Monsieur de Malesherbes.
Dans un recueil des Discours et rapports lus aux séances de l’Académie française (1840-1849), qui vient de paraître, je retrouve un excellent morceau de M. Dupin sur M. de Malesherbes. M. de Malesherbes était membre de l’Académie française ; il y avait été reçu par acclamation en 1775. En 1830, l’Académie proposa son éloge, et M. Bazin eut le prix. Mais elle chargea, de plus, l’un de ses membres les plus considérables, M. Dupin, de venir lui parler plus amplement, et en toute autorité, de ce grand magistrat et citoyen, que son dévouement et sa mort ont fait sublime. Après tant d’éloges et de panégyriques, le sujet pouvait sembler épuisé. M. Dupin l’a envisagé, selon les habitudes de son esprit, avec vigueur, bon sens, et une sorte de résolution de coup d’œil : s’emparant de quelques objections adressées aux idées premières de M. de Malesherbes, il n’a pas seulement loué, il a discuté. Rapprochant les doctrines politiques et philosophiques longtemps professées par ce grand homme de bien, des réformes sociales qui se sont réalisées depuis, il en a tiré des vues justes et neuves. Je saisirai cette occasion de dire moi-même ici quelque chose sur un sujet qui honore tous ceux qui y touchent.
Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, héritier
d’un nom si
beau, qu’il devait rendre plus beau par sa vie et sacré par sa mort, était né le
6 décembre 1721. Élevé chez les Jésuites de qui il ne prit que le goût des
lettres, initié à la jurisprudence auprès du célèbre conseiller janséniste
l’abbé Pucelle de qui il ne prit que l’intégrité et la doctrine, il fut de bonne
heure de son siècle par une certaine liberté d’esprit que ne connaissait point
l’âge précédent, ou qui du moins n’y était point de droit commun. Issu de bonne
race, il avait en lui des trésors de santé, de probité, de vigueur
intellectuelle et morale, dont il usa sans cesse avec application et qu’il ne
laissa point dissiper. Il se mit à l’étude à la fois dans tous les sens. Les
premières fonctions qu’il exerça dans la magistrature (substitut du procureur
général, puis conseiller aux Enquêtes) lui laissèrent du loisir pour s’occuper
activement des lettres, des sciences, et particulièrement des sciences
naturelles qu’il aimait passionnément. En agronomie, en botanique, il était
mieux qu’un amateur, il fit ses preuves comme homme du métier. La nature ne lui
avait point accordé les élégances ni les grâces de la jeunesse, non plus que
l’envie de les acquérir ou d’y suppléer : c’était du temps de gagné pour les
choses sérieuses. On raconte que le fameux maître de danse Marcel, si connu par
la solennité de ses aphorismes, demanda un jour une audience à M. de Lamoignon
père pour lui déclarer qu’il ne pouvait lui dissimuler en conscience que son
fils ne danserait jamais bien et ne pourrait conséquemment faire son chemin ni
dans la magistrature ni dans l’armée : « À la manière dont il marche,
concluait-il, vous ne pouvez raisonnablement le placer que dans
l’Église. »
M. de Malesherbes se plaisait gaiement à raconter ce
lamentable pronostic de Marcel.
M. de Lamoignon père ayant été nommé chancelier de France en 1750, Malesherbes lui succéda en qualité de premier président de la Cour des aides ; dès lors il appartient aux grandes charges, et sa vie publique commence. Il avait vingt-neuf ans.
Il est très probable que, sans cette circonstance, et s’il eût été retardé de
quelques années dans sa carrière de magistrat, il eût fait son entrée dans la
vie littéraire par quelque publication d’ouvrage ; car, dans chaque ordre
d’études, il aimait à se rendre compte par écrit de ses pensées. Au moment où il
devint▶ premier président, il était très occupé de l’Histoire
naturelle de Buffon, dont les trois premiers volumes venaient de
paraître (1749), et il s’attachait à y relever, plume en main, les légèretés et
les inexactitudes, principalement en ce qui concernait la botanique, que
Malesherbes savait si bien, et que Buffon savait peu. Malesherbes, jeune, ne
craint pas de traiter avec vivacité Buffon, nouvellement célèbre et non encore
consacré : « M. de Buffon, dit-il, qui ne s’est adonné que depuis peu de
temps à l’étude de la nature. »
Il venge Gessner, Linné, Bernard de
Jussieu, tous les grands botanistes que Buffon avait traités un peu
dédaigneusement et presque voulu déshonorer en les assimilant
aux alchimistes, sans considérer « que la botanique est le tiers de
l’histoire naturelle par son objet, et plus de la moitié par la quantité des
travaux »
. Parlant quelque part d’une remarque féconde du grand
naturaliste Gessner, Buffon avait dit de celui qui l’avait faite : « Je crois que c’est Gessner. »
— Or toute la
botanique moderne est fondée sur la découverte de Gessner, fait observer
Malesherbes. Que dirait-on d’un homme qui, donnant des Réflexions
sur le Théâtre-Français, dirait : « En tel temps il parut
une tragi-comédie intitulée Le Cid, qui était, je crois,
de Pierre Corneille ? » En lisant les Observations de
Malesherbes, restées inédites de son
vivant et qui ne parurent
qu’en 1798, on sent partout un homme modeste, instruit, qui est sur son terrain
et qui ne fait que le défendre comme il doit, en accueillant un peu vertement
l’homme supérieur, qui jette un coup d’œil général et qui tranche. Ces critiques
nous montrent un esprit ferme, judicieux, « souverainement
droit »
, a dit M. Flourens, l’esprit qui convient aux sciences
d’observation ; le style y est abondant, naturel, sain, médiocrement élégant,
mais souvent spirituel par le bon sens : c’est là un des traits qui
caractérisent Malesherbes. Plus tard, dans son discours de réception à
l’Académie, Malesherbes louera Buffon présent, mais il avait commencé par le
juger.
La carrière publique de Malesherbes s’ouvrit donc en 1750, et, à partir de ce moment, il faudrait le diviser lui-même sous plusieurs aspects et sous plusieurs chefs pour le suivre et l’étudier convenablement. En même temps qu’il présidait à la Cour des aides, il se trouva chargé par le chancelier son père d’une place de confiance des plus délicates, celle de directeur de la Librairie. Or, en un temps où aucun livre ne pouvait s’imprimer en France sans permission expresse ou tacite, et en plein milieu du xviiie siècle, on peut juger de l’importance d’une pareille place que Malesherbes remplit durant treize années (1750-1763).
Comme premier président de la Cour des aides, la carrière de Malesherbes demanderait tout un chapitre ; il suivit la ligne de conduite des hommes les plus courageux et les plus indépendants de l’antique magistrature française, se signala par des remontrances énergiques et qui touchaient aux grands intérêts de la nation, ne rechercha en tout que la droite équité, et, s’il rencontra la popularité dans cette voie, du moins il n’y sacrifia jamais.
Exilé, en 1771, à la suite de remontrances mémorables, il reparut à
la tête de sa compagnie au début du règne de Louis XVI, et ◀devint▶ ministre de ce
vertueux prince en 1775, dans ce premier ministère réformateur dont Turgot
faisait partie. Pourtant Malesherbes resta peu et se découragea vite.
« Dans Malesherbes ministre, a dit un historien bien digne de le
comprendre (M. Droz), on voit toujours l’honnête homme, mais on ne retrouve
plus l’intrépide magistrat. »
Malesherbes, comme tant d’hommes de sa
race et de sa forme de caractère, n’était tout à fait grand et intrépide que sur
les fleurs de lis, en attendant le jour où il fut si grand en présence de
l’échafaud.
En 1787, Malesherbes rentra encore un moment au Conseil du roi, sous le ministère de M. de Brienne ; mais il n’avait point de portefeuille, il y eut peu de crédit, et ne réussit qu’à décider l’émancipation civile des protestants. Les événements se précipitaient chaque jour au gré des passions et des intrigues. Il semblait qu’en se retirant alors comme il fit, en se consacrant uniquement désormais aux soins de l’agriculture dans ses beaux jardins de Malesherbes, ce noble et digne vieillard de près de soixante-dix ans avait clos définitivement sa carrière. S’il fût mort à cette époque, il eût laissé la réputation d’un des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de son temps. Son oraison funèbre eût été belle encore ; elle eût été tout entière dans ces paroles qu’un étranger de grand mérite (lord Shelburne, depuis marquis de Lansdowne) avait pu dire, en revenant de le visiter quelques années auparavant :
J’ai vu pour la première fois de ma vie ce que je ne croyais pas qui puisse exister : c’est un homme dont l’âme est absolument exempte de crainte et d’espérance, et cependant est pleine de vie et de chaleur. Rien dans la nature ne peut troubler sa paix ; rien ne lui est nécessaire, et il s’intéresse vivement à tout ce qui est bon. En un mot, j’ai beaucoup voyagé et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. Si je fais quelque chose de bien dans tout le temps qui me reste à vivre, je suis sûr que le souvenir de M. de Malesherbes animera mon âme.
C’était là, ce semble, une haute destinée d’homme de bien déjà
toute remplie et toute consommée ; mais, pour l’enseignement de l’humanité et
pour sa propre gloire, il fallait que M. de Malesherbes obtienne plus encore.
L’occasion, qui nous révèle tout entier aux autres et à nous-même, l’alla
chercher dans la tempête civile et le trouva tout préparé ; il vit celui qu’il
avait appelé son maître, seul, sans défense, dans un cachot, et il s’avança en
lui tendant les bras. Il y avait pensé à l’avance. Voyageant en Suisse dans
l’été de l’année 1792, à l’époque, je crois, du 20 juin, il entra un matin à
Lausanne chez une de ses parentes (la marquise d’Aguesseau) qui s’y trouvait
alors et qu’il visitait tous les jours : « Je pars pour Paris », dit-il.
— « Et pourquoi ? » — « Les choses ◀deviennent▶ plus graves ; je vais à mon
poste ; le roi pourrait avoir besoin de moi. »
J’ai voulu citer ce
mot pour montrer qu’il y eut préméditation ou du moins prévision dans son
dévouement. M. de Malesherbes revint ; on sait le reste. Défenseur de Louis XVI,
qu’il suivit bientôt à son tour avec tous les siens sur l’échafaud,
M. de Malesherbes a donné l’un des plus grands exemples de bonté et de grandeur
morale : de telles victimes sont encore plus faites pour relever la nature
humaine que leurs bourreaux pour la dégrader.
Forcé de choisir entre tant de points de vue que présente la vie de M. de Malesherbes, j’en prendrais un sur lequel il m’a été donné de recueillir des renseignements précieux et confidentiels : je veux parler de son administration comme directeur de la Librairie durant treize ans. Les pièces les plus importantes, les principaux dossiers manuscrits relatifs à cette partie de sa vie et de sa conduite, sont sous mes yeux, et j’en pourrai traiter, non pas avec plus de justesse et d’équité (car la plupart des biographes en ont très bien parlé en général), mais avec plus de précision qu’on ne l’avait fait jusqu’ici.
En 1750, M. le chancelier de Lamoignon avait donc chargé son fils de diriger la Librairie, qui était alors dans les attributions du chancelier. M. de Malesherbes était un homme éclairé, je l’ai dit, et selon les lumières modernes ; il aurait voulu la liberté de la presse, et croyait peu à l’efficacité de la censure, quand une fois l’opinion a pris son essor dans un certain sens. Et malgré tout, le voilà placé à la tête de cette censure, et investi de la plus délicate des fonctions, en présence d’une littérature philosophique très émancipée, dont il partage plus d’une doctrine ; en face d’une opposition religieuse et réactionnaire très irritée, qui a des appuis à la Cour auprès de la reine et du Dauphin, en regard enfin du Parlement, qui a ses préjugés, ses prétentions, et qui voudrait, dans bien des cas, évoquer à lui le jugement des livres et des auteurs. L’office du directeur de la Librairie consistait, quand un livre lui était soumis (et tous devaient l’être), à indiquer un censeur ; sur l’approbation de ce censeur, approbation quelquefois publique et d’autres fois tacite, on permettait d’imprimer l’ouvrage, non sans avoir exigé le plus souvent des corrections. Ce n’était cependant pas une raison pour qu’à la rigueur, même après la publication du livre, et nonobstant cette censure préalable, suivie d’approbation, il ne pût y avoir poursuite, soit par arrêt du Conseil du roi, soit par le fait du Parlement. Enfin il était toujours temps pour qu’une mettre de cachet intervînt, qui envoyait l’auteur à la Bastille. On voit d’ici la complication et le dédale. Malesherbes, qui était d’ailleurs premier président de la Cour des aides, ne pouvait donc consentir à remplir une mission aussi arbitraire, d’une juridiction si peu définie et d’une responsabilité si périlleuse, que pour obliger son père, et aussi dans l’intérêt des lettres et des sciences, qu’il aimait si vivement, et auxquelles il pouvait être utile.
Il était impossible qu’il contentât tout le monde, ou mieux il était impossible qu’il n’indisposât point presque tout le monde.
On ne peut contenter tout le monde et son père ;
il l’éprouva dans son administration et dut se le redire bien souvent ; ce qui n’empêcha point que, le lendemain de sa démission, il ne fût universellement regretté de tous les gens de lettres.
Le directeur de la Librairie, par sa position, se trouvait le confident et quelquefois le point de mire de tous les amours-propres inquiets ou irrités ; amours-propres de gens du monde, de grands seigneurs, de dévots, de gens de lettres surtout, il avait affaire à tous ensemble ou à chacun tour à tour, et il en savait plus long que personne sur leurs singularités secrètes et leurs faiblesses. Quelques-uns de ces amours-propres parlaient au nom de la religion et de la morale ; quelques autres (et ce n’étaient pas les moins aigres) se mettaient en avant au nom du goût :
J’ai entendu dire sérieusement, remarquait-il, qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que la musique italienne est la seule bonne…
Je connais des magistrats qui regardent comme un abus de laisser imprimer, sur la jurisprudence, des livres élémentaires, et qui prétendent que ces livres diminuent le nombre des véritables savants.
La plupart des médecins voudraient qu’on défendît d’écrire en langue vulgaire sur la médecine.
Presque tous ceux qui ont joué un rôle dans les affaires publiques n’aiment point à voir écrire sur la politique, le commerce, la législation.
Les gens de lettres pensent de même sur la critique littéraire ; ils n’osent pas proposer de la proscrire entièrement, mais leur délicatesse sur cet article est si grande, que, si l’on y avait tout l’égard qu’ils désirent, on réduirait la critique à rien.
Dans les Mémoires de lui qui ont été publiés sur la librairie et la liberté de la presse, M. de Malesherbes revient souvent, et avec une raison piquante, sur cette diversité et cette contradiction des mille amours-propres entre eux. On eût fait de ces observations une satire ingénieuse dans le goût d’Horace ; il se bornait à en tirer quelques principes d’équité et de bonne administration.
Nous sommes aujourd’hui dans un moment peu favorable pour bien sentir les avantages de la liberté de la presse. Ces avantages sont répandus et comme disséminés dans un ensemble d’effets généraux insensibles qui tiennent au contrôle de la publicité et à tout ce qu’elle prévient d’abus : au contraire, les inconvénients de cette liberté sont directs et très sensibles ; ils touchent et frappent chacun. La société a eu peur, et, depuis qu’elle se rassoit, elle n’est pas ◀devenue▶ très raisonnable sur cet article de la presse. Les écrivains eux-mêmes sont ◀devenus▶ de plus en plus exigeants. Pour retrouver de part et d’autre quelque justesse d’appréciation et de la lucidité de coup d’œil, il ne sera pas mauvais de se reporter au temps de M. de Malesherbes et de le suivre dans quelques-unes des mille affaires contentieuses qu’il eut à démêler. On appréciera la différence des régimes à cent ans de distance. La société verra qu’elle n’a raisonnablement rien à regretter ni à vouloir reprendre de ce bon vieux temps, et les écrivains verront aussi qu’ils n’ont pas trop à se plaindre du temps d’aujourd’hui. Ouvrons donc ensemble et parcourons quelques-uns des dossiers de la Librairie pendant l’administration de M. de Malesherbes.
En 1758, Helvétius voulut publier le livre De l’esprit, mauvais
ouvrage, superficiel, indécent en bien des endroits, et plus fait pour
scandaliser encore un vrai philosophe qu’un évêque. M. de Malesherbes avait
donné à Helvétius pour censeur un M. Tercier, employé aux Affaires étrangères,
homme du monde, qui ne vit pas grande malice au livre et qui donna son
laissez-passer. Le livre avait paru quand M. de Malesherbes fut averti du
scandale à la fois par un de ses subordonnés et par la clameur publique. Il
arrêta immédiatement la vente du livre ; sa première idée fut de le faire
examiner de nouveau par un autre censeur. « Monsieur, lui écrivait
Helvétius, je suis pénétré de vos bontés ; je compte toujours sur votre
amitié : j’espère que vous ne m’aurez pas mis entre les mains d’un
théologien ridicule. »
Il s’agissait bien de cela, en vérité, et des
belles protestations d’Helvétius qui s’écriait : « Je n’ai été animé, en
composant mon livre, que du désir d’être utile à l’humanité, autant qu’un
écrivain peut l’être. »
L’affaire avait pris des proportions
effrayantes. Le Parlement s’en mêlait, et, sur le bruit public, prétendait
évoquer l’affaire, en s’arrogeant le droit de juger le livre, et en empiétant
ainsi sur la juridiction du chancelier. Le Conseil du roi se hâta de prendre les
devants sur la poursuite du Parlement, par un arrêt du 10 août 1758, qui
révoquait les lettres de privilège et supprimait l’ouvrage. M. de Malesherbes,
avec sa bonté naturelle, se trouva alors dans la situation la plus pénible,
obligé de réserver et de maintenir les droits de son père, de négocier avec le
Parlement, qui n’en tint compte et lança son arrêt, de
rassurer et
de conseiller son ami Helvétius tout en le frappant, et de frapper enfin le
pauvre censeur Tercier qu’on demandait de toutes parts pour victime et qui
n’avait été que maladroit. Il fallait concilier tous ces devoirs officiels avec
la bonté morale et l’équité naturelle dont il n’était pas homme à se départir.
Mme Helvétius, là-dessus, lui écrivait avec instances
pour le supplier d’interdire aux journaux ecclésiastiques de venir à la charge
en critiquant le livre de son mari ; mais Malesherbes voulait autant que
possible la liberté de la presse et n’était d’avis, en aucun cas, d’entraver les
critiques littéraires. Et ici il le pouvait moins que jamais ; car il était
indirectement blâmé lui-même et un peu abandonné par son père, « chez qui
le respect pour la religion qu’on disait offensée avait prévalu sur toute
autre considération »
.
L’éclat que produisit cette affaire du livre De l’esprit, la position fausse où elle plaça tant de personnes considérables, et le conflit des juridictions qui s’y produisit ouvertement, suggérèrent un moment l’idée de dresser une loi qui régirait la matière, loi qu’il valait mieux que le roi fît que de la laisser faire au Parlement ; et c’est à cette occasion que M. de Malesherbes se mit à rédiger ses intéressants Mémoires sur la librairie.
Une seconde affaire où l’on trouve M. de Malesherbes en difficulté, non plus avec le Parlement et avec le chancelier, mais avec les auteurs, est l’affaire de L’Écossaise de Voltaire. Dans cette comédie, Voltaire avait traduit sur la scène Fréron sous le nom à peine déguisé de Frélon, et il lui faisait jouer le rôle le plus vil. Fréron, dans sa feuille de L’Année littéraire, voulut rendre compte de la comédie où il était outragé, et en tirer vengeance ; il était difficile de s’y opposer. Le censeur donné par M. de Malesherbes (Coqueley de Chaussepierre) fit d’abord toutes sortes de difficultés au critique. Fréron, dans le premier moment, s’était livré à de grosses représailles, à des personnalités et à des injures : le tout était encadré dans une relation assez spirituelle qu’il intitulait Relation d’une grande bataille, c’est-à-dire de la soirée de la Comédie-Française (26 juillet 1760). Mais le censeur lui rayait tout. Fréron, hors de lui, écrivait à ce censeur dont il ne savait pas le nom ; il s’adressait en dernier ressort à M. de Malesherbes :
C’est bien la moindre des choses que je réponde par une gaieté à un homme qui m’appelle fripon, coquin, impudent… J’ai recours à votre équité, monsieur ; on imprime tous les jours à Paris cent horreurs ; je me flatte que vous voudrez bien me permettre un badinage. Le travail de mon Année littéraire ne me permet pas de faire de petites brochures détachées ; mon ouvrage m’occupe tout entier et ne me laisse point le temps de faire autre chose. Mes feuilles sont mon théâtre, mon champ de bataille ; c’est là où j’attends mes ennemis et où je dois repousser leurs coups.
M. de Malesherbes fut d’avis que, cette fois, il fallait passer
quelque chose à Fréron ; on ne lui raya que les personnalités les plus directes.
« Il faut suivre une règle, écrivait Malesherbes au censeur, quoique
nous nous en soyons un peu écartés dans la feuille de la Bataille, parce que, dans ce moment-là, le pauvre Fréron était
dans une crise qui exigeait quelque indulgence. »
Maintenant qu’on
lise, si on le veut, dans L’Année littéraire (1760, t. V,
p. 209), la Relation d’une grande bataille. Grâce aux
difficultés que lui opposa la censure, Fréron, obligé de se contraindre et de
passer de l’injure à l’allusion, a véritablement acquis de la finesse et de
l’esprit plus qu’il ne s’en accorde ordinairement. C’est un de ses meilleurs
articles, le meilleur peut-être ; c’est presque du Janin déjà, avec plus de
sobriété. Il caractérise sous des noms légèrement travestis, comme dans la
bataille du Lutrin, les principaux chefs de l’armée
philosophique, Diderot et son aide de camp Sedaine, Grimm, Marmontel, et les
autres à la suite : on les reconnaissait tous alors sous leur masque
transparent43. La bataille à peine gagnée à
la Comédie-Française, les ardents vainqueurs s’empressent d’accourir aux
Tuileries, où les attendaient les membres les plus influents et les plus rassis
du Sénat philosophique, le sage Tacite (d’Alembert), le
prudent Théophraste (Duclos). Il y a bal, illumination, le
soir, à la façade de tous les hôtels des philosophes, et le tout finit le
lendemain par un Te Deum solennel, — non, je me trompe, — par
un Te Voltarium ! Fréron avait eu bien de la peine à sauver ce
Te Voltarium des griffes du censeur ; cet homme désolant
alléguait que ce serait pris comme une parodie indécente et une profanation.
Fréron avait dû en référer encore à M. de Malesherbes ; c’était sa plaisanterie
finale, son trait, sa pointe ; il y tenait plus qu’à tout :
Ainsi, monsieur, écrivait-il, je vous prie en grâce de me la passer. Tout mon article n’est fait que pour amener cette chute, et je suis perdu si vous me la retranchez. Je vous supplie, monsieur, de m’accorder cette grâce. Ce n’est point une supposition en l’air quand j’ai l’honneur de vous dire, monsieur, que j’ai lu le Te Voltarium à deux évêques ; rien de plus certain et de plus vrai. J’aurai l’honneur de vous les nommer, lorsque j’aurai celui de vous voir ; ils n’en ont fait que rire.
M. de Malesherbes avait ri aussi et le lui avait passé.
Voltaire, c’est tout simple, entra en fureur ; il avait insulté Fréron sur la
scène, mais Fréron lui répondait dans sa feuille ; il ne pouvait concevoir une
telle audace. Ses lettres de ce temps sont remplies, à tout propos, de
véritables invectives contre M. de Malesherbes, qu’il représente comme le protecteur des feuilles de Fréron, parce que cet homme juste
n’en était pas le persécuteur. Il va, dans son délire d’amour-propre, jusqu’à
écrire, par allusion à ce nom vénéré : « Le nom de Fréron est sans doute
celui du dernier des hommes, mais celui de son protecteur
serait à coup sûr l’avant-dernier. »
À l’entendre,
M. de Malesherbes « avilit la littérature »
, il fait entrer dans
ses calculs de budget le « produit des infamies de Fréron »
, il
« aime le chamaillis ! »
(lui, M. de Malesherbes, accusé par
Voltaire d’aimer le chamaillis !) : la plume s’arrête à
transcrire de telles injures. Mais que M. de Malesherbes quitte la direction de
la Librairie, alors Voltaire, ramené au sang-froid et à des sentiments plus
justes, écrira à d’Argental (14 octobre 1763) : « M. de Malesherbes
n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la
presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eue. Nous étions déjà à moitié
chemin des Anglais… »
De tels rapprochements sont toute une
histoire, tout le portrait d’un homme, que dis-je ? Le portrait plus ou moins de
tous les hommes.
Si peu ménagé par Voltaire, il ne manquait à M. de Malesherbes, pour
se sentir tout à fait dans la vraie voie et dans le juste milieu, que d’être
dénoncé par Pompignan, et c’est ce qui arriva. Pompignan, reçu à l’Académie
française à la place de Maupertuis, y avait prononcé un discours de parti qui
avait irrité tout le coté philosophique. Voltaire avait riposté par une
plaisanterie, Les Quand, qui fit beaucoup
rire cette société désœuvrée. Pompignan, qui a quelque talent joignait de la
sottise, prit de là occasion de rédiger un Mémoire
justificatif au Roi (mai 1760), qu’il voulut faire imprimer
avec faste en inscrivant le nom du roi en tête et en déclarant à tous :
« Le manuscrit de ce Mémoire a été présenté au roi,
qui a bien voulu le lire lui-même, et qui a trouvé bon que l’auteur le fît
imprimer. »
Moyennant cette grosse apostille, Pompignan prétendait
être affranchi de la règle commune et pouvoir se passer de censeur.
M. de Malesherbes exigeait qu’il en eût un pour la forme, à moins d’un ordre
direct de la Cour qui l’en exemptât ; et comme Pompignan, par pure gloriole,
persistait à s’en passer, et qu’il avait livré déjà son Mémoire à l’impression, M. de Malesherbes se transporta chez
l’imprimeur et fit rompre la planche. On juge de la fureur de l’ambitieux
dévot ; il jeta feu et flamme et menaça. Malesherbes dut se mettre en garde
lui-même par un Mémoire justificatif qu’il adressa aux
principaux conseillers de la petite cour du Dauphin, où Pompignan se vantait
d’avoir des amis : « Après tout, disait-il en concluant, de ce que les
encyclopédistes sont répréhensibles à beaucoup d’égards, il ne s’ensuit pas
que leurs adversaires ne doivent être soumis à aucune loi. »
Et il
expliquait d’un seul mot comment, avec des intentions bienveillantes et une
équité qui péchait plutôt par l’indulgence, il réussissait à mécontenter tant de
gens :
« C’est que je refuse très peu de choses, mais je
tâche de refuser les mêmes choses à tout le monde. »
L’Encyclopédie fut une des plus grosses affaires de
l’administration de M. de Malesherbes. Dans le principe, l’Encyclopédie avait été projetée par des libraires. « Le
chancelier d’Aguesseau eut connaissance de ce projet : non seulement il
l’agréa, mais il le corrigea, le réforma, et choisit M. Diderot pour être le
principal éditeur. »
Ce choix de Diderot est piquant de la part du
pieu et timoré d’Aguesseau, le même qui n’accordait à l’abbé Prévost la
permission d’imprimer les premiers volumes de Cleveland que
sous la condition que Cleveland se ferait catholique au dernier volume. Malgré
toutes les précautions qu’avait pu prendre le pieux chancelier, les deux
premiers volumes de l’Encyclopédie avaient donné lieu à un
arrêt du Conseil qui en ordonnait la suppression, sans néanmoins interdire la
continuation de l’ouvrage. Pour parer aux inconvénients à l’avenir, on exigea
que tous les articles seraient soumis à des censeurs théologiens, même les
articles qui semblaient le plus étrangers à la théologie. Mais ces nouvelles
précautions ne tinrent pas ; il y avait eu bientôt du relâchement, et l’ennemi
avait trouvé moyen de s’introduire dans la place sous l’œil même des
sentinelles. De nouvelles plaintes très vives s’élevèrent à l’occasion du
septième tome (1758), et l’abbé de Bernis, alors ministre, dut écrire à
M. de Malesherbes pour aviser à des moyens plus efficaces de censure.
M. de Malesherbes, dans une remarquable lettre, répondit au ministre qu’il n’y
avait guère, au fond, à compter sur la censure ; que des gens d’esprit, dans un
ouvrage de longue haleine, viendraient toujours à bout de l’éluder ; qu’il ne
savait qu’un seul moyen sûr de remédier aux abus, c’était de rendre les auteurs
responsables personnellement de leurs fautes :
Si ce moyen est le plus sûr, continuait M. de Malesherbes en s’adressant à l’abbé de Bernis, vous me demanderez pourquoi je n’ai pas employé jusqu’à présent ? À cela, monsieur, voulez-vous que je vous réponde avec une confiance entière et que je vous ouvre mon cœur ? Vous y trouverez un sentiment qui ne vous est sûrement pas étranger.
Si j’étais lieutenant criminel, mon métier serait d’intimider ceux qui seraient assez malheureux pour avoir affaire à moi. Je ne sais pas si j’aurais la vertu de cet état, mais heureusement ce n’est pas le mien ; je suis chargé d’une police qui concerne les gens de lettres, les savants, les auteurs de toute espèce, c’est-à-dire des gens que j’aime et que j’estime, avec qui j’ai toujours désiré de passer ma vie, qui font honneur à leur siècle et à leur patrie. Je ne prétends pas que les talents d’un homme doivent le soustraire à la punition due à ses fautes, je crois que tout le monde doit être soumis aux lois ; mais il me semble que des hommes célèbres doivent avoir cet avantage, qu’on leur présente d’un côté la peine et de l’autre la récompense.
Cela posé, monsieur, voyez quelle est ma situation, je peux imposer des gênes aux gens de lettres, contraindre leur génie, me plaindre des fautes qu’ils commettent, et je n’ai aucune grâce à leur procurer ; je peux leur nuire, et je ne peux jamais leur être utile.
Faisant l’application de ceci à l’Encyclopédie,
Malesherbes montrait les deux principaux auteurs, d’Alembert et Diderot, l’un
d’eux, d’Alembert, le plus sage, et « qui n’a jamais eu
d’aventures »
, ayant part aux honneurs académiques et aux grâces
littéraires, et sur qui on avait prise à quelque degré ; le second, Diderot, qui
avait fait des fautes et en avait été puni sévèrement :
Mais ces fautes sont-elles irréparables ? continuait Malesherbes ; les disgrâces qu’il a déjà éprouvées et celle qu’il éprouve encore, puisque l’entrée des Académies lui est interdite pour le moment présent, ne sont-elles pas suffisantes ? Vous voyez, monsieur, où je veux en venir.
Et il en venait à proposer non pas de corrompre (loin d’un Malesherbes une pareille pensée !), mais de contenir Diderot en lui représentant que sa modération à l’avenir, son attention à éviter dans ce grand travail tout sujet légitime de plainte, lui pourrait valoir ce qu’on appelait alors les grâces du roi ; et il aurait voulu même qu’on lui en donnât quelque garantie à l’avance dans une lettre ministérielle :
Si vous approuvez cette idée, disait-il en finissant, et que vous croyiez qu’on la puisse mettre à exécution, j’en parlerai, si vous le jugez à propos, à Mme de Pompadour, et je vous prierai ensuite de vouloir bien me guider dans les autres démarches nécessaires pour l’effectuer.
Il n’y avait qu’un seul terrain sur lequel M. de Malesherbes eût chance de s’accorder avec Mme de Pompadour, c’était l’Encyclopédie.
On voit ici à nu quelle était la pensée bienveillante de Malesherbes à l’égard de cette grande entreprise, quand il s’en expliquait avec des hommes dont il était sûr et qui étaient philosophes comme lui. Quand il avait à la justifier et à la garantir auprès de la cour dévote de la reine et du Dauphin, il était plus embarrassé et se voyait obligé de recourir à des adresses qui, de sa part, nous font sourire :
Si vous êtes admis aux comités dans lesquels on parle devant la reine de l’abus des mauvais livres, écrivait-il à un des amis qu’il avait de ce côté, je vous prie d’y faire observer que Les Cacouacs (plaisanterie de Moreau contre les encyclopédistes) ont porté un coup plus mortel à l’Encyclopédie qu’un arrêt du Conseil dont l’effet eût été de faire expatrier un des éditeurs, qui aurait achevé son ouvrage en pays étranger.
C’est par ces subterfuges (je ne sais pas un autre mot) que
Malesherbes essayait de désarmer et de tranquilliser la reine, qui répondait en
riant « que l’on ne pouvait pas mieux défendre une mauvaise
cause »
. Mais, franchement,
Malesherbes ne pouvait
croire que Les Cacouacs, malgré leur vogue d’un jour, eussent
tant de vertu que de guérir radicalement le public et de tuer net l’Encyclopédie. « La preuve de l’effet qu’a fait cette brochure,
ajoutait-il avec insistance, est dans la douleur des auteurs offensés, de la
part de qui j’ai reçu dix fois plus de plaintes que je n’en ai reçu contre
eux des gens de bien. »
Les gens de
bien, c’est-à-dire les gens du bord de la reine et du Dauphin ; et, en
effet, ils s’intitulaient eux-mêmes de la sorte ; mais j’ai regret, ici, je
l’avoue, de voir Malesherbes essayer de leur donner le change, en leur accordant
ce nom qui n’avait pas tout à fait pour lui le même sens.
Vous croyez, peut-être que les encyclopédistes étaient satisfaits et reconnaissants ? Vous êtes loin de compte. Grimm, après coup, a rendu justice aux bons offices de Malesherbes ; mais d’Alembert, dans le moment, se plaignait à lui avec une sécheresse et une aigreur des plus vives d’être sacrifié à Fréron. Voici une de ces lettres de d’Alembert qui, voulant toute liberté et toute licence pour lui, n’en souffrait aucune chez les autres (23 janvier 1758) :
Monsieur,
Mes amis (les amis servent toujours à merveille en ces occasions-là) me forcent à rompre le silence que j’étais résolu de garder sur la dernière feuille de Fréron. L’auteur des Cacouacs, en attaquant l’Encyclopédie en général et quelques-uns des auteurs en particulier, avait jugé à propos de ne rien dire nommément contre moi ; il a plu à Fréron de ne pas suivre cet exemple. Dans un endroit des Cacouacs, il est parlé de la géométrie : Fréron, en rapportant cet endroit, a ajouté une note dans laquelle il cite un de mes ouvrages, pour faire connaître que l’auteur a voulu me désigner en cet endroit, quoique la phrase qu’il rapporte ne se trouve dans aucun de mes ouvrages. Mes amis m’ont représenté, monsieur, que les accusations de l’auteur des Cacouacs étaient trop graves et trop atroces pour que je dusse souffrir d’y être impliqué nommément ; je prends donc la liberté de vous porter mes plaintes du commentaire que Fréron a fait à mon sujet, et de vous en demander justice.
Là-dessus, M. de Malesherbes, avec une patience exemplaire et en vrai juge de paix de la littérature, faisait avertir Fréron, et on lui demandait sur quoi il se croyait fondé pour attaquer si violemment l’Encyclopédie et si personnellement l’un des auteurs. Fréron répondait cette fois avec toute sorte d’esprit et de justesse (27 janvier) :
Monsieur,
Il m’est impossible de vous envoyer la note des articles encyclopédiques où je suis directement ou indirectement attaqué. Je n’ai jamais lu toute l’Encyclopédie ni ne la lirai jamais, à moins que je ne commette quelque grand crime et que je ne sois condamné au supplice de la lire. D’ailleurs, ces Messieurs me font venir à propos de botte dans les articles les plus indifférents, et où je ne soupçonnerais jamais qu’il fût question de moi. On m’a dit qu’à l’article Cependant, par exemple, il y avait deux traits, l’un contre Dieu, l’autre contre moi. Mais l’article où ils se sont le plus déchaînés sur mon compte, c’est l’article Critique ; il y en a mille autres que je ne me rappelle pas et mille autres que je n’ai pas lus.
Fréron aurait en tout ceci un trop beau rôle, si je n’ajoutais que, vers la fin de sa lettre, son amour-propre prenait le dessus et s’exaltait jusqu’à dire :
Je crois que je m’y connais un peu, monsieur ; je sais ce qu’ils valent, et je sens ce que je vaux. Qu’ils écrivent contre moi tant qu’ils voudront ; je suis bien sûr qu’avec un seul trait je ferai plus de tort à leur petite existence littéraire qu’ils ne pourront me nuire avec des pages entières de l’Encyclopédie.
Des deux côtés, il y a un moment où la folie commence. Malgré tout, Fréron était dans son droit ; et, à ce sujet, M. de Malesherbes écrivait à d’Alembert une admirable lettre qu’on peut lire dans les Mémoires de l’abbé Morellet, et dans laquelle sont posés tous les vrais principes de la tolérance littéraire. Il y joignit une lettre à l’abbé Morellet, qui s’était entremis dans cette affaire, et il lui disait :
Pour les gens de lettres, l’expérience m’a appris que quiconque a à statuer sur les intérêts de leur amour-propre doit renoncer à leur amitié, s’il ne veut affecter une partialité qui le rende indigne de leur estime.
— Je suis très accoutumé, disait-il encore en une autre occasion, aux boutades et aux espèces d’accès auxquels les gens de Lettres sont sujets ; je ne m’en offense jamais, parce que je sais que ce sont de petits défauts inséparables de leurs talents.
Notez bien que l’irascibilité de d’Alembert ne l’empêche pas de demander à M. de Malesherbes, quelques mois après, une permission tacite pour imprimer à Lyon (sons la rubrique de Genève) ses Mélanges de littérature. On lui donne un censeur encyclopédiste pour la forme, et les épreuves vont et viennent sous le couvert de M. de Malesherbes. C’est par cette voie et par ce moyen que les épreuves de La Nouvelle Héloïse voyageaient également d’Amsterdam à Montmorency. M. de Malesherbes, qui les lisait au passage, avisait lui-même aux corrections à faire pour que l’ouvrage pût avoir cours en France, et il se concilia, malgré ces services aimables, la reconnaissance de Rousseau, infidèle ici à son ingratitude naturelle. Cette reconnaissance, au reste, a porté bonheur à Rousseau, qui n’a rien écrit de plus beau que les Quatre lettres à Monsieur de Malesherbes.
Je pourrais multiplier les exemples et montrer en un plus grand nombre de cas quel fut le rôle précis de M. de Malesherbes, dépositaire de l’autorité, dans ses rapports avec les gens de lettres de son temps ; combien il les aima et les protégea efficacement, mais non à l’aveugle, et sans jamais manquer à ses devoirs, et comment il sut garder une mesure presque impossible dans une position où il était de toutes parts en butte aux plaintes, aux susceptibilités et aux exigences les plus contraires. Je ne citerai plus qu’un trait qui témoigne de la manière de voir élevée et désintéressée qu’il portait dans la direction des lettres.
Un jour, Marmontel, qui était rédacteur du Mercure, eut l’idée, pour être agréable à M. de Malesherbes, d’écrire l’éloge d’un de ses cousins, le président de Lamoignon, qui venait de mourir (mai 1759), et il lui demanda de lui procurer quelques détails biographiques. M. de Malesherbes lui répondit :
Je suis très sensible, monsieur, à l’offre que vous voulez bien me faire de donner au public une espèce d’éloge d’un homme à qui je dois m’intéresser et comme mon ami et comme l’aîné de ma famille. Mais, puisque vous me demandez ce que j’en pense, je ne crois pas que la vie de M. de Lamoignon ait produit des événements assez brillants pour intéresser beaucoup le public. La mauvaise santé qu’il a toujours eue, etc., etc. (Suivent des détails relatifs à son cousin.)
Après vous avoir répondu, monsieur, comme parent et ami de M. de Lamoignon, me permettrez-vous de vous dire mon avis comme amateur de la littérature et comme m’intéressant au succès d’un ouvrage périodique qui doit acquérir un nouveau lustre entre vos mains ? Les éloges que vous me proposez de donner des gens de mérite et que le public regrette, seront pour leur mémoire et pour leur famille l’hommage du monde le plus flatteur, et il sera très agréable pour vous d’en être le dispensateur ; mais ce ne sera qu’autant que vous ne les laisserez pas avilir en les prodiguant avec trop de facilité. Ne croyez pas, monsieur, que l’éloge le mieux fait et le mieux écrit en impose au public s’il n’a déjà prononcé avant l’auteur…
Je ne vous ai pas fait cette objection à l’occasion de mon neveu (mort aussi depuis peu de temps), parce que le public avait bien voulu partager notre douleur, et d’ailleurs parce qu’un avocat général est un homme public ; qu’il est exposé comme un auteur à la critique, et que, par cette raison, il est susceptible d’éloges. De plus, je vous avouerai que j’ai peut-être un peu plus considéré la situation affreuse de ses parents que votre ouvrage : « Solatia luctus exigua, misero sed debita patri ». Enfin, monsieur, je croyais mon neveu digne des larmes du public, et je ne crois mon cousin digne que des larmes de ses amis : vous voyez combien je vous parle naturellement.
Ces paroles nous peignent, ce me semble, M. de Malesherbes dans
toute l’habitude de sa vie : naturel avant tout, bonhomme,
simple, sensé, vif de franchise jusqu’à paraître un peu brusque. Tâchons bien de
nous le figurer tel qu’il était en personne, et non pas d’après des portraits
trop idéalisés, trop sensibilisés et trop adoucis. Il était
négligé dans sa forme, rond dans sa tournure, et avait quelque chose de l’homme
de campagne. — « M. de Malesherbes, lui disait Louis XVI, vous et moi
avons ici le ridicule de tenir aux mœurs du vieux temps ; mais ce ridicule
ne vaut-il pas mieux que les beaux airs d’aujourd’hui ? »
—
« Quand on le voyait pour la première fois avec son habit marron à
grandes poches, ses boutons d’or, ses manchettes de mousseline, son jabot
barbouillé de tabac, sa perruque ronde mal peignée et mise de travers, et
qu’on l’entendait parler avec si peu d’affectation et de recherche, quoique
avec un si grand sens et tant d’érudition et d’esprit »
, il était
impossible d’imaginer qu’on fût en présence d’un homme si vénéré. C’est Boissy
d’Anglas qui nous le montre ainsi, et Chateaubriand achève le portrait en
ajoutant : « Mais, à la première phrase qui sortait de sa bouche, on
sentait l’homme d’un vieux nom et le magistrat supérieur. »
Sa conversation était riche, nourrie, abondante ; il savait tout, ou du moins il
savait beaucoup de tout, et cela sortait à flots avec une vivacité et une
profusion qui rendait sa parole aussi piquante qu’instructive. Il avait
sur tout sujet un fonds d’idées et de connaissances amassées, et il
s’enflammait à vous les dire. Il n’avait pas un moindre fonds d’affections et de
sentiments. Sur la fin, sa chaleur de cœur s’exhalait souvent par des bouffées
d’indignation et par de saintes colères d’honnête homme. M. de Chateaubriand, en
deux ou trois endroits de ses Mémoires, où il introduit
M. de Malesherbes, a très bien rendu ce mouvement de paroles qu’on a comparé
« au mouvement irrégulier et perpétuel d’une liqueur
bouillante »
. On trouve une conversation de Malesherbes rapportée au
long dans les Mémoires de Bertrand de Molleville44 ; cette
conversation a fort choqué, je ne sais pourquoi, M. Boissy d’Anglas, qui la
trouve joviale : elle n’est que très vive et très naturelle.
Malesherbes est assez grand pour qu’on ne nous le présente point drapé45. L’abbé Morellet a remarqué
que Malesherbes, avec tant
de lumières et de bon sens, n’était pas
ennemi des opinions singulières et qu’il avait quelque goût du paradoxe : son
immense instruction l’y aidait, en lui montrant qu’il y a plus de choses
existantes qu’on ne l’imagine. Enfin, pour toucher aux divers traits, il avait
dans le propos non seulement de la gaieté, mais quelque grain du ton du
xviiie
siècle, et Chamfort a cité de lui
un mot leste qui sent presque sa Régence : « On est toujours de son
temps »
.
Mais ce qu’était surtout M. de Malesherbes, c’était un homme des anciens jours, se développant et se réjouissant un peu plus que de raison aux lumières de son siècle. Il était philosophe, mais non pas comme ceux d’alors, qui avaient tous, plus ou moins, l’instinct destructif et révolutionnaire. Lui, il y allait sans malice, en toute droiture, avec bonhomie et prud’homie ; il n’eût voulu que maintenir et régénérer. En politique, il ne visait qu’à la réforme et la voulait autant que possible selon les principes de l’antique droit, de l’antique liberté à laquelle il croyait trop peut-être, de même qu’il se confiait trop aussi au bon sens moderne. En tout, on le trouverait de la race des L’Hôpital, des Jérôme Bignon, des Vauban, des Catinat, ou même des Fénelon (c’est plaisir d’appareiller de tels noms au sien), plutôt que de celle des encyclopédistes novateurs. Ce n’est pas une nuance, notez-le bien, c’est un abîme qui le sépare, au moral, des Mirabeau et des Condorcet.
Magistrat, il était un modèle ; ses paroles, ses actes, quand il le fallait,
allaient à la grandeur. Pour ministre, il ne l’était pas, il l’a reconnu
lui-même en cent façons : « Les qualités nécessaires pour remplir une
charge, surtout une charge de magistrature, ne sont point celles qui
conviennent à un administrateur, et il est rare qu’elles soient
réunies. »
Il écrivait cela dans l’un de ses Mémoires
sur la librairie. S’il pensait ainsi de
l’administrateur, à plus forte raison du ministre : « Pour faire un bon
ministre, disait-il, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et
moi nous en avons été la preuve. Notre science était toute dans les livres ;
nous n’avions aucune connaissance des hommes. »
On n’a nulle raison
de révoquer en doute ces paroles qu’il a répétées plus d’une fois et à plus
d’une personne. Il remarquait encore, en parlant de Louis XVI, « que
cette extrême sensibilité, si aimable, si désirable dans la vie privée et
dans des temps tranquilles, ◀devenait souvent, dans un temps de révolution,
plus fatale à un roi que certains vices »
. Cette remarque de
Malesherbes lui est applicable à lui-même en tant que ministre et politique. Un
grand et vrai politique ne doit pas être bon comme un particulier ; il doit agir
et gouverner en vue des bons et des honnêtes gens, voilà sa morale ; mais, pour
cela, il doit croire au mal et aux méchants, y croire beaucoup et s’en défier
sans relâche.
Grand magistrat, ministre trop sensible et trop vite découragé, avocat héroïque et victime sublime, c’est ainsi que peut se résumer tout M. de Malesherbes.
M. Dupin, dans son excellent travail, s’est attaché à montrer que Malesherbes ne s’était pas trompé, je ne dis pas en conduite, mais dans les vues, et que sur tous les points capitaux de liberté religieuse, de liberté de la presse, de liberté individuelle, d’égalité en matière d’impôt, cet homme éclairé n’avait fait que devancer les idées que les diverses chartes et constitutions ont mises en vigueur depuis. M. Dupin a parfaitement démontré cette thèse. Malesherbes, ce Franklin de vieille race, avait très nettement embrassé la société moderne dans ses articles fondamentaux ; il l’avait d’avance prévue et anticipée ; mais s’il ne s’était pas trompé sur le but, il s’était fait illusion sur les distances et sur les incidents du voyage. Il avait, en un mot, cru à la Terre promise avant le passage de la mer Rouge. C’est là une sorte d’erreur contre laquelle il est bon d’être toujours en garde, car il y a plus d’un bras, disent les géographes, à la mer Rouge, et il serait désagréable à la société d’en avoir un à traverser encore, si petit qu’il fût.