Chapitre III.
Théorie de la fable poétique
A quoi suis-je arrivé par cette longue analyse ? A dire que la poésie est l’art de transformer les idées générales en petits faits sensibles, et de rassembler les petits faits sensibles sous des idées générales ; de telle sorte que l’esprit puisse sentir ses pensées et penser ses sensations. Retournons la méthode, partons de cette vérité acquise et cherchons sur ce principe ce que doit être la poésie. Construisons la fable poétique. Opposons-la à une fable philosophique, qui ne sait qu’aligner des idées générales, et à la fable primitive qui ne sait qu’entasser de petits faits sensibles ; et voyons si la seconde recherche ne confirme pas la première, en conduisant par une autre voie au même but.
I, opposition de la fable philosophique à la fable poétique.
I. Le regard du philosophe n’est pas celui que nous jetons d’abord sur les choses. Il démêle la nature de l’objet à travers la nuée des circonstances qui l’obscurcissent et la multitude des détails qui l’enveloppent. Le botaniste nous laisse considérer dans une plante les feuilles et les fleurs tout ensemble, les sinuosités de sa forme, les nuances de ses couleurs, la diversité des herbes qui l’environnent, la figure du sol où elle croît. Parmi les accidents qui la distinguent de son espèce, il dégage la forme commune qui la range dans son espèce, et ne considère en elle qu’une qualité et qu’un nom. Même choix s’il s’agit d’une action. Le moraliste ne regarde pas si elle est utile ou nuisible, bien ou mal conduite, liée à cet événement ou à cet autre, produite en ce lieu, à ce moment, à cette occasion, par cette personne, mais si elle est juste ou injuste ; il écarte ce cortège obscur de caractères accessoires et découvre dans la foule le droit, qui s’y cachait confondu. Savoir est donc considérer à part certains points d’un objet en négligeant le reste. La connaissance primitive devient▶ science quand la vue d’abord complète ◀devient▶ partielle. La philosophie omet les détails de l’objet complexe, et ainsi le change en chose abstraite ; elle ne prend dans l’objet particulier que ce qu’il a de commun avec les autres, et ainsi le change en un être général ; elle ne l’observe complexe et particulier que pour l’apercevoir général et abstrait ; elle n’agit que pour altérer, dénaturer, transformer ; elle est un raisonnement continu, où les faits ne comptent que parce qu’ils prouvent des lois, où les êtres n’entrent que pour se résoudre en qualités, où les événements ne sont reçus que pour se fondre en formules ; elle ne part de la connaissance primitive que pour s’en écarter.
Composons une fable d’après cette méthode ; nous voulons démontrer une maxime de morale, et rien de plus. Nous rejetons donc tout ce qui ne concourt pas à la preuve ; si nous ajoutons un syllogisme à la morale, nous nous trouverons assez éloquents. Notre récit fait les prémisses, le précepte est la conclusion, et le conte tout entier n’est qu’un sermon. Mais que faire pour que l’aventure ne soit qu’une preuve ? Comment la disposer pour que la maxime en sorte d’elle-même ? Que doit-elle être pour se transformer dès l’abord en loi générale et en règle abstraite ? Aussi abstraite et aussi générale que possible. Elle cessera aisément d’être particulière et complexe si elle l’est à peine ; on en tirera tout de suite la maxime si elle n’est que la maxime elle-même mal déguisée. Notre narration ne sera donc que la répétition de notre morale ; nous dirons deux fois la même chose, d’abord sous forme de récit, ensuite sous forme de sentence ; nous aurons l’air d’être historiens, et nous ne serons que pédagogues. Nous mettrons d’abord le précepte à part : dans tout bon raisonnement, on distingue expressément la conclusion des preuves. Nous indiquerons en outre qu’il est la conclusion, afin qu’après l’avoir discerné on le reconnaisse. En géométrie, on met au bout du théorème : « C’est là ce qu’il fallait démontrer » ; dans nos apologues, nous mettrons en tête du précepte : « Voilà ce que la fable devait prouver. » Notre oeuvre prendra ainsi une forme mathématique, et montrera, jusque dans ses dehors, l’austérité solennelle de notre dessein. Nous pourrons alors entrer dans le récit, en tailler toutes les parties, émonder le luxe littéraire. Nos personnages ne seront que des vices, des vertus, des qualités pures, sous des noms de plantes et d’animaux. Décolorés et sans substance, ils laisseront briller à travers eux l’idée générale qu’ils renferment ; plus ils seront vides, plus ils seront transparents. Pour qu’ils se changent en arguments, il faut qu’ils ne soient plus des êtres : un portrait vivant pourrait attirer l’attention, et le spectateur oublierait l’instruction pour le plaisir ; une peinture détaillée pourrait égarer l’interprétation, et le spectateur laisserait la bonne conclusion pour la mauvaise ; si le Renard a trop d’esprit, on ne songera qu’à lui, ou qui pis est, il sera le héros. Nous ne laisserons donc ni source d’intérêt ni occasion d’erreurs, et nos personnages ne pourront ni amuser ni tromper. — Cette suppression des caractères supprimera l’action, car l’action est le mouvement et la vie, et nos acteurs sont immobiles et morts. Puisque le Renard n’est que la ruse en général, nous ne lui prêterons ni réflexions railleuses, ni discours persuasifs, ni démarche cauteleuse, ni contenance hypocrite, ni physionomie sournoise : nous le nommerons sans le décrire ; nous rapporterons ses paroles sans le faire parler lui-même. Descriptions, récits, dialogues, nous abrégerons tout, pour courir plus vite à la morale. Les plus courtes preuves sont les meilleures, et on se hâte quand on n’a souci que d’arriver. — Mais l’amour de la preuve, qui vient de retrancher les personnages et l’action, éteint aussi l’expression. Plus de ces mots hardis, saisissants, passionnés ; plus de ces métaphores vives et originales ; plus de ces phrases imitatives, de ces sons choisis, qui transforment les sentiments en sensations et pénètrent notre corps des émotions de notre âme. La science ne s’adresse qu’à l’esprit pur, elle n’emploie que des expressions ternes ; elle fuit les métaphores, toujours inexactes ; elle enchaîne les phrases monotones avec une régularité grammaticale, et ne consent jamais à amuser l’oreille par la musique des vers. Où trouver maintenant dans le style le portrait du poëte ? Un géomètre n’a point de style. Quand on ne cherche que le vrai, on ne mêle pas son émotion à ses arguments ; on respecte trop la vérité universelle pour y empreindre ses sentiments personnels ; c’est une lumière pure, dont on s’écarte pour ne pas l’offusquer. On ne trouvera donc dans notre fable ni comique, ni éloquence, ni tendresse ; point de ces accents qui révèlent un élan de l’âme, ni de ces saillies qui laissent deviner un sourire, ni de ces tons variés qui expriment les mouvements sinueux d’une imagination légère. Tout sera régulier, uniforme, sentencieux, sévère ; et notre recueil de préceptes, démontré par un recueil d’exemples, laissera le lecteur sans émotion, mais convaincu.
« Le Renard et la Panthère se disputaient le prix de la beauté ; la Panthère vantait surtout la beauté de son corps ; le Renard lui dit : « Combien suis-je plus beau, moi qui ai cette bigarrure, non sur le corps, mais dans l’esprit ! » Cette fable montre que la perfection de l’âme est préférable à la beauté du corps. »206
Voilà le modèle de la fable philosophique.
II. La fable poétique lui est opposée. Si le poëte reçoit du philosophe des idées générales et abstraites, c’est pour les transformer en êtres complexes et particuliers ; s’il conçoit la force qui produit une plante, c’est pour dresser dans l’air sa tige frêle et souple, étendre à l’entour des feuilles vertes et brillantes, épanouir au sommet la fleur parfumée, et répandre en son oeuvre le calme et l’harmonie qui ressemblent au bonheur. N’est-ce pas là le sentiment que respirent ces vers d’Homère ? Et Homère n’est-il pas l’âme poétique de la Grèce sous le nom d’un homme ?
« Tel est le fertile rejeton d’un olivier, qu’un homme nourrit dans un champ solitaire, où jaillit une eau abondante, beau, verdoyant, que balancent les souffles de tous les vents, et qui se couvre de fleurs blanches. »207
Ainsi, le poëte n’observe la cause primitive que, dans ses effets dérivés, la loi unique que dans son action multiple, la force intime que dans sa vie extérieure. Il la voit donc enrichie de ses détails et environnée de ses circonstances ; l’idée simple, tombant sur son esprit comme sur un prisme, se déploie en mille couleurs. Achille n’est pas seulement la force héroïque : c’est le jeune fils d’une déesse, le plus beau des Grecs, qui, outragé, pleure comme un enfant dans le sein de sa mère ; qui sur la grève solitaire chante avec la lyre en contemplant la mer immense ; qui console son ami affligé avec un accent aussi tendre et aussi ému que celui d’une jeune mère :
« Pourquoi pleures-tu, Patrocle, comme une enfant qui ne sait pas encore parler, qui court après sa mère afin qu’on la prenne, la tire par sa robe, et l’arrête, et la regarde en pleurant pour être portée dans ses bras ? »208 C’est le même homme dont « la voix d’airain, semblable au cri d’une trompette », renverse dans la plaine les Troyens et leurs chars, et qui, le pied sur la poitrine d’Hector suppliant, l’insulte et le menace : « Chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents. Plaise aux dieux que ma colère et mon coeur me poussent à déchirer et à manger ta chair crue, tant tu m’as fait de mal. »209
C’est l’âme la plus violente et la plus douce, la plus généreuse et la plus sauvage, mobile et tempétueuse, mais vivante parce qu’elle est complexe et multiple, et poétique, parce qu’elle vit. La poésie défait donc l’oeuvre de la science ; elle reconstruit ce que l’autre avait décomposé ; elle rend à l’objet abstrait ses détails, et, ainsi, le change en chose complexe ; elle rend à l’être général ce qui lui appartient en propre, et ainsi le change en être particulier. Elle ne l’observe général et abstrait que pour le rendre particulier et complexe ; elle n’agit que pour réparer, reformer et créer. C’est une source fécondante où les lois n’entrent que pour se transformer en événements, où les idées ne sont admises que pour se condenser en objets, où les forces ne sont reçues que pour être déployées en actions. Elle ne s’éloigne du point d’arrivée que pour revenir au point de départ.
De là naît une nouvelle fable ; nous prétendons animer une maxime morale, et nous ne voulons rien de plus ; peu importe que nos preuves soient rigoureuses. Que le lecteur tire du récit ce précepte ou cet autre, s’il est intéressé ou ému, nous sommes contents ; notre démonstration est assez solide, si est belle, et la fable est utile dès qu’elle a plu. Mais comment donner la vie à un précepte ? Comment faire rentrer la sève dans cette plante desséchée qui gît au coin d’un herbier ? Puisqu’il y a dans l’apologue la maxime qui conclut, et le récit qui prouve, il faudra changer à la fois le récit et la maxime. Nous la retirerons de cette place invariable où elle semblait confinée par un syllogisme, nous la porterons tantôt au milieu, tantôt au commencement, et nous la ferons voyager par toute la fable. Nous l’effacerons souvent, car nous sommes poëtes, et non pédagogues. Que les auditeurs, après notre petit drame, se fassent, s’ils le veulent, la leçon à eux-mêmes ; notre seul devoir est de leur en fournir l’occasion. Si elle est exprimée, ce sera par accident, dans le discours d’un personnage. Ainsi placée, elle ne sera plus un précepte, mais un fait ; elle recevra la vie du récit dont elle est un membre, et sera active parce qu’elle concourt à une action. Si enfin l’usage impérieux nous contraint de la mettre à part, nous en ferons une exclamation, un regret, un souhait de poëte ; elle prendra un tour éloquent, comique ou touchant ; elle perdra son apparence didactique, en devenant un mouvement de l’âme ; on entendra, en l’écoutant, la voix passionnée d’un homme ; elle sera couverte sous un sentiment, et la poésie la revendiquera en jetant sur elle une poignée de ses fleurs. — Il sera facile alors d’animer le récit qui la confirme. Il est déjà tout préparé, puisqu’il contient les personnages, et nous n’avons qu’à leur rendre ce qui leur appartient. On ajoutera aux vices et aux vertus générales les traits particuliers qui leur sont propres : la violence du Loup, qui n’est qu’un brigand, ne sera pas la même que celle du Lion qui est un roi. On reconnaîtra dans chaque personnage son rang, son âge, son éducation, sa physionomie. On fera comme la nature, qui jette à profusion les qualités sur chaque objet, et ne souffre pas deux choses semblables dans l’univers. On remarquera que les êtres varient selon les temps et les lieux, et que, pour être vrai, il faut, avec les caractères, représenter les moeurs. On peindra donc ses contemporains et ses compatriotes ; on marquera les détails les plus délicats et les plus fugitifs du ton, du langage, des manières, et le poëte, sans y songer, ◀deviendra▶ historien. — Cette recomposition des personnages recomposera l’action. Ils sont si vivants et si présents dans l’imagination qu’on suit involontairement les changements de leur visage et les mouvements de leur âme. Plus de discours rapportés. Ils parlent eux-mêmes, avec esprit, véhémence ou tendresse ; ils discutent, et les réponses jaillissent sans qu’on les cherche ; ils délibèrent, et les raisonnements pressés s’ordonnent sans qu’on les range : le poëte écoute et ressent leurs émotions ; il raconte les détails, car les détails apparaissent d’eux-mêmes quand l’image de l’objet est vive et expresse. Ainsi, descriptions, récits, discours, tout s’est reformé, tout s’est ranimé de soi-même ; une fois rentrée au coeur, la vie a couru dans tous les membres. — Elle a pénétré d’abord dans les expressions. Les mots les plus familiers et les plus originaux sont accourus sur les lèvres, parce que seuls ils peignent tout l’objet d’un seul coup. Les constructions variées ont imité la variété de la pensée ; quand elle s’est rompue, la phrase s’est rompue avec elle, et le chant des mots sonores a noté par ses inflexions visibles les ondulations invisibles du sentiment. — Ainsi répandu dans l’oeuvre entière, le mouvement se communique au poëte. Il ne peut voir des êtres souffrants, heureux, passionnés, sans ressentir leur souffrance, leur bonheur, leur passion. Il mêle ses sentiments à son récit ; il juge ses personnages, il a oublié qu’ils sont des fictions ; il les raille ou en prend pitié, les gourmande ou les admire ; il monte avec eux sur le théâtre, et ◀devient▶ lui-même le principal spectacle ; nous connaissons dorénavant ses goûts, ses habitudes, son histoire même ; nous suivons à chaque ligne les mouvements de son imagination ou de son âme. Il ne reste plus rien maintenant des idées générales et abstraites ; les voilà dénaturées deux fois. Elles sont ◀devenues▶ des êtres particuliers et complexes, et se sont mêlées à des sentiments complexes et particuliers. La violence n’est plus une qualité pure ; elle est ◀devenue▶ un lion, et le lion de La Fontaine. Tout, dès lors, est varié, mobile, intéressant, animé ; chacun des mots qu’on touche en parcourant la fable soulève une foule de pensées incertaines et fugitives, comme chaque pierre qu’on déplace en suivant un chemin découvre une multitude d’êtres, de figures et de couleurs. La poésie alors est l’image de la nature.
II, opposition de la fable primitive à la fable poétique.
N’est-elle que l’image de la nature ? ne fait-elle que renouveler cette première vue confuse d’où est sortie la science ? Non ; elle la répète en la transformant ; elle copie la nature, mais en la perfectionnant, et, comme une glace pure, en même temps qu’elle réfléchit les choses, elle leur prête sa lumière et sa beauté. Nous ne savons donc pas pleinement encore ce qu’est la fable poétique. Après l’avoir opposée à la science, qui forme la fable didactique, il faut l’opposer à la nature que copie la fable primitive. On a vu qu’elle est vivante, comme la nature ; on verra qu’elle est systématique, comme la science. Située entre les deux, elle en a les mérites sans les défauts.
I. La nature manifeste l’idée immortelle qui l’anime, mais par des oeuvres incomplètes et dispersées. Nul caractère ne s’y montre en même temps tout entier : le temps en éparpille les parties, et ne dévoile jamais à la fois qu’un seul coin du tableau ; aujourd’hui un sentiment, demain, un autre. Nous ne vivons que par parcelles, et la moitié de nous-mêmes est toujours écoulée, tandis que l’autre est à venir. Encore cet être successif est-il la plupart du temps languissant et inachevé. Entre ses apparitions éparses, que d’obscurité et de vide ! Combien d’actions indifférentes ! Que ce visage est terne, et qu’il est rare de le voir illuminé par un sentiment ! Le plus grand homme du monde s’occupe à manger, à dormir, à causer, à s’ennuyer, à effacer la grandeur et l’originalité de son caractère dans les petits détails communs d’une foule de petites actions communes, et le héros n’est héros que par exception. L’est-il au moins quand il essaye de l’être ? Non, les conditions lui manquent, les circonstances l’arrêtent ; il est impuissant à se dégager, et sa force mutilée ne le soulève qu’à demi. Qui de nous a jamais été jusqu’aux dernières bornes de la douleur, de la joie, de la haine ou de la tendresse ? Nous nous arrêtons à mi-chemin et l’imagination seule pousse jusqu’au bout de la carrière. Le vol de notre esprit est toujours plus puissant que celui de la nature, et nous concevons plus qu’elle ne peut fournir. Quand nous voyons un noble chêne, dont les racines s’enfoncent dans le sol comme des pieds d’athlète, étendre ses branches noires chargées de feuilles sonores, et dresser son tronc serré par l’écorce comme par des muscles tendus, nous l’imaginons plus grand et plus fort encore ; nous élargissons sa voûte, nous tordons son écorce, nous raidissons ses bras, nous couvrons sa masse sombre d’une plus riche lumière, et il nous semble alors que la nature n’a pu accomplir son dessein, que ses lois ont entravé son action, que son oeuvre n’est pas égale à son génie. Inachevé et brisé, tel est le spectacle primitif ; disséminée et incomplète, telle est la vue originelle ; et la connaissance, qui, à son début, reproduit servilement la nature, en reproduit la dispersion et l’imperfection.
Faisons une fable de cette vue primitive et que notre oeuvre soit une simple copie du réel. Nous aurons des caractères, une action, des dialogues, car tout cela est dans la nature et s’offre aux premiers regards. — Mais quels seront les caractères ? Trouvera-t-on dans chacun d’eux une empreinte profonde et originale ? Non, car la vue primitive ne découvre pas cette expression complexe et personnelle qui distingue un caractère de tous les autres. Je ne puis reconnaître du premier coup d’oeil quel est le naturel tout entier du Loup, quel mélange d’inquiétude, de violence, de sottise et de poltronnerie, compose sa physionomie. Je ne puis rassembler ses traits qu’à la longue, parce qu’ils sont dispersés dans ses différentes actions. Ajoutez que, si je suis un copiste exact, je ne pourrai mettre en relief cette expression principale : car les traits dominants et l’allure accoutumée sont en lui, comme en toute chose, cachés par les traits accessoires et les mouvements accidentels. Le caractère ne sera donc ni assez dégagé, ni assez complet. J’aurai trop de détails indifférents et trop peu de traits nécessaires. Il sera à la fois indistinct et inachevé ; il ne touchera que confusément et faiblement : dans la galerie des portraits, tous seront semblables, et aucun saisissant. — Même défaut dans l’action, puisqu’elle dépend des caractères. Notre acteur parlera, car le personnage réel parle, mais longuement et languissamment. En effet, quand deux personnes conversent, vont-elles droit au but ? Le discours ne se traîne-t-il pas en détours interminables ? Si la passion y jaillit, n’est-ce pas une saillie, et si l’éloquence y éclate, un hasard ? A peine trois ou quatre points brillants sur un fond uniforme et terne ; le reste n’est que monotonie et confusion. Nous répéterons donc la même pensée sous toutes sortes de formes ; nous la reprendrons après l’avoir quittée ; nous la reproduirons encore une fois hors de sa place naturelle ; nous la répandrons partout, faute de savoir la concentrer. Ainsi dissoute, elle languira ; en perdant sa brièveté, elle perdra son énergie ; en se multipliant, elle s’évanouira. — Que ◀deviendra▶ le style dans cet affaiblissement de l’action et des caractères ? Il gardera encore l’harmonie des vers, car l’esprit didactique n’est pas là pour porter la fable dans le pays de la pensée pure, et couper toutes les racines par qui elle tient au domaine des sens. Mais il se déroulera uniforme, décoloré, avec un abandon enfantin, comme une longue complainte ; ce sera le bruit régulier, sourd, incessant et doux d’une eau molle et terne où nulle image ne se reflète, où toute lumière s’éteint, où tout mouvement s’alanguit, qui s’attarde en longs détours, et à qui l’on s’abandonne immobile et presque endormi. — L’auteur s’effacera comme les personnages. Aucun sentiment ne pourra naître en lui à l’aspect de ces figures indistinctes et de ces actions si peu parlantes. Pour soulever une émotion violente, il faut un amas de traits pathétiques. Pour exciter un intérêt soutenu, il faut une suite de physionomies expressives. On ne le verra donc ni s’intéresser ni s’émouvoir. A peine de temps en temps distinguera-t-on en lui un nuage de tristesse, un sourire d’ironie, un effort incertain d’éloquence, et on le quittera sans l’avoir connu.
Telles sont les fables du moyen âge. On va voir ce qu’est ◀devenue▶ celle d’Esope en entrant dans ce monde nouveau.
L’ourse, pour sa peau déguisée,En voulait être mieux prisée,Autres dient que c’est une bêteQui de la pel et de la têteRessemble à la belle panthère,A qui autre ne s’accompère,Tant par y a couleur diverse.L’on dit qu’elle repaire (se trouve) en Perse.Et si dit, par l’âme son pèreQue bêtes à lui ne se père (compare)De noblesse ni de beauté :Car au monde n’a pas auté (pareil).Et pour ce le grève et dédaigneQu’autre bête à lui s’accompaigneD’ours, de cheval ni de lion.Ne doit-on faire mention.Envers lui, celui est avis,Tous lui semblent sales et vis (vilains).Le renard, qui tant sait de guille (ruses)Vit que cil déprise et avilleLes autres, et se prise et se loue ;Si lui dit en faisant la moue :« Ainsi cuides-tu que mieux vaille,Pour ta peau où tant a de mailles,Dont les deux, non mie les trois,Ne valent pas un petit pouois (poids)Tu te fais de ta peau moult cointesPour les mailles qui y sont pointes (peintes)Mais je ne pris rien tel peintureNi ne me fi, ni n’asségure.Pour ce les autres ne déprise,Si Dieu a en toi beauté mise.Car un laid sage est plus priséQue n’est un beau fol déguisé.Beauté ne vaut rien sans savoir :L’un et l’autre fait bon avoir.Telle est la très-vraie noblesseQui nobles moeurs en coeur adresseLe noble coeur trétout surmonte.Le noble coeur les membres dompte », etc.210
II. La poésie va transformer cette fable enfantine comme elle a transformé la fable philosophique. Voyons avec quels moyens et par quelle vertu.
Les oeuvres poétiques surpassent en les imitant les oeuvres naturelles. L’artiste achève ce que la nature ébauche, et résume ce qu’elle disperse. Il crée comme elle, et d’après elle, mais sans défaillance ni interruption ; il fait autrement parce qu’il fait mieux, et ses copies sont toujours des inventions. Pourquoi un portrait est-il une oeuvre d’art ? C’est que le peintre n’a pas seulement reproduit les couleurs et les traits de son modèle. A travers tant d’expressions changeantes, il a saisi l’expression dominante, il a rassemblé les pensées diverses, pour en conclure la pensée unique, et il a deviné l’âme à travers le corps. Aussitôt sa main s’est trouvée guidée. Parmi les lignes, les teintes et les attitudes, il n’a plus vu que celles qui exprimaient ce caractère deviné. Elles sont venues d’elles-mêmes se placer sur sa toile, et le reste, qui méritait de périr, a péri ; le personnage est ici tout entier, et non plus épars entre hier, aujourd’hui et demain ; ses traits, qui, désunis, languissaient, une fois réunis, saisissent. Sa sottise ou sa grandeur, accumulée sur un seul point, se centuple ; la figure la plus vulgaire ◀devient expressive, et intéresse, parce que l’esprit y aperçoit toute une vie en raccourci. Créer n’est donc que choisir, parce que choisir, c’est rassembler et agrandir. L’ambition est dans chaque homme comme dans Macbeth, et le poëte a pu l’observer dans toutes les âmes ; mais elle y a été mutilée ou étouffée par les circonstances, par l’éducation, par la froideur du tempérament, par la mobilité du caractère. Plantons ce germe dans un sol convenable ; choisissons une âme faible de volonté, facile aux séductions, accoutumée à l’action, à qui les idées s’attachent d’une prise subite, et que ses desseins obsèdent comme des fantômes. Au premier espoir du trône :
« Ma pensée, où le meurtre n’est encore qu’imaginaire, ébranle tellement mon pauvre être d’homme, que l’action y est étouffée dans l’attente, et que rien n’est que ce qui n’est pas ! »211
Vienne l’occasion, et l’ambition, nourrie par toute la véhémence et toute la ténacité de cette imagination exaltée, se tournera en démence, et l’homme, poussé de crime en crime par un destin intérieur, hors de soi, les yeux fixés vers ses visions funèbres, marchera, à travers les meurtres, vers sa ruine inévitable. Pour susciter cette passion immense, il a suffi d’assembler quelques conditions qui étaient dans la nature, et que la nature n’avait pas assemblées.
Ainsi, quand le fabuliste voudra composer des caractères, il ne prendra, au milieu des traits naturels, que les traits expressifs. Il ne verra dans le lion que l’animal royal, et la noble bête sera toujours majestueuse comme Louis XIV, « qui en jouant au billard conservait l’air du souverain du monde. » Il ne peindra les qualités diverses que pour les rapporter à la qualité principale qui engendre toutes les autres. Il voudra toujours, sous les apparences variées, démêler l’être unique, et ne donnera les détails dérivés que pour faire comprendre la cause primitive. S’il prête un discours à un personnage, il en fera un tout indissoluble, où chaque phrase prouvera la conclusion, où le syllogisme intraitable se cachera sous les dehors de la passion, où le but, comme un moteur souverain, produira, disposera, conduira toute la machine et tous les mouvements. S’il décrit un paysage, les détails seront choisis pour faire tous la même impression ; ils seront ordonnés pour faire tour à tour une impression plus grande ; ils seront ordonnés et choisis pour laisser dans l’âme un même sentiment sans cesse accru. Alors naîtra le vrai style poétique : la liberté des tournures, la variété des mètres, l’irrégularité des rimes et l’allure onduleuse de la phrase, ne détruiront pas l’unité de la période et la mélodie réglée des vers ; la diversité et l’aisance de la prose s’allieront à l’enchaînement et à la symétrie de la poésie ; et la fable sera en même temps une conversation et un chant. Mais les sentiments ainsi imprimés dans les spectateurs s’imprimeront dans le premier spectateur de l’oeuvre, qui est le poëte. Il sera lui-même ému ou amusé par son récit, et sa parole reprendra un accent. A chaque instant, il jugera l’action ou le personnage, et ce jugement sera un résumé ; une louange, un reproche, un mot de compassion, un sourire moqueur, sont des conclusions sous lesquelles se groupent toutes les parties d’une aventure. Ainsi réunis par un nouveau lien, les objets et les événements prennent un nouveau relief. Le fabuliste poëte est donc involontairement un systématique. Son oeuvre a la vie des objets réels, puisqu’elle est, comme eux, complexe et particulière ; mais elle n’a pas leurs défaillances et leur désordre, puisque l’idée intérieure qui l’a construite lui communique sa plénitude et son unité. Elle a la grandeur et l’harmonie des idées pures, puisqu’elle a pour âme une idée pure ; mais elle n’en a pas l’immobilité et le vide, puisqu’elle est remplie de détails et d’action. Cette fable qui répète la nature et que gouverne la logique, où l’unité de la cause ordonne la variété des effets, où la variété des effets anime l’unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.
Le singe avec le léopardGagnaient de l’argent à la foire ;Ils affichaient chacun à part.L’un deux disait : « Messieurs, mon mérite et ma gloireSont connus en bon lieu ; le roi m’a voulu voir,Et si je meurs, il veut avoirUn manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,Pleine de taches, marquetée,Et vergetée, et mouchetée. »La bigarrure plaît : partant, chacun le vit.Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.Le singe de sa part disait : « Venez, de grâce,Venez, messieurs, je fais cent tours de passe.Cette diversité dont on vous parle tant,Mon voisin Léopard l’a sur moi seulement ;Moi, je l’ai dans l’esprit. Votre serviteur Gille,Cousin et gendre de Bertrand,Singe du pape en son vivant,Tout fraîchement en cette villeArrive en trois bateaux exprès pour vous parler :Car il parle, on l’entend ; il sait danser, baller,Faire des tours de toute sorte,Passer en des cerceaux, et le tout, pour six blancs.Non, messieurs, pour un sou. Si vous n’êtes contentsNous rendrons à chacun son argent à la porte. »
Le singe avait raison : ce n’est pas dans l’habitQue la diversité me plaît, c’est dans l’esprit.L’une fournit toujours des choses agréables,L’autre en moins d’un moment lasse les regardants.Combien de grands seigneurs, au léopard semblables.N’ont que l’habit pour tous talents !212
Ce même sujet trois fois raconté distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d’un pas régulier se ranger au bout de la morale d’Aristote, pour y reposer sous la garde d’Esope. — Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d’un ton monotone dans les conteurs inconnus du moyen âge. — Les autres, enfin, légères, ailées, poétiques, s’envolent, comme cet essaim d’abeilles qui s’arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu’un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.