son propre aveu, « il aimait trop », s’il était assez homme d’esprit pour trouver bon que le poète lui en remontrât en fait de vers et de grammaire, quelle apparence, qu’un prince, assez éclairé de son seul fonds pour se croire, en toutes les choses d’Etat, son meilleur conseiller, souffrît de Boileau des avis sur les affaires de religion ! C’est comme on sait, le genre d’affaires où il tenait le plus à décider par lui-même. L’histoire le lui reproche justement, sans lui tenir assez compte de l’idée supérieure d’unité et de paix sociale qui était au fond de cet excès de jalousie de son autorité. Le jansénisme surtout le trouvait défiant et ombrageux.
Témoigner tout haut quelque intérêt, soit aux choses, soit aux personnes qui y
touchaient, c’était courir au devant d’une disgrâce. Il n’en coûta pourtant rien à
Boileau d’avoir dit, dans l’antichambre même du roi, qui faisait, disait-on, chercher
partout Arnauld pour le mettre à la Bastille : « Le roi est trop heureux pour
trouver M. Arnauld.246 »
Tout aussi impunément, à l’époque de la première persécution
de Port-Royal, il avait pu dire des religieuses, menacées des dernières rigueurs pour
leur refus de souscrire au formulaire : « Et comment le roi fera-t-il pour les
traiter plus durement qu’elles ne se traitent elles-mêmes ! »
Tous ces propos
hardis, d’un tour si fin et si charmant, où l’esprit n’est que le sel d’une courageuse
raison, ne firent que le rendre plus agréable au roi. C’est d’ailleurs le sort de telles
paroles, que le prince qui a le cœur assez haut pour ne pas s’en fâcher a toujours
l’esprit assez délicat pour en goûter les grâces.
Tel est ce « flatteur de Louis », auquel, si l’on en croyait Voltaire, Louis XIV aurait passé la liberté de « censurer tout » pourvu qu’il fut loué. En tout cas, de ce « tout » abandonné à la censure de Boileau, Louis XIV avait eu le bon goût de ne pas s’excepter. Mais non ! il n’y eut pas, entre Louis XIV et Boileau, cet indigne marché d’un roi qui vend et d’un poète qui achète à ce prix la liberté de penser. Des raisons plus dignes du roi et du poète expliquent la bienveillance constante du premier pour le second. Elles sautent aux yeux de quiconque en croit plus le Voltaire du Siècle de Louis XIV que le Voltaire de Boileau, ou mon Testament. Si Louis XIV eût été capable d’une telle petitesse de sentiments, il n’aurait plus le droit de donner son nom à son siècle. Il aima Boileau par le goût qu’il avait pour les hommes distingués, par la préférence qu’il donnait ouvertement au mérite sur la naissance. Il l’aima par l’attrait que devaient avoir pour lui ses propres qualités réfléchies dans les œuvres de Boileau, la raison, la justesse, la mesure et, ce qu’on pourrait appeler chez un législateur du goût, l’esprit d’autorité.
Mais ce que Louis XIV dut goûter avant tout dans Boileau, c’est cet art de se conduire, — si cet art n’est pas chez notre poète le naturel même de l’homme, — par lequel il sut se rendre libre en se tenant à sa place, ne se point mêler des choses où il ne se voyait ni appelé ni compétent, ne point prendre parti dans les querelles, afin de garder le droit d’aimer les personnes. C’est par ce trait que se distingue, entre tant de figures imposantes, la figure du grand critique. Et c’est ainsi qu’en un temps de pouvoir absolu, il put jouir de la douceur de penser tout haut, parce que, d’humeur comme de principe, par instinct comme par réflexion, il s’était rendu comme incapable de ne pas penser juste.
Sans doute, quand Louis XIV en usait de cette sorte avec Boileau, il n’ignorait pas le crédit que donnait aux louanges du poète l’intégrité de l’homme, ni, pour parler comme Boileau lui-même, de quel poids pèseraient devant l’histoire les paroles d’un tel témoin de son règne. Qu’il y ait eu dans ses sentiments une secrète complaisance pour lui-même, le nier est presque aussi oiseux que le rechercher. Un seul fait importe à établir, et ce fait est à l’honneur des deux hommes, c’est que de tous les écrivains illustres qui firent cortège à Louis XIV, aucun ne fut en faveur plus constante auprès de ce prince que celui dont il eut le plus souvent à entendre la vérité. Si l’on songe à ce qu’il fallait de libre et généreuse humeur chez Boileau pour la dire, de bon sens et de bon vouloir chez Louis XIV pour la goûter, on reconnaît que, des deux côtés, dans ce noble commerce, le mérite fut égal. J’estime toutefois, en comparant les services échangés, que le roi fit plus pour le poète que le poète pour le roi.
§ VII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur l’éloquence religieuse.
Louis XIV, pendant tout son règne, donna à l’éloquence religieuse le plus efficace des
encouragements, ce fut d’en user. Les prédicateurs de son temps n’eurent pas d’auditeur
plus assidu. « Il manquait peu de sermons, dit Saint-Simon, l’avent et le
carême. »
Il apportait au pied de la chaire évangélique, outre une foi
demeurée intacte, même dans le plus grand emportement des passions, l’amour de la vérité
qu’il cherchait sans cesse, qu’il savait entendre, pourvu qu’elle gardât la déférence
qui ne messied à aucune vérité ni devant personne. Il avait, autant qu’homme de son
temps, cette délicatesse de conscience qui fait qu’on ne s’approuve pas de céder à ses
penchants, et qu’on sent une sorte de plaisir sévère à s’accuser, à se repentir, à
donner, au moins pour quelque temps, l’avantage à sa conscience sur ses passions.
Louis XIV pouvait se dire, comme Boileau,
Ami de la vertu plutôt que vertueux ;
le premier pas, le seul possible aux meilleurs d’entre nous, vers cet idéal que nous propose la morale chrétienne. Dans ce temps-là, Bossuet, par une connaissance admirable de nos forces et de notre faiblesse, faisait passer le repentir avant l’innocence même.
Le goût de Louis XIV pour les enseignements de la chaire était sérieux et solide. Il en
faisait passer le fond avant la façon, et, quoique fort sensible à un beau sermon, il
savait ne pas s’ennuyer à un sermon médiocre. « Il nous en a dit assez pour nous
corriger »
, répondait-il à des courtisans qui se montraient mécontents d’un
prédicateur. Nul auditeur n’était plus appliqué aux instructions, ni moins difficile sur
les défauts des ministres. Il souffrait d’ailleurs la plus grande liberté évangélique ;
et si sévère que dût être le conseil, pour peu qu’on sût l’y attirer par le miel de
quelque hommage rendu à sa gloire, il s’en faisait volontiers l’application.
Nulle tribune, en aucun pays, n’a été plus libre que la chaire sous le règne de Louis XIV. Ce serait calomnier ce prince que de prétendre qu’elle ait retenu par crainte aucune leçon, ni tu aucune vérité par flatterie. La grandeur d’un tel auditeur, le prix que la religion devait mettre à l’édifier ou à l’amener au repentir, la liberté de tout dire tempérée par l’obligation de parler avec déférence et à propos, la délicatesse d’un auditoire qui pouvait assister le même jour à un sermon de Bourdaloue et à une tragédie de Racine, toutes ces circonstances portèrent à la perfection cet art de la chaire qui n’est connu que des nations chrétiennes, et dont les plus beaux modèles appartiennent à notre pays. L’assiduité aux sermons était à la fois un devoir de religion et le plus noble des plaisirs de l’esprit. Le goût s’y perfectionnait par les mêmes choses qui affermissaient la foi. Bossuet, puis Bourdaloue, et après Bourdaloue, Massillon, prêchèrent devant Louis XIV et firent entendre, pendant cinquante ans, la parole chrétienne à ce grand auditeur, celui de tous qui goûtait le mieux la vérité des instructions, et qui mettait le plus juste prix à l’art de les administrer.
Par une convenance admirable, les talents parurent appropriés aux différents âges et
aux besoins de conscience de Louis XIV. Ce fut Bossuet qui lui parla le premier,
« avec le respect d’un sujet, mais aussi avec la liberté d’un prédicateur. »
A
ce jeune prince si porté à la tendresse, si bien fait, si magnifique, « dont les belles
qualités, dit Mme de Motteville, causaient toutes les inquiétudes
des dames », il peignit la violence des désirs de la jeunesse, « ces cœurs
enivrés du vin de leurs passions et de leurs délices criminelles, l’habitude qui
succède à la première ardeur des passions, et qui est quelquefois plus tyrannique247. »
Il lui découvrit les pièges de l’impudicité,
« laquelle va tête levée, et semble digne des héros, si peu qu’elle s’étudie à
se couvrir de belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance
248. »
Il lui
représenta le « plaisir sublime que goûtent ceux qui sont nés pour commander,
quand ils conservent à la raison cet air de commandement avec lequel elle est née ;
cette majesté intérieure qui modère les passions ; qui tient les sens dans le devoir,
qui calme par son aspect tous les mouvements séditieux, qui rend l’homme maître en
lui-même249. »
A ce roi si absolu, si maître de
tout, si obéi, il montra le cœur d’un Nabuchodonosor ou d’un Balthasar, dans l’histoire
sainte, d’un Néron, d’un Domitien dans les histoires profanes, « pour qu’il vît
avec horreur et tremblement ce que fait dans les grandes places l’oubli de Dieu, et
cette terrible pensée de n’avoir rien sur sa tête250. »
Le premier, devant ce roi si plein de vie, et qui paraissait si loin de la mort, devant
cette cour si attachée aux choses du monde, il ne craignit pas de soulever la pierre
d’un tombeau, et d’y faire voir « cette chair qui va changer de nature, ce corps
qui va prendre un autre nom, ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune
langue, tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par
lesquels on exprimait ses malheureux restes251. »
A ce roi entouré de tant de faveur, d’une si
grande complaisance des jugements humains, il révéla les secrets de la justice
« de ce Dieu qui tient un journal de notre vie, et qui nous en demandera compte
dans ces grandes assises, dans cette solennelle convocation, dans cette assemblée
générale du genre humain252. »
Ce qui sied le mieux à l’âge où l’imagination et la passion dominent, ce sont de fortes peintures. Bossuet, dans ses sermons devant le roi, peint plus qu’il ne prêche. Le raisonnement eût fait languir l’attention de l’auditeur ; une analyse trop délicate et trop raffinée lui eût paru suspecte de bel esprit. A cet âge-là, on ne sent pas encore en soi l’homme double ; on n’est pas préparé à goûter l’art du moraliste qui nous démêle de nous-mêmes. Le jeune homme est simple, parce que chez lui la raison laisse l’empire à l’imagination et à la passion ; et comme il n’y a pas encore de lutte, il n’est pas averti qu’il y a deux combattants. C’est en opposant l’imagination à l’imagination, la passion à la passion, que l’orateur sacré peut agir sur le jeune homme. Ainsi fit Bossuet. Lui-même entrait à peine dans l’âge mûr, après une jeunesse qu’il avait traversée sans l’épuiser253, tout échauffé des méditations de sa solitude dans le commerce des Pères, le cœur ému de ses victoires sur ses propres passions, dont il se faisait encore un objet d’épouvante, pour en mieux triompher. Une certaine fougue de jeunesse, dans les peintures du prédicateur, les rendait d’autant plus sensibles au jeune roi. On lui parlait la langue de son âge ; on se servait de son imagination pour mûrir sa raison.
Après Bossuet, parut, comme à propos, pour accommoder la parole chrétienne à l’attention plus forte du roi entrant dans l’âge viril, un prédicateur doué du talent de raisonnement et d’analyse au même degré que Bossuet possédait le talent de peindre. On vit monter dans la chaire un homme d’une pénétration extraordinaire, qui lisait au fond des consciences les plus enveloppées, d’une parole plus animée que véhémente, dédaignant d’émouvoir et de plaire, tant il était occupé de convaincre. Ce fut Bourdaloue qui, le premier, fit voir au roi son propre fonds et qui dans des sermons que Mme de Sévigné qualifie de courageux et de généreux, lui révéla la présence de l’homme double. Louis XIV entendit prêcher Bourdaloue dix carêmes de suite, et cet esprit si droit, si capable de s’approprier les lumières d’autrui, apprit, dans ces profondes analyses de tous les états du péché, non seulement à se mieux connaître, mais à mieux connaître les autres. Telle était, en effet, l’exactitude des descriptions du prédicateur, qu’il passa pour mettre les personnes dans ses sermons, et que chacun put craindre d’être à son tour étalé, du haut de la chaire de vérité, en exemple au prochain. Nul du moins ne put se flatter de protéger par la hauteur du rang un vice ou désordre contre cette redoutable analyse. Si Bourdaloue, en faisant la revue de toutes les conditions, et des formes que le vice affecte dans chacune, s’arrêtait toujours devant la condition royale, par l’esprit de déférence et de respect que prescrit l’Évangile, il n’exemptait pas de la censure évangélique les désordres où le roi était tombé, et il prêcha contre l’adultère en présence de l’amant de Mme de Montespan254.
Toutefois, au temps de ce grand éclat de Bourdaloue, malgré quelques avertissements de la fortune, la gloire était encore si nouvelle et les passions si fortes, que peut-être il n’obtint pas du roi ce mécontentement de soi-même qui est le but et le triomphe du prédicateur chrétien. La chaire ne réussit à courber les têtes que quand déjà les événements, ou plutôt la main même de Dieu, par les événements qu’elle dirige, les a frappées. La parole sacrée n’a toute sa force contre l’orgueil de la vie que quand cet orgueil a été humilié, et que l’homme qui s’est « enivré du vin des passions » en a senti la lie. Dans l’âge mûr, d’ailleurs, le soin des affaires, une certaine passion d’établissement, le besoin de connaître les choses et les hommes, au milieu desquels on a soit à se conduire, soit à se défendre, tant de soucis pressants ne laissent guère le temps de se recueillir. A quel moment peut-on être mécontent de soi, si l’on ne peut pas être seul avec soi ? Ainsi dut-il arriver souvent à Louis XIV de rapporter des sermons de Bourdaloue plus d’instruction sur les autres que de résolutions contre lui-même, et plus de curiosité satisfaite que de mécontentement de soi. C’est ce mécontentement que lui apporta la vieillesse, en décolorant toutes les choses où il s’était si fort complu en lui-même. Des guerres calamiteuses, les mécomptes de tous les calculs, les bornes des passions les plus obéies, le vide de tous les plaisirs, les devoirs s’accumulant à mesure que les ressources diminuaient, tant de faiblesse au sein de tant de puissance, lui firent goûter de plus en plus les vérités de la chaire chrétienne, et cette hardiesse mêlée de respect qui lui montrait le néant de sa gloire et la misère de tout ce qu’il avait aimé.
A l’époque même où Louis XIV, par un désir soudain de la paix, qu’on interpréta par la
politique, mais où il faut plutôt voir une sorte de fatigue de sa gloire, et peut-être
un remords secret de tout ce qu’elle avait coûté à la France, signait le traité de
Ryswick et restituait une partie de ses conquêtes, un jeune prêtre de l’Oratoire,
Massillon, appelé à prêcher à la cour, vint relever à ce poste d’honneur Bourdaloue
vieillissant. Moins peintre que Bossuet, moins logicien que Bourdaloue, Massillon
parlait plus au cœur, ou plutôt à la raison par la sensibilité. Le caractère insinuant
de la censure aidait l’auguste auditeur à apercevoir son vice le plus caché. Cette
sévérité chrétienne, plus mondaine par le tour, moins hérissée de théologie, fit
incliner le cœur du roi du désenchantement des choses du dehors au mécontentement de
soi-même. Il parut en faire l’aveu à Massillon, lorsqu’après la prédication du premier
avent, en 1699, il lui dit ces belles paroles, le jugement le plus flatteur qu’on ait
fait de Massillon : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs dans ma
chapelle, et j’en ai été fort content ; pour vous, toutes les fois que je vous ai
entendu, j’ai été très mécontent de moi-même. »
La parole de Massillon ne fut pas moins hardie que celle de ses prédécesseurs.
Bourdaloue n’avait pas craint de faire allusion au plus grand désordre de la vie
domestique du roi ; Massillon, du même droit, tempéré par la même déférence, ne craignit
pas de toucher aux plus grandes fautes de son gouvernement, à ses guerres, dont il
s’accusait lui-même sur la fin de sa vie. Louis XIV eut à entendre de sévères paroles
sur « ces victoires et ces conquêtes qui remplissent ici-bas la vanité des histoires,
auxquelles on élève des monuments pompeux pour en éterniser le souvenir, et qui ne
seront regardées, au jour du jugement, que comme des agitations stériles ou le fruit de
l’orgueil et des passions humaines255. » Il se vit
représenter les malheurs que ses fautes, avaient en grande partie suscités ; des
batailles perdues lors même que la victoire paraissait assurée ; des villes imprenables
tombées à la présence seule des ennemis ; un royaume, le plus florissant de l’Europe,
frappé de tous les fléaux que Dieu peut verser sur les peuples dans sa colère ;
« la cour remplie de deuil, et toute la race royale presque éteinte : malheurs
singuliers que Dieu préparait à Louis XIV pour purifier les prospérités de son
règne256. »
Il eut à se reconnaître dans la peinture de ces
guerres « où l’on voit les disciples de celui qui vient apporter la paix aux
hommes, armés du fer et du feu les uns contre les autres ; les rois s’élever contre
les rois, les peuples contre les peuples ; les mers, qui les séparent, les rejoindre
pour s’entre-détruire ; chacun voulant usurper sur son voisin, et un misérable champ
de bataille, qui suffit à peine pour la sépulture de ceux qui l’ont disputé, ◀devenir▶
le prix des ruisseaux de sang dont il demeure à jamais souillé257. »
Massillon, devant ce roi
plus que sexagénaire, parlait déjà le langage sévère de l’histoire.
Si j’ai noté, dans les trois grands sermonnaires du dix-septième siècle, ce qui dut aller plus directement à la conscience ou à la sensibilité du roi, c’est pour faire voir que ce grand art de la chaire dut à Louis XIV, outre un roi pour auditeur assidu, et une cour, la plus exercée qui fut jamais au jugement des ouvrages de l’esprit, la liberté, qui en fait la vie et la durée. Mais la liberté même, sans le frein de la déférence et du respect, lui aurait été funeste. Ce lui fut donc, de la part de ce prince, un double secours, de ne lui rien retrancher des privilèges de la parole évangélique, et de se rendre lui-même si respectable par tant de belles qualités, la majesté constante, la droiture, la naturelle grandeur, que cette parole ne pût jamais être tentée de dépasser ce juste degré où la leçon faite à une personne, dans un temps, profite éternellement à tous.
Cette règle d’ailleurs ne protégea pas seulement la majesté royale, mais encore tous les particuliers dont la vie privée, connue du prédicateur, soit par la confession, soit par la notoriété, aurait pu mériter les sévères allusions de la chaire. Libre comme au seizième siècle, la prédication ne fut plus le privilège de dire sans courage des personnalités impunies ; ce fut l’enseignement moral le plus haut et le plus général. Sa hardiesse était d’autant plus efficace qu’elle lui venait, non de témérité et d’impunité, mais d’une connaissance plus exacte des droits qu’elle tire de la foi, et des limites que doit y mettre la charité. Pour la chaire, comme pour les autres genres, le temps présent ne fut qu’un terme de comparaison pour connaître la vie dans tous les siècles ; les personnes particulières ne furent que des indications vivantes pour faire le portrait général de l’homme. Aussi ne lit-on pas ces sermons, que Louis XIV a entendus, pour y trouver des détails de mœurs sur une époque, mais pour y voir une image de notre intérieur éclairé à jamais, dans ses profondeurs les plus reculées, par la lumière de la morale chrétienne.
§ VIII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur le génie et les travaux de Bossuet.
Le plus grand de ces trois prédicateurs, Bossuet, fut celui dont le génie s’ajusta le mieux au génie de Louis XIV. Ce prince ne lui offrit pas seulement dans sa personne une image vivante de la grandeur que respirent ses ouvrages ; il lui en suggéra les desseins et lui en fournit les sujets par les emplois mêmes auxquels il l’appela.
Les sermons qu’il avait prêchés à la cour258 ; un éloquent plaidoyer pour la faculté de théologie, en présence du roi et du grand Condé, qui lui en témoigna son admiration en l’embrassant ; ses travaux si efficaces pour la conversion des protestants ; celle de Turenne, qui fut surtout son œuvre ; un écrit célèbre : l’Exposition de la foi et de la doctrine catholique, avaient appelé sur lui l’attention du roi. Il fut, en 1669, nommé à l’évêché de Condom.
Les plus populaires de ses chefs-d’œuvre datent de son avènement à l’épiscopat. Avant cette époque, Bossuet s’était essayé sans éclat dans l’oraison funèbre. ◀Devenu▶ évêque de Condom, il imagina cette manière inouïe de déplorer la mort des personnes royales, qui devait surpasser toutes les merveilles de la parole humaine. Il est vrai que la mort parut choisir, tout exprès, les plus nobles têtes, pour fournir matière à cette éloquence sans exemple dans l’histoire des lettres. Moins d’un an après l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, Louis XIV le chargeait de celle de Henriette, duchesse d’Orléans, qu’il avait, comme confesseur, aidée à mourir, et dérobée, dit-on, au sentiment des plus horribles souffrances par l’onction de sa parole. On parla dans ce temps-là de l’heureuse inspiration du roi, qui, en lui confiant cette tâche, lui avait donné l’occasion de faire un chef-d’œuvre. Cette sorte d’intimité avec les personnes royales, qui permit à Bossuet de voir de si près « ce que les yeux des rois peuvent contenir de larmes », plus de liberté dans l’évêque, pour abaisser des grandeurs si fragiles devant celles de Dieu, voilà ce qui avait manqué aux premières oraisons funèbres composées par Bossuet, encore simple abbé. Les sujets en étaient d’ailleurs au-dessous de ce genre d’éloquence. Louis XIV, en élevant la chaire de Bossuet, lui donna le moyen de parler de plus haut. La grandeur personnelle du prince, celle que tiraient de lui, non seulement la royauté d’alors, mais l’idée même du pouvoir suprême parmi les hommes, servirent à Bossuet à se former des images plus hautes de la grandeur de Dieu. Par les impressions qu’il recevait, comme par les comparaisons qu’il faisait du monde selon la gloire humaine, et du monde au regard de Dieu, il se nourrissait, pour ainsi parler, du sublime, qui fut comme le tour naturel de son esprit.
En nommant Bossuet précepteur du dauphin, Louis XIV provoqua le Discours sur l’histoire universelle. L’obligation d’enseigner à l’élève les langues anciennes les fit rapprendre au maître. Bossuet lut de nouveau, la plume à la main, Homère, dont il savait par cœur les plus beaux endroits ; Virgile, Horace même, en dépit des scrupules que lui donnait la morale du poète épicurien ; Térence, dont il expliquait l’aimable sagesse à son royal élève259. L’effet de ces études renouvelées fut de perfectionner son goût, de régler cette force qui, dans ses premiers sermons, a paru à de bons critiques excessive. Le commerce avec l’antiquité profane le garda des deux dangers auxquels l’exposait son commerce jusque-là exclusif avec l’antiquité chrétienne, la subtilité et le mysticisme. Il n’en retint que la profondeur et ce vif sentiment des misères humaines qu’elle a exprimé par une si grande variété d’images tirées de la vie. Les deux antiquités sont de moitié dans le Discours sur l’histoire universelle, et l’esprit propre à chacune semble y avoir dit son dernier mot.
En même temps que, par un devoir particulier de sa charge, Bossuet se faisait historien, le spectacle de tous les actes du gouvernement de Louis XIV lui apprenait, avec la langue de la politique, le secret de ces ressorts des empires dont la connaissance fait le grand historien.
Par un autre de ses devoirs, Bossuet ◀devint▶ un grand métaphysicien. Je parle du chef-d’œuvre qu’il composa pour le dauphin, la Connaissance de Dieu et de soi-même, titre qui définit si admirablement la philosophie ; car toute philosophie qui ne nous mène pas à la connaissance de Dieu par la considération de nous-mêmes n’est qu’une vaine et désolante spéculation.
De nouvelles convenances de Louis XIV furent comme de nouvelles occasions, pour Bossuet, de donner carrière à son génie. Le roi avait eu besoin, pour régler quelque difficulté avec le pape, de fixer les rapports de dépendance de l’Eglise de France à l’égard du saint-siège. Ce fut Bossuet qu’il en chargea. Il se servit de son caractère et de ses grandes lumières pour diriger les travaux de rassemblée de 1682 ; il se servit de sa main pour tracer les prérogatives de l’Eglise gallicane. Il lui commanda ce magnifique discours d’ouverture sur l’Unité de l’Église, où Bossuet s’exalte en termes si passionnés sur la grandeur du saint-siège, tout en lui mesurant si exactement sa part dans le gouvernement de l’Église de France. Ce choix du roi fit désormais de Bossuet le docteur de cette Eglise. C’est à ce titre qu’il en soutint successivement les querelles, d’abord contre les protestants, dans son Histoire des variations et ses Réponses à Jurieu, et, plus tard, contre la nouvelle spiritualité de Fénelon.
Le roi, soit par une disposition religieuse de plus en plus forte, soit désir de connaître personnellement de toutes les matières où il y avait lieu de décider, avait pris goût aux ouvrages de théologie. Il lut ces fameux écrits qui, par toutes les qualités du grand siècle, la méthode, la proportion, la majesté jointe au naturel, les vues les plus profondes sur l’homme, sont des monuments littéraires d’un intérêt éternel.
Tous ces travaux furent entrepris après l’éducation du dauphin par Bossuet, ◀devenu▶ évêque de Meaux. Cet évêché fut, avec quelques charges de cour dans la suite, toute la fortune que Louis XIV fit à Bossuet. Ses admirateurs trouvèrent la récompense bien au-dessous de si éminents services rendus au roi et à l’Église, et quand l’archevêché de Paris ◀devint▶ vacant, le choix de l’opinion l’y désigna. Louis XIV y nomma M. de Noailles. Quel qu’ait été son motif, il fit plus pour la gloire de Bossuet en le laissant évêque, que s’il l’eût tenu plus près de lui, ou s’il l’eût placé dans un poste ecclésiastique où l’administration lui aurait ôté le temps d’écrire. La foi et les lettres doivent à cette conduite de Louis XIV les beaux travaux de l’épiscopat de Bossuet : ces prédications, ces exhortations appropriées aux auditoires les plus différents, à des enfants, à des religieuses, aux gens du monde ; ces lettres spirituelles, où la lumière qu’il jette sur les inquiétudes et les troubles obscurs de la vie dévote éclairent tant de circonstances de la vie mondaine ; deux chefs-d’œuvre d’éloquence et d’onction chrétiennes, les Elévations sur les mystères, et les Méditations sur l’Évangile.
Aucun des grands écrivains du siècle de Louis XIV n’a d’ailleurs reçu de ce prince des
impressions plus fortes que Bossuet. Aucun n’en a parlé dans des termes plus expressifs.
Un des premiers peut-être, Bossuet fut frappé de ce grand air du jeune roi, et il y prit
la définition qu’il donne de la majesté, « laquelle n’est pas une certaine
prestance, dit-il, qui est sur le visage du prince et sur tout son extérieur, mais un
éclat plus pénétrant qui porte dans le fond des cœurs une crainte respectueuse260. »
Il
devina les grandeurs de son règne.
« Il se remue pour Votre Majesté, disait-il dès 1660, quelque chose d’illustre
et de grand et qui passe la destinée des rois vos prédécesseurs : ne mettez point par
vos péchés obstacle aux choses qui se couvent261. »
Plus tard, quand tout ce qu’il avait
prophétisé se fut accompli, il disait du roi entrant dans l’âge mûr : « Un roi a
été donné à nos jours, que vous nous pouvez figurer en cent cc emplois glorieux et
sous cent titres augustes : grand dans la paix et dans la guerre, au dedans et au
dehors, dans le particulier et dans le public ; on l’admire, on le craint, on l’aime.
De loin il étonne, de près il attache ; industrieux par sa bonté à faire trouver mille
secrets agréments dans un seul bienfait ; d’un esprit vaste, pénétrant, réglé, il
conçoit tout, il dit ce qu’il faut ; il connaît et les affaires et les hommes ; il les
choisit, il les forme, il les applique dans le temps, il sait les renfermer dans leurs
fonctions. Puissant, magnifique, veut-il prendre ses résolutions, la droite raison est
sa conseillère ; après, il se soutient, il se suit lui-même ; il faut que tout cède à
sa fermeté et sa vigueur invincible262. »
Douze ans après, son discours semble s’élever encore. « Sous lui, dit-il, la
France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces que les siècles précédents
ne savaient pas… Si les Français peuvent tout, c’est que leur roi est partout leur
capitaine ; et après qu’il a choisi l’endroit principal qu’il doit animer par sa
valeur, il agit de tous côtés par l’impulsion de sa vertu… Les politiques ne se mêlent
plus de deviner ses desseins. Quand il marche, tout se croit également menacé… Qui
veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince n’a qu’à prêter
l’oreille, quand il lui plaît d’en expliquer les motifs… La noblesse de ses
expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de
la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une
douceur surprenante lui ouvre les cœurs et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat
à sa majesté qu’elle tempère263. »
Les éloges sont suspects, lorsqu’ils sont exprimés en termes dont le vague et la généralité trahissent le lieu commun et l’admiration de commande, ou lorsque les détails en sont si particuliers qu’on peut soupçonner le panégyriste d’avoir, dans un intérêt de flatterie, substitué, à son original trop difficile à louer, un portrait de son invention. L’éloge que Bossuet fait de Louis XIV, dans ces passages, ne sent ni la rhétorique officielle ni le raffinement intéressé. Bossuet ne voit que ce que voyait tout le monde ; mais il le voit mieux, et il en est plus frappé. Il ne dit rien qui ne fut dans toutes les bouches et que n’aient confirmé les Mémoires publiés après la mort de Louis XIV ; mais il le dit en homme de génie qui ne sent rien médiocrement. Au reste, c’est à la gloire de ce prince que plus les témoins de son règne sont illustres, plus leur témoignage est favorable. Ceux qui l’ont le mieux loué sont les plus grands parmi les grands hommes de son siècle ; il semble que l’admiration pour le prince y ait été en proportion du génie et de la gloire. Bossuet parle du roi comme Molière, et cet accord de sentiments, entre l’évêque et le poète, fait regretter d’autant plus que Bossuet se soit montré cruel envers la mémoire de Molière264, et qu’un scrupule de discipline ecclésiastique lui ait caché un des plus beaux traits de la grandeur de Louis XIV, qui est d’avoir aimé et honoré Molière et Bossuet.
§ IX. Des genres et des écrivains que Louis XIV a moins goûtés et s’il est juste d’appeler le dix-septième siècle le siècle de Louis XIV.
D’autres écrivains du dix-septième siècle ont senti l’influence du gouvernement plus
que celle de la personne : ainsi La Rochefoucauld, Mme de Sévigné,
La Bruyère ; et parmi les poètes, La Fontaine. La société, telle que l’avait faite
Louis XIV, a inspiré les premiers, et les mêmes causes générales qui ont donné à Molière
un théâtre ont fourni des personnages à La Fontaine pour son ample comédie
à cent actes divers, comme il appelle ses fables. Mais le roi goûta peu ceux
d’entre ces écrivains que leur condition approchait de sa personne ; pour les autres, il
ne les connut pas. Les souvenirs de la Fronde lui avaient laissé un fonds de défiance
contre La Rochefoucauld. La liaison de Mme de Sévigné avec Fouquet,
peut-être la défiance du bel esprit, qu’il n’aimait pas plus que l’esprit de faction,
l’empêchèrent de goûter le plus aimable génie de son époque. Il ne paraît pas avoir
aperçu La Bruyère, dans ses modestes fonctions auprès de M. le Duc, d’où l’auteur des
Caractères observait la cour sans s’y faire voir, et la ville sans s’y
mêler. Pour La Fontaine, si Louis XIV ne l’attira pas à la cour malgré les charmantes
flatteries du fabuliste, c’est moins par l’esprit de dévotion, qui ne fut dominant
qu’après la publication des Fables, qu’à cause des mœurs abandonnées du
bonhomme. Peut-être aussi, par la même erreur de goût qui lui
faisait dire d’une pièce décorée de peintures flamandes : « Otez-moi ces Chinois
de paravent »
, ne comprit-il pas le naturel sans la majesté, ni la grandeur
dans les petites choses. Enfin, le vieux français, qui s’est fait sa part dans La
Fontaine et qui s’y est perpétué, n’aurait-il pas paru suranné à celui que l’abbé de
Choisy qualifie de Roi de la langue ?
Louis XIV ne goûta pas non plus Malebranche ni Fénelon. Il n’aimait point les pures spéculations de l’esprit, et, dans la métaphysique comme dans la religion, il ne souffrait que ce que peut en comprendre le bon sens d’un homme éclairé. Malebranche avait d’ailleurs le tort de susciter des disputes. Pour Fénelon, rien ne devait plus déplaire au monarque absolu que ce mélange de subtilité et d’inquiétude, dans un esprit supérieur porté aux chimères, et dans un homme d’église occupé de plans de gouvernement. Au reste, la même répugnance pour tous les excès d’esprit le rendit aussi ennemi, en matière de religion, des raffinés que des libres penseurs. Le même exil vit le grand Arnauld et Bayle emportant avec eux, l’un la doctrine de la grâce, l’autre le doute raisonné qui allait ◀devenir l’incrédulité du dix-huitième siècle.
Malgré ces inégalités de la faveur de Louis XIV pour les lettres et les écrivains, c’est à la fois d’instinct, et par un sentiment d’équité, que la France a rapporté à ce prince la grandeur littéraire de son temps. Le titre de Siècle de Louis XIV s’entend surtout de la gloire des lettres ; car, pour la politique, outre qu’il y a là matière à contester, l’appréciation en appartient plus à l’histoire qu’à l’instinct populaire. Ce titre ne s’est pas glissé dans la langue générale par hasard, ni sur la seule foi de Voltaire, qui l’a mis en tête de son histoire du règne de Louis XIV. Le même Voltaire a dit : le Siècle de Louis XV ; cette qualification n’a pas prévalu. Pourquoi dit-on le Siècle de Louis XIV ? Parce que le roi conduit le siècle. Pourquoi dit-on le Dix-huitième siècle ? Parce que le siècle efface le roi. Ne changeons rien à ces dénominations populaires ; et quand nous voyons les plus grands esprits de cette époque fameuse, lesquels en étaient aussi les plus honnêtes gens, rivaliser à qui fera de Louis XIV le portrait le plus ressemblant, et ceux qu’il négligeait lui donner les mêmes louanges que ceux qu’il favorisait, tenons pour vérité leur commun témoignage, afin de ne pas les suspecter d’avoir été ses flatteurs, les uns par reconnaissance, les autres par ambition.