1. DESCARTES, [René] né à la Haye, petite ville de Touraine, en 1596, mort à Stockholm en 1650, le pere de la Philosophie en Europe, & fait pour l’être dans tous les pays où l’on voudra bien raisonner.
Ses Ouvrages forment une époque dans le développement des connoissances de l’esprit humain. Avant lui, la raison gémissoit depuis plusieurs siecles parmi les entraves de la Philosophie péripapéticienne qui triomphoit dans toutes les Ecoles. Il lui fallut donc autant de courage que de génie pour détruire les préjugés que l’ignorance idolâtroit, & que l’autorité des Loix rendoit plus invincibles. Armé du flambeau de l’évidence, rien ne fut capable de l’arrêter. Il enseigna aux hommes des routes nouvelles & sûres pour parvenir à la découverte de la vérité. Il leur apprit à douter, c’est-à-dire, à se détacher des sens, à se défier de leurs idées, à suspendre leur jugement, à n’admettre, en un mot, dans la Philosophie, que ce qui porte avec soi le caractere de l’évidence. Ces principes établis, le Philosophe ne marcha plus au hasard & selon le gré d’une imagination vagabonde : il suivit des guides sûrs & infaillibles, qui, lui découvrant la vérité, lui apprirent, par une chaîne non interrompue de conséquences, à agrandir le cercle de nos idées.
Descartes possédoit, dans un degré supérieur, l’art du raisonnement & celui d’en trouver les principes, le talent d’analyser les idées, d’en créer de nouvelles & de les multiplier par une méditation profonde ; talent unique & sublime qu’on ne peut devoir qu’à la Nature, que le travail & l’étude peuvent aider quelquefois, mais qu’ils ne sauroient donner ni suppléer.
De tous les traits de génie qui sont partis de ce Grand Homme, celui que les vrais connoisseurs jugent le plus digne de l’immortaliser, est l’application qu’il a su faire de l’Algebre à la Géométrie. Par-là, il a montré le secours mutuel que les Sciences peuvent se donner les unes aux autres.
Il est donc indifférent pour sa gloire qu’il ait créé des systêmes qu’on ne peut regarder que comme de beaux Romans ; qu’il se soit trompé dans son Hypothèse des Tourbillons & dans ce qu’il a écrit sur l’ame des bêtes. Si son génie inventeur ne le mit point à l’abri des méprises, il sut du moins, comme Icare, se sauver du labyrinthe avec les ailes qu’il se fabriqua, & ses erreurs mêmes sont devenues▶ des signaux propres à diriger ses successeurs. Ce ne fut qu’à l’aide de ses principes, que Newton se rendit capable de le redresser, à peu près comme un Athlete ◀devenu vainqueur de son maître, après avoir reçu ses leçons.
Descartes, malgré ses illusions, fut grand par lui-même ; le Philosophe Anglois ne le fut qu’avec le secours des lumieres de son prédécesseur. Newton d’ailleurs ne commenta-t-il pas l’Apocalypse ? & qui ne préférera les erreurs du systême des Tourbillons, aux rêveries de ce Commentaire ? Mais un genre de triomphe que le Philosophe Anglois ne partage point avec le nôtre, c’est la Métaphysique. Personne ne sauroit contester à Descartes d’avoir le plus profondément connu & le plus clairement dévoilé ce qu’on peut appeler la physique de l’ame. Les passions & leur premiere origine, ce qui peut les faire naître & les modifier, ce qui les allume & les réprime, rien ne résiste à la sagacité de cet Investigateur habile. Le comble de l’excellence de sa Philosophie morale, est de ne jamais franchir les bornes. Le flambeau de sa raison ne heurte jamais celui de la foi. En étendant les connoissances humaines, aucun Philosophe ne prouva mieux les vérités divines. L’existence de Dieu & l’immortalité de l’ame sont la base invariable de ses assertions métaphysiques ; & il ne dévoile tous les mysteres de l’homme, que pour remonter avec plus de certitude à celui qui l’a créé.
Avec des qualités aussi propres à attirer le respect des hommes, Descartes eut des foiblesses ; mais la
Philosophie chez lui n’employa pas ses ressources à les déguiser ou à
les justifier ; au contraire, elle servit à l’en guérir, & à
élever son ame au dessus de ce cercle de miseres,
autour duquel on voit ramper tant de ses prétendus
imitateurs.
Quand on me fait une offense
, disoit-il,
je tâche d’élever mon ame si haut, que l’offense ne
parvienne pas jusqu’à elle
. Il pensoit avec Séneque, qu’il est malheureux de mourir trop
connu des autres, sans s’être connu soi-même
*.
Est-ce sur de pareils sentimens qu’ont pris soin de se former ceux qui, avec des lumieres bien plus foibles, prétendent courir, peut-être avec plus de succès, la même carriere ? Est-ce l’élévation de l’ame qui rend nos Philosophes si sensibles aux plus petites offenses, & si actifs pour les venger ? Est-ce enfin la connoissance d’eux-mêmes, qui leur inspire tant d’orgueil & de présomption ?