(1865) Cours familier de littérature. XIX « CIXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (1re partie) » pp. 5-79
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(1865) Cours familier de littérature. XIX « CIXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (1re partie) » pp. 5-79

CIXe entretien.
Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (1re partie)

I

Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse du principe divin ou humain de l’autorité spirituelle ou temporelle de la papauté en Europe, il est impossible de nier que les papes soient des souverains, soit en vertu d’un mandat de Dieu, soit en vertu d’une antique tradition humaine ; qu’en vertu du titre surhumain, leur autorité, sous le rapport spirituel, soit sacrée ; et qu’en vertu du titre de possession humaine et traditionnelle, leur gouvernement soit respectable. Les gouvernements, monarchies ou républiques, traitent avec eux, leur envoient des ambassades ou en reçoivent d’eux, concluent des concordats ou des conventions avec eux, et sont tenus de les exécuter par le simple respect de leur parole, jusqu’à ce qu’ils soient périmés ou modifiés d’un consentement commun ; en un mot ils gouvernent légitimement la portion d’empire qui leur a été dévolue sur ce globe.

Détrôné pour cause de papauté, est un axiome de droit public qui n’a pas encore été admis sur la terre.

Qu’on n’admette pas le mélange sacrilège du spirituel et du temporel, c’est libre à chacun ; mais qu’on ne reconnaisse pas le gouvernement temporel de la papauté parce que le pape exerce comme pape des fonctions ecclésiastiques à Rome ou ailleurs, c’est confondre les deux puissances et passer soi-même d’un ordre d’idées dans un autre. Les papes ont donc comme souverains un gouvernement.

Or, du moment où les papes ont un gouvernement, ils ont des ministres ; et si au nombre de ces ministres ils ont le bonheur de trouver un homme supérieur, modéré, dévoué jusqu’à l’exil et jusqu’à la mort, comme Sully était censé l’être à Henri IV ; si ce rare phénix, né dans la prospérité, éprouvé par les vicissitudes du pouvoir et du temps, continue pendant vingt-cinq ans, au milieu des fortunes les plus diverses, en butte aux persécutions les plus acerbes et les plus odieuses, à partager dans le ministre, sans cause, les adversités de son maître ; si le souverain sensible et reconnaissant a payé de son amitié constante l’affection, sublime de son ministre, et si ce gouvernement de l’amitié a donné au monde le touchant exemple du sentiment dans les affaires, et montré aux peuples que la vertu privée complète la vertu publique dans le maître comme dans le serviteur ; pourquoi des écrivains honnêtes ne rendraient-ils pas justice et hommage à ce phénomène si rare dans l’histoire des gouvernements, et ne proclameraient-ils pas dans Pie VII et dans Consalvi le gouvernement de l’amitié ?

C’est le véritable nom de ce gouvernement à deux têtes ou plutôt à deux cœurs, qui a traversé tant d’années de calamités sans se diviser, après quoi le ministre est mort de douleur de la mort du souverain, laissant pour toute fortune une tombe sacrée à celui qu’il a tant aimé.

Voilà l’histoire exacte du règne pontifical de Pie VII et du ministre Consalvi.

II

J’ai beaucoup connu et familièrement fréquenté le cardinal-ministre, à Rome, à différentes époques, sous les auspices de la duchesse de Devonshire, son amie la plus intime, et j’oserai dire la mienne aussi ; elle m’en a légué une preuve touchante en me léguant une de ses munificences par son testament. Cette munificence acquit à mes yeux un triple prix parce qu’elle me fut transmise par madame Récamier, femme digne de cette société avec les illustrations de Londres, de Paris et de Rome, et qui m’a légué elle-même un souvenir immortel, le beau portrait de notre ami commun le duc Matthieu de Montmorency. J’ai été le témoin confidentiel, dans des circonstances difficiles, de la mesure, de la sagesse, de l’équilibre de son gouvernement et de l’impassibilité de son courage. Ce n’était pas seulement un grand ministre, c’était un grand cœur ; j’ai passé avec lui en 1821 les semaines glissantes où l’armée napolitaine de Pépé et l’armée autrichienne de Frimont allaient s’aborder à Introdocco et se disputer les États romains envahis des deux côtés, et où Rome attendait des hasards d’une bataille son sort et sa révolution ; il était aussi calme que s’il avait eu le secret du destin : « Experti invicem sumus ego et fortuna », nous disait-il. « Quant au pape, il a touché le fond de l’adversité à Savone et à Fontainebleau ; il ne craint pas de descendre plus bas, laissant à Dieu sa providence. » N’est-on pas trop heureux, dans ces agitations des peuples et dans ces oscillations du monde, d’avoir son devoir marqué par sa place, et ne pouvoir tomber qu’avec son maître et son ami ?

III

J’attendais, je l’avoue, avec impatience le moment où un hasard quelconque, mais un hasard certain, quoique tardif, ramènerait le nom du cardinal Consalvi dans la discussion des grands noms de mon époque pour lui rendre témoignage. Ce jour est arrivé ; un homme que je ne connais pas personnellement, et dont les opinions ne sont, dit-on, pas les miennes sur beaucoup de choses, M. Crétineau-Joly, vient de publier un livre intitulé : Mémoires du cardinal Consalvi.

Il ne faut pas qu’on s’y trompe, le titre ne donne pas une idée précise du livre ; bien qu’il soit d’un grand et vif intérêt, il n’a que très peu d’analogie avec ce que nous appelons ordinairement Mémoires. Ce sont les mémoires diplomatiques plus que les mémoires intimes et personnels du cardinal. Cet homme de bien, très détaché de lui-même, ne se jugeait pas assez important pour s’occuper exclusivement de lui et pour en occuper les autres ; il se passe habituellement sous silence ; mais, quand il rencontre sur le chemin de ses souvenirs et de sa plume quelqu’une de ces questions historiques qui ont agité et l’Église et le monde, telles que le concordat, le rétablissement du culte en France, le conclave d’où sortit Pie VII, le voyage du pape à Paris pour y couronner Napoléon, l’emprisonnement de ce pontife à Savone, sa dure captivité, sa résidence forcée à Fontainebleau, les désastres de Russie et de Leipsick qui forcèrent l’empereur à tenter sa réconciliation avec Pie VII et à renoncer à l’empire des âmes pour recouvrer à demi l’empire des soldats ; le retour du pape à Rome, l’enthousiasme de l’Italie à sa vue, qui le fait triompher seul à Rome de l’omnipotence indécise de Murat en 1813 ; enfin sa restauration spontanée sur son trône : alors Consalvi, directement ou indirectement mêlé à toutes ces transactions, prend des notes, les rédige et les confie aux archives du Saint-Siège pour éclairer le gouvernement pontifical et traditionnel sur ses intérêts. Ce sont ces notes authentiques dont le gouvernement romain d’aujourd’hui a donné communication à M. Crétineau-Joly, et celui-ci nous les livre à son tour sous le titre de Mémoires du cardinal Consalvi. Elles seraient plus convenablement nommées Mémoires de l’Église de Rome pendant la persécution de Pie VII, rédigées par son premier ministre et son ami. Mais elles sont cependant et effectivement des fragments très réels et très véridiques des Mémoires du cardinal-ministre ; il n’y a aucune supercherie, il y a seulement lacune ; ce ne sont pas tous les Mémoires, ce sont les documents originaux, préparés par le ministre lui-même, pour la rédaction de ses Mémoires.

Nous allons suppléer, à l’aide des documents fournis par M. Crétineau-Joly et par nos notions personnelles, aux commencements de la vie du cardinal, omis ou trop légèrement relatés dans ce livre, dont l’objet était plus vaste.

IV

Le cardinal Consalvi naquit à Rome, le 8 juin 1755, et fut baptisé sous le nom d’Hercule ; il était l’aîné de quatre frères et d’une sœur ; son père était le marquis Consalvi, de Rome, et la marquise Carandini, de Modène, sa mère. Il aurait dû réclamer légalement le nom de Brunacci, famille plus illustre de Sienne que la famille Consalvi à Rome ; il n’en fit rien par respect pour son père, et persuadé, dit-il, que la plus précieuse noblesse est celle du cœur et des actions. Il n’avait que six ans quand il perdit son père ; sa mère alla demander asile à la maison du cardinal Carandini, son frère de prédilection ; il resta, ainsi que ses petits frères, sous la tutelle du marquis Gregorio Consalvi. Gregorio, avant de mourir, en 1766, les confia à la tutelle du cardinal Negroni, homme distingué du sacré collège. Ce cardinal, qui avait été élevé à Urbino par les frères des écoles pies, envoya ces enfants à Urbino pour y recevoir la même éducation que lui.

« Une circonstance douloureuse m’éloigna d’Urbino quatre ans après, avant d’y avoir fini mes études », dit-il. « Mon second frère, Jacques-Dominique, y contracta une horrible maladie. On l’attribua, — je ne veux pas affirmer avec certitude que telle en fut la cause, — à la brutale férocité d’un religieux, surveillant de la division (prefetto della camerata) où nous nous trouvions. Ce surveillant frappait avec un gros nerf de bœuf, et pour chaque peccadille commise dans la journée, les faibles enfants revêtus seulement de leurs chemises au moment où ils allaient se mettre au lit. Or moi, qui n’avais que dix ans, j’étais l’un des plus âgés. Mon pauvre frère se plaignit bientôt d’une douleur très intense à l’un de ses genoux, sans aucun signe extérieur tout d’abord ; mais peu à peu le genou se dressa presque jusqu’au menton, et demeura ainsi durant le reste de sa vie.

« Ma mère et notre tuteur le firent revenir à Rome pour le soigner. Il fallut envoyer de Rome à Urbino la litière du Palais pontifical, — on n’en trouva pas d’autre, — car il était impossible que mon infortuné frère pût faire ce long trajet sans être porté sur un lit. Arrivé à la maison maternelle, après avoir langui dans la souffrance et subi une opération chirurgicale, il mourut vers l’âge de dix ou douze ans et fut enterré à Saint-Marcel. Le grand amour que je lui avais voué me fit amèrement ressentir sa perte, bien que je ne fusse que petit enfant. Mais ce n’était pas le coup le plus douloureux que me préparait mon triste sort.

« Le cardinal tuteur, voyant que, par suite de ce trépas, notre mère en voulait toujours au collège d’Urbino, nous rappela, mon frère André et moi, pour nous placer dans le collège Nazaréen à Rome, tenu, lui aussi, par les Scolopii. Mais une circonstance accidentelle ne lui permit pas de réaliser son projet. Le cardinal Negroni, étant prélat, avait été auditeur du cardinal duc d’York, alors évêque de Frascati. Or, ce royal cardinal, fils de Jacques III, roi d’Angleterre, rouvrait justement alors son séminaire et son collège, qu’il venait de retirer des mains de la Société de Jésus. Comme il recrutait de jeunes clercs pour peupler cet établissement, il demanda au cardinal Negroni de nous y envoyer, lui promettant de nous accorder à tous deux sa protection spéciale.

« Le cardinal Negroni ne put pas refuser ; il vit même qu’il commençait notre fortune en nous plaçant sous la protection d’un aussi puissant personnage.

 Nous fûmes installés dans le collège de Frascati au mois de juillet 1771 pour y terminer nos études. J’acquis de la sorte les faveurs et l’amour infini dont, à dater de ce moment, le cardinal duc d’York m’honora jusqu’à la dernière heure de sa vie. Je restai à Frascati environ cinq ans et demi ; j’y terminai la rhétorique, la philosophie, les mathématiques et la théologie. J’eus le bonheur d’avoir en rhétorique, en philosophie et en mathématiques deux excellents professeurs, et j’appellerai même le second très excellent. Je puis bien dire que c’est à lui que je dois presque entièrement ce discernement, cette critique, ce jugement sûr, — si toutefois j’en ai un peu, — que l’indulgence des autres, bien plus que la vérité, a fait quelquefois remarquer en moi. Je prie ceux qui par hasard parcourront ces lignes de regarder ce que je dis à ce sujet comme un effet de ma reconnaissance pour le maître auquel je rapporte le peu que je sais, et non comme une louange de ma propre personne. C’était un homme d’un rare mérite : il connaissait la philosophie, les mathématiques, la théologie et les belles-lettres, et j’ai rarement vu quelqu’un digne de lui être comparé.

« Je contractai au collège de Frascati une maladie très sérieuse qui interrompit mes études pendant quelques mois, et non sans me causer un véritable préjudice. Je fus appelé à Rome et placé par mon tuteur dans la maison maternelle, afin de m’y rétablir. Je retournai ensuite au collège. Je fis cette maladie au printemps de 1774, et je me trouvais en convalescence à l’époque de la mort de Clément XIV, ainsi qu’au commencement du conclave dans lequel Pie VI fut élu. Ayant achevé ma théologie au séminaire de Frascati, je le quittai définitivement au mois de septembre 1776. Mon tuteur me plaça, et plus tard il y plaça aussi mon frère André, qui était resté au collège pour achever ses études, dans l’Académie ecclésiastique ouverte de nouveau à Rome par le nouveau pontife Pie VI, qui l’entourait d’une spéciale protection. J’y demeurai six ans et mon frère quatre, et j’y étudiai les lois et l’histoire ecclésiastique professée par le célèbre abbé Zaccaria, autrefois jésuite. En sortant de cette académie, je reçus une pension de cinquante écus, ainsi que mon frère. Nous penchions l’un et l’autre vers l’état ecclésiastique, moi plus que lui cependant ; c’est pourquoi j’embrassai cette carrière, quoique je fusse l’aîné de la famille. Quant à André, il renonça au sacerdoce, non pour se marier — ce qu’il ne fit jamais, — mais parce que sa santé ne lui permettait pas de consacrer toutes ses heures, et spécialement celles du matin, aux occupations et aux études imposées par les devoirs de cet état et les emplois qu’il aurait pu remplir.

« Par délicatesse de conscience, il ne se crut pas autorisé de demander dispense pour conserver un bénéfice ecclésiastique de cent écus, qu’il tenait de la générosité du Pape. Il le remit loyalement entre les mains du donateur. Sans que je l’eusse sollicité, le Pape déclara au cardinal dataire que ce bénéfice étant déjà entré, comme on dit, dans ma maison, il ne voulait point l’en retirer, et qu’en conséquence on devait m’en attribuer la collation. Ce fut la seule rente ecclésiastique que je touchai jusqu’au cardinalat. La pension dont j’ai parlé plus haut cessa de m’être payée à l’époque de l’invasion de Ferrare par les Français.

« Nous sortîmes, mon frère et moi, de l’Académie au mois d’octobre 1782, avec la pensée d’entrer dans la prélature. Il nous était impossible de vivre sous le même toit que notre mère, qui, demeurant avec son frère, ne pouvait pas se réunir à nous. Nous choisîmes donc une habitation près d’elle, dans le casino Colonna, aux Tre Canelle, nous réservant d’en prendre une plus fixe et plus convenable quand je serais devenu prélat. Le 20 avril 1783, tandis que je demeurais dans cet appartement provisoire, je fus nommé camérier secret de Sa Sainteté, et par conséquent prélat de mantellone. À la fin du mois d’août de cette même année, je fus éprouvé par une perte qui me causa une très vive douleur. J’avais jusqu’alors fréquenté plus que toute autre la maison Justiniani : j’étais l’ami du prince et de la princesse Justiniani, ainsi que de leurs deux filles, mariées, l’une dans la maison des princes Odescalchi, l’autre dans la maison des princes Ruspoli. Cette dernière fut attaquée par la petite vérole, alors qu’elle était enceinte, et il lui fallut dire adieu à la vie à l’âge si tendre de dix-huit ans. C’était un miroir de toutes les vertus, elle apparaissait aussi aimable que sage. Vingt-neuf années se sont écoulées, et aujourd’hui je ressens aussi profondément ce malheur que le jour où il arriva. Je puis dire qu’après le trépas de mon frère, — alors que j’étais presque enfant, — la mort de la princesse Ruspoli fut pour ma jeunesse et pour mon âge mûr la première de toutes les pertes si cruelles que j’eus à déplorer par la suite. Il paraît que le Seigneur voulut éprouver ainsi la sensibilité peut-être trop ardente de mon cœur, ou plutôt je crois que, dans sa clémence, il chercha à punir mes nombreux péchés par ces deuils que mon caractère me rendait plus pénibles.

« Pendant un an et plus, je fus camérier secret du Pape. Au mois de juin 1784, — si je ne me trompe, car je ne me rappelle pas très bien, — ou dans le mois d’août au plus tard, je devins prélat domestique. J’habitais déjà le petit palais au bas de la daterie ; je ne le quittai qu’à ma promotion au cardinalat et quand je fus nommé ministre.

« Aux vacances d’automne, j’allai à Naples avec mon frère, afin de rétablir ma santé compromise par une maladie assez sérieuse que je fis au mois de septembre. Nous revînmes à Rome dans les premiers jours de novembre. Autant que je puis m’en souvenir, il se passa encore quatorze ou quinze jours sans que j’eusse aucune charge. J’étais cependant référendaire de la signature. La Curie se disait contente de mes services, et personne plus que moi n’était rapporteur d’autant de causes. Des quarante qui sont le non plus ultra des séances de ce tribunal, moi seul j’en avais vingt-cinq et même trente.

« Je fus enfin nommé ponente del buon governo dans une promotion nombreuse que fit le Pape à peu près au mois de janvier 1786, — si j’ai bon souvenir. Mon premier pas ne fut ni trop prompt ni trop inespéré, comme celui de plusieurs autres dans cette promotion, et j’aurais pu, si j’avais songé à en prendre la peine, avancer bien plus vite. Il m’eût été facile de marcher à pas de géant, ainsi que plus d’un de mes compagnons de l’Académie ecclésiastique et d’autres prélats mes confrères, si, à l’indulgence que me témoignait le Pape et à la réputation que me créait le grand concours de la Curie, j’avais cherché à joindre quelques-uns des bons offices de ceux qui s’offraient de me servir auprès du Souverain Pontife. Mais, outre que mon caractère était très éloigné de demander, et plus encore de faire la cour au premier venu pour mon avancement, j’avais eu sur cette matière un trop bel exemple dans la personne de mon tuteur, le cardinal Negroni.

« Cet homme sans ambition, que sa probité, ses mœurs, l’élévation de son esprit, l’affabilité de ses manières et son désintéressement rendaient incomparable, ne fut pas heureux dans sa carrière. Durant sa prélature il n’avait rien obtenu malgré sa capacité et ses mérites, uniquement parce qu’il ne fit la cour à personne et qu’il ne sollicita rien. En fin de compte cependant, la vérité perça d’elle-même, et, sous le pontificat de Clément XIII, il devint auditeur du Pape, et Pie VI le nomma dataire. Or jamais il ne demanda rien, et, chose rare et même unique, il fut constamment estimé et aimé par trois papes successifs, Clément XIII, Clément XIV et Pie VI, qui tous, comme on sait, différaient d’habitudes et de caractère. Il professait donc une maxime, maxime mise par lui en pratique dès le principe et qu’il m’inculquait sans cesse avec beaucoup d’autres excellentes, — je veux payer ce tribut de reconnaissance à sa mémoire. — Le cardinal me disait : « Il ne faut rien demander, ne jamais faire la cour pour avancer, mais s’arranger de manière à franchir tous les obstacles par l’accomplissement le plus ponctuel de ses devoirs et par une bonne réputation. »

« Je suivis toujours ce conseil, et quand j’étais à l’Académie ecclésiastique, je ne flattai jamais le célèbre abbé Zaccaria, — que cependant j’estimais beaucoup.

« C’était un homme que le Pape aimait et qui, par ses rapports favorables sur les talents et les études de plusieurs de mes compagnons, avait commencé leur fortune. Je ne fréquentais pas davantage les cardinaux, ou ceux qui approchaient le plus près du Saint-Père. Poussant même les choses au-delà des justes bornes, je ne visitai jamais, ainsi que mes confrères, les neveux du Pape, et je n’assistai jamais à leurs réunions, car j’avais peur qu’on ne crût que l’intérêt me guidait.

« Ce n’est pas ici le lieu de parler de l’importance, de l’étendue, de la direction et de l’administration qu’entraîne cette œuvre gigantesque. Deux des cardinaux de la Congrégation étant morts, comme le Pape avait toujours eu la pensée d’abolir cette Congrégation et de faire de Saint-Michel une charge prélatice, il ne les remplaça pas. Le cardinal Negroni, survivant, demeura seul à la tête de l’hospice. La Congrégation avait pour secrétaire monsignor Vai. Quand il mourut, le cardinal Negroni, sans me consulter, me proposa au Pape pour le remplacer, et c’est ainsi que je devins secrétaire de la Congrégation. Je m’efforçai de mériter de mon mieux la confiance que le cardinal me témoignait ; et, comme l’état de sa santé ne lui permettait plus de faire de la direction de ce grand établissement l’objet de ses occupations assidues, ce soin retomba sur moi seul. J’eus à traiter toutes sortes d’affaires.

« L’année 1789 arriva. Ce fut une époque de grands désastres généralement pour tous, à cause de la révolution sans pareille qui éclata en France vers la moitié de cette année, et qui se répandit comme un vaste incendie dans l’Europe entière et même au-delà. Ce fut aussi pour moi, en particulier, une époque de véritables disgrâces qui surgirent alors, ou dont les conséquences se firent sentir plus tard. »

V

Le cardinal Negroni, son président, lui fut enlevé par la mort en 1789.

« Peu après, mon cœur reçut encore un coup très sensible du même genre. J’avais à mon service un jeune homme de vingt ans, de mœurs angéliques, d’une prudence, d’une intelligence et d’une capacité très au-dessus de sa condition, d’une rare intégrité et d’une fidélité sans exemple, d’une propreté en tout et d’une amabilité peu communes. Un dimanche, — c’était le 1er mars, — comme il revenait avec sa femme de Saint-Michel à Ripa, quatre soldats, échauffés par le vin et par la luxure, se mirent à les suivre. D’abord à l’aide de paroles, ensuite par des actes indécents, ils tourmentèrent la pauvre femme et cherchèrent à la faire accéder à leurs désirs. Le malheureux jeune homme, avec beaucoup de patience, hâta sa course sans oser se retourner vers eux. Mais voyant que, malgré cela, ils voulaient exécuter leur projet et qu’ils touchaient les vêtements de sa femme, il fit volte-face et leur dit avec douceur que c’était son épouse, et qu’il les priait de cesser leurs poursuites et leurs obsessions. Il n’en fallut pas davantage pour enflammer leur colère. Les soldats le saisirent avec violence, ils l’arrachèrent d’auprès de sa femme. À quelques pas de distance, l’un d’eux, malgré ses prières, — il n’avait point d’autre défense, — lui enfonça sa baïonnette dans une côte. Le coup, ayant traversé l’artère, le tua en peu de minutes, noyé dans une mare de sang. Ce genre de mort et la perte de cet excellent jeune homme, qui m’était très attaché, me furent plus pénibles qu’on ne saurait se l’imaginer. Cette même année, j’eus la douleur de perdre la duchesse d’Albany, nièce du cardinal duc d’York, qui m’avait toujours comblé de bontés et de gracieusetés. Elle mourut très jeune à Bologne, où elle était allée prendre les bains d’après l’avis de la Faculté. Elle cherchait à se guérir de deux maladies, restes d’une petite vérole mal soignée, ou qui n’avait pas rendu suffisamment.

« Enfin la mort d’un autre de mes domestiques, ayant tous les droits à mon estime à cause de la fidélité et de l’attachement avec lesquels il me servait, mit le comble aux afflictions de cette espèce, afflictions, je l’ai dit, par lesquelles mon âme a toujours été très éprouvée. »

VI

Consalvi ressentit quelque amertume du refus du pape de le choisir pour successeur du cardinal Negroni dans un emploi inférieur auquel il avait droit. Le pape, sans s’expliquer, le consola de cette disgrâce, en montrant à ses amis l’intention secrète de le réserver pour d’autres fonctions plus élevées et plus intimes. Il attendit patiemment, n’ayant alors pour tout emploi salarié que sa pension de deux cents écus romains (1 200 F.).

« Je ne restai toutefois que fort peu de temps dans cette incertitude. La mort imprévue d’un des votanti di segnatura fit vaquer une place à ce tribunal. Tous mes amis m’engagèrent à ne pas perdre un moment et à la demander. Je n’accédai point à leurs instances, et le pape ne m’en aurait point laissé le loisir si j’eusse voulu le faire. C’est le jeudi saint que cette mort arriva. Le matin suivant, bien que ce fût le vendredi saint, bien que les augustes cérémonies de ce jour dussent avoir lieu, et que, selon l’usage, la secrétairerie d’État fût comme fermée, le pape envoya au secrétaire d’État l’ordre de m’expédier tout de suite votante di segnatura, charge de magistrature élevée. Dès que ma nomination me fut parvenue, je courus, comme c’était mon devoir, remercier Sa Sainteté. Elle n’avait pas pour habitude de recevoir quand on lui venait offrir des actions de grâces. Beaucoup moins imaginais-je être reçu ce jour-là, et au moment où le pape, rentré dans ses appartements après la fonction du vendredi saint, et devant retourner quelques heures après à la chapelle pour les matines que l’on nomme Ténèbres, récitait complies et allait, quand il les aurait achevées, se mettre à table pour dîner.

« Ayant appris alors que j’étais dans l’antichambre, où il avait donné l’ordre qu’on ne me renvoyât pas, selon l’usage, si je venais, — parce qu’il désirait me voir, — il me fit entrer immédiatement. Après qu’il eut achevé ses complies devant moi, il m’adressa des paroles si pleines de bonté, que je ne pourrai jamais les oublier tant que je vivrai. Ce fut avec le visage le plus affable et qui témoignait vraiment la satisfaction de son cœur, qu’il me dit : “Cher Monsignor, vous savez que nous ne recevons jamais personne pour les remercîments, mais nous avons voulu vous recevoir contre l’habitude, malgré cette journée si occupée, et quoique notre dîner soit servi, afin d’avoir le plaisir de vous dire nous-même ceci : En ne vous comprenant pas dans la dernière promotion, parce que nous avons été contraint d’attribuer à un autre le poste qui vous était destiné, nous avons éprouvé autant de tristesse que nous goûtons de joie à nous trouver en état de vous offrir de suite la charge de votante di segnatura maintenant vacante. Nous le faisons pour vous témoigner la satisfaction que vous nous causez par votre conduite. Nous vous avons enlevé de Saint-Michel, parce que nous voulions vous faire suivre la carrière du bureau et non celle de l’administration.”

« Le Saint-Père daigna ajouter ici quelques paroles sur l’opinion que sa bonté, et non mon mérite, lui faisait augurer de moi sous le rapport des études, paroles que la connaissance que je possède de moi-même ne me permet pas de transcrire. Il continua ainsi : “Ce que nous vous donnons aujourd’hui n’est pas grand-chose, mais je n’ai rien de mieux, car il n’y a aucune autre place disponible. Prenez-le cependant, comme un gage certain de la disposition où nous sommes de vous accorder davantage à la première occasion.”

« Il est facile de comprendre qu’à un semblable discours, prononcé avec cette grâce, cet air de majesté jointe à la plus pénétrante douceur, et cette amabilité qui étaient particulières à Pie VI, les expressions me manquèrent absolument pour lui répondre. C’est à peine si je pus balbutier : “qu’ayant recueilli les paroles si clémentes qu’il avait prononcées sur mon compte après la promotion, paroles qui m’assuraient que je n’avais point démérité de sa justice et qu’il n’était pas mécontent de moi dans la charge de Saint-Michel, j’étais fort tranquille, et que je l’aurais été longtemps encore et toujours ; que je n’avais d’autre désir que celui de ne pas lui déplaire et de ne point faillir à mes devoirs dans tous les emplois auxquels il daignerait m’appeler”.

« Il m’interrompit : “Nous avons été content, très content de vous à Saint-Michel ; mais nous vous répétons que nous voulons vous attacher à d’autres études. Nos promesses d’alors étaient sincères, mais ce n’étaient que des mots ; aujourd’hui voici un fait : ce n’est pas grand-chose, mais c’est plus encore que des mots. Prenez donc ceci maintenant ; allez ! allez ! mon dîner se refroidit, et nous devons ensuite descendre à la chapelle ! ” »

Ces paroles si bonnes et le goût que le caractère grave et la figure gracieuse et modeste du futur cardinal inspiraient au majestueux et beau pontife Braschi, ranimèrent les espérances bornées de Consalvi.

VII

Il refusa, un an après, la charge d’envoyé à Cologne, par crainte d’engager sa responsabilité.

« Je ne voyais rien de semblable à redouter l’auditorat de Rote. Cette charge ne portait avec elle aucune responsabilité, ainsi que je l’ai dit ; elle était très enviée et ne sortait pas du cercle d’études que je m’étais tracé. Si le labeur produisait de grandes fatigues à une certaine époque, il était compensé par de nombreux mois de vacances et de repos. Enfin, je considérais que, quoique exempt de l’ambition du cardinalat, toutefois, en le regardant comme le terme honorable de la carrière entreprise, l’auditorat de Rote m’y conduisait lentement, c’est vrai, mais certainement, sans avoir besoin de mendier la faveur ou la bienveillance de qui que ce fût, ni de faire la cour à personne, puisque le décanat de la Rote mène à la pourpre d’après l’usage, quand le doyen n’a pas démérité et que l’on n’a véritablement rien à lui reprocher. J’étais jeune encore, — j’avais environ trente-cinq ans, — et mon âge me permettait d’attendre le décanat, quelque lenteur qu’il mît à venir.

« J’ajouterai encore que j’avais un autre stimulant pour désirer si passionnément l’auditorat de Rote. J’éprouvais un goût très prononcé pour les voyages, goût que je n’avais pu satisfaire jusqu’alors que par une petite course à Naples et en Toscane, d’où j’étais revenu depuis peu. Les vacances de la Rote commençaient aux premiers jours de juillet ; elles finissaient en décembre. Je trouvais donc ainsi le moyen de voyager chaque année pendant cinq mois et plus, sans manquer à aucune de mes obligations, et sans avoir besoin de congés et de permissions obtenus à l’avance.

« Toutes ces raisons me firent désirer si fortement l’auditorat de Rote, que je me crus autorisé, pour cette seule fois, — car je ne l’avais pas fait avant et je ne le fis plus après, — et pour cette seule charge, à me départir de la maxime du cardinal Negroni, d’autant mieux que je ne la violais point par ambition, mais par un tout autre motif, et je dirais presque par le motif contraire. Toutefois je ne pus pas m’empêcher de me joindre à tant d’autres concurrents ; et je n’osai pas m’abandonner entièrement aux espérances que m’inspiraient les promesses que le Pape m’avait adressées deux ans auparavant, promesses se résumant en ces mots : « Nous veillerons nous-même à votre avancement. »

« Je comptai plutôt sur ses bonnes dispositions, et ne me laissai pas arrêter par le peu de temps écoulé depuis ma dernière promotion. Je priai le cardinal secrétaire d’État (Boncompagni) de parler de moi au Souverain Pontife en même temps que des autres concurrents. De peur que, pressé par les affaires qu’il pouvait avoir, il n’exauçât pas mon vœu, je demandai à l’auditeur du Pape de vouloir bien faire connaître au Saint-Père que moi aussi j’étais sur les rangs, et rien de plus.

« Telles furent les seules démarches que je fis et que j’autorisai à faire. Le succès les couronna heureusement, et je passai auditeur de Rote dans le mois de mai ou de juin 1792. Je ne me souviens pas de la date précise.

« Je ne puis exprimer l’extrême joie que j’en éprouvai. Ayant rendu à Sa Sainteté les actions de grâces qui lui étaient dues, je crus de mon devoir de lui en garder, ainsi qu’à sa famille, une éternelle reconnaissance. Je me trouvai très embarrassé pour en porter l’hommage au duc Braschi, son neveu. J’ai raconté plus haut qu’un excès de délicatesse m’avait toujours éloigné de la maison Braschi, dans l’appréhension que l’on pût s’imaginer que je la fréquentais pour faciliter mon avancement. En obtenant l’auditorat de Rote, j’avais touché le but de mes désirs. Comme j’étais bien résolu de mourir auditeur ou d’attendre le cours naturel des choses, afin d’en être le doyen et d’arriver au cardinalat par cette voie, je crus que visiter la famille Braschi, ce serait alors gratitude et non plus intérêt. Je surmontai avec peine la crainte que me causait mon entrée dans un salon où je n’étais pas vu avec trop de plaisir et non sans motif, car les proches du Pape avaient désiré et sollicité l’auditorat de Rote pour Mgr Serlupi, leur parent. Je fus donc accueilli avec froideur. Avant cette époque, je n’étais jamais allé au palais Braschi, si j’en excepte trois ou quatre visites d’étiquette en habit de prélat et confondu dans la foule, pour l’anniversaire de l’élection du Pape. À dater de ce jour, je ne laissai jamais passer une seule soirée sans me rendre chez les Braschi, et je devins leur plus dévoué serviteur et ami. Je crois en avoir fourni par mes actes les preuves les plus certaines et les plus constantes. »

VIII

Au mois de novembre 1794 ou 1795, il visita avec un de ses amis, Bordani, l’Italie et les bords de la rivière de Gênes.

À son retour à Rome, le Pape, pour se défendre contre les agressions répétées de la république Cisalpine, résolut d’augmenter son armée et d’en changer l’organisation. Il en donna le commandement au général Caprosa, employé alors au service de l’Autriche, et nomma une commission militaire, à la tête de laquelle il éleva Consalvi, malgré sa jeunesse : il n’avait alors que trente-cinq ans. Les Français attaquèrent les légations, la paix fut conclue. Le Directoire ordonna au général Duphot de fomenter l’insurrection de Rome contre le Pape ; un coup de feu l’atteignit ; il tomba mort. « Vous savez ainsi que moi », écrivit l’ambassadeur français au Directoire, « que personne à Rome n’a donné d’ordre de tirer ni de tuer qui que ce fût ; le général Duphot a été imprudent, tranchons le mot, il a été coupable. » Il y avait à Rome un droit des gens comme partout.

Rome fut envahie par quinze mille hommes, sous les ordres du général Berthier. Le gouvernement romain ne s’opposa point à sa marche ; Consalvi est arrêté, Pie VI est emmené à Sienne ; de là à la Chartreuse de Florence, puis à Briançon, en France. Ce martyre du pape, terminé par sa mort, commence. Elle le délivre dans la citadelle de Valence, la vingt-cinquième année de son pontificat. Ce pape opulent, magnifique, prodigue envers ses neveux, les Braschi, expia dans l’indigence et la captivité le luxe de sa vie et l’amabilité de ses manières.

Consalvi de son côté est conduit à Civita-Vecchia. Condamné à un éternel exil de Rome, il choisit Livourne pour lieu de son ostracisme dans l’espoir de rejoindre Pie VI à la Chartreuse de Florence, pour adoucir la captivité de ce pontife. À la sollicitation de ses amis romains, Berthier s’adoucit et le fait reconduire captif dans la capitale. Il est incarcéré au château Saint-Ange. Le général Gouvion Saint-Cyr, qui avait succédé à Berthier, refuse de ratifier une proscription plus odieuse du gouverneur romain, qui condamnait Consalvi à sortir de Rome, ignominieusement monté sur un âne, et en butte à la risée de ses ennemis ; il fut conduit à Terracine, dans la compagnie de vingt-quatre galériens napolitains. À quelque distance de Rome, le commandant français le combla d’égards et le fit conduire à Naples. Après un mois et demi de captivité, le roi et la reine de Naples le reçurent avec empressement ; dans le mois de juin 1798, on lui accorda la permission de se rendre à Vicina, dans les États Vénitiens, de là il gagna la Chartreuse de Florence, où le pape Pie VI languissait encore.

« Je ne rencontrai toutefois », dit-il, « chez le ministre du grand-duc que les manières les plus dures et le plus impoli des refus. Je me vis forcé d’agir alors comme par surprise. Il me fallait voir le Pape à tout prix, et lui prouver au moins ma bonne volonté. Je choisis secrètement le jour et l’heure que je jugeai les plus favorables, et je me rendis à la Chartreuse, à trois milles de Florence, où le Saint-Père était prisonnier. Lorsque j’arrivai au pied de la colline, je ne puis exprimer les sentiments dont mon cœur fut agité à l’idée de revoir mon bienfaiteur et mon souverain, qui avait eu tant de bontés pour moi, et en pensant au misérable état dans lequel se trouvait réduit ce Pie VI que j’avais vu au comble des splendeurs. Chaque pas que je faisais pour me rapprocher du Saint-Père apportait à mon âme une émotion toujours croissante. La pauvreté et la solitude de ces murs, le spectacle de deux ou trois malheureuses personnes composant tout son service, m’arrachaient les larmes des yeux. Enfin, je fus introduit en sa présence. Ô Dieu ! que de sensations affluèrent alors à mon cœur, et en vinrent presque à le briser !

« Pie VI était assis devant sa table. Cette position empêchait qu’on ne s’aperçût de son côté faible : il avait à peu près perdu l’usage des jambes, et il ne pouvait marcher que soutenu par deux bras robustes.

« La beauté et la majesté de son visage ne s’étaient pas altérées depuis Rome ; il inspirait tout à la fois la plus profonde vénération et l’amour le plus dévoué. Je me précipitai à ses pieds ; je les baignai de larmes ; je lui racontai tout ce qu’il m’en coûtait pour le revoir, et combien je souhaitais de rester à ses côtés pour le servir, l’assister et partager son sort. Je lui jurai que je tenterais tous les moyens possibles dans l’espoir d’atteindre ce but.

« Je renonce à rapporter ici le gracieux accueil qu’il me fit, la manière dont il agréa mon attachement à sa personne sacrée, et ce qu’il me dit de Rome, de Naples, de Vienne, de la France, et de la conduite tenue par ceux qu’il devait regarder comme les plus attachés et les plus fidèles de ses serviteurs. Le Saint-Père m’affirma ensuite qu’il croyait de toute impossibilité que je pusse obtenir la permission de rester auprès de lui. Je répondis que je ne négligerais rien pour réussir, et il me congédia après une heure d’audience. Cette heure me combla tout ensemble de consolation, de tristesse et de vénération ; elle augmenta, s’il est possible, mon respectueux amour.

« Revenu à Florence, je ne parlai à personne de cette visite, et, pour éloigner davantage les soupçons, je demandai l’autorisation de me rendre à Sienne pour voir la famille Patrizi, qui arrivait de Rome. Je n’obtins ce permis qu’avec une limite de quinze jours. Cela me fut d’un très fâcheux augure pour mes projets de résider à Florence, projets que je voulais ensuite essayer de réaliser. Dès que les quinze jours furent écoulés, le commissaire grand-ducal me força de quitter Sienne, et je me séparai avec chagrin de cette famille, que j’aimais beaucoup.

« D’autres jours se passèrent à Florence, pendant lesquels je tentai tout, je dis tout, j’osai tout, directement et indirectement, pour obtenir ce que je souhaitais avec tant d’ardeur. Mais alors le plénipotentiaire de France demanda expressément au premier ministre du grand-duc de me renvoyer sans retard. Mes efforts devenaient inutiles, et mon espérance s’évanouit. Je fus contraint de quitter Florence et d’aller habiter Venise, ainsi que j’en avais pris la résolution dans le cas où mon séjour auprès de Pie VI ne serait pas autorisé.

« Tout ce que je pus faire en cachette, et non sans courir certains risques, fut de me rendre une seconde fois à la Chartreuse pour communiquer au Pape mes vaines tentatives, pour lui baiser encore les pieds et recevoir sa dernière bénédiction. Il éprouva quelque peine en apprenant que je n’avais pas réussi dans mon projet, mais il n’en fut point étonné. Pendant l’heure entière d’audience qu’il m’accorda, il me prodigua toutes sortes de faveurs, et me donna les plus salutaires conseils de résignation, de sage conduite et de courage dont les actes de sa vie et son maintien m’offraient un parfait modèle. Je le trouvai aussi grand et même beaucoup plus grand que lorsqu’il régnait à Rome. Au moment où il me chargea de saluer de sa part le duc Braschi, son neveu, qui habitait Venise et qu’il avait eu la douleur, peu auparavant, de voir arracher d’auprès de lui dans cette même Chartreuse, je jurai à ses pieds que je considérerais partout, en tout temps et dans n’importe quelle occasion, comme une dette la plus sacrée, d’être attaché à sa famille jusqu’au point de devenir pour elle un autre lui-même. C’est l’expression qui m’échappa alors dans mon enthousiasme. Je me flatte de n’avoir pas failli à ma parole dans les circonstances où j’ai pu le faire.

« Pie VI me remercia avec une bonté et une majesté que je ne crois pas que l’on puisse égaler. J’implorai sa bénédiction. Il me posa les mains sur la tête, et, comme le plus vénérable des patriarches anciens, il leva les yeux au ciel, il pria le Seigneur, et il me bénit dans une attitude si résignée, si auguste, si sainte et si tendre, que, jusqu’au dernier jour de ma vie, j’en garderai dans mon cœur le souvenir gravé en caractères ineffaçables.

« Je me retirai les larmes aux yeux. La douleur m’avait presque mis hors de moi ; néanmoins je me sentais ranimé et encouragé par le calme inexprimable de mon souverain et par la sérénité de son visage. C’était la grandeur de l’homme de bien aux prises avec l’infortune. De retour à Florence, j’en partis dans les vingt-quatre heures.

« J’étais à Venise à la fin de septembre 1798. Après y avoir passé quelques jours, je remplis un devoir en allant visiter mon oncle, le cardinal Carandini, qui habitait Vicence. Je restai avec lui presque tout le mois d’octobre, à l’exception de cinq ou six jours consacrés par moi à des amis que je possédais à Vérone. À la fin d’octobre, je retournai à Venise, où j’avais des connaissances qui offraient de subvenir à mon extrême détresse. Le gouvernement révolutionnaire avait confisqué mes propriétés, sous prétexte que j’étais émigré.

« Sur les représentations que mes mandataires firent pour démontrer la fausseté de cette allégation, les Consuls rendirent deux décrets.

« Par le premier, on me restituait mes biens comme n’ayant pas émigré ; par le second, ces mêmes biens étaient confisqués de nouveau comme appartenant à un ennemi de la République romaine.

« Quoique toujours dans les transes à cause du périlleux séjour à Rome de mon cher frère, à qui il n’était plus permis d’en sortir, je restai tranquillement à Venise, où l’on ne tarda pas à recevoir la nouvelle de la mort du Pape. Elle arriva le 29 août 1799 à Valence, en France, où le Directoire l’avait fait traîner sans avoir égard à sa décrépitude et à ses incommodités si graves. Pie VI avait perdu l’usage des jambes, et son corps n’était qu’une plaie.

« Il était bien naturel que la nouvelle de cette mort dirigeât toutes les pensées vers la célébration du Conclave pour l’élection de son successeur. Le cardinal doyen résidait à Venise avec plusieurs autres cardinaux ; ceux qui habitaient sur le territoire de la République y arrivèrent à l’instant, ainsi que ceux qui étaient dans les États les plus voisins. Quand ils furent en majorité, ils s’occupèrent tout d’abord de nommer le secrétaire du Conclave, parce que le prélat qui aurait dû remplir cette charge, en raison de son emploi de secrétaire du Consistoire, n’était pas à Venise, mais à Rome. Du reste, des considérations personnelles interdisaient aux cardinaux de le rappeler ; ces mêmes considérations l’empêchaient de s’offrir de lui-même. Tous les prélats les plus élevés en dignité, et alors à Venise, concoururent pour être nommés à ce poste envié. Il y en eut un qui, de préférence aux autres, fut protégé et porté à cet office avec le plus grand zèle par un cardinal fort puissant. Ce cardinal avait beaucoup de bontés pour moi ; il poussa l’amabilité jusqu’à me demander d’abord si j’avais l’intention de me mettre sur les rangs. Il déclarait que, dans ce cas, il renoncerait à son protégé. D’un côté, je professais une constante aversion pour tout emploi à responsabilité quelconque ; de l’autre, je n’avais pas d’ambition qui pût être flattée des droits ou des affections que l’on devait acquérir dans ce poste, soit auprès du nouveau Pape, soit auprès des cardinaux qui l’approcheraient de plus près. Je n’hésitai donc pas un seul instant sur la conduite que j’avais à tenir. J’affirmai que je ne concourrais en aucune manière pour obtenir cette place.

« Les Cardinaux se rassemblèrent en congrégation générale : ils étaient assistés en premier lieu par tous les concurrents, et d’une façon particulière par celui qui étayait sa candidature sur ses propres mérites et sur les bons offices du cardinal qui le favorisait tant. Le fait est qu’à la réserve de quatre ou cinq votes qui lui furent accordés, je me vis choisi à l’unanimité. »

IX

L’élection d’un Pape dans une circonstance si difficile, où sa souveraineté temporelle était envahie, où sa capitale était occupée, où son prédécesseur venait d’expirer captif de la France, et où les cardinaux cherchaient en vain à emprunter un territoire libre pour se réunir en conclave, était une œuvre aussi délicate que périlleuse. Elle dura près de quatre mois au milieu des intrigues diverses que l’état désespéré de l’Église ne suspendait pas, et qui finit néanmoins, grâce à l’intervention du cardinal Consalvi, par l’élection la plus inattendue et la plus pure qui pût édifier et sauver cette institution. Nous allons en reproduire, à cause de ce résultat, les principales péripéties. Jamais l’action providentielle ne se donna plus évidemment en spectacle au monde ; le conclave nomma celui qu’il ne cherchait pas, et le cardinal Consalvi lui-même fit nommer celui auquel il n’avait pas pensé : le hasard inspire la sagesse.

Voici l’abrégé du conclave.

X

Il se composait de trente-cinq cardinaux présents. Consalvi en fut nommé secrétaire. C’était le pouvoir exécutif provisoire de ce gouvernement. Le banquier romain Torlonia offrit au conclave de subvenir à ses besoins ; Consalvi remercia Torlonia au nom de tous ses collègues et n’accepta que la reconnaissance. Le cardinal Herzan représentait l’empereur d’Autriche, arrivé peu de jours après l’ouverture de l’assemblée.

Dix-huit suffrages étaient déjà assurés au cardinal Bellisomi ; Herzan sent le danger pour sa cour ; il obtient un délai nécessaire pour former la brigue du cardinal Mattei, plus agréable à l’empereur. Le conclave, par égard, suspend ses opérations ; elles recommencent, deux cardinaux, Zeladi et Gerdil, selon Consalvi, consentent, par une ambition légitime, à détacher des voix de Bellisomi et de Mattei pour eux-mêmes et à varier selon la convenance le nombre flottant de leurs adhérents. — Albani déclare à Herzan qu’on ne se réunira pas à Bellisomi, il l’interroge sur Gerdil, cardinal piémontais, pour connaître si l’empereur d’Autriche lui donnera au dernier moment l’exclusion. Herzan le laisse présumer sans l’affirmer ; on y renonce. Mattei et son parti, sans espoir pour eux-mêmes, ne songeaient désormais qu’à affaiblir Bellisomi.

Le conclave ainsi retardé paraît interminable ; on propose de présenter différents noms jusqu’ici sans espoir, ils sont repoussés. Herzan va s’entendre avec Calcaquin pour le sonder avant de lui porter les voix du parti autrichien ; il le trouve insuffisant, obstiné, quoique honnête. L’archevêque de Bologne s’offre au choix, il le mérite par ses vertus ; mais il a déserté le parti Mattei dans le commencement, ce parti ne le lui pardonne pas et lui refuse son concours par vengeance ; de longs jours s’écoulent, on désespère de s’entendre.

À la fin, et après trois mois d’inaction, le conclave sent qu’il perd l’Église. Consalvi se dévoue pour la sauver.

« Ce cardinal », dit-il en parlant d’un des membres du conclave, « se flattait ainsi de sauvegarder l’amour-propre de tous et de garantir l’affection du souverain à ceux à qui il devrait son exaltation. Après avoir organisé cet heureux plan, qui fut un pas décisif vers le terme de l’affaire, on lui fit remarquer qu’il était impossible de trouver le Pape dans le parti Mattei, soit parce que cette faction était trop peu nombreuse, soit parce que, après l’exclusion de Mattei lui-même et des quatre cardinaux déjà mis autrefois sur le tapis sans succès, ceux qui restaient avaient tous des exceptions personnelles auprès de la majorité des électeurs, sans en excepter quelques-uns de leur parti, à cause de leur âge ou pour d’autres circonstances qui rendaient chimérique l’espoir de réussir à leur sujet. Il comprit donc que le parti Mattei n’aurait qu’à choisir le nouveau Pape dans le sein du parti Bellisomi.

« Ce second pas fait, il examina quel serait le cardinal du parti Bellisomi qui, après l’exclusion de Bellisomi et des quatre autres cardinaux dont on avait essayé l’élection, offrait le moins de difficultés pour réunir les suffrages de tous.

« C’est alors qu’il apprécia que, de tous ceux qu’on comptait dans le parti Bellisomi, il s’en trouvait un qui, tout en présentant des obstacles extrinsèques à son élévation, n’avait néanmoins aucun empêchement personnel militant contre lui. Or chacun sait que ces derniers empêchements sont insurmontables, ce qui n’existe pas pour les autres ; et il n’était pas seul à porter un semblable jugement sur le cardinal en question. Tous partageaient cette opinion ; elle était donc générale. En effet, celui qui écrit ces pages peut affirmer qu’aux funérailles du Pape défunt, il entendit les spectateurs parler des cardinaux assis sur les bancs et dire ces mots : “Quel dommage que ce conclave soit celui qui va donner un successeur à Pie VI ! S’il y avait un Pape entre les deux, en trois jours on nommerait le nouveau, et ce serait celui-là.”

« En parlant de la sorte, ils désignaient le cardinal, but de leur conversation. Or c’était le cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola, qui réunissait très certainement tous les avantages intrinsèques pour succéder à Pie VI. Il était de Césène comme lui ; il était assez jeune pour être Pape, ayant cinquante-huit ans, comme le Pontife défunt, quand il fut élu. On doit bien croire qu’un règne qui avait duré près de vingt-cinq années détournait efficacement de l’idée de nommer un successeur qui pouvait vivre aussi longtemps. On était habitué à voir les princes occupant le siège de Pierre changer presque tous les sept ou huit ans, et les espérances de chacun empêchent d’ordinaire un choix qui, par sa durée, ne permet pas la réalisation de ces espérances. Bien plus, Chiaramonti était la créature la plus aimée de Pie VI, qui l’avait, quand il n’était que simple moine sans fonctions dans son ordre, créé évêque de Tivoli, puis cardinal, et enfin évêque d’Imola. Chiaramonti affectionnait très vivement la famille Braschi, dont on le croyait assez proche allié. Mais j’ai su de sa bouche même, après son élévation au pontificat, qu’il n’en était rien. Toutefois cette seule croyance suffisait pour faire craindre qu’en le nommant on ne vît continuer le règne des Braschi, dont chacun avait assez après vingt-quatre ou vingt-cinq années.

« Ces impossibilités extrinsèques étaient si nombreuses et d’un tel poids, qu’on peut avouer avec certitude qu’en toute autre circonstance, et spécialement si le conclave se fût tenu à Rome en temps ordinaire et calme, on aurait éloigné Chiaramonti du pontificat suprême ; tout au moins aurait-il été empêché de succéder immédiatement à Pie VI. C’est pourquoi le peuple disait en le voyant aux Novendiali, que c’était dommage qu’il n’y eût pas un Pape entre eux deux.

« La considération de ces obstacles si puissants avait éloigné de l’esprit des cardinaux du parti Bellisomi, dont Chiaramonti était membre, et plus encore de l’esprit du cardinal Braschi, qui en était le chef en sa qualité de neveu de leur créateur pour la plupart, l’idée et même le rêve de proposer Chiaramonti, quand il avait été question de désigner trois ou quatre des leurs. Tous étaient convaincus de l’absurdité de le mettre sur les rangs et de se flatter de le voir réussir. Or tous les obstacles dont je parle étant extrinsèques à la personne, la personne, si l’on retourne la médaille, comme dit le vulgaire, ne soulevait aucune répulsion intrinsèque.

« Une grande douceur de caractère, une très aimable gaieté dans le commerce habituel, une pureté de mœurs qui n’avait jamais été souillée en aucune manière, une sévérité de conduite sacerdotale jointe à une indulgence parfaite pour les autres, une sagesse constante dans le gouvernement des deux églises confiées à ses soins, une profondeur peu commune spécialement dans les études sacrées, aucune contrariété individuelle, aucune hauteur, jamais une querelle avec ses collègues, — il faut en excepter la seule qu’il soutint contre le Légat de sa province pour la défense des immunités de ses églises d’Imola, — enfin le renom d’excellent homme dont il jouissait partout, comptaient pour autant de titres et de qualités intrinsèques. Dans l’état actuel des choses, ces titres et ces qualités étaient assez forts pour vaincre les obstacles extrinsèques énumérés plus haut.

« Après avoir pesé toutes ces choses, le cardinal dont j’ai parlé tout à l’heure conclut que Chiaramonti était celui du parti Bellisomi qui serait choisi et proposé avec chance de succès par les cardinaux de la faction opposée. La réussite était certaine, en effet, auprès de ceux de son parti ; il semblait donc qu’elle ne devait pas l’être moins près de ceux du parti contraire. Ce parti aurait le mérite de l’avoir désigné, et ses membres n’avaient aucun grief à articuler contre lui, — si ce n’est tout au plus son âge peu avancé, qui pouvait porter obstacle aux espérances des personnages se flattant de monter sur le trône dans le futur conclave. »

Ce cardinal, inventeur d’une trame aussi bien ourdie, se promenant un jour dans les corridors du conclave avec Consalvi, dont depuis longtemps il était l’un des amis, vint à parler de la longueur du conclave et des embarras de la nouvelle élection, — car tel était le sujet des conversations journalières et communes à tous. — Il s’ouvrit dans cette occasion au secrétaire, et lui manifesta non-seulement en général le projet qu’il nourrissait de faire qu’une faction choisît le nouveau pape dans la faction contraire, afin qu’à l’heure de l’élection la part fût égale pour tous, mais encore il lui confia l’idée spéciale de briser le grand obstacle qui s’offrait aux cardinaux cherchant le pape dans le parti Mattei. Il ne s’agissait que de le prendre dans la faction de Bellisomi en la personne de Chiaramonti. Le secrétaire ne put qu’applaudir à cet heureux avis, et il encouragea beaucoup l’inventeur à le mettre à exécution. Dans cette conversation, tous les deux jugèrent que le plus difficile consistait à s’assurer du chef de la faction Mattei. Si celui-ci goûtait sa proposition, tous ou le plus grand nombre des électeurs de ce parti s’uniraient, par son intermédiaire, aux dix-huit cardinaux donnant leurs voix à Bellisomi.

Ce cardinal doutait cependant un peu que ces derniers votassent unanimement pour Chiaramonti, parce qu’il s’en rencontrait parmi eux d’aussi jeunes que lui. « Un certain amour-propre devait », disait-il, « les arrêter en pensant que, si l’on voulait faire un Pape jeune, leur position deviendrait humiliante, ce qui n’aurait pas lieu en choisissant le Pape parmi les plus âgés. » Le prélat lui répondit qu’il n’y avait dans le parti Bellisomi que trois cardinaux au plus qui pourraient peut-être bercer leur esprit de semblables idées, puisque les autres ou ne désiraient pas la papauté, ou appréciaient les difficultés qui les en éloignaient ; qu’au reste il fallait laisser au cardinal Braschi le soin de réunir sur Chiaramonti les votes du parti Bellisomi, et que si Son Éminence le permettait, il allait confier le projet à ce cardinal sous la plus grande réserve. Braschi pourrait ensuite agir près des siens quand on aurait été assuré de tous les votes des partisans de Mattei ; que cette affaire dépendait, en dernier ressort, de l’adhésion obtenue de leur chef, qui, s’il le voulait, saurait se rendre maître d’Herzan aussi bien que de n’importe quel autre, si l’on s’apercevait de certaines opiniâtretés. Il termina en disant que tous leurs soins et tous leurs efforts devaient tendre à découvrir un expédient pour réussir auprès de ce chef, afin de ne pas faire un faux pas dans une matière aussi délicate.

Le cardinal (Maury) ayant approfondi toutes ces observations, chercha de son côté comment on parviendrait à faire goûter au chef du parti Mattei et le plan qu’il venait d’imaginer et Chiaramonti, l’objet de ce plan.

On crut d’abord que le cardinal lui-même devait lui en parler. Sa personne ne pouvait être suspecte, puisqu’il appartenait à sa faction et qu’il jouissait de toute son estime. Cependant, quand on eut bien étudié le caractère de ce chef (Antonelli) qui s’aimait naturellement en lui et en ses œuvres, et qui n’applaudissait pas toujours à celles des autres, parce qu’elles blessaient son orgueil et qu’elles avaient à ses yeux le défaut de venir d’un autre et non de lui, on ne voulut pas exposer le succès de l’affaire qui aurait infailliblement avorté si le dessein ne lui eût pas été agréable.

« Je proposai », dit Consalvi, « une combinaison qui devait nous conduire au but avec certitude. Il se trouvait alors auprès du cardinal inventeur du projet, en qualité de familier et de conclaviste, un homme qui avait toujours possédé la faveur du chef du parti Mattei et qui jouissait de l’affection et de l’estime de tout ce parti. Cette circonstance nous fournit la plus opportune occasion de nous servir de lui pour faire naître dans l’esprit du cardinal chef de ce parti les idées que nous venons d’expliquer tout à l’heure. On pensa que cet homme, n’inspirant pas de jalousie et ne soulevant pas de défiances, ni par sa dignité, ni par aucune autre distinction, pourrait préparer les choses de façon que celui à qui il devait souffler la pensée semblât presque en être l’auteur. Nous voulions que ce dernier pût la présenter ensuite comme sienne, sans craindre de nous enlever le mérite de l’invention. Cet arrangement était très en rapport avec son caractère. La bonne volonté et l’attachement à son maître ne manquaient pas à ce familier (l’abbé Poloni) pour exécuter une telle entreprise de concert avec le cardinal dont il connaissait si bien à fond le caractère, qu’il savait toutes les manières de le prendre pour s’en servir utilement. »

Le plan ainsi arrêté sur ce point et dans cette entrevue fournie par le hasard, les deux interlocuteurs, chacun de son côté, s’occupèrent de le réaliser sans aucun retard.

Et pour parler d’abord de ce qui regarde le prélat secrétaire, il alla sans retard, comme on l’y avait autorisé, communiquer ses idées au cardinal Braschi.

On ne parviendra jamais à décrire la stupeur de Braschi quand il apprit que l’on pensait à Chiaramonti. Le plaisir infini qu’il en ressentit n’égala pas son étonnement et en même temps sa crainte très fondée que les choses n’arrivassent pas à bon terme, tant lui semblaient insurmontables les obstacles extrinsèques contre Chiaramonti. Consalvi crut nécessaire de lui suggérer que, pour ne pas les augmenter et même pour les diminuer autant que possible, non-seulement il était indispensable de conserver le secret le plus absolu jusqu’à ce que la chose fût ébruitée par les adversaires, mais encore qu’à l’instant où ils la soumettraient aux intéressés, lui, cardinal Braschi, pour témoigner une grande modération et une parfaite indifférence, devait répondre que, ses relations particulières avec le cardinal Chiaramonti pouvant faire arguer qu’en le patronnant auprès de ceux de son parti il cherchait plutôt à satisfaire son amitié et ses goûts qu’à procurer le bien de tous, il entendait renoncer en une certaine façon à l’honneur de chef de parti. Braschi ne veut, devait-il ajouter, participer à cette affaire que pour émettre son vote, laissant au cardinal doyen Albani, — lui aussi dans le même parti, — le soin d’agir auprès des autres cardinaux de la manière qu’il jugerait convenable.

« Cette conduite tenue plus tard par Braschi au moment favorable contribua beaucoup au succès du dessein formé. Quant au cardinal qui en était l’inventeur, s’il ne rencontra pas de difficultés pour faire accepter à son conclaviste le rôle qu’il devait jouer auprès du chef de la faction Mattei, afin de la disposer en faveur de Chiaramonti, ce conclaviste n’en éprouva pas davantage (grâce à Dieu qui nous aidait) pour faire adopter l’idée à ce chef dès qu’il lui en ouvrit la bouche. Ce chef (Antonelli) n’avait rien à objecter contre le cardinal Chiaramonti, et il l’estimait comme Chiaramonti méritait d’être estimé. Les obstacles extrinsèques eussent sans doute été très puissants sur son esprit, si la proposition de l’élection lui eût été faite dans un conclave moins avancé, par le parti adverse, ou tandis que l’espoir de nommer un des cardinaux de son parti subsistait encore. Mais, une fois convaincu de cette impossibilité et reconnaissant comme inévitable la nécessité de choisir le nouveau pape dans le parti contraire, il accueillit admirablement l’heureuse pensée que son parti eût l’honneur du choix, et plus encore que cet honneur lui fût attribué de préférence à tous les autres.

« Plus l’entreprise de couronner Chiaramonti semblait ardue à cause des obstacles extrinsèques, plus aussi cette difficulté flattait son amour-propre. Il entrait dans sa nature de chercher à montrer que rien ne lui était impossible, et qu’il réussissait là où le plus habile aurait inévitablement échoué. Il voyait encore, dans l’espoir qu’il avait de vaincre ces embarras, l’occasion de se faire un grand mérite auprès de l’élu à qui il aurait obtenu ce que Chiaramonti lui-même devait alors regarder comme chimérique.

« Il se chargea donc avec joie de la négociation, et, ne doutant pas de son omnipotence près des siens, il craignit plutôt que la jeunesse de Chiaramonti et ses autres obstacles extrinsèques lui fissent tort près de plusieurs cardinaux de son parti. Il jugea en conséquence qu’avant de se mettre à recueillir les votes du parti Mattei, il était nécessaire de faire certaines recherches afin de ne pas travailler en vain, et de vérifier si l’empêchement qu’il appréhendait dans l’autre parti était oui ou non insurmontable. Il se transporta donc chez le cardinal Braschi, et, dans un discours étudié, il lui rappela d’abord l’excessive longueur du conclave, aussi scandaleuse pour les fidèles que pénible à l’Église ; les inutiles épreuves tentées pour l’élection des cardinaux des deux partis ; l’urgence de terminer enfin et d’accorder à l’Église un chef alors si nécessaire. Il lui communiqua ensuite l’idée qu’il avait conçue d’agir auprès des deux premiers compétiteurs et des cardinaux de son parti pour l’exaltation du cardinal Chiaramonti, dès qu’il compterait avec certitude sur l’actif appui de ceux du parti Bellisomi. Il fit remarquer en même temps quel était son zèle pour le bien de l’Église, son estime et son intérêt à l’égard de Son Éminence, en choisissant comme Pape un membre du parti opposé au sien, lié par tant d’attaches au pape Pie VI dont il était la créature la plus aimée, et qui, entre parenthèses, était uni à Son Éminence et à la maison Braschi par la gratitude et par l’amour de la même patrie. Ces réflexions, dit-il, l’avaient déterminé à passer à pieds joints sur les difficultés extrinsèques compensées bien certainement par les mérites personnels du sujet. Il ajouta qu’il redoutait toutefois beaucoup ces obstacles, et en particulier la jeunesse de Chiaramonti, et que peut-être ils auraient trop de force auprès de beaucoup d’électeurs, surtout quand ces électeurs réfléchiraient que Chiaramonti devait succéder à un Pape qui avait si longtemps régné. Il conclut en demandant à Son Éminence si, sachant la manière de penser de ceux de son parti, elle croyait ces craintes tellement fondées qu’il ne fût pas possible de réussir. Si le succès était seulement douteux, il chercherait d’abord à assurer le concours des siens, et alors, conjointement avec Son Éminence, ils assureraient l’adhésion du parti opposé.

« Le cardinal Braschi répondit qu’il lui était impossible d’exprimer sa surprise et de comprendre comment Son Éminence (Antonelli) avait songé au cardinal Chiaramonti, à cause justement des difficultés extrinsèques qu’il avait indiquées sommairement ; que malgré leur nature, lui, Braschi, ne les croyait pas absolument invincibles près de ceux de son parti, tant à cause des mérites personnels du sujet qu’en vue des circonstances particulières dans lesquelles on se trouvait ; que la longueur excessive du conclave, l’inutilité des épreuves faites sur les candidats des deux partis que l’on ne pouvait parvenir à nommer, la lassitude des électeurs, aucune exception personnelle contre le sujet et une satisfaction naturelle de voir l’un d’entre eux succéder à saint Pierre, lèveraient beaucoup d’obstacles. Quant à lui, Son Éminence saurait bien comprendre par elle-même que personne ne devait être plus content de cette élection, mais que, par rapport aux relations existant entre lui et Chiaramonti, il croyait convenable à sa délicatesse de ne pas prendre la plus petite initiative dans sa promotion, même à l’égard de ceux du parti dont il était le chef. Qu’il pensait devoir seulement se borner à donner son vote quand les autres accorderaient les leurs à Chiaramonti ; que cependant il croyait devoir offrir un bon conseil à Son Éminence, en lui disant que, dans le cas où les tentatives pour Chiaramonti aboutiraient près de ceux de son parti, il voulût bien alors s’aboucher avec le doyen cardinal Albani, et faire ensemble les démarches nécessaires auprès des cardinaux du parti Bellisomi, déjà invités à se concerter avec lui.

« Le cardinal chef du parti Mattei fut on ne peut plus satisfait de cette réponse. Ayant recommandé le secret à Braschi jusqu’à nouvel ordre, il le quitta et alla se mettre à l’œuvre.

« La première personne à laquelle il jugea indispensable de s’adresser fut Herzan. Il voulait obtenir son assentiment et acquérir ainsi un appui auprès des autres cardinaux. Il lui exposa donc toute son idée, et lui fit considérer comment, dans l’impossibilité d’arriver à l’élection de Mattei ou de tout autre de sa faction, Chiaramonti était incontestablement le plus capable dans le parti opposé ; qu’il fallait en conséquence se tourner de son côté, afin de donner un chef à l’Église. Il n’oublia pas de lui faire remarquer que Chiaramonti, choisi et porté par eux au pontificat suprême, leur devrait son élévation encore bien plus qu’à ceux de la faction à laquelle il appartenait. Sans leur consentement, en effet, jamais il n’aurait été Pape. Ses adversaires naturels ne se bornaient donc pas à concourir pour lui, ils étaient encore les promoteurs de son exaltation. Ce cardinal (Antonelli) releva les mérites personnels de Chiaramonti, qui balançaient les exceptions produites par son attachement à la personne et à la famille du Pape défunt ; puis il finit en disant que, dans la situation actuelle, c’était la conclusion la plus honorable et la plus avantageuse que l’on pût souhaiter. Il termina par la déclaration qu’il ne doutait pas du plein consentement de Son Éminence.

« Herzan se montra convaincu de la vérité et de la justesse de ces réflexions, et tout disposé à concourir. Il dit seulement qu’il suspendait sa résolution pour quelques heures, parce qu’il n’avait pas une connaissance bien positive de Chiaramonti. Ce dernier, habitant toujours son diocèse, venait fort rarement à Rome, ce qui faisait que Herzan ne l’avait que très peu vu. Il voulut donc aller le visiter sous quelque prétexte, — comme il était allé chez Calcagnini, — afin de juger si ses manières lui plaisaient, et pour s’entretenir un peu avec lui. Le jour suivant, il se rendit dans sa cellule à cet effet, ainsi que c’est l’usage parmi les cardinaux dans les conclaves. Après s’être longuement entretenu avec lui, traitant divers sujets pendant la conversation, il le quitta si enchanté de sa douceur, de sa gaieté, de la sagesse de ses réflexions et de ses raisonnements, qu’il assura aussitôt de son adhésion complète le chef du parti Mattei, le priant de commencer les démarches parmi ceux de sa faction.

« Ces démarches provoquèrent cependant près de quelques-uns de ce parti certaines objections que leur chef n’avait pas prévues, et qui prirent leur origine dans la qualité même de ceux qui le composaient. Il s’en rencontrait parmi eux qui aspiraient à la tiare. N’étant pas très bien convaincus, — comme cela arrive ordinairement dans les choses qui nous sont personnelles, — de l’impossibilité de réussir, et honteux pour la plupart de céder la place à un candidat qu’ils se croyaient inférieur de beaucoup, à cause de son âge, des emplois qu’il avait remplis, de ses amitiés ou d’autres circonstances qui lui étaient propres, ils témoignèrent une assez vive répugnance à lui accorder leur voix. Peut-être n’auraient-ils pas montré de semblables répulsions, si le sujet choisi eût été de qualité proportionnée à la leur.

« Ces difficultés surgirent chez les plus âgés de ce parti. On rencontra aussi chez les plus jeunes les obstacles que l’on redoutait dans ceux du parti opposé : mais la prudence de leur chef, et l’autorité dont il jouissait auprès d’eux et dans tout le Sacré-Collège, la joie que Herzan affichait, et par conséquent l’espérance de voir se réaliser des avantages sur lesquels on comptait, aplanirent en deux jours et peu d’heures les embarras qui furent suscités dans ce parti.

« Tous consentirent d’autant plus volontiers qu’ils admettaient unanimement le mérite personnel de Chiaramonti, et qu’ils reconnaissaient que les difficultés soulevées contre lui étaient seulement extrinsèques. Les cardinaux comprenaient la nécessité d’en finir, et tous furent persuadés qu’ils ne pouvaient terminer autrement. Ils n’eurent donc pas besoin, pour admettre Chiaramonti, de l’argument dont leur chef se servit néanmoins, afin d’appuyer son discours auprès de chacun d’eux. Cet argument consistait à démontrer que le refus d’une petite minorité n’empêcherait pas l’élection projetée, puisque le nombre nécessaire de suffrages était acquis à Chiaramonti. Ce nombre, affirmait-il, était plus que suffisant, quand bien même tous n’auraient pas voulu adhérer, — ce qui toutefois arriva.

« Il n’y eut qu’un seul cardinal de ce parti qui, tout en rendant justice au mérite personnel de Chiaramonti, montra plus de résistance que tout autre à passer sur les obstacles extérieurs. Cette opposition venait, disons-le en taisant son nom, de ce qu’il ne pouvait se résoudre facilement à renoncer à l’espoir du pontificat. On doit ajouter aussi, pour être vrai, qu’après quelques hésitations mises en avant par lui plus que par tout autre, il accepta avec ses collègues la proposition qu’on lui fît en faveur de cette élection.

« Quand le chef du parti Mattei eut ainsi réuni sur Chiaramonti les votes de tous les siens, il crut avoir achevé son œuvre, et il ne se trompa pas dans cette croyance. Le cardinal Braschi, informé d’un tel succès, en fit part aussitôt, comme c’était convenu, au doyen cardinal Albani, afin de procurer, de concert avec lui, l’unanimité des votes du parti Bellisomi. Quant au cardinal Braschi, il s’abstint de toute démarche pour les motifs expliqués plus haut. Il est impossible d’exprimer avec quelle joie Albani apprit cette nouvelle, lui qui avait une particulière estime pour Chiaramonti, et avec quel bonheur il se joignit à son collègue, dans le but de recueillir les votes des cardinaux de son parti. On peut avancer très sincèrement que tout cela fut l’ouvrage de peu d’instants. On commença le matin même la recherche des voix ; en un moment cette tâche fut accomplie.

« À l’annonce du choix qui avait été fait de Chiaramonti pour Pape, on ne rencontra même point parmi les dix-huit les difficultés et les hésitations que l’on redoutait de la part de ceux qui avaient son âge. Si, dans un récit tout historique, des rapprochements étaient permis, on dirait ici avec raison que cette élection fut semblable à un feu d’artifice dont les étincelles passent d’une fusée à l’autre avec la rapidité de l’éclair. Tous répétaient sans se cacher et sans mystère : “Le Pape est fait ! Chiaramonti est Pape ! ” et le conclave retentit de cette nouvelle.

« Chiaramonti cependant était allé, selon son habitude, se promener dans le jardin, après le scrutin de la matinée, dans lequel Bellisomi et Mattei avaient obtenu, comme toujours, le même nombre de voix. L’un des conclavistes courut à sa rencontre et l’informa de ce qui se disait dans le conclave sur son élection. Chiaramonti en fut ému et troublé souverainement, d’autant plus qu’il s’y attendait moins et qu’il n’aurait jamais pu le croire. Celui qui lui avait annoncé cette nouvelle fut témoin de l’agitation qu’il ne put cacher dans ce premier moment. Mais Chiaramonti se rendit bientôt maître de lui-même, puis il courut à sa chambre, et, se tenant à l’écart, il laissa les événements marcher selon les vœux de la Providence. Le chef du parti Mattei, Herzan et tous les autres ne tardèrent pas à aller le trouver. Cette nouvelle prit à peine consistance que l’on parla de faire le soir même la cérémonie du baisement des mains. Tous les cardinaux prennent part à cette fonction la veille de l’élection, d’où il résulte que le pape est élu avec l’assentiment prémédité de tous, et non par hasard ou par surprise. On fixa l’heure de la cérémonie, et, à dater de ce moment, la prochaine exaltation de Chiaramonti ne fut plus un secret pour le conclave. On en répandit ensuite la nouvelle au dehors, par le moyen du tour. Bientôt Venise entière l’apprit.

« Dans cette après-dînée le scrutin ordinaire eut lieu, comme c’est l’usage, et, chose admirable, qui dut exposer les deux sujets à une cruelle épreuve, Bellisomi et Mattei eurent encore le même nombre de voix. Tous aperçurent, ou du moins crurent apercevoir, sans se tromper, une sérénité et une indifférence héroïques sur le visage du premier, un grand trouble sur celui du second. Ce dernier aura pu exercer les vertus et l’esprit religieux dont il était si bien doué, pour dominer son émotion et ne pas en être ébranlé.

« Après le scrutin, Chiaramonti pensa qu’il convenait de donner une marque de respect et d’estime au cardinal doyen et à Herzan. Il alla les visiter l’un et l’autre quelques instants dans leurs chambres. Le soir venu, le doyen et les cardinaux, réunis autour de lui, vinrent en corps baiser la main de Chiaramonti. Son humilité et son naturel affable refusaient de consentir à cette cérémonie ; l’usage enfin prévalut.

« Après le départ des cardinaux, il songea, pendant les premières heures de la nuit, à préparer les choses indispensables pour la fonction du jour suivant, et spécialement les vêtements pontificaux, que l’on a l’habitude de tenir prêts, et qui allaient mal à sa stature plutôt petite que grande.

« Il écrivit aussi les lettres de communication aux souverains, et s’occupa de l’expédition des courriers qui, dès qu’il aurait été élu, devaient se rendre auprès des nonces et à Rome.

« Durant cette nuit, on tenta, dit-on, de faire avorter l’élection si solennellement assurée par le baisement des mains. On raconte que deux cardinaux du parti de Bellisomi, et deux autres de la faction Mattei, tous de l’âge du nouvel élu, et qui pour la plupart aspiraient à la papauté, se liguèrent et s’efforcèrent de gagner leurs collègues, afin de former un nombre de suffrages contraires à Chiaramonti dans le scrutin du jour suivant. Mais leurs efforts furent vains : ils abandonnèrent leur projet ; puis, comme les autres, ils se montrèrent favorables à l’élection.

« J’ai cru ne pas devoir cacher ce fait, parce qu’il en fut généralement question dans la suite ; mais je n’ai pas par-devers moi de preuves qui le confirment. Peut-être même ne fut-ce qu’un faux bruit qui augmenta en passant de bouche en bouche, ainsi que cela se pratique ordinairement. On prit pour une tentative ce qui ne fut autre chose qu’un discours au sujet des difficultés s’opposant au pape désigné, et l’on fit ressortir ces difficultés avec une certaine énergie.

« Le 14 mars parut enfin. C’était le jour destiné par la Providence pour faire cesser le veuvage de l’Église romaine, et pour donner un suprême pasteur aux fidèles, après une vacance du Saint-Siège de six mois et seize jours, et après trois mois et quatorze jours de conclave.

« On se rendit au scrutin à l’heure accoutumée ; Chiaramonti fut élu unanimement et proclamé souverain pontife. Afin d’honorer le cardinal doyen, celui-ci lui donna sa voix. L’élection faite, tous les cardinaux assis dans les stalles situées du côté où se tenait Chiaramonti se retirèrent du côté opposé, le laissant seul, selon l’usage, en signe de respect. Le secrétaire du conclave, le sacriste et le maître des cérémonies entrèrent alors pour réclamer l’acte d’élection et d’acceptation, comme cela se pratique toujours. Quand ils furent introduits dans la chapelle, qui se referma sur eux, le cardinal doyen sortit de sa stalle, et, suivi des cardinaux, il se dirigea vers celle où était assis Chiaramonti, pour savoir s’il acceptait la tiare. Chiaramonti demanda un moment pour prier. Après son oraison, il répondit brièvement qu’il se reconnaissait indigne d’une charge si sublime à laquelle auraient dû être élevés de si nombreux et de si méritants sujets qui étaient dans le Sacré-Collège. Il ajouta qu’il adorait les jugements de Dieu ; qu’il était confondu et tremblant à l’aspect d’un si lourd fardeau et à la vue de son insuffisance ; qu’il comptait sur l’aide et sur le concours du Sacré-Collège dans l’exercice du pontificat, auquel il ne croyait pas devoir renoncer dans les circonstances actuelles de l’Église, et dans la nécessité de ne plus prolonger son veuvage. Il déclara qu’il acceptait donc, et qu’il remerciait en même temps les cardinaux de l’opinion qu’ils avaient eue de lui, sans aucun mérite de sa part.

« On lui demanda quel nom il désirait choisir. Il répondit qu’en souvenir de gratitude pour son prédécesseur, il prenait celui de Pie VII.

« Après son élection et son acceptation, le nouveau pape fut conduit à l’autel pour revêtir les ornements pontificaux. Pendant qu’il s’habillait, un des cardinaux qui, d’après la voix publique, avait tenté, dans la nuit précédente, d’entraver cette élection, fit un jeu de mots, avec la plus grande gaieté, au secrétaire du conclave, près duquel il s’était placé. Je ne veux pas l’oublier au milieu de ce récit. Il lui dit donc que, dans cette matinée, les cardinaux avaient prouvé que leur puissance était plus grande que celle du pape. Le secrétaire ne comprenant pas ce que signifiaient ces paroles, le cardinal continua : “Vous ne savez donc pas, Monseigneur, que les avocats romains, pour démontrer l’immense pouvoir du pape, disent qu’il peut faire ex albo nigrum . Ce matin, nous avons fait ex nigro album , ce qui est bien plus difficile, car pour que le blanc devienne noir, il faut très peu.” Ce cardinal faisait allusion au changement de costume de Chiaramonti, qui, tout en étant cardinal, s’habillait de noir en sa qualité de bénédictin, et qui alors se revêtait de blanc comme pape.

« Après qu’on l’eut couvert des vêtements pontificaux, les cardinaux firent au nouveau pape l’adoration accoutumée, puis la chapelle fut ouverte et on admit les conclavistes à l’adoration, tandis que, de la loge, le plus ancien des cardinaux-diacres annonçait au peuple, aggloméré sur la petite place de l’île, l’exaltation du cardinal Chiaramonti au souverain pontificat, sous le nom de Pie VII.

« Cette nouvelle fut accueillie avec des transports d’allégresse. On ouvrit alors le conclave, et le peuple se vit admis au baisement des pieds. La foule était prodigieuse, et la joie causée par cette élection était vraiment universelle. Le pape sortit après dîner, et il alla processionnellement, avec le Sacré-Collège, à l’église, au milieu des plus vifs et des plus continuels applaudissements. Il fut placé sur l’autel, selon la coutume, et il reçut l’adoration publique des cardinaux et du peuple innombrable qui était accouru. Il retourna ensuite au couvent, où le conclave s’était assemblé.

« Je pourrais ici terminer ce récit, qui a pour objet l’histoire du conclave, car il finit avec l’élection du pape. Mais je ne crois pas devoir me dispenser de rapporter quelques-uns des faits relatifs au pape élu. Quoique postérieurs à l’élection, ils ont cependant corrélation avec elle en tant qu’ils servent de preuve à ce que j’ai avancé par rapport aux vues de la cour de Vienne sur le choix du nouveau pontife. Je n’ai pas, ainsi que je l’ai déclaré tout d’abord, de documents pour appuyer mes assertions. »

XI

Pie VII fut très embarrassé entre l’Église temporelle qu’il ne voulait pas trahir, et l’empereur d’Autriche qu’il ne pouvait pas mécontenter. L’empereur voulait profiter de l’élection pour lui arracher les Légations, le pape ne pouvait y consentir ; il choisit Consalvi, l’auteur inconnu de son exaltation, et le nomma son pro-secrétaire d’État. Il partit par mer pour Rome, une frégate vénitienne le porta à Ancône ; il y arriva le même soir que la nouvelle de la bataille de Marengo qui humiliait l’Autriche, et qui lui donnait l’espoir de résister plus efficacement à la demande des trois légations. On ne peut douter que cet événement ne lui causât une satisfaction secrète. En effet, l’empereur s’abstint de toute initiative dans son gouvernement, et ne garda aucune action que comme police militaire. Rome l’accueillit en pape et en souverain.

 

Lamartine.