(1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités »
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(1913) Le bovarysme « Troisième partie : Le Bovarysme, loi de l’évolution — Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités »

Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités

I. La faculté de se concevoir autre, considérée sous son aspect normal, se confond avec la faculté d’éducation. Elle est un appareil de mouvement et comporte un pouvoir d’exhaussement. — Limites de ce pouvoir : sa subordination au pouvoir d’évoluer. — II. L’importance de la faculté bovaryque justifie les déviations où cette faculté survit à son efficacité. Attitudes esthétiques et morales en présence de cette constatation. —  III. D’un point de vue d’observation positive, sous quelles conditions une conception bovaryque est-elle bienfaisante ? Quelques principes d’évaluation. — Confirmation de ces principes par la biologie — Application de ces principes à des groupes sociaux.

I

Il est aisé, en ce qui touche à la psychologie individuelle, de restituer au pouvoir de se concevoir autresa valeur active et son caractère de bienfaisance. Il suffit, pour accomplir cette œuvre de réhabilitation, de confesser le vice inhérent à la composition de cette étude.

À la suite de Flaubert, dont la vision éclaire d’une lumière si vive ce pouvoir de métamorphose, on n’avait considéré tout d’abord de ce pouvoir que les conséquences pernicieuses. Chacun des types humains envisagés au cours du chapitre consacré au Bovarysme individuel apparaissait bien halluciné par le pouvoir de l’exemple et de la notion. Mais cette hallucination qui le détournait de la satisfaction de son propre moi, ne parvenait pas à l’égaler au modèle qu’il avait choisi. Le personnage se concevait autre qu’il n’était, mais il ne réussissait pas à réaliser la conception nouvelle qu’il s’était formée de lui-même. Il faut l’avouer, les exemples que l’on avait mis en scène n’étaient propres à illustrer qu’un cas particulier des effets de la faculté bovaryque, tandis qu’ils repoussaient dans l’ombre tous les cas où le pouvoir de se concevoir autre emporte avec lui le pouvoir de s’égaler au modèle, d’acquérir par le moyen d’un phénomène d’aimantation des qualités nouvelles. De ce fait, la faculté tout entière de se concevoir autre semblait frappée de discrédit.

Comme conséquence du procédé que l’on vient d’exposer, ce fait encore s’était produit sur lequel il convient d’attirer spécialement l’attention ; le cas pathologique, aperçu le premier avait été défini tout d’abord par l’énoncé du pouvoir normal qui s’y manifeste. Le Bovarysme, avait-on formulé, est le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, et sous cette définition, on avait étreint une propriété de l’esprit beaucoup plus vaste que celle que l’on croyait toucher et que suscitait alors le paysage psychologique découvert par Flaubert. On s’aperçut bientôt que, pour coïncider exactement avec les objets que l’on décrivait, la formule devait être complétée. On adopta alors cette définition qui limitait le phénomène à son expression pathologique : Le Bovarysme est la faculté départie à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est en tant que l’homme est impuissant à réaliser cette conception différente qu’il se forme de lui-même. Mais par-delà la restriction apportée par la nouvelle formule, l’esprit continua de percevoir comme élément principal du Bovarysme ce pouvoir de se concevoir autre sur lequel le Bovarysme des personnages de Flaubert avait attiré l’attention ; le Bovarysme devint ce pouvoir même, si bien que l’on en est venu à conserver ici pour désigner la faculté d’évolution elle-même ce terme de Bovarysme qui fut employé d’abord pour désigner une défaillance de cette faculté.

Une telle transposition a pour effet, on le sait, de modifier quelque peu le sens que comporte le mot dans l’œuvre de Flaubert. Mais il a paru avantageux, pour deux motifs, de consacrer méthodiquement cette confusion qui, par un ennoblissement du spectacle que l’on considérait, s’était d’elle-même établie dans l’esprit. Par le fait du malaise ou de la douleur qui fixent sur eux notre attention, nos états pathologiques ainsi qu’on l’a noté déjà, nous sont mieux connus que les autres, en sorte qu’ils évoquent des idées plus claires et qui nous font mieux pénétrer dans la nature des choses. C’est ainsi que le pouvoir de se concevoir autre se manifeste avec une clarté d’autant plus vive chez tous les personnages de Flaubert, que ceux-ci, par leur impuissance à s’identifier avec le modèle qu’ils ont élu, nous laissent mieux voir l’écart entre la réalité qu’ils représentent, dont ils ne peuvent se détacher et qui persiste sous nos yeux — et celle que leurs gestes nous dessinent. D’autre part, il a semblé que s’il est aisé de classer dans le domaine de la pathologie tels cas extrêmes où la conception différente qu’un être se forme de lui-même est accompagnée d’une impuissance absolue à se réaliser, il est un nombre beaucoup plus grand d’autres cas où il est fort difficile de discerner, si l’acte, par lequel un être se conçoit autre qu’il n’est, est de nature à augmenter ou à diminuer sa puissance. Or dans tous ces cas, ce que l’esprit distingue toujours avec netteté, ce qui continue de se montrer comme la marque caractéristique du phénomène, c’est ce pouvoir de se concevoir autre, cette sensibilité par laquelle l’être humain offre prise aux images, nous enseignant qu’il peut être par elles déplacé, entraîné hors du lieu psychologique où il est présentement situé.

Le Bovarysme apparaît donc en son essence ainsi qu’un appareil de mouvement. Dans tous les cas pathologiques qui furent tout d’abord énoncés, ce pouvoir moteur s’exerçait avec une force insuffisante ou dans une direction que contredisaient, soit les circonstances du milieu, soit le mouvement même dont était animée déjà la réalité à laquelle il tentait de s’appliquer. Dans les cas normaux où il sera maintenant considéré, il va au contraire s’exercer d’une manière efficace ; il va comporter un pouvoir de réalisation et d’adaptation, c’est-à-dire qu’il sera un moyen pour un être d’ajouter quelque chose à sa personnalité, de la modifier sans la détruire, de la déplacer sans la briser.

Le Bovarysmc, comme appareil de mouvement, cette définition fixe son importance à l’égard d’une réalité dont on a constaté qu’elle n’est saisissable que dans le devenir. Plongé dans cette atmosphère du devenir qui enveloppe tout le réel, l’homme obéit à la loi du changement : il devient autre. Physiquement, il se transforme depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; il en est de même intellectuellement et moralement aussi. Mais tandis que le premier changement s’opère sous des conditions purement physiques, que l’intervention des autres hommes et du milieu ne peut modifier que d’une façon insensible, la croissance intellectuelle et morale semble déterminée en grande partie par cette intervention, par l’exemple immédiat des paroles et des actes, par la notion qui est le legs des exemples et des efforts passés.

On a dit, dans la première partie de cette étude, l’importance considérable de la notionpar où les bénéfices que réalise l’effort individuel et qui ne profitent guère chez les autres animaux qu’à l’individu, sont transmis par l’homme à ses descendants, que ce legs dispense de recommencer le labeur des ancêtres. C’est ici le lieu d’insister plus fortement qu’on ne le fit alors sur ce caractère de bienfaisance de la notion. Grâce à ce pouvoir d’enfermer les résultats de l’effort individuel dans cette forme transmissible, les générations peuvent ajouter bout à bout la suite de leurs efforts et en former une somme qui va toujours grossissant. De la sorte l’humanité historique tout entière parvient à composer un seul et même être, un être dont la jeunesse est illimitée puisqu’elle se retrempe dans la jeunesse individuelle de chaque génération naissante, un être aussi dont la mémoire et l’expérience vont s’enrichissant sans cesse. Par le pouvoir de la notion chaque individu se conçoit d’une façon supérieure autre qu’il n’est, il voit se refléter dans sa conscience individuelle l’image abstraite de la pensée humaine tout entière.

L’efficacité de la notion repose donc sur l’existence de ce pouvoir bovaryque qui permet à l’homme de s’approprier et de s’assimiler les résultats d’un effort qu’il n’a pas lui-même accompli. Ce pouvoir bovaryque se confond ; ici avec la faculté d’éducation. Se concevoir autre par le moyen de l’éducation, subir la suggestion de la notion, c’est se déplacer et progresser, c’est se montrer capable de saisir la corde tressée par l’industrie de l’humanité, et de hisser, par un raidissement de l’effort, sa propre et frêle personnalité jusqu’au plateau conquis et aménagé par les meilleurs de l’espèce. Le Bovarysme est donc bien ici un pouvoir, d’exhaussement. C’est sous le jour de cette idée qu’il a été considéré naguère, et qu’on en a fait l’application à un cas de littérature, en une étude consacrée aux Goncourt et à l’idée d’art16.

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Il importe toutefois de fixer ici les limites précises dans lesquelles s’exerce avec efficacité le pouvoir bovaryque, d’indiquer son rôle et sa place par rapport à un pouvoir plus vaste qui l’embrasse et dont il n’est le représentant qu’à un moment déterminé : le pouvoir d’évoluer. Le pouvoir d’évoluer ne fait qu’un avec la loi du devenir dont il est la traduction sous une forme active et subjective. Or le pouvoir de se concevoir autre n’intervient que durant la période où ce pouvoir d’évoluer s’exerce sous le regard de la conscience. Il n’est en quelque sorte qu’un pouvoir de seconde main. Toute nouveauté sort de l’inconscient et manifeste l’évolution du devenir : mais sitôt que cette nouveauté s’est formulée et a été convertie en notion en une première conscience individuelle, la voici propre. à se refléter dans toutes les intelligences et à être transmise à un grand nombre d’esprits. Ainsi propagée elle va exercer sur toute une part de l’humanité sa fascination. Toute une part de l’humanité va la prendre pour idéal, se concevoir à son image, faire effort pour la posséder.

On peut dire de ce point de vue que l’homme de génie, lorsqu’il invente, manifeste la seule action de la loi du devenir et qu’il échappe à tout Bovarysme. L’œuvre nouvelle qu’il met au monde procède du mode des germinations et des floraisons naturelles. De nouvelles corolles s’épanouissent au sommet de la tige mentale. La vie se transforme et devient autre en dehors de tout dessein prémédité. Mais pour que cette forme nouvelle ne demeure pas le privilège d’une seule intelligence, il faut qu’un grand nombre d’esprits aimantés vers le sommet où s’ouvre cette fleur nouvelle se haussent au-dessus d’eux-mêmes et se modifient jusqu’à réaliser en eux-mêmes les conditions de cette culture.

Le Bovarysme est donc la forme que prend la loi du devenir durant toute la part du trajet qu’elle accomplit sous le regard de la conscience. Elle est comprise dans le domaine de la psychologie et c’est pourquoi on parle ici la langue de la psychologie sans rechercher encore s’il ne serait pas possible de donner au phénomène une explication plus profonde. On suppose ici l’exemple pourvu d’un pouvoir de suggestion. On adopte le point de vue exposé par M. Tarde, dans son beau livre, les Lois de l’imitation.

II

Enfermé dans les limites que l’on vient d’indiquer, et pris seulement comme un moyen de fixer dans l’espèce humaine les inventions réalisées par les meilleurs hommes, le rôle qu’il convient d’attribuer au pouvoir bovaryque, demeure, on le voit, d’une importance capitale. Or, qu’il soit inhérent à l’essence même de la vie humaine, qu’il soit une condition de son progrès, cela explique et justifie qu’il survive & sa nécessité. Du fait de cette constatation, tous les cas défavorables signalés dans la première partie de ce livre, toutes les déviations et toutes les difformités morales et mentales que l’on y exposa, ne sembleront pas une trop forte rançon des bénéfices qu’il procure. La proportion apparaîtra, en effet, bien faible, de ses conséquences funestes, des cas où il est accompagné d’une impuissance, de ceux où il détourne une activité de ses buts véritables, à la somme des avantages qu’il procure. Il suffit pour s’en rendre compte do jeter un regard sur tout ce que l’homme acquiert par le moyen de l’éducation, depuis le langage jusqu’aux notions scientifiques les plus complexes, jusqu’aux jouissances esthétiques les plus hautes. Il suffit surtout de considérer que sans l’existence de ce pouvoir, les découvertes individuelles ne se seraient pas transmises en sorte que le savoir humain serait demeuré à l’état embryonnaire, qu’il n’aurait point formé une somme, qu’il n’y aurait pas à vrai dire de savoir humain.

Il n’en reste pas moins qu’il existe une pathologie du Bovarysme, c’est-à-dire que le pouvoir de se concevoir autre, dont les bénéfices sont répartis d’une façon fort inégale à ceux qui en tirent profit, est pour beaucoup d’autres individus la cause d’égarement et le principe de ruine pu de ridicule que l’on a décrits.

Le spectateur ne pourra que se réjouir de cet état de choses. C’est grâce à cette imperfection que la vie demeure pour lui un spectacle. Si le pouvoir de se concevoir autre fonctionnait dans l’humanité selon un rythme absolument normal, si tous les hommes également doués du pouvoir de se concevoir à la ressemblance les uns des autres étaient également doués du pouvoir de réaliser cette conception, il n’y aurait plus qu’un seul exemplaire humain. La monotonie de la représentation engendrerait un ennui destructeur de la vie même, et le pouvoir d’imiter se verrait aboli faute de types différenciés, proposés à l’imitation. Le monde se figerait dans l’identique.

L’attitude du moraliste sera différente. Avec son habituel souci de réforme et de redressement il mettra les hommes en garde contre les excès et les déviations du Bovarysme, et s’efforcera de régler le cours de ce pouvoir, d’en réduire l’activité à ses modalités normales. Il formulera à cet effet quelques maximes. La mieux appropriée tient dans cet impératif : « Sois en harmonie avec toi-même. » Flaubert, qui se crut peut-être attiré vers l’action et qui se confina dans l’idée, sut conclure vers sa vingtième année à ce précepte dont il livre le talisman dans une lettre à son ami Le Poittevin : « Sibi constat », tel est, dit-il, citant Horace, l’état du sage. C’est de cet état de fait qu’il déduit le conseil qu’il se donne à lui-même : « Sois en harmonie avec toi-même. »

Cette maxime en effet, si on ne. la prend pas comme un frein trop fort de nature à paralyser le mouvement nécessaire à la vie, peut être utile à distinguer la limite où le Bovarysme cesse d’être l’expression d’un progrès normal pour dévier vers la pathologie : « Sois en harmonie avec toi-même », cela signifie avec plus de détail : Sache parmi le grand nombre de notions qui sont proposées à l’admiration de ton esprit, sache distinguer celles qui doivent demeurer pour toi de simples objets de connaissance, de celles qui peuvent être des buts pour ton activité. Qu’il s’agisse des directions où tu dois appliquer ton intelligence ou de celles que doit suivre ta sensibilité, apprends à reconnaître parmi ces notions qui brillent dans ta conscience pour fasciner ton énergie, celles qui s’accordent avec l’impulsion naturelle de ton intelligence et de ta sensibilité. Préfère celles-ci, réserve pour elles toute ton ardeur, qu’elles soient seules pour toi des buts. À l’égard de toutes les autres observe l’attitude d’un spectateur curieux qui demeure en son observatoire et s’intéresse aux contours d’un paysage. Garde-toi de ressembler à ce personnage d’Ibsen, toujours prêt à admirer quelque chose en dehors de lui-même. Ne va pas chercher en dehors de toi un point d’appui pour ton énergie. Sois en harmonie avec toi-même ; que toutes les forces de ton être convergent vers un même point, que les forces nouvelles que tu vas développer en toi ne contrarient pas l’effort des précédentes. Construis la personnalité future dans le prolongement de l’ancienne : que l’une puisse s’ajouter à l’autre, bout à bout. —

Le moraliste pourrait ainsi prolonger longuement son discours. Il ignore ou feint d’ignorer que ce pouvoir de choisir avec plus ou moins de bonheur la direction favorable aux actes, est lui-même déterminé par le degré de convergence des forces léguées par l’hérédité, qu’un individu, un peuple, un groupe social quelconque doivent à leur passé, en même temps qu’aux circonstances du milieu, la possibilité d’adopter pour leur avenir l’orientation qui convient et que les mêmes causes assument seules le crime d’un mauvais choix.

III

À se départir de l’attitude du moraliste ou du conseiller pour se retrancher dans le point de vue positif de l’observateur, le Bovarysme fournit du moins un moins qui permet d’apprécier avec quelque rigueur le degré de force ou de santé d’un être — individu ou collectivité — et dans une certaine mesure de pronostiquer son destin.

Ce principe d’évaluation peut être utile également au psychologue et au sociologue. L’un et l’autre ont pour champ d’observation un être dont c’est la fonction essentielle de se concevoir dans une certaine mesure autre qu’il n’est, pour qui l’accomplissement de cette fonction est une condition vitale, au même titre que les actes de nutrition et d’assimilation sont pour les animaux des conditions de vie. Cet être se conçoit-il avec obstination semblable à lui-même, il va périr, car parmi les circonstances du milieu qui changent et exigent une adaptation incessante, voici pour lui toute évolution arrêtée, toute croissance entravée. Cet être qui se répète indéfiniment semblable à lui-même va se trouver dans un état d’infériorité flagrant vis-à-vis de tous les êtres de même nature, qui subissent une évolution normale. En cas de conflit, il lui faut disparaître. Se conçoit-il au contraire à l’image d’un modèle absolument différent, le voici encore destiné à périr. Car il va se montrer impuissant à atteindre le modèle qu’il s’est proposé, et son énergie employée tout entière en un vain effort va se dissiper. Il semble donc que le mode le plus favorable du Bovarysme consiste pour un être àse concevoir autre qu’il n’est, dans la mesure où cette conception nouvelle est assez proche de l’ancienne pour pouvoir s’y ajouter. De la sorte le Bovarysme est le mode même de la croissance, un mode qui associe le changement avec l’identique dans les proportions qu’il faut pour former une réalité et la développer.

Toutefois entre les deux cas extrêmes que l’on vient de signaler, c’est-à-dire dans l’intérieur des limites où la faculté de se concevoir autre trouve à s’exercer et où la vie est possible, il y a place pour bien des nuances. Le pouvoir de se concevoir autre, avec les conséquences défavorables qu’il entraîne, comporte, selon les êtres différents et au gré des circonstances différentes, une ampleur variable. Pour apprécier le degré de bienfaisance de l’évolution bovaryque qui s’accomplit dans un être, l’observateur devra tenir compte de ces différences. Dans quelle mesure un être peut-il se concevoir différent de lui-même avec bénéfice ? Dans quelle mesure peut-il persister à se concevoir semblable à lui-même sans risquer de se voir distancé par l’évolution du milieu où il plonge, et de ce fait menacé de mort ? Voici des appréciations de quantité qui sont d’une importance majeure, qui sont aussi très complexes, et où l’art de l’observateur doit tenir lieu de règles fixes et d’instruments de précision, dont l’extrême multiplicité des cas défie l’application.

Il semble pourtant possible de formuler à l’égard de ce domaine empirique, à défaut de lois, quelques principes d’évaluation. On a vu que le pouvoir de se concevoir autre apporte un bénéfice dans la mesure où il est accompagné de deux autres circonstances que voici : il doit comporter un pouvoir de réalisation ; la conception nouvelle qu’il réalise se doit pouvoir ajouter à l’ancienne, de façon à former avec elle une somme de forces supérieure à celle qui avait été jusque-là assemblée dans un même être, au lieu d’exiger une soustraction par où serait diminuée la somme ancienne. Or on peut présumer que ces deux circonstances heureuses auront d’autant plus de chance de se rencontrer que l’entité quelconque, individuelle ou collective, où s’exercera la conception bovaryque sera de formation plus récente, c’est-à-dire, en même temps plus riche en force virtuelle et plus pauvre en perfection héritée, plus simple et moins déterminée. À côté de cette première remarque, il faut se hâter toutefois de notifier cette autre. Elle nous avertit de tenir compte dans nos appréciations du degré comparatif de virtualité des réalités en jeu. Or, on peut se représenter le degré de ce pouvoir virtuel conditionné en chaque réalité par une propriété inhérente au germe qui lui donna naissance : il n’est possible, en cette hypothèse, d’apprécier ce pouvoir que dans les effets où il se manifeste et qui ne peuvent être prévus. Mais cette virtualité se montre aussi, en quelque mesure, déterminée par l’intervention des circonstances extérieures : or, c’est là une action qu’il est possible d’observer et dont on peut jusqu’à un certain point fixer l’importance. La loi paraît être celle-ci : la possibilité de varier, c’est-à-dire, en langage psychologique, de se concevoir autre avec efficacité sous le jour de la conscience, est d’autant plus étendue pour un être — individu ou collectivité — que cet être a varié avec plus de continuité depuis ses origines ; cette possibilité est d’autant plus limitée que cet être est demeuré plus longtemps stationnaire à quelque état de son évolution, c’est-à-dire qu’il a été maintenu sans variation dans ce même état pendant un temps plus long.

Ce facteur de la durée est à l’égard des évaluations à émettre sur le destin d’un être quelconque d’une importance majeure. On voit de suite que son intervention va, dans certains cas, faire obstacle à ce que le principe posé par la première remarque développe ses conséquences. Une réalité, avait-on dit, comporte une virtualité d’autant plus grande qu’elle est plus proche de ses origines. Ce pouvoir virtuel, faut-il ajouter, se trouve paralysé, si cette réalité a été retenue dans une forme fixe, pendant une longue durée, fût-ce à un état de son développement proche de ses origines. Il arrive donc qu’une réalité encore rudimentaire se voie figée à jamais dans une forme fixe, alors que des réalités très anciennes, et qui ont subi déjà un grand nombre de changements demeurent capables encore d’admettre des modifications nouvelles. Les peuplades sauvages offrent un exemple du premier type : fixées dès les premiers temps de leur vie commune aux plus bas degrés de l’échelle sociale par des circonstances longtemps immuables qui n’exigeaient point d’elles un changement, elles se montrent de nos jours incapables de se modifier. On peut leur opposer en contraste les peuples d’Europe qui, après avoir subi de multiples métamorphoses, continuent de se montrer aptes à accepter encore des changements nouveaux.

À préciser par une image cette importance du facteur de la durée, concevons qu’un bloc d’argile demeure propre à recevoir toutes les formes tant qu’un statuaire, le pétrissant sans cesse, lui conserve son élasticité. Satisfait de l’une clos formes qu’il lui a imposées, l’artiste laisse-t-il au temps le soin de sécher sa statue sous l’action de l’atmosphère, voici ce bloc d’argile désormais durci et rebelle à toute métamorphose, condamné à montrer toujours la même effigie, sinon à être brisé sous le marteau.

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Les quelques principes d’évaluation que l’on vient de formuler trouvent dans la biologie leur confirmation. Cette science nous montre tout d’abord que les organismes sont susceptibles de changements d’autant plus grands qu’ils sont plus proches de leur origine. L’évolution de la série des espèces animales peut, en effet, se figurer par un éventail, dont toutes les branches issues d’un même angle, où il semble qu’elles se confondent, vont par la suite s’écartant les unes des autres, excluant de plus en plus toute possibilité de communiquer entre elles. On trouve au sommet de l’angle une virtualité que l’on peut croire illimitée, un germe que l’on peut croire gros de toutes les formes futures de la vie. Mais sitôt que l’on considère une des branches de l’éventail en dirigeant l’observation dans le sens qui va vers son extrémité, on voit diminuer, à mesure que l’on approche de cette extrémité, le nombre des variations possibles. C’est ainsi qu’à sa souche, le groupe chordépossède le pouvoir de donner naissance aux leptocardes, aux tunicierset aux vertébrés. Or si tôt que la forme vertébrée est constituée la possibilité est écartée pour elle d’engendrer les tuniciers et les leptocardes, en sorte que sa virtualité se trouve diminuée d’autant. C’est ainsi de même que la classe des mammifèresune fois constituée, ne peut plus donner naissance, par exemple, à la classe oiseaux, et marque de ce fait un pouvoir d’évolution inférieur à celui du poisson, classe souche des vertébrés, de laquelle sont dérivées, en même temps que la classe des mammifères, celles des batraciens, des reptileset des oiseaux.

Observons aussi que le rôle de la durée pour fixer les réalités, pour restreindre ou abolir leur pouvoir de métamorphose, observons que ce rôle de la durée dont on vient de signaler l’importance, reçoit des faits biologiques une confirmation éclatante. On rencontre tout au bas de l’échelle animale des formes d’une extrême simplicité et dont la période d’évolution semble avoir été très brève : l’amibe est de ce nombre. Ces formes manifestent pourtant une invincible obstination à demeurer semblables à elles-mêmes et se montrent réfractaires à toute modification.

Au contraire, des organismes, dont les formes ancestrales n’ont jamais été fixées à aucun moment de la durée, se montrent toujours capables de métamorphoses malgré leur haut degré de perfection. Il en est ainsi des oiseaux17.

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Il appartient au sociologue d’appliquer aux collectivités humaines, pour apprécier leurs chances de durée, les remarques que l’on vient de faire, et dont les exemples, empruntés à la biologie, ont paru confirmer la justesse. Il est permis de penser qu’il en est des groupes sociaux comme des organismes animaux, en sorte que l’apparition d’une conception bovaryque assume parmi les collectivités humaines une signification opposée selon qu’elle se manifeste parmi une société en formation ou parmi une société ancienne, pourvue par une longue hérédité historique d’organes religieux, moraux et politiques que coordonnent entre eux les fibres d’une sensibilité homogène et invétérée, élaborée aux sources de l’ethnicité de la langue et de l’habitat communs.

Une société de ce type ancien peut bien, à vrai dire, évoluer encore, mais elle n’a pas le choix entre un grand nombre de directions. Si l’instinct de conservation continue de l’animer, elle n’évoluera que dans le sens nécessité par ses antécédents historiques. C’est ainsi qu’elle pourra modérer l’emploi de tout ce qui est en elle pouvoir d’inhibition, afin de proportionner ses forces régulatrices à l’impulsion diminuée do son activité assagie. C’est ainsi que le frein religieux pourra peut-être sans danger être aboli, faisant place à une coutume morale convertie en instinct par une longue pratique héréditaire. La foi religieuse pourra disparaître, ne subsistant plus en effigie que dans l’extériorité de quelques pratiques, à l’état de beauté archéologique et de vestige d’un passé, sans lequel la réalité actuelle du groupe social n’eût pu se constituer ; mais elle ne pourra sans danger être remplacée par une autre. Non plus, la coutume morale issue de cette foi ancienne, accommodée au moyen de mille compromis ingénieux au tempérament de la race, ne pourra être remplacée par une coutume morale dérivée d’une forme religieuse différente et apprêtée par le tempérament d’une autre race. Cette coutume morale différente viendrait ici comme une branchie de poisson mise à la place d’un poumon de mammifère, elle ne correspondrait à aucune des nécessités de l’organisme auquel on voudrait l’appliquer, et par ce défaut de coïncidence, y causerait un désordre mortel. Il semble donc qu’il faudrait interpréter comme le signe d’un déclin, comme un symptôme de décomposition et de mort, de la part d’un groupe social ancien et défini, le fait de se concevoir, au point de vue de sa coutume morale, au point de vue de ses préjugés de sensibilité, au point de vue de ses évaluations sur les choses, à l’imitation d’un groupe social différent.

Si l’apparition d’une conception bovaryque comporte en un groupe ancien les conséquences désastreuses que l’on vient d’énoncer, il en est tout autrement — et c’est ce qu’on se propose en ce chapitre de mettre en lumière— pour un groupe de formation récente. Celui-ci, qui ne possède encore aucun plan organique, aura tout avantage à se concevoir autre qu’il n’est, à mettre à profit les expériences des autres groupes déjà constitués, car il abrège, par cet expédient, la lente période de formation par laquelle ces groupes ont dû passer avant de parvenir à l’état organique, il s’épargne mille vains essais ; du premier coup, il use d’un système qui déjà a prouvé son efficacité à faire vivre des hommes en société. Cet emprunt à un modèle étranger ne contrarie en lui aucune disposition déjà prise, ne brise rien qui déjà existe, ou vaille la peine d’être conservé, ne se heurte à rien qui, par le fait d’avoir duré, ait acquis des droits à vivre et à persévérer dans sa forme propre. D’ailleurs, ce moule dont le groupe nouveau va accepter l’empreinte n’est jamais si rigide que, par la vertu d’originalité propre qu’il possède, il ne le modifie à son tour. Aux prises avec une énergie exubérante, qu’aucune discipline n’a jusque-là fait plier, la règle nouvelle fléchit sur quelques points où s’inscrivent les réactions caractéristiques que le groupe nouveau tient de son ethnicité, de son habitat, des relations où il se trouve engagé, avec les autres peuples, ses voisins.

C’est en vertu de ce principe, et parce qu’elles étaient pourvues d’une organisation sociale toute rudimentaire, que les hordes barbares ont tiré un bénéfice du fait d’avoir adopté pour modèle un idéal étranger, l’idéal chrétien. Elles se concevaient ainsi autres qu’elles n’étaient, mais cette conception, au lieu de les ruiner, les servait, parce qu’elle ne venait en concurrence avec aucune institution contraire, durcie et sanctionnée par la durée. Elle leur tenait lieu d’une, discipline propre à assembler et modeler les énergies désordonnées qui animaient leurs masses informés.

Cette fausse conception d’elles-mêmes, leur a donc été utile à se former en nations ; mais on voit s’inscrire la réaction de ces jeunes énergies aux différences qu’elles imposent jusqu’à la Réforme, au gré de leurs convenances et de nécessités particulières, à la règle identique à laquelle elles avaient fait appel pour prendre forme sociale.

De même, ainsi qu’on l’a déjà noté, la civilisation romaine a servi de corset utile à celles de ces masses humaines qui se fixèrent dans le sud de l’Europe : agissant d’une façon plus directe que l’idéal chrétien, elle a été pour elles un puissant moyen d’organiser le droit de propriété, hase et moyen à son tour de toute civilisation supérieure.

Notons encore, qu’en matière sociale, le rôle de la durée montre clairement son importance et de la même façon dont il l’a manifestée à l’égard de la biologie. Le fait qu’une société est demeurée très longtemps Sans varier, durcie dans une même forme pendant des siècles, — plus que le fait de s’être écartée de ses origines par un grand nombre de transformations, — la rend impropre à des métamorphoses nouvelles. L’exemple de la Chine, figée depuis une période voisine, semble-t-il, de ses origines dans la répétition des mêmes pratiques et incapable de se modifier à l’instigation d’une civilisation supérieure, cet exemple est caractéristique. Il l’est davantage si l’on considère par contraste l’extraordinaire puissance d’assimilation dont témoigne le Japon et si l’on remarque que les parties connues de l’histoire de ce petit peuple, nous le montrent de tout temps instable et changeant, présentant des phases variées et s’acheminant vers les temps modernes à la façon de nos barbares d’occident par la pratique d’institutions féodales qui impliquent par la multiplicité des foyers d’influence et d’initiative possible, une multiplicité aussi d’expériences diverses.

L’Amérique aussi nous offre un exemple pareil et plus significatif encore par l’écrasement d’une race par une autre. Les Indiens, représentants d’une civilisation primitive, qui a peu évolué et qui peut être réputée très proche de l’état originel de toute civilisation, les Indiens se montrent incapables de s’adapter aux modalités nouvelles avec lesquelles ils entrent en contact. À demeurer durant un long intervalle sous le joug de coutumes immuables, ils ont perdu le pouvoir de se modifier. Au contraire, les Anglo-Saxons, les Germains, les Latins et les Celtes, qui ont fondé dans ces contrées leur empire et qui y instituent des expériences nouvelles, appartiennent tous à des groupes européens d’une civilisation avancée, mais qui n’ont cessé de se transformer constamment.

Il importe donc, on le voit, pour évaluer les chances d’avenir d’un groupe social, de ne pas tenir compte seulement de son état de civilisation avancée ou rudimentaire. Il faut s’inquiéter aussi de son aptitude antérieure à varier insensiblement, à se concevoir continûment quelque peu différent de lui-même. La vitalité d’un peuple semble compromise par deux mesures extrêmes : l’imitation servile de l’ancêtre et l’imitation du modèle étranger dans des proportions trop fortes et qui ne permettent plus l’assujettissement des modes de la réalité imitée à ceux de la réalité ancienne. Entre ces deux mesures extrêmes, il y a place pour un lent pouvoir de métamorphose où la faculté de se concevoir autre fait preuve du caractère d’excellence que ce chapitre avait pour objet de rendre manifeste.

À l’appui de cette excellence on ne saurait invoquer d’exemple plus décisif que celui de la Renaissance. Aussi importe-t-il de confesser ici que si l’on a pu montrer, dans la première partie de cette étude les quelques déviations subies, du fait de ce formidable phénomène de suggestion, par quelques activités originales, on ne saurait mettre ce dommage en ligne de compte avec l’extraordinaire enrichissement qui fut réalisé par la Renaissance au bénéfice de l’humanité tout entière Si le pouvoir de se concevoir autre, de s’appliquer les bienfaits de notions et d’une culture que l’on n’a pas soi-même inventées, s’exerce en cette circonstance au détriment de quelques variétés humaines particulières, il faut proclamer qu’il se montre ici, avant tout, le moyen même du phénomène humain, sans lequel ces variétés n’existeraient point. C’est par son pouvoir de se concevoir autre que l’homme peut évoquer, sous le regard de sa conscience et utiliser pour son règne sur les autres espèces et sur les choses, la somme de tous les efforts accomplis par les individus de son espèce. Le Bovarysme, faculté de mécontentement et d’insatiabilité, s’avère ici la faculté humaine par excellence.