De la tragédie chez les Anciens.
Le hasard et Bacchus donnèrent les premières idées de la tragédie en Grèce : l’histoire en est assez connue. Bacchus ayant trouvé le secret de cultiver la vigne et d’en tirer le vin, l’enseigna à un certain Icarius, dans une contrée de l’Attique, qui prit depuis le nom d’Icarie.
Cet homme un jour rencontra un bouc qui faisait du dégât dans ses vignes, et l’immola à son bienfaiteur, autant par intérêt que par reconnaissance. Des paysans, témoins de ce sacrifice, se mirent à danser autour de la victime, en chantant les louanges du dieu. Ce divertissement passager devint▶ un usage annuel, puis sacrifice public, ensuite cérémonie universelle, enfin spectacle public profane : car, comme tout était sacré dans l’antiquité païenne, les jeux et les amusements se tournèrent en fêtes, et les temples à leur tour se métamorphosèrent en théâtres ; mais cela n’arriva que par degrés.
Les Grecs venant à se polir, transportèrent dans leurs villes une fête née du loisir de la campagne. Les poètes les plus distingués se firent gloire de composer des hymnes religieuses en l’honneur de Bacchus, et d’y ajouter tout ce que la musique et la danse pouvaient y répandre d’agréments. Ce fut une occasion de disputer le prix de la poésie ; et ce prix, au moins à la campagne, était un bouc, ou une outre de vin, par allusion au nom de l’hymne bachique, appelée depuis longtemps tragédie, c’est-à-dire, chanson du bouc ou des vendanges. Ce ne fut, en effet, rien autre chose durant un long espace d’années.
On perfectionna de plus en plus le même genre ; mais on ne le changea pas. Il fit, entre autres, la réputation de plus de quinze ou seize poètes, presque tous successeurs les uns des autres.
On voit assez que, ni dans ces hymnes, ni dans les chœurs qui les chantaient, on ne trouve aucune trace de la véritable tragédie, à en pénétrer l’idée plutôt que le nom. On peut toutefois conjecturer avec fondement que ces poésies ◀devinrent▶ graves, touchantes et passionnées, telles à peu près que l’hymne des Persans, qui est rapportée par Chardin, et qu’on trouve distribuée en sept chants, composée en l’honneur de Mahomet et d’Ali, avec des pensées et des sentiments qui ont quelque chose de l’esprit tragique. Aussi les poètes se lassèrent-ils à la fin de ces éloges bachiques, qui apparemment ◀devenaient▶ froids, comme les louanges réitérées sur le même sujet, et qui d’ailleurs tournaient plus au profit des prêtres de Bacchus, qu’au plaisir des spectateurs.
L’un de ces poètes (ce fut Thespis) eut la hardiesse d’y changer quelque chose, et eut le bonheur de réussir. Il s’avisa d’interrompre le chœur par des récits, sous prétexte de se délasser : cette nouveauté réussit.
Mais qu’était-ce que ces récits ? L’unique auteur qu’il introduisait, jouait-il seul une tragédie ? il est visible que non : point de tragédie sans dialogue, et point de dialogue sans deux interlocuteurs, pour le moins.
Je me figure que Thespis, sur l’idée d’Homère, dont on récitait les livres dans la Grèce, crut que des traits de l’histoire ou de la fable, soit sérieux, soit comiques, pourraient amuser les Grecs : il barbouillait même ces acteurs de lie, dit Horace, pour les rendre plus semblables à des satyres ; et il les promenait dans des chariots, d’où il disait souvent des paroles piquantes aux passants : voilà l’origine des tragédies satiriques. Mais il y avait quelque chose de plus dans les tragédies sérieuses, dont il n’inventa pourtant que l’ébauche.
Il y a lieu de croire que, bien qu’un seul acteur parût et récitât, il supposait une action réelle, et qu’il venait, dans les intervalles du chœur, en rendre compte aux spectateurs, soit par voie de narration, soit en jouant le rôle d’un héros, puis d’un autre, et ensuite d’un troisième.
Je suppose, par exemple, que Thespis, ou quelque autre de ses successeurs, eût pris pour sujet, comme Homère, la colère d’Achille : je m’imagine, que son acteur, représentant le prêtre d’Apollon, venait dire que vainement il avait tâché de fléchir Agamemnon par des prières et des présents ; que ce roi inflexible s’était obstiné à ne lui pas rendre sa fille Chryséide ; que sur cela Chrysès implorait le secours du dieu pour se venger.
Dans un second monologue, le même acteur, ou un autre, si l’on veut, faisait entendre qu’Apollon avait vengé Chrysès, en répandant sur le camp des Grecs une peste cruelle, qui causait la désolation : selon les apparences, on continuait de même jusqu’à la fin.
Voilà ce qu’on peut imaginer de plus vraisemblable, en ne supposant, avec Aristote, qu’un acteur ; mais, après tout, ces récits d’une action qu’on ne voyait pas n’étaient qu’une espèce de poème épique. En un mot, il n’y a point encore là de vraie tragédie ; il peut au plus y en avoir un léger crayon ; car, outre que le sujet des récits de l’acteur était une action suivie, l’accessoire l’emporta peu à peu sur le principal.
Thespis, Phrynicus, Chérilus, et tous ceux qui composèrent dans le goût de Thespis, oublièrent presque entièrement la destination du chœur, et ne parlèrent plus de Bacchus. De là, dit Plutarque, il arriva que la tragédie fut détournée de son but, et passa des honneurs rendus à Bacchus, à des fables et à des représentations passionnées. Les prêtres s’en plaignirent, et leurs plaintes fondèrent un proverbe : « Cela est beau, disait-on ; mais on n’y voit rien de Bacchus. »
L’embarras est de savoir comment Thespis imagina le premier cette ombre de la tragédie, si les chœurs ne lui en ont pas donné lieu. La nature va ordinairement de l’un à l’autre dans les arts, ainsi que dans ses productions ; et il arrive presque toujours que l’idée nouvelle qui survient, a quelque rapport avec celle qui l’a fait naître.
Il est surprenant que ni Aristote, ni ceux qui ont traité cette matière, ne nous montrent pas avec précision les divers changements que reçut la tragédie, depuis sa naissance jusqu’à sa maturité en Grèce. Il ne l’est pas moins qu’ils ne nous disent point nettement (excepté Philostrate et Quintilien) une chose qu’il faut toutefois nécessairement conclure de leurs écrits, savoir, qu’Eschyle fut le véritable inventeur de la tragédie proprement dite. Tous, en effet, s’accordent à dire qu’il joignit un second acteur à celui de Thespis. Voilà des interlocuteurs, voilà le dialogue, et par conséquent un germe de la tragédie. Avant lui, rien de tout cela : c’est donc Eschyle qui en est le père.
Sophocle et Euripide coururent après lui la même carrière ; et en moins d’un siècle, la tragédie grecque, qui avait pris forme tout d’un coup entre les mains d’Eschyle, arriva au point où les Grecs nous l’ont laissée : car, quoique les poètes dont je viens de parler, eussent des rivaux d’un très grand mérite, qui même l’emportèrent souvent sur eux dans les jeux publics, les suffrages des contemporains et de la postérité se sont néanmoins réunis en leur faveur. On les reconnaît pour les maîtres de la scène ancienne ; et c’est uniquement sur le peu de pièces qui nous restent d’eux, que nous devons juger du théâtre des Grecs.
Aussi les passions principales que touche Homère, sont-elles conformes à la durée de son poème et à la nature de l’homme, considéré comme lecteur ; c’est la joie, la curiosité et l’admiration, passions douces, qui peuvent attacher longtemps le cœur sans le fatiguer : au lieu que la terreur, l’indignation, la haine, la compassion, et quantité d’autres dont la vivacité peut épuiser l’âme, ne sont traitées dans l’Iliade qu’en passant, et toujours avec subordination aux passions modérées qu’on y voit régner. Mais dans un spectacle qui doit peu durer, les passions vives peuvent jouer leurs jeux, et de subalternes qu’elles sont dans le poème épique, ◀devenir dominantes dans la tragédie, sans lasser le spectateur, que des mouvements trop lents ne feraient qu’endormir.
Ce raisonnement, au reste, est fondé sur la nature des passions mêmes. Un homme ne peut soutenir longtemps une violente agitation ; la colère a ses emportements, la vengeance a ses fureurs ; mais leurs derniers éclats sont de peu de durée. Si ces mouvements résident plusieurs années dans un cœur, ce n’est que comme un feu assoupi sous la cendre ; leur flamme cause un incendie trop grand pour être durable : désir, effroi, pitié, amour, haine même, tout cela, porté aux derniers excès, s’épuise bientôt ; la violence d’une tempête est un présage de sa fin.
Les passions vives et courtes sont donc les vrais mobiles propres à animer le théâtre ; car si ce que je viens de dire est vrai dans la nature, le spectacle qui en est une imitation, doit s’y conformer d’autant plus, que les passions, fussent-elles feintes, se communiquent d’homme à homme d’une manière plus soudaine que la flamme d’une maison embrasée ne s’attache aux édifices voisins. Ne sentons-nous pas nos entrailles s’émouvoir à la vue d’un malheureux qui, avec des cris pitoyables, nous expose une extrême misère ? La crainte ne pénètre-t-elle pas jusque dans la moelle des os, quand on voit une ville livrée à l’ennemi, des visages pâles, des femmes tremblantes, des soldats furieux, et tout l’appareil d’une prochaine désolation ?
Que serait-ce si l’on voyait les traits de la rage et du désespoir, que la nature grave elle-même sur le front d’un homme et d’un peuple destiné à périr sans ressource ? et quel effet ne produirait point une terreur panique ?
Une passion bien imitée trouve aussi aisément entrée dans le cœur humain, parce qu’elle va trouver les mêmes ressorts pour les ébranler, avec cette différence remarquable qui a sans doute frappé Eschyle : c’est que les passions feintes nous procurent un plaisir, au lieu que les passions véritables ne nous donnent qu’une satisfaction légère et noyée dans une grande amertume. Un monstre horrible nous ferait sécher de frayeur ; un misérable que nous ne pourrions soulager, nous déchirerait les entrailles : mais ce monstre et ce malheureux, en peinture, l’un fût-il plus effrayant que l’hydre de Lerne, et l’autre plus à plaindre que Bélisaire, ne sauraient manquer de faire un plaisir très grand aux spectateurs, s’ils sont tracés par une main habile ; et voilà pourquoi Boileau a si bien dit après Aristote :
Il n’est point de serpent ni de monstre odieux,Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.D’un pinceau délicat l’artifice agréable,Du plus affreux objet fait un objet aimable.Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleursD’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,D’Oreste parricide exprima les alarmes,Et pour nous divertir nous arracha des larmes.
Mais si toutes les passions bien représentées produisent ce plaisir délicat, il n’en est aucune qui le cause avec plus de vivacité que la terreur et la compassion. Ce sont là proprement les deux pivots de l’âme. Comme nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, nous haïssons beaucoup plus l’un que nous n’aimons l’autre ; et nous souhaitons moins vivement d’être heureux, que nous n’appréhendons d’être misérables ; d’où il arrive que la crainte nous est plus naturelle et nous donne des secousses plus fréquentes que toute autre passion, par le sentiment intime et expérimental qui nous avertit toujours que les maux assiègent de toutes parts la vie humaine.
La pitié, qui n’est qu’un secret repli sur nous à la vue des maux d’autrui dont nous pouvons être également les victimes, a une liaison si étroite avec la crainte, que ces deux passions sont inséparables dans les hommes, que le besoin mutuel oblige de vivre dans la société civile. C’est ce qui fait dire à Virgile, en parlant du bonheur inestimable d’un heureux loisir que goûte un philosophe solitaire : « Il n’est point dans la nécessité de compatir à la misère d’un vertueux indigent, ou de porter envie au riche coupable. »
La crainte et la pitié sont les passions les plus dangereuses, comme elles sont les plus communes : car, si l’une, et par conséquent l’autre, à cause de leur liaison, glace éternellement les hommes, il n’y a plus lieu à la fermeté d’âme nécessaire pour supporter les malheurs inévitables de la vie, et pour survivre à leur impression trop souvent réitérée. C’est pour cela que la philosophie a employé tant d’art à purger l’une et l’autre (pour user du terme d’Aristote), à dessein de conserver ce qu’elles ont d’utile, en écartant ce qu’elles peuvent avoir de pernicieux.
Mais il faut convenir qu’en ceci la poésie l’emporte infiniment sur la philosophie, dont les raisonnements trop crus sont un préservatif trop faible ou un remède peu sûr contre les mauvais effets de ces passions : au lieu que les images poétiques ont quelque chose de plus flatteur et de plus insinuant pour faire goûter la raison.
Ce qu’il y a de particulier et de surprenant en cette matière, c’est que la poésie corrige la crainte par la crainte, et la pitié par la pitié ; chose d’autant plus agréable que le cœur humain aime ses sentiments et ses faiblesses. Il s’imagine donc qu’on veut les flatter ; et il se trouve insensiblement guéri par le plaisir même qu’il a pris à se séduire. Heureuse erreur dont l’effet est d’autant plus certain, que le remède naît du mal même qu’on chérit !
À la vérité, la vie humaine est un grand théâtre où l’on est spectateur de bien des malheurs de toute espèce. L’on y voit paraître tous les jours (outre l’indigence, la douleur et la mort) les désirs fougueux et les espérances trompées, les craintes désespérantes et les soucis dévorants. Mais tout ce spectacle n’inspire qu’une terreur et qu’une pitié plus capables d’abattre le cœur que de l’affermir.
On a beau dire, la vue des misérables ne nous console point de l’être : sans compter que l’homme se porte avec soin à éviter, autant qu’il le peut, une si triste vue, pour jouir plus tranquillement des douceurs de la vie ; ou qu’il se rend dur et insensible sur les misères de ses pareils, oubliant qu’il est homme comme eux, et qu’il paiera chèrement de courtes joies par de longues douleurs.
Comment donc précautionner l’homme contre des maux inévitables ? comment le rendre sensible autant qu’il doit l’être ? comment le fortifier contre l’abattement où le jettent la crainte et la pitié ? On le peut faire, en le réjouissant par le spectacle même de ses maux, en y attachant ses regards malgré lui par un attrait de plaisir dont il ne puisse se défendre, et en insinuant dans son cœur ce que cette crainte et cette pitié ont d’agréable et de doux, non seulement pour le genre humain, mais encore pour lui apprendre à modérer ses passions, quand des maux réels viendront les exciter. Car lorsqu’on s’apprivoise avec l’idée des maux, on se fortifie soi-même contre eux, et on se porte plus vivement à les soulager en autrui, par l’espoir du retour.
Par ce moyen, la poésie procure deux avantages considérables à l’humanité : l’un, d’adoucir les mœurs des hommes comme l’ont fait Orphée, Linus et Homère ; l’autre, de rendre leur sensibilité raisonnable et de la renfermer dans de justes bornes, comme l’ont pratiqué les poètes tragiques de la Grèce.
L’on me dira peut-être qu’il n’est pas croyable que toutes ces réflexions aient passé par l’esprit d’Homère et d’Eschyle quand ils se sont mis à composer, l’un son Iliade et l’autre ses tragédies ; que ces idées paraissent postiches et venues après coup ; qu’Aristote, charmé d’avoir démêlé dans leurs ouvrages de quoi fonder le but et l’art de l’épopée et de la tragédie, a mis sur le compte de ces auteurs des choses auxquelles, selon les apparences, ils n’ont pas songé ; qu’enfin je m’efforce vainement moi-même de leur prêter des vues qu’ils n’avaient pas. Mais croira-t-on que ces grands hommes aient travaillé sans dessein ?
S’il est vrai qu’en effet l’art de la tragédie résulte de leurs ouvrages, leur refusera-t-on le mérite de l’y avoir mis ? et voudra-t-on leur ravir l’honneur d’avoir pu penser ce que nous n’avons pensé qu’après eux et par eux ? Mais je veux qu’ils n’aient pas eu dans l’esprit ces réflexions aussi analysées qu’elles l’ont été depuis : on ne peut au moins nier raisonnablement qu’ils n’en aient eu le fond et la substance, et qu’ils les ont développés peu à peu, à mesure qu’ils voyaient le succès bon ou mauvais de leurs spectacles. Car alors, non contents d’étudier la nature dans leur propre cœur, ils jugeaient de ce qui devait plaire par ce qui plaisait en effet, et se conformaient au goût des peuples pour suivre de plus près la nature, comme un sculpteur habile et éclairé étudie l’antique qui a plu, pour approcher de plus près du vrai beau qui doit plaire.
Je vais encore plus loin, et je suppose qu’Eschyle n’ait pas connu tout d’un coup que le but de la tragédie était de corriger la crainte et la pitié par leurs propres effets : du moins on doit convenir que, puisqu’il a tâché de les exciter dans ses pièces, il a eu en vue de réjouir ses spectateurs par l’imitation de la crainte et de la pitié, et que par conséquent il a senti le prix de ces passions mises en œuvre. S’il n’a voulu instruire, il a prétendu plaire : et pouvait-il imaginer deux moyens plus efficaces pour y parvenir ?
Enfin, Eschyle a conçu visiblement que la tragédie devait se nourrir de passions, ainsi que le poème épique, quoique d’une façon différente, c’est-à-dire, avec un air plus vif et plus animé, à proportion de la différence qui doit se trouver entre la durée de l’un et celle de l’autre, entre un livre et un spectacle. Il s’est représenté l’épopée comme une reine auguste assise sur un trône, et dont le front chargé de nuages laisse entrevoir de vastes projets et d’étranges révolutions : au lieu qu’il s’est figuré la tragédie, éplorée et le poignard en main, telle qu’on la présente, accompagnée de la terreur et de la compassion, précédée par le désespoir, et bientôt suivie de la tristesse et du deuil. Mais pour ces mouvements, il faut des changements de fortune, des reconnaissances, des intrigues ; et tout cela suppose une ou plusieurs actions. Homère, guidé par la raison, n’en a choisi qu’une seule, qu’il a conduite jusqu’à vingt-quatre chants fort étendus. La raison veut donc beaucoup plus encore qu’on n’en traite qu’une dans un spectacle de peu d’heures : l’ordre et la proportion des parties leur ont paru le point le plus essentiel de l’Iliade, et conséquemment de la tragédie.
En effet, puisque le poème épique fait un corps accompli avec ses justes dimensions, et que par là il est conforme à la nature, il a fallu faire couler cet ordre et cet heureux arrangement dans le spectacle tragique, pour le rendre agréable. Il a fallu, pour cela, déterminer sa véritable durée, mais d’une manière plus précise que n’a fait Homère dans son Iliade et dans son Odyssée ; car un poème qu’on doit lire peut prolonger ou raccourcir la durée de son action un peu plus ou un peu moins, sans autre règle, sinon que l’étendue n’en doit pas être ou trop considérable ou trop petite.
Un poème épique est un édifice dont on doit voir les dimensions d’un coup d’œil, après l’avoir examiné par parties et en détail. Que l’édifice soit plus ou moins grand, pourvu qu’il soit bien proportionné et qu’il ne passe pas la portée de l’œil, il n’importe. Voilà la règle de la nature, telle qu’Homère l’a choisie, ainsi que je l’ai déjà insinué ; et je ne pense pas qu’on puisse raisonnablement en alléguer d’autres. Mais il n’en est pas de même d’une action mise en spectacle : c’est une autre sorte d’édifice, qui non seulement doit avoir une étendue beaucoup moindre que le premier, mais encore qui ne peut souffrir qu’une mesure déterminée, pour ne pas rebuter le spectateur, obligé de le parcourir sans repos et sans interruption.
Il est donc naturel que la mesure de l’action ne passe pas de beaucoup celle de la représentation. Telle est la règle du bon sens que la réflexion fit naître à Eschyle, et plus nettement à ses successeurs, en considérant qu’une action représentée doit essentiellement ressembler à l’action réelle dont elle est l’image ; car, sans cela, il n’y a plus d’imitation, plus d’erreur, plus de vraisemblance et par conséquent plus d’enchantement.
Toutefois, comme cette ressemblance ne saurait être toujours si parfaite, qu’elle n’admette quelque différence en faveur des beautés de l’art, l’art même, pour ménager ces beautés, peut faire illusion au spectateur, et lui montrer avec succès une action dont la durée exige huit ou dix heures, quoique le spectacle n’en emploie que deux ou trois : c’est que l’impatience du spectateur, qui aime à voir la suite d’une action intéressante, lui aide à se tromper lui-même, et à supposer que le temps nécessaire s’est écoulé, ou que ce qui exigeait un temps considérable s’est pu faire en moins de temps. Il ne va pas se chicaner lui-même, et il se prête si naturellement à son erreur, pour peu que l’art la favorise, qu’il lui faudrait bien des réflexions pour s’en tirer : tant son impatience est ingénieuse à le séduire. Ainsi l’artifice, joint à la nature, justifie assez la conduite des premiers poètes tragiques, qui n’ont passé que de fort peu la durée de la représentation dans l’espace qu’ils ont donné à l’action de leurs tragédies.
Je me contente de remarquer, par ce que je viens de dire, la différence exacte des expositions du poème épique et de celles des tragédies, afin qu’on distingue nettement ce qu’Eschyle et les tragiques grecs ont emprunté de l’Iliade, et ce qu’ils ont changé quant à l’exposition du sujet. Homère n’a pas été gêné dans la sienne, n’étant que narrateur. Mais les tragédiens ont été obligés d’en rectifier l’art pour l’ajuster à la tragédie : il faut des coups de maître pour exposer heureusement un sujet sur le théâtre ; au lieu qu’il n’est besoin que d’une belle simplicité, qui toutefois est rare, pour commencer un poème épique.
C’est donc un effort d’esprit considérable dans Eschyle, d’avoir le premier aperçu cette différence de l’épique et du tragique, en faisant naître l’un de l’autre avec tant d’art que le disciple en ceci l’emporte sur le maître. Après cet effort, il lui était bien moins difficile de transporter de l’épopée à la tragédie, ce qui s’appelle intrigue ou nœud ; car il est plus aisé de faire oublier le poète et le narrateur, quand on vient à brouiller différents intérêts et à nouer le jeu de divers personnages, que quand on veut mettre les spectateurs au fait d’une action, sans qu’ils s’aperçoivent qu’on ait eu dessein de le faire.
Le nœud est cependant la partie la plus considérable de la tragédie ; c’est ce qui lui donne cette espèce de vie qui l’anime, aussi bien que le poème épique. Les poètes grecs, pleins du génie d’Homère, y trouvèrent, sans contredit, ce balancement de raisons, de mouvements, d’intérêts et de passions, qui tient les esprits suspendus et qui pique jusqu’à la fin la curiosité des auditeurs.
Sur ce principe, l’art de varier à l’infini les mouvements de la balance du théâtre, se présente de soi-même à l’esprit. Deux ou trois incidents suffisent pour produire de grands effets, sans entasser, comme on fait souvent, un nombre prodigieux de machines qui marquent plus la disette que la fécondité. Un outrage vengé, dans le Cid, a enfanté seul ce chef-d’œuvre d’intrigue, que le public révolté, comme dit Despréaux, s’est obstiné à toujours admirer, malgré une cabale puissante, des raisonnements spécieux et quantité de visibles défauts.
Le goût, aidé du bon sens et de l’exemple d’Homère, est la plus sûre règle pour faire croître le trouble de scène en scène et d’acte en acte. Mais la beauté des intrigues dépend du choix des actions ; et ce choix est souvent l’effet du bonheur plutôt que du discernement. L’histoire et la fable en fournissent d’intéressantes, mais en plus petit nombre qu’on ne le peut penser. Cependant c’est le fonds où il faut puiser pour se rendre croyable.
Un sujet de pure imagination préviendrait le spectateur incrédule et l’empêcherait de concourir à se laisser tromper. Les changements légers dont il peut ne pas s’apercevoir, sont les seuls qu’il permet au poète, et que le poète doit employer pour l’artifice de l’intrigue. Son adresse consiste à inventer des situations délicates où le père se trouve en compromis avec ses enfants, l’amant avec la personne aimée, l’intérêt avec l’amitié, l’honneur avec l’amour. Plus la décision est embarrassante, plus le trouble s’accroît.
L’intrigue, en un mot, est un dédale, un labyrinthe qui va et revient toujours sur lui-même, où l’on aime à se perdre, d’où l’on cherche pourtant à sortir, mais où l’on rentre avec plaisir quand une fausse issue nous y rejette. Pour cela, il faut que le fil qui conduit le spectateur, sans qu’il y pense, soit en effet si délié qu’il ne le sente pas.
L’art une fois découvert fait évanouir tout le charme : c’est par le choc violent des passions, qu’on vient particulièrement à bout de sauver l’art. Ainsi Homère l’apprit-il aux Grecs. Chez eux, les passions roulent, se heurtent, se bouleversent et retournent sans cesse sur elles-mêmes, comme les vagues de la mer, jusqu’à la fin de la tempête, qui n’est autre chose que le dénouement.
Ce dénouement, autre invention des Grecs sur les pas d’Homère, résout l’embarras et démêle peu à peu ou tout à coup l’intrigue, quand elle est portée aussi loin qu’elle peut l’être. C’est encore la nature qui le veut ainsi ; car l’esprit impatient court avidement à l’issue. Piqué par le concours de différents projets et de diverses passions dont on a mêlé le jeu, il attend la main qui doit délier le nœud gordien.
Il me semble que la plus grande utilité du théâtre est de rendre la vertu aimable aux hommes, de les accoutumer à s’intéresser pour elle, de donner ce pli à leur cœur, de leur proposer de grands malheurs, de fortifier et d’élever leurs sentiments. Il s’ensuit de là que non seulement il faut des caractères vertueux, mais qu’à la manière élevée et fière de Corneille, ils affermissent le cœur et donnent des leçons de courage. D’autres caractères, vertueux aussi, mais plus conformes à la nature commune, amolliraient l’âme et feraient prendre au spectateur une habitude de faiblesse et d’abattement. Pour l’amour, puisque c’est un mal nécessaire, il serait à souhaiter que les pièces de Corneille ne l’inspirassent aux spectateurs que tel qu’elles le représentent.
Les parties principales de toute tragédie sont l’exposition, le nœud ou intrigue, et le dénouement ou catastrophe : mais ces mêmes parties, qu’Aristote appelle les parties d’extension ou de quantité, en supposent plusieurs autres qui font corps avec elles, et que le même poète nomme parties intégrantes. Il en trouve six, qui sont le sujet ou la fable, les mœurs, les sentiments, la diction ou le style, la musique et la décoration. La musique n’entre plus pour rien dans nos tragédies modernes, excepté nos tragédies lyriques ou opéras.