(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres inédites de l’abbé de Chaulieu, précédées d’une notice par M. le marquis de Bérenger. (1850.) » pp. 453-472
/ 3414
(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres inédites de l’abbé de Chaulieu, précédées d’une notice par M. le marquis de Bérenger. (1850.) » pp. 453-472

Lettres inédites de l’abbé de Chaulieu, précédées d’une notice par M. le marquis de Bérenger.
(1850.)

Voici quelques lettres nouvelles du poète Chaulieu qu’on vient de publier : elles n’ajouteront pas beaucoup à sa réputation et ne répondent pas tout à fait à l’idée que son renom d’amabilité réveille. Ce n’est pas que je me repente de les avoir lues ; les gens du métier trouvent encore à profiter et à glaner là même où le public plus pressé a moins de quoi se satisfaire. Je remercie donc pour mon compte l’éditeur de ces lettres du cadeau qu’il nous a fait, tout en me permettant de regretter qu’il n’ait pas entouré cette publication de quelques légers soins de détail qui auraient pu la rendre et plus exacte et plus complète. Après tout, nous remettre en présence de l’abbé de Chaulieu, c’est par cela seul nous procurer une heureuse et agréable rencontre.

Nous sommes déjà si loin de ces temps, que, pour bien juger d’un homme, d’un auteur qui y a vécu, il ne suffit pas toujours de lire ses productions, il faut encore les revoir en place, recomposer l’ensemble de l’époque et l’existence entière du personnage ; en un mot, il faut déjà faire un peu de cette étude et de cet effort qu’on fait pour les anciens. Je l’essaierai ici un moment pour l’abbé de Chaulieu. Il était né à Fontenay-en-Vexin, en 1639, et il ajouté un nom de plus à la liste déjà si brillante des poètes normands. Saint-Simon, qui conteste la noblesse de tout le monde, a contesté celle de Chaulieu : il l’a qualifié « homme de fort peu, mais de beaucoup d’esprit, de quelques lettres, et de force audace ». Dès 1745, l’abbé d’Estrées avait prouvé, sur cette question de généalogie, que la famille des Anfrie, seigneurs de Chaulieu, était d’épée avant d’être de robe (circonstance réputée honorable), et qu’elle servait sur un bon pied du temps de Charles VII. Il paraît qu’elle était originaire d’Angleterre. Quoi qu’il en soit, Guillaume de Chaulieu, le futur abbé, était fils d’un maître des comptes de Rouen. Il vint étudier à Paris, au collège de Navarre, et s’y lia avec les fils du duc de La Rochefoucauld (l’auteur des Maximes), gens d’esprit eux-mêmes. On sait d’ailleurs très peu de chose sur les premières années de Chaulieu. S’il eût été homme appliqué et d’étude, il était d’âge à percer en plein règne de Louis XIV ; mais, son génie étant tout de hasard et de rencontre, il attendit les dernières années du règne et le commencement du xviiie  siècle pour s’épanouir, pour se montrer tout entier lui-même ; on ne se le figure guère se couronnant de fleurs qu’en cheveux blancs, et à l’âge de près de quatre-vingts ans.

Cependant cette longue vie avait dû se passer à bien des choses. Les plaisirs, la société, les tentatives d’ambition et de fortune y furent pour beaucoup. Les lettres publiées par M. de Bérenger nous montrent Chaulieu à l’âge de trente-six ans (1675), très lancé dans le meilleur monde, l’intime et le familier des Bouillon, des Vendôme, des Marcillac, et, dans sa première pointe d’ambition, accompagnant M. de Béthune ; alors envoyé extraordinaire en Pologne. L’illustre Sobieski venait d’être élu roi de Pologne ; il avait pour femme une d’Arquien. Le marquis de Béthune, qui avait épousé une sœur de la nouvelle reine, fut envoyé pour complimenter le roi son beau-frère. Cette idée d’une reine française, simple fille de qualité, cette brusque fortune avait mis les imaginations en éveil. Chaulieu crut y voir jour à une carrière, moyennant l’amitié que lui portait le marquis de Béthune. Durant ce voyage, il écrit à sa belle-sœur Mme de Chaulieu, et lui rend compte des réceptions, des régals, rasades et bombances sans nombre. Il parle des Polonais comme on en parlait alors, c’est-à-dire comme d’une espèce de peuple barbare, à demi asiatique, et chez qui les moindres singularités de mœurs et de costumes intéressent :

Vous ne sauriez vous faire une idée de la majesté et de la fierté des Polonais, dont ils sont redevables moitié à leur barbe, moitié à leurs grandes robes et à leurs sabres. Je n’ai jamais rien vu qui imprime tant de terreur. Auprès du plus petit, le grand Girard serait un nain. Je vous assure que c’est un agréable spectacle que d’en voir cent avec des vestes de toutes sortes de couleurs, des écharpes de soie tressée où pend un sabre auprès duquel le mien, que l’abbé de Marcillac a tant vanté, serait un canivet (petit couteau). C’est la mode, en ce pays ici, d’avoir des gentilshommes polonais. J’en prends quatre en arrivant à Varsovie. On ne leur donne que quarante sols par semaine pour nourriture, entretien, gages et tout le reste. Je vois bien que ce seyait folie de faire venir ici mes gens… Cependant je suis ruiné ici. On ne trouve rien du tout en Pologne.

À peine arrivé, il accompagne Sobieski dans une expédition en Ukraine :

Enfin nous partons dans trois jours pour l’armée. C’est dommage que ce ne soit un de nos petits Messieurs (sans doute les jeunes princes de Vendôme) qui fût en état de faire son apprentissage sous le grand Sobieski et cette campagne à ma place. Ils ne sauraient guère avoir de meilleur maître… Il donna audience à l’envoyé des Tartares lundi ; il (l’envoyé) vint l’assurer de l’amitié du khan son maître, et de l’envie qu’il a de ménager une bonne paix entre le Turc et lui. Je vous garde une copie de la lettre qu’il a apportée, pour vous régaler quelque jour d’une pièce d’éloquence à la tartare.

Ils reviennent bientôt de cette expédition d’Ukraine, l’ambassadeur et lui, couverts de gloire et de lauriers, ou plutôt de boue et de lauriers :

Nous avons trouvé ici la reine fort bien revenue de ses dernières maladies, et d’une magnificence d’habits que rien ne peut égaler. Il n’y a rien de plus opposé à l’état où nous sommes revenus d’Ukraine, depuis M. de Béthune jusques au dernier de nous. Nos habits ne vont pas à couvrir la nudité humaine. Il a fallu rester huit jours avec toutes les dames de la Cour en ce déplorable état, parce que nos hardes sont dans le garde-meuble de la reine, à Léopold. Elle y a envoyé aujourd’hui un huissier de sa chambre pour nous tirer de nos guenillons, et parce que M. de Béthune scandalisait souvent, par l’usure de ses habits, toutes les filles d’honneur.

Ce mélange de luxe et d’indigence perce en plus d’un endroit. À travers la discrétion que s’impose Chaulieu dans sa correspondance, on entrevoit très distinctement son but et ses mécomptes. Il avait espéré être nommé résident ou chargé d’affaires de Pologne à Paris ; M. de Béthune l’appuyait auprès du roi et de la reine ; mais celle-ci protégeait un M. Letrens qui faisait les affaires de Pologne à Paris sans le titre et sans les qualités requises. La reine s’y opiniâtrait, et, de peur de la choquer, M. de Béthune n’insistait pas. Chaulieu put s’apercevoir, dès lors, de ce que valent, au fond, les protections et les promesses de cour :

Tout le monde, écrit-il à sa belle-sœur, va à son intérêt, sans songer à ceux des autres ; et les services et les bienfaits ne sont, ma belle dame, que de fort méchants titres pour obliger les gens à faire quelque chose qui choque, de fort loin seulement, le moindre de leurs desseins. Je voudrais bien avoir trois ans de moins et avoir été aussi instruit que je le suis présentement des choses du monde. Je vois bien que je n’avais vécu jusque-là que dans l’état d’innocence, et j’avais cru à tout le monde le cœur fait comme moi ; je me suis bien trompé, mais je ne saurais me repentir de l’avoir été pour n’avoir jugé de l’âme des hommes que par ce que je sentais. Voilà une affaire manquée ; c’est la troisième depuis six mois. Il n’importe ! la fortune et mes amis feront mieux quand il leur plaira. Je deviens de jour en jour philosophe, et, pourvu que j’aie le plaisir de vous retrouver et de vous décharger mon cœur, je ne compte pour rien tout le reste. Je ne saurais pas vous dissimuler qu’il est gros de beaucoup de choses qu’il ne servirait rien d’écrire, et que je ne veux pas confier à du papier.

On ne saurait donc s’étonner si ces lettres écrites de Pologne ne renferment rien de beaucoup plus intéressant : il se peut que d’autres où il en disait plus aient été écrites en chiffre, et nous n’avons peut-être ici que les moins particulières. Elles nous suffisent pour découvrir déjà en Chaulieu un sentiment de fierté qu’il eut toujours depuis, ce que Saint-Simon appelait de l’audace, mais qui méritait un meilleur nom, et qui partait de ce sentiment réfléchi par lequel un esprit indépendant se juge soi-même et les autres. Chaulieu dit quelque part qu’il eut toute sa vie la manie de ne respecter que le mérite personnel ; c’était une manie, en effet, dans le monde et le siècle où il vivait. Cette école qu’il fit en Pologne l’y aida beaucoup et acheva sa maturité : « Au moins, si je n’ai rien profité à mon voyage, écrivait-il, me trouverez-vous revenu avec une bonne opinion de moi, et une fierté qui vous paraîtra extraordinaire pour un homme dont les affaires ne sont pas en meilleur état que les miennes. » Cette fierté est décidément un des traits du caractère de Chaulieu ; lui-même il est convenu de l’avoir poussée un peu loin :

Avec quelques vertus, j’eus maint et maint défaut :
Glorieux, inquiet, impatient, colère,
Entreprenant, hardi, très souvent téméraire,
Libre dans mes discours, peut-être un peu trop haut.

Quoiqu’il eût manqué son but positif, Chaulieu revint de Pologne comblé d’honnêtetés, de distinctions, avec une bague au doigt que le roi avait détachée du sien, au moment du départ, pour la lui donner. Les régalades continuent sur toute la route au retour : l’ambassadeur et l’abbé ne se lassent pas de tenir tête aux grands seigneurs du pays et de s’enivrer à la polonaise, pour soutenir l’honneur du roi leur maître. Mais Chaulieu, qui n’avait guère besoin de cet apprentissage de franc buveur, revient surtout de là avec l’expérience consommée que la vie de société ne suffit pas à donner, et qu’on ne puise que dans le maniement d’une première affaire, même lorsqu’on n’y a pas réussi.

Être épicurien, quand on l’est avec art, n’empêche pas d’être habile, et Chaulieu, à partir de ce jour, le prouva. Pour réparer son échec de Pologne, il prend le parti de s’attacher entièrement aux jeunes princes de Vendôme, et s’insinue si bien par son esprit, qu’il devient le maître absolu de leurs affaires, l’intendant et l’arbitre de leurs plaisirs. Ces jeunes princes, qui avaient en eux le sang de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, en combinaient les qualités et les vices au plus haut degré. Ils avaient commencé, enfants, par être des héros à la guerre, et ils furent de tout temps des débauchés plus que voluptueux. On sent, à plus d’un passage, que Chaulieu (leur aîné de quinze ans) les juge ; mais il est juge à la fois et complice, et, tout en essayant de les diriger sans doute sur quelques points, il se laisse aller sur le reste avec eux. Il accompagne le duc de Vendôme dans son gouvernement de Provence ; il assiste à toutes les fêtes et aux galas monstrueux que la province se fait honneur d’offrir au prince. Il entre, sur ce chapitre des repas et victuailles, dans des détails dignes de Gargantua, et qui nous paraîtraient aujourd’hui de mauvais goût, mais qui n’étaient que dans le goût du temps. On mangeait plus alors qu’aujourd’hui, surtout on en parlait davantage et sans honte. Une veine de Rabelais circulait encore, et elle coulait tout entière dans Chaulieu. L’ivresse pourtant ne lui montait pas trop au cerveau. Faisant allusion aux parades solennelles qui se jouent en ces jours de cérémonie et à toutes ces plates représentations de la comédie humaine, il écrivait à sa belle-sœur :

Si Don Quichotte est à Rouen, Trivelin prince est ici ; ce sont là des farces que les gens de bon sens doivent bien mépriser ; mais il faut se laisser emporter au torrent, et, puisque le monde n’est que comédie, il faut prendre la queue de lapin et l’épée de bois comme les autres.

Cette même lettre écrite d’Aix-en-Provence, et avec une franche crudité gauloise, renferme quelques propos de galanterie plus que hasardés. Chaulieu indique à sa belle-sœur qu’il serait en passe, s’il demeurait tant soit peu, d’avoir toutes sortes de succès. Mme de Grignan, la lieutenante générale, réunit chez elle les dames de la province, et il semble croire, en homme un peu glorieux, qu’il n’aurait, dans cette assemblée, qu’à jeter la pomme : « Le favori du gouverneur, dit-il, en réputation d’un bel esprit et d’homme de cour, serait bientôt ici un dangereux rival. » Il nous donne un échantillon des plaisanteries à la provençale qu’il adresse à l’une de ces dames ; la plaisanterie nous semble, avouons-le, de toute énormité, et on y revient à deux fois avant d’oser comprendre. Mais que voulez-vous ? ce n’est point pour le public que Chaulieu dans l’intimité écrivait ses lettres, et on n’a qu’à ouvrir les correspondances du temps et les recueils manuscrits des chansons historiques, c’était là le ton habituel des gens de la meilleure société dans le Grand Siècle.

Ne nous faisons aucune illusion à cet égard ; il y a deux siècles de Louis XIV : l’un noble, majestueux, magnifique, sage et réglé jusqu’à la rigueur, décent jusqu’à la solennité, représenté par le roi en personne, par ses orateurs et ses poètes en titre, par Bossuet, Racine, Despréaux ; il y a un autre siècle qui coule dessous, pour ainsi dire, comme un fleuve coulerait sous un large pont, et qui va de l’une à l’autre régence, de celle de la reine mère à celle de Philippe d’Orléans. Les belles et spirituelles nièces de Mazarin furent pour beaucoup dans cette transmission d’esprit d’une régence à l’autre, les duchesses de Mazarin, de Bouillon et tout leur monde ; Saint-Évremond et les voluptueux de son école ; Ninon et ceux qu’elle formait autour d’elle, les mécontents, les moqueurs de tout bord. À mesure que s’avançait le règne, et que le monarque redoublait de rigorisme, cette veine refoulée ne fit que rentrer et se répandre en dedans. Les ambitions trompées, ou celles qui attendaient, se dédommagèrent dans la liberté d’esprit et dans les plaisirs ; et ces plaisirs étaient ce qu’ils sont bien vite toujours, ce qu’ils devaient être surtout à une époque d’immense inégalité, et où le contrôle de la publicité était nul : c’étaient de véritables bacchanales. On peut dire, par exemple, de ces orgies d’Anet ou du Temple chez les Vendôme, et de l’esprit qui s’y dépensait, ce que La Bruyère a dit de Rabelais :

C’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption : ou il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.

C’est la définition qui reste la plus vraie des mœurs comme de l’esprit des Chaulieu et des La Fare. Chaulieu vivra moins comme poète que parce qu’il est une des figures les plus caractérisées en qui se rejoignent deux époques ; il marque la liaison d’une régence à l’autre ; il avait reçu le souffle de la première, l’esprit libre et hardi des épicuriens d’avant Louis XIV, et il vécut assez pour donner l’accolade à Voltaire.

J’ai dit qu’il y a deux aspects du siècle ou règne de Louis XIV, l’aspect apparent, imposant et noble, et le revers, le fond, plus naturel, trop naturel, et où il ne faut pas trop regarder ; ajoutons seulement qu’à une certaine heure, et au plus beau moment du règne, deux hommes montrèrent, en plus d’une œuvre, ce que pouvait le génie en unissant les deux tons, en rompant en visière au solennel, et en faisant parler hautement et dignement la nature : ces deux hommes sont Molière et La Fontaine.

Chaulieu tenait du dernier, il tenait surtout de Chapelle ; mais s’il renchérissait sur l’un et sur l’autre pour ses négligences comme rimeur, il se gouvernait mieux qu’aucun d’eux dans la vie, et, sous ses airs d’Anacréon, il savait toujours où il en était. Il me représente bien le moine chéri de Rabelais, le vrai prieur de l’abbaye de Thélème. Dans une des lettres nouvelles, on le voit, après un voyage en Nivernais, qui a été des plus fatigants, arriver à une terre appelée les Bordes ; il faut entendre comme il en décrit les délices : « On y mange quatre fois par jour ; on y dort vingt heures, et il n’y a pas de lit que le Sommeil n’ait fait de ses propres mains. » Et il entre alors dans tous les détails sur les avantages du lieu, et sur certains agréments de garde-robe qu’il décrit au long à sa belle-sœur avec un enthousiasme, avec une sorte de verve lyrique que je me garderai de citer ; nous sommes devenus trop petite bouche pour cela. Ceux qui, à en juger par une lecture légère, croiraient Chaulieu un petit poète abbé, musqué et mythologique, se tromperaient fort : c’était une nature brillante et riche, un génie aisé et négligé, tel que Voltaire nous l’a si bien montré dans Le Temple du goût. Le même Voltaire nous le montre, en un autre endroit, un peu glorieux de nature :

Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu’a notre ami Chaulieu de parler de lui-même.

Il avait le cœur haut, comme le lui disait La Fare, et, dans le talent,

Le don d’imaginer avec facilité.

C’était là son trait distinctif comme poète de société et successeur de Voiture. Ce pétillement d’imagination qui le prenait au milieu des compagnies et des festins, l’abandonnait quelquefois, et il avait ses hauts et ses bas comme tous les génies. Il avait assez souvent de l’humeur, assure-t-on, et se montrait inégalement aimable ; mais quand il l’était, c’était de plein jet et avec largeur. Avec cela, il se gouvernait, ai-je dit, et c’est par là qu’il était un maître et un arbitre écouté dans son monde. Il pensait comme Hamilton24 que, « pourvu que la raison conserve son empire, tout est permis ; que c’est la manière d’user des plaisirs qui fait la volupté ou la débauche ; que la volupté est l’art d’user des plaisirs avec délicatesse et de les goûter avec sentiment ». — « Je suis fait de sentiments et de volupté », disait-il, — De telles maximes supposent bien de l’oisiveté, du raffinement, et tout un art que nos âges de lutte et de labeur ont peine à comprendre. Dans une épître à son ami La Fare, où il se peint au naturel avec ses qualités et ses défauts, Chaulieu se montre positif pourtant par un coin essentiel :

Noyé dans les plaisirs, mais capable d’affaires,

dit-il. Ceci nous ramène à sa position chez les Vendôme et à quelques paroles fâcheuses de Saint-Simon.

Saint-Simon accuse nettement Chaulieu d’avoir abusé de la confiance du duc de Vendôme, et d’en avoir profité pour lui-même. Les deux frères de Vendôme, le duc et le grand prieur, avaient longtemps vécu en commun, et Chaulieu était leur favori, leur conseil ; c’était une grave responsabilité au milieu d’un tel désordre. À un moment, cette union étroite des deux frères cessa ; le duc se sépara du grand prieur, et Chaulieu suivit la fortune de ce dernier. Sans essayer d’entrer dans un éclaircissement impossible à cette distance, il est à remarquer seulement que si Chaulieu eut des torts, il les partagea tout à fait avec le grand prieur, et que ce dernier et lui furent de concert, faut-il dire de complicité ? La liaison de Chaulieu et du grand prieur de Vendôme ne se démentit à aucune époque. Chaulieu ne quitta presque pas un jour, dans ses dernières années, le prince qu’il appelait son bienfaiteur et son ami, et avec qui il vivait depuis quarante ans dans le sein de la confiance et de l’intimité : « Ces sortes de mariages de bienséance, sans être un sacrement, disait-il, ont la même force que les autres, et se peuvent quasi aussi peu dissoudre. » Dans l’assertion grave de Saint-Simon, il faut faire la part de l’aversion bien connue du noble écrivain pour les gens de peu, redoublée de celle qu’il avait pour les poètes et rimeurs. Chaulieu, de bonne heure, par sa liberté de parole, s’était attiré bien des ennemis. Dès qu’on sut qu’il faisait des vers, on eut peur de lui ; il fut la terreur des sots ; il ne courut plus par le monde de chansons ni de vaudevilles qu’on ne les lui prêtât ; il s’en plaint lui-même. Quand éclata ce divorce des deux frères Vendôme, la malignité ne put manquer de s’en emparer à ses dépens. Elle avait pris les devants contre Chaulieu par de méchants couplets qu’on peut lire dans le recueil manuscrit de chansons dit Recueil de Maurepas (t. XXV, p. 424), où sont enfouies tant de vilenies de tout genre25.

Il est temps, ce me semble, de faire une remarque : c’est que notre siècle tant maudit a du bon. Nous avons bien des choses à regretter du passé et de ce qu’on appelle le Grand Siècle, nous en avons encore plus à répudier énergiquement. Les plus honnêtes gens faisaient ou disaient alors des choses qui ne seraient pas tolérables aujourd’hui. Ce n’est pas que nous valions mieux au fond : pris en masse, les hommes en tout temps se valent, et ils se donnent en général le plaisir de faire à peu près tout le mal qu’ils peuvent. Mais au moins, aujourd’hui, nous le faisons autrement, surtout avec plus de gêne et de réserve. Les mœurs publiques ont gagné par plus d’un endroit ; le grand jour de la publicité, en circulant, a assaini bien des foyers de corruption et bien des étables d’Augias. On a peine à se figurer à présent ce qu’étaient alors ces existences prodigieuses de princes bâtards tels que les Vendôme ; c’étaient de véritables monstruosités sociales, au sein desquelles se logeaient toutes les formes de licence et d’abus, et cet autre abus, cette dernière monstruosité entre toutes les autres, l’abbé courtisan et parasite. On a beau dire et vouloir dissimuler les noms, c’était là plus ou moins, à l’origine, le rôle de Chaulieu :

Accort, insinuant, et quelquefois flatteur,

il nous l’avoue lui-même.

La Bruyère, logé chez les Condé, usait de cet abri pour observer de là en moraliste et en philosophe. Mlle de Launay, dépendante chez la duchesse du Maine, souffrait de sa position, et s’en servait aussi pour observer. Chaulieu jouissait de la sienne chez les Vendôme, et en profitait au positif, tout en la chantant le verre en main.

Veut-on savoir comment se passait une soirée quelconque de ce beau monde si spirituel ?

M. le marquis de Béthune, écrit Chaulieu à sa belle-sœur, est plongé dans les fureurs de la bassette. On n’en jouit plus. Il est toujours chez Mme la Comtesse (de Soissons). Il gagna hier trois cents pistoles. Le nombre des acteurs se montait à dix-sept ou dix-huit, entre lesquels brillaient M. et Mme de Bouillon, et M. de Vendôme, lequel, suivant son train ordinaire, perdit au moins la moitié de l’hôtel de Vendôme. Je n’en suis pas fâché. C’est une juste rétribution de Dieu, qui le punit de toutes les méchantes plaisanteries qu’il a faites sur la maladie de M. de Chaulieu (le frère de l’abbé)…

Et on nous donne le détail de ces plaisanteries, qui sont des plus crues. Une autre fois, c’est le grand prieur qui reprend publiquement une maîtresse qu’il avait quittée la veille au su et vu de tout Paris, et qui s’affiche avec ridicule ; mais cela est de tous les temps. L’ambition se mêlait sous ces désordres, et quelquefois ce qui passait pour une pure folie partait d’un calcul profond. Telle fut une certaine fête donnée, au château d’Anet, à Monseigneur, fils de Louis XIV (septembre 1686). Le roi alors était assez malade à la suite d’une opération, et ne le voulait point paraître. On crut donc que la fête pourrait avoir lieu sans trop lui déplaire, et, en même temps, l’intérêt était de plaire déjà à l’héritier présomptif et peut-être très prochain du trône. Cette fois, c’est l’ami de Chaulieu, c’est La Fare qui, dans ses curieux Mémoires, va nous dire le fin mot :

Quoique le roi fût effectivement en danger, il ne voulait pas qu’on le crût. Ainsi, cette maladie n’empêcha pas que, pour divertir Monseigneur à Anet, M. de Vendôme, l’abbé de Chaulieu et moi, nous n’imaginassions de lui donner une fête, avec un opéra dont Campistron, poète toulousain aux gages de M. de Vendôme, fit les paroles, et Lully, notre ami à tous, fit la musique. Cette fête coûta cent mille livres à M. de Vendôme, qui n’en avait pas plus qu’il ne lui en fallait ; et comme M. le grand prieur, l’abbé de Chaulieu et moi avions chacun notre maîtresse à l’Opéra, le public malin dit que nous avions fait dépenser cent mille francs à M. de Vendôme pour nous divertir nous et nos demoiselles ; mais certainement nous avions de plus grandes vues que cela.

Ces grandes vues, encore une fois, c’était de plaire sans doute au Dauphin qui devait régner, et de placer l’enjeu sur sa tête. Dangeau, qui fut de la fête, et qui ne manque pas de la relater dans son Journal, ne paraît pas s’être douté du dessous de cartes. Mais les événements déjouèrent ces espérances. Monseigneur ne régna ni alors ni depuis ; le roi en voulut à Messieurs de Vendôme de cette fête, et Chaulieu eut peut-être à combler la dépense par quelques-uns de ces comptes ambigus qui font tache aujourd’hui à sa mémoire. Les méchants couplets satiriques contre lui, dont j’ai parlé, sont de ce temps.

Cette maîtresse qu’il avait à l’Opéra, et qu’il a chantée, était Mlle Rochois. Il eut dans le monde une autre maîtresse très agréable et l’une des femmes les plus distinguées d’alors, Mme d’Aligre, née Turgot, la même que La Bruyère a célébrée dans l’un de ses portraits les plus flatteurs. Ce portrait est très singulier de physionomie chez La Bruyère, et ressemble tout à fait pour la forme à quelque page moderne. Il est intitulé « Fragment », et il commence brusquement par plusieurs points, de cette sorte :

… Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre. Et continuant de parler d’elle : « C’est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d’agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on ne sait si on l’aime ou si on l’admire : il y a en elle de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l’amitié. »

Et l’éloge continue sur ce ton délicat. Je ne sais si Mme d’Aligre mena La Bruyère plus loin que l’amitié ; quant à Chaulieu, qui la posséda, la perdit et la reconquit tour à tour, il l’a célébrée elle et sa grâce, son esprit de saillie, ses vivacités brillantes et ses infidélités même, d’une manière qui fait un contraste piquant, mais non pas un désaccord avec le portrait nuancé de La Bruyère. Sans prétendre compter les amours de Chaulieu, il est impossible, du moment qu’on touche à ce chapitre, d’oublier sa passion de vieillesse pour la spirituelle Mlle de Launay, passion dont elle a consacré le souvenir dans ses Mémoires, et qu’attestent de jolies lettres de Chaulieu qui s’y joignent ordinairement. Ces lettres, pleines de sentiment, de grâce, de vive estime pour un mérite personnel si rare qu’outrageait la fortune, font honneur au cœur autant qu’à l’imagination de Chaulieu. Lemontey, qui ne trouve à ce sujet qu’une plaisanterie épigrammatique et sèche, ne les a pas senties, pas plus qu’il ne semble avoir apprécié le noble caractère de celle à qui elles sont adressées. Chaulieu, jusque dans l’âge le plus avancé, se disait en sage qu’il faut laisser sa place à l’illusion, créer et favoriser le charme dès qu’il veut naître, et le prolonger aussi loin qu’on peut :

Vous savez bien, écrivait-il à Mlle de Launay, que nous décidâmes l’autre jour que les chimères doivent avoir place parmi les projets des hommes… Croyez-moi, faites durer le charme au lieu de le faire cesser. La sagesse et la raison vont plus souvent à conserver d’aimables erreurs et à faire durer un attachement aussi vrai et aussi tendre que celui que j’ai pour vous, qu’à suivre une sèche et stérile vérité. Dès que le charme est fini, que devient l’opéra d’Armide, qu’un débris de palais détruit, une triste senteur de lampes qui s’éteignent ?

Voilà le Chaulieu tel que nous le concevons et que nous l’aimons, celui qui, pour nous charmer, a besoin lui-même d’un peu de cette illusion qui nous dérobe l’arrière-fond de la scène et les coulisses de toutes choses. Au point de vue littéraire et poétique, il ne faudrait voir Chaulieu que de cette manière, tout à fait vieux, et devenu dès lors aussi tout à fait honnête homme, assis sous ses arbres de Fontenay ou à l’ombre de ses marronniers du Temple. Tel il brillait dans son cadre classique avant les révélations de Saint-Simon. La vieillesse, qui affaiblit d’ordinaire les talents, servit plutôt celui de Chaulieu. Au sein de la joie et des plaisirs, il avait rimé et chansonné mille folies aimables, chères à ses sociétés, mais aussi légères que l’occasion qui les faisait naître, et dont toute la grâce est dès longtemps évaporée. Quand vint la goutte et une demi-retraite, il éleva son âme, il affermit ses accents, et il en a trouvé quelques-uns du moins qui méritent de vivre. Quatre ou cinq pièces de lui seulement seraient à lire, et il y gagnerait : Fontenay, La Retraite, son Portrait à La Fare, quelques vers sur la goutte, quelques autres Sur la mort, et puis c’est tout.

On ne sépare pas d’ordinaire La Fare de Chaulieu, et je ne voudrais pas non plus les séparer ici, car ils se complètent, et par des côtés plus dignes de réflexion qu’on ne suppose. Il y aurait à parler de La Fare assez longuement. Comme poète, il compte peu ; il se mit tard à la poésie. Disciple de Chaulieu, on lui accordait dans le temps moins de feu et plus de mollesse, nous dirions aujourd’hui plus de faiblesse. Mais il a laissé des Mémoires sérieux, intéressants, d’un jugement ferme, élevé, indépendant, et qui le classent au premier rang des esprits éclairés d’alors. Le préambule m’en rappelle un peu ceux des histoires de Salluste : comme ce Romain dissolu auquel il a pu penser pour plus d’une raison, La Fare commence par établir quelques principes de morale et de philosophie ; mais il les pose avec une netteté tout épicurienne, en débutant hardiment par un mot de Rabelais. Ces premières pages renferment en peu d’espace bien des résultats de réflexion et d’expérience. Le siècle est envisagé dans son ensemble, et dans ses différentes vicissitudes d’esprit et de mœurs, d’une façon qu’on ne supposerait point possible à cette date, de la part de quelqu’un qui le voit d’aussi près et, pour ainsi dire, à bout portant. La Fare écrivait vers 1699. Louis XIV, avec son principe de monarchie absolue asiatique, y est jugé sans illusion ; les diverses fautes de sa politique sont marquées avec un rare bon sens. On a dit que La Fare avait le ton d’un frondeur ; je ne le trouve pas. Il est sévère, mais non pas léger ni injuste. Il va en tout aux raisons solides et prend avec précision la mesure des hommes. Il fait même à ses ennemis personnels, comme Louvois, toute la part qui leur est due. Le marquis de La Fare, né en 1644, c’est-à-dire plus jeune que Chaulieu de cinq ans, était entré de bonne heure au service ; il y avait débuté avec toutes sortes d’avantages :

Ma figure, qui n’était pas déplaisante, dit-il, quoique je ne fusse pas du premier ordre des gens bien faits, mes manières, mon humeur, et mon esprit qui était doux, faisaient un tout qui plaisait assez au monde, et peu de gens, en y entrant, ont été mieux reçus…

Voilà comment les honnêtes gens autrefois s’exprimaient en parlant d’eux-mêmes, sans se trop glorifier et sans se déprécier non plus, ce qui est une autre forme de vanité. Il y avait loin de ce premier La Fare, débutant avec tant d’avantages, à celui que Saint-Simon nous représente vers la fin, d’une grosseur démesurée, grand gourmand, à demi apoplectique, dormant partout, et (ce qui était surprenant) se réveillant net de manière à reprendre le propos là où il le fallait. C’est ainsi que la débauche, il faut le dire, et la paresse encore plus que l’âge, avaient métamorphosé cet épicurien trop pratique, cet homme d’ailleurs d’un esprit si fin, d’un jugement si excellent, qui avait combattu brillamment auprès de Condé à Seneffe, et qui, jeune, avait mérité la confiance de Turenne. Une lettre du chevalier de Bouillon à Chaulieu (1711), dans laquelle le chevalier raconte en quel déplorable état bachique il a trouvé La Fare qu’il allait visiter, compléterait le tableau : « Si vous l’aimez, écrit le chevalier à Chaulieu, vous reviendrez incessamment voir s’il n’y a pas moyen d’y mettre quelque ordre. Entre vous et moi, je le crois totalement perdu. » En maint endroit de ses Mémoires, La Fare déplore la perte de la galanterie et l’invasion des mauvaises mœurs, comme on le ferait de nos jours. Il peint avec énergie la jeunesse du Grand Siècle, celle qui ne sait plus plaisanter avec esprit, qui joue tout le jour avec fureur et qui s’enivre ouvertement ; il indique et assigne en moraliste et en politique les causes de ce changement général à la Cour. Mais ceux qui remarquaient et dénotaient cette corruption sensible de la fin du grand règne étaient eux-mêmes une partie profonde de cette corruption. C’est dans La Fare et dans Chaulieu qu’il convient d’étudier ce double aspect, celui par lequel ils se détachent de leur temps, et celui par lequel ils y plongent. La Fare, à cause du caractère sérieux et tout à fait politique de ses Mémoires, qui fait si fortement contraste avec sa vie dernière, prêterait encore mieux que Chaulieu à une telle étude. Quant à son caractère, on peut lui appliquer ce qu’il a dit de l’un de ceux qu’il juge : « Il était, comme la plupart des autres hommes, composé de qualités contraires : paresseux, voluptueux, nonchalant et ami du repos, mais sensé, courageux, ferme et capable d’agir quand il le fallait. » Pourtant, avec un esprit de première qualité, un sens excellent et un brillant courage, la paresse finit par prendre chez lui le dessus et par l’emporter absolument. On sait que Mme de Coulanges prétendait qu’il n’avait jamais été amoureux, pas même de Mme de La Sablière ; cet amour avait été pour beaucoup dans les raisons qu’il avait eues de quitter de bonne heure le service : « Il se croit amoureux, disait Mme de Coulanges, mais c’est tout simplement de la paresse, de la paresse, et encore de la paresse. » Sa fin a trop justifié ce spirituel pronostic. Les plus jolis vers qu’il ait adressés à son ami Chaulieu ont pour sujet la paresse également. Tout cela peut paraître agréable un moment en poésie ; dans le fait et en réalité, ce fut moins beau, et, on l’a vu, d’une très triste conséquence. On ne peut s’empêcher de conclure qu’il a été bien funeste à ce délicat esprit d’appeler, au secours d’une indolence chez lui si naturelle, la paresse raisonnée de Chaulieu, et d’insister sur une doctrine qui a pour effet immédiat d’amollir les courages et de supprimer le ressort des âmes. Au lieu de résister et de se maintenir, il s’abandonna, il s’engloutit. Pour juger en dernier résultat de la philosophie de Chaulieu, il convient de montrer La Fare, non le La Fare élégant et mince des petites éditions classiques, mais le La Fare complet, celui de l’histoire et de Saint-Simon.

Ce sont là des réflexions un peu graves, et qui toutefois s’offrent d’elles-mêmes, à propos de La Fare et de Chaulieu. Quand on vient de relire leurs ouvrages et de traverser leur monde, on demeure bien convaincu en un point : c’est que les mœurs de la Régence existaient déjà sous Louis XIV ; elles y étaient depuis longues années à l’état latent. Il a suffi d’un simple changement à la surface pour qu’on les vît déborder. Et le malheur du xviiie  siècle en politique, depuis Philippe d’Orléans régent jusqu’à Mirabeau, fut de ne pouvoir se débarrasser jamais de ces mœurs-là.