(1890) L’avenir de la science « XIX » p. 421
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(1890) L’avenir de la science « XIX » p. 421

XIX

On se figure volontiers que la civilisation moderne doit avoir un destin analogue à la civilisation ancienne et subir comme elle une invasion de barbares. On oublie que l’humanité ne se répète jamais et n’emploie pas deux fois le même procédé. Tout porte à croire, au contraire, que ce fait d’une civilisation étouffée par la barbarie sera unique dans l’histoire et que la civilisation moderne est destinée à se propager indéfiniment. Il en eût été ainsi vraisemblablement de la civilisation gréco-romaine, sans le grand cataclysme qui l’emporte. Le IVe et le Ve siècle ne sont si maigres et si superstitieux dans le monde latin qu’à cause des calamités des temps. Si les barbares n’étaient pas venus, il est probable que le Ve ou le VIe siècle nous eût présenté une grande civilisation, analogue à celle de Louis XIV, un christianisme grave et sévère, tempéré de philosophie.

Certaines personnes se plaisent à relever les traits qui, dans notre littérature et notre philosophie, rappellent la décadence grecque et romaine, et en tirent cette conclusion, que l’esprit moderne, après avoir eu (disent-elles) son époque brillante au XVIIe siècle, déchoit et va s’éteignant peu à peu. Nos poètes leur rappellent Stace et Silius Italicus ; nos philosophes, Porphyre et Proclus ; l’éclectisme, des deux côtés, clôt la série. Nos éditeurs, compilateurs, abréviateurs, philologues, critiques répondraient aux rhéteurs, grammairiens, scoliastes d’Alexandrie, de Rhodes, de Pergame. Nos politiques lettrés seraient les sophistes hommes d’État, Dion Chrysostome, Themistius, Libanius. Nos jolies imitations du style classique, nos pastiches de couleur exotique sont bien du Lucien. Mais les vrais critiques n’emploient qu’avec une extrême réserve ce mot si trompeur de décadence. Les rhéteurs qui voudraient nous faire croire que Tacite, comparé à Tite-Live, est un auteur de décadence, prétendront aussi sans doute que MM. Thierry et Michelet sont des décadences de Rollin et d’Anquetil. L’esprit humain n’a pas une marche aussi simple. Expliquez donc par une décadence ce prodigieux développement de la littérature allemande, qui, à la fin du XVIIIe siècle, a ouvert pour l’Europe une vie nouvelle. Dites que saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Basile sont des génies de l’âge de fer. L’esprit humain ne voit pâlir une de ses faces que pour faire éclater par une autre de plus éblouissantes merveilles. La décadence n’a lieu que selon les esprits étroits qui se tiennent obstinément à un même point de vue en littérature, en art, en philosophie, en science. Certes le littérateur trouve saint Augustin et saint Ambroise inférieurs à Cicéron et à Sénèque, le savant rationaliste trouve les légendaires du Moyen Âge crédules et superstitieux auprès de Lucrèce ou d’Évhémère. Mais celui qui envisage la totalité de l’esprit humain ne sait pas ce que c’est que décadence. Le XVIIIe siècle n’a ni Racine ni Bossuet ; et pourtant il est bien supérieur au XVIIe ; sa littérature, c’est sa science, c’est sa critique, c’est la préface de l’Encyclopédie, ce sont les lumineux essais de Voltaire. Il n’y avait qu’une vie pour les États antiques. Renverser les vieilles institutions de Sparte, c’était renverser Sparte elle-même. Il fallait alors, pour être bon patriote, être conservateur à tout prix : le sage antique est obstinément attaché aux usages nationaux. Il n’en est pas de même chez nous, puisque le jour où la France a détruit son vieil établissement a été le jour où a commencé son épopée. Pour moi, j’imagine que, dans cinq cents ans, l’histoire de France commencera au Jeu de Paume et que ce qui précède sera traité en arrière-plan, comme une intéressante préface, à peu près comme ces notions sur la Gaule antique, dont on fait aujourd’hui précéder nos Histoires de France.

C’est un facile lieu commun que de parler à tout propos de palingénésie sociale, de rénovation. Il ne s’agit pas de renaître, mais de continuer à vivre : l’esprit moderne, la civilisation est fondée à jamais, et les plus terribles révolutions ne feront que signaler les phases infiniment variées de ce développement.

En prenant comme nécessaire le grand fait de l’invasion des barbares et le critiquant a priori, on trouve qu’il eût pu se passer de deux manières. Dans la première manière (celle qui a eu lieu en effet), les barbares, plus forts que Rome, ont détruit l’édifice romain, puis, durant de longs siècles, ont cherché à rebâtir quelque chose sur le modèle de cet édifice et avec des matériaux romains. Mais une autre manière eût été également possible. Rome était parvenue à s’assimiler parfaitement les provinces et à les faire vivre de sa civilisation ; mais elle n’avait pu agir de même sur les barbares qui se précipitèrent au IVe et au Ve siècle. On ne peut croire que cela eût été à la rigueur impossible, quand on voit l’empressement avec lequel les barbares, dès leur entrée dans l’Empire, embrassent les formes romaines et se parent des oripeaux romains, des titres de consuls, de patrices, des costumes et des insignes romains. Nos Mérovingiens, entre autres, embrassèrent la vie romaine avec une naïveté tout à fait aimable, et quant aux deux civilisations ostrogothe et visigothe, elles sont si bien la prolongation immédiate de la civilisation romaine qu’elles ajoutèrent un chapitre important, quoique peu original, à l’histoire des littératures classiques. Les barbares ne changèrent rien d’abord à ce qu’ils trouvèrent établi. Indifférents à la culture savante, ils la regardaient sans attention et par conséquent sans colère. Quelques-uns même (Théodoric, Chilpéric, etc.) y prirent goût avec une facilité et une promptitude qui étonnent. Je crois que, si l’Empire eût eu au IVe siècle des grands hommes comme au second siècle, et surtout si le christianisme eût été aussi fortement centralisé à Rome qu’il le fut dans les siècles suivants, il eût été possible de rendre romains les barbares, avant leur entrée ou dès leur entrée, et de sauver ainsi la continuité de la machine. Il n’a tenu qu’à un fil qu’il n’y eût pas de Moyen Âge et que la civilisation romaine se continuât de plain-pied. Si les écoles gallo-romaines eussent été assez fortes pour faire en un siècle l’éducation des Francs, l’humanité eût fait une épargne de dix siècles. Si cela ne se fit pas, ce fut la faute des écoles et des institutions, non la faute des Francs ; l’esprit romain était trop affaibli pour opérer sur-le-champ cette œuvre immense. La question, en un mot, était de savoir si le vieil édifice, où tant de matériaux nouveaux demandaient à entrer se renouvellerait par une lente substitution de parties qui n’interrompît pas un instant son identité, ou s’il subirait une démolition complète pour être rebâti ensuite avec combinaison des nouveaux et des anciens matériaux, mais toujours sur l’ancien plan.

Comme Rome était trop faible pour s’assimiler immédiatement ces éléments nouveaux et violents, les choses se passèrent de cette seconde manière. Les barbares renversèrent l’Empire ; mais, au fond, quand ils essayèrent de reconstruire, ils revinrent au plan de la société romaine, qui les avait frappés dès le premier moment par sa beauté, et le seul d’ailleurs qu’ils connussent. Leur conversion au christianisme, qu’était-ce, sinon leur affiliation à Rome, par les évêques, continuateurs directs de l’habit, de la langue et des mœurs romaines ? L’empire, dont ils reprirent l’idée pour leur compte, qu’était-il, sinon une façon de se rattacher à Rome, source unique de toute autorité légitime ? Et la papauté, quelle est son origine, si ce n’est cette même idée que tout vient de Rome, que Rome est la capitale du monde ? L’Empire romain ne doit pas tant être considéré comme un État qui a été renversé pour faire place à d’autres, que comme le premier essai de la civilisation universelle, se continuant à travers une extinction momentanée de la réflexion (qui est le Moyen Âge) dans la civilisation moderne. L’invasion et le Moyen Âge ne sont réellement que la crise provoquée par l’intrusion violente des éléments nouveaux qui venaient vivifier et élargir l’ancien cercle de vie. Ce ne sont que des accidents dans le grand voyage, accidents qui ont pu causer de fâcheux retards, bien compensés par les inappréciables avantages que l’humanité en a retirés.

Tout ceci peut être appliqué trait pour trait à l’avenir de la civilisation moderne. Dans l’hypothèse, infiniment peu probable, où les barbares (et ces barbares, bien entendu, ne doivent être cherchés que parmi nous) la renverseraient brusquement et sans qu’elle eût eu le temps de se les assimiler, il est indubitable qu’après l’avoir renversée ils retourneraient à ses ruines pour y chercher les matériaux de l’édifice futur, que nous deviendrions à leur égard des classiques et des éducateurs, que ce seraient des rhéteurs de la vieille société qui les initieraient à la vie intellectuelle et seraient l’occasion d’une autre Renaissance, qu’il y aurait encore des Martien Capella, des Boèce, des Cassiodore, des Isidore de Séville, bouclant en un viatique portatif et facilement maniable les données civilisatrices de l’ancienne culture, pour en former l’ali-ment intellectuel de la nouvelle société. Mais il est infiniment plus probable que la civilisation moderne sera assez vivace pour s’assimiler ces nouveaux barbares qui demandent à y entrer et pour continuer sa marche avec eux. Voyez en effet comme les barbares aiment cette civilisation, comme ils s’empressent autour d’elle, comme ils cherchent à la comprendre avec leur sens naïf et délicat, comme ils l’étudient curieusement, comme ils sont contents de l’avoir devinée. Qui ne serait profondément touché en voyant l’intérêt que nos classes ignorantes prennent à cette civilisation qui est là au milieu d’eux, non pour eux ? Ils me rappellent le naïf étonnement des barbares devant ces évêques, qui parlaient latin, et devant toute cette grande machine de l’organisation romaine. Certes, il eût été difficile à Sidoine Apollinaire et à ces beaux esprits des Gaules de crier : « Vive les barbares ! » Et pourtant ils l’auraient dû, s’ils avaient eu le sentiment de l’avenir 178. Nous qui voyons bien les choses, après quatorze siècles, nous sommes pour les barbares. Que demandaient-ils ? Des champs, un beau soleil, la civilisation. Ah ! bienvenu soit celui qui ne demande qu’à augmenter la famille des fils de la lumière ! Les barbares sont ceux qui reçoivent ces nouveaux hôtes à coups de pique, de peur que leur part ne soit moindre.

Mais, dira-t-on, vos espérances reposent sur une contradiction. Vous reconnaissez que la culture intellectuelle, pour devenir civilisatrice, exige une vie entière d’application et d’étude. L’immense majorité du genre humain, condamnée à un travail manuel, ne pourra donc jamais en goûter les fruits ?

Sans doute, si la culture intellectuelle devait toujours rester ce qu’elle est parmi nous, une profession à part, une spécialité, il faudrait désespérer de la voir devenir universelle. Un État où tous n’auraient d’autre profession que celle de poète, de littérateur, de philosophe serait la plus étrange des caricatures. La culture intellectuelle est pour l’humanité comme si elle n’était pas, lorsqu’on n’étudie que pour écrire. La littérature sérieuse n’est pas celle du rhéteur, qui fait de la littérature pour la littérature, qui s’intéresse aux choses dites ou écrites, et non aux choses en elles-mêmes, qui n’aime pas la nature, mais aime une description, qui, froid devant un sentiment moral, ne le comprend qu’exprimé dans un vers sonore. La beauté est dans les choses ; la littérature est image et parabole. Étrange personnage que ce lettré, qui ne s’occupe pas de morale ou de philosophie parce que cela est de la nature humaine, mais parce qu’il y a des ouvrages sur ce sujet, de même que l’érudit ne s’occupe d’agriculture ou de guerre que parce qu’il y a des poèmes sur l’agriculture et des ouvrages sur la guerre ! La chose dite ou racontée est donc plus sérieuse que la chose qui est ? L’art, la littérature, l’éloquence ne sont vrais qu’en tant qu’ils ne sont pas des formes vides, mais qu’ils servent et expriment une cause humaine. Si le poète n’était, comme l’entendait Malherbe, qu’un arrangeur de syllabes, si la littérature n’était qu’un exercice, une tentative pour faire artificiellement ce que les anciens ont fait naturellement, oh ! je l’avoue, ce serait un bien léger malheur que tous ne pussent y être initiés.

Il faut donc arriver à concevoir la possibilité d’une vie intellectuelle pour tous, non pas en ce sens que tous participent au travail scientifique, mais en ce sens que tous participent aux résultats du travail scientifique. Il faut, par conséquent, concevoir la possibilité d’associer la philosophie et la culture d’esprit à un art mécanique.

C’est ce que réalisait merveilleusement la société grecque, si vraie, si peu artificielle. La Grèce ignorait nos préjugés aristocratiques, qui frappent d’ignominie quiconque exerce une profession manuelle et l’excluent de ce qu’on peut appeler le monde distingué. On pouvait arriver à la vie la plus noble et la plus élevée, tout en étant pauvre et en travaillant de ses mains ; ou plutôt la moralité de la personne effaçait tellement sa profession, qu’on ne voyait d’abord que la personne, tandis que maintenant on voit d’abord la profession. Ammonius n’était pas un portefaix qui était philosophe, c’était un philosophe qui par hasard était portefaix. Ne peut-on pas espérer que l’humanité reviendra un jour à cette belle et vraie conception de la vie, où l’esprit est tout, où personne ne se définit par son métier, où la profession manuelle ne serait qu’un accessoire auquel on songerait à peine, à peu près ce qu’était pour Spinoza le métier de polisseur de verres de lunettes, un hors-d’œuvre qu’on ferait par la partie infime de soi-même, sans y penser et sans que les autres y pensent davantage ? Une telle œuvre ne serait point alors plus servile qu’il n’est servile qu’en écrivant ces lignes je remue ma plume et mes doigts.

Ce qui fait qu’un métier manuel est maintenant abrutissant, c’est qu’il absorbe l’individu et devient son être, son tout. La définition (sermo explicans essentiani rei) de ce misérable, c’est en effet cordonnier, menuisier. Ce mot dit sa nature, son essence ; il n’est que cela, une machine humaine qui fait des meubles, des souliers. Essayez donc de définir pareillement Spinoza, un fabricant de verres de lunettes, ou Mendelssohn, un commis de boutique 179 ! L’individualité professionnelle n’efface l’individualité morale et intellectuelle que quand celle-ci est en effet bien peu de chose. Supposez un homme instruit et noble de cœur exerçant un de ces métiers qui n’exigent que quelques heures de travail ; bien loin que la vie supérieure soit fermée pour cet homme, il se trouve dans une situation mille fois plus favorable au développement philosophique que les trois quarts de ceux qui occupent des positions dites libérales. La plupart des positions libérales, en effet, absorbent tous les instants, et, qui pis est, toutes les pensées ; au lieu que le métier, n’exigeant aucune réflexion, aucune attention, laisse celui qui l’exerce vivre dans le monde des purs esprits. Pour ma part, j’ai souvent songé que, si l’on m’offrait un métier manuel qui, au moyen de quatre ou cinq heures d’occupation par jour, pût me suffire, je renoncerais pour ce métier à mon titre d’agrégé de philosophie ; car ce métier, n’occupant que mes mains, détournerait moins ma pensée que la nécessité de parler pendant deux heures de ce qui n’est pas l’objet actuel de mes réflexions. Ce seraient quatre ou cinq heures de délicieuse promenade, et j’aurais le reste du temps pour les exercices de l’esprit qui excluent toute occupation manuelle. J’acquerrais pendant ces heures de loisir les connaissances positives, je ruminerais pendant les autres ce que j’aurais acquis. Il y a certains métiers qui devraient être les métiers réservés des philosophes, comme labourer la terre, scier les pierres, pousser la navette du tisserand, et autres fonctions qui ne demandent absolument que le mouvement de la main 180. Toute complication, toute chose qui exigerait la moindre attention serait un vol fait à sa pensée. Le travail des manufactures serait même à cet égard bien moins avantageux.

Croyez-vous qu’un homme, dans cette position, ne serait pas plus libre pour philosopher qu’un avocat, un médecin, un banquier, un fonctionnaire ? Toute position officielle est un moule plus ou moins étroit ; pour y entrer, il faut briser et plier de force toute originalité. L’enseignement est maintenant le recours presque unique de ceux qui, ayant la vocation des travaux de l’esprit, sont réduits par des nécessités de fortune à prendre une profession extérieure ; or l’enseignement est très préjudiciable aux grandes qualités de l’esprit ; l’enseignement absorbe, use, occupe infiniment plus que ne ferait un métier manuel. On se rappelle les lollards du Moyen Âge, ces tisserands mystiques, qui, en travaillant, lollaient en cadence et mêlaient le rythme du cœur au rythme de la navette. Les béguards de Flandre, les humiliati d’Italie arrivèrent aussi à une grande exaltation mystique et poétique, sous la pression vive de cet archet mystérieux, qui fait vibrer si puissamment les âmes neuves et naïves.

Si la plupart de ceux qui exercent les fonctions réputées serviles sont réellement abrutis, c’est qu’ils ont la tête vide, c’est qu’on ne les applique à ces nullités que parce qu’ils sont incapables du reste, c’est que cette fonction purement animale, quelque insignifiante qu’elle soit, les absorbe et les abâtardit encore davantage. Mais, s’ils avaient la tête pleine de littérature, d’histoire, de philosophie, d’humanisme, en un mot, s’ils pouvaient, en travaillant, causer entre eux des choses supérieures, quelle différence ! Plusieurs hommes dévoués aux travaux de l’esprit s’imposent journellement un nombre d’heures d’exercices hygiéniques, quelquefois assez peu différents de ceux que les ouvriers accomplissent par besoin, ce qui, apparemment, ne les abrutit pas 181. Dans cet état que je rêve, le métier manuel serait la récréation du travail de l’esprit. Que si l’on m’objecte qu’il n’est aucun métier auquel on puisse suffire avec quatre ou cinq heures d’occupation par jour, je répondrai que, dans une société savamment organisée, où les pertes de temps inutiles et les superfluités improductives seraient éliminées, où tout le monde travaillerait efficacement et surtout où les machines seraient employées non pour se passer de l’ouvrier, mais pour soulager ses bras et abréger ses heures de travail ; dans une telle société, dis-je, je suis persuadé (bien que je ne sois nullement compétent en ces matières) qu’un très petit nombre d’heures de travail suffiraient pour le bien de la société et pour les besoins de l’individu ; le reste serait à l’esprit. « Si chaque instrument, dit Aristote, pouvait, sur un ordre reçu ou même deviné, travailler de luimême, comme les statues de Dédale ou les trépieds de Vulcain, qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux, si les navettes tissaient toutes seules, si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers et les maîtres d’esclaves 182.

Cette simultanéité de deux vies, n’ayant rien de commun l’une avec l’autre, à cause de l’infini qui les sépare, n’est nullement sans exemple. J’ai souvent éprouvé que je ne vivais jamais plus énergiquement par l’imagination et la sensibilité que quand je m’appliquais à ce que la science a de plus technique et en apparence de plus aride. Quand l’objet scientifique a par lui-même quelque intérêt esthétique ou moral, il occupe tout entier celui qui s’y applique ; quand, au contraire, il ne dit absolument rien à l’imagination et au cœur, il laisse ces deux facultés libres de vaquer à leur aise. Je conçois, dans l’érudit, une vie de cœur très active, et d’autant plus active que l’objet de son érudition offrira moins d’aliment à la sensibilité : ce sont alors comme deux rouages parfaitement indépendants l’un de l’autre. Ce qui tue, c’est le partage. Le philosophe est possible dans un état qui ne réclame que la coopération de la main, comme le travail des champs. Il est impossible dans une position où il faut dépenser de son esprit et s’occuper sérieusement de choses mesquines, comme le négoce, la banque, etc. Effectivement, ces professions n’ont pas produit un seul homme qui marque dans l’histoire de l’esprit humain.

Dieu me garde de croire qu’un tel système de société soit actuellement applicable, ni même que, actuellement appliqué, il servît la cause de l’esprit. Il faut bien se figurer que l’immense majorité de l’humanité est encore à l’école et que lui donner congé trop tôt serait favoriser sa paresse. Le besoin, dit Herder, est le poids de l’horloge, qui en fait tourner toutes les roues. L’humanité n’est ce qu’elle est que par la puissante gymnastique qu’elle a traversée, et la liberté ne serait pour elle qu’une décadence si la liberté devait aboutir à diminuer son activité. Je tenais seulement à faire comprendre la possibilité d’un état où la plus haute culture intellectuelle et morale, c’est-à-dire la vraie religion, fussent accessibles aux classes maintenant réputées les dernières de la société. Ah ! si l’ouvrier avait de l’éducation, de l’intelligence, de la morale, une culture douce et bienfaisante, croyez-vous qu’il maudirait son infériorité extérieure ? Non ; car, outre que la moralité et l’intelligence amèneraient pour lui immanquablement l’ordre et l’aisance, cette culture le ferait considérer, aimer, estimer, le placerait dans ce joli monde des âmes polies, où l’on sent finement et d’où il souffre de se voir exilé. Le paysan ne souffre pas de son abjection morale et intellectuelle ; mais l’ouvrier des villes voit notre monde distingué, il sent que nous sommes plus parfaits que lui, il se voit condamné à vivre dans une fétide atmosphère de dépression intellectuelle et d’immoralité, lui qui a senti la bonne odeur du monde civilisé ; il est condamné à chercher sa jouissance (car l’homme ne peut vivre sans jouissance de quelque sorte, le trappiste a les siennes) dans d’ignobles lieux qui lui répugnent, repoussé qu’il est par son manque de culture, plus encore que par l’opinion, des joies plus délicates. Oh ! comment ne se révolterait-il pas ?

Quelque chimérique qu’elle puisse paraître au point de vue de nos mœurs actuelles, je maintiens comme possible cette simultanéité de la vie intellectuelle et du travail professionnel. La Grèce m’en est un illustre exemple ; je ne parle pas de sociétés plus naïves, comme la société indienne, la société hébraïque, où toute idée de décorum extérieur et de respect humain était complètement absente. Le brahmane dans la forêt, vêtu de quelques guenilles, se nourrissant de feuilles souvent sèches, arrive à un degré de spéculation intellectuelle, à une hauteur de conception, à une noblesse de vie inconnus à l’immense majorité de ceux qui parmi nous s’appellent civilisés.

Il y a des hommes éminemment doués par la nature, mais peu favorisés par la fortune, qui deviennent fiers et presque intraitables et mourraient plutôt que d’accepter pour vivre ce que l’opinion regarde comme une humiliation extérieure. Werther quitte son ambassadeur parce qu’il trouve dans son salon des sots et des impertinents ; Chatterton se suicide parce que le lord-maire lui a offert une place de valet de chambre. Cette extrême sensibilité pour l’extérieur prouve une certaine humilité d’âme et témoigne que ceux qui l’éprouvent n’ont pas encore atteint les hauts sommets philosophiques. Ils sont même à la limite d’un suprême ridicule, car, s’ils ne sont pas en effet des génies (et qui les en assure ! Combien d’autres l’ont cru comme eux sans l’être ?), ils risquent de ressembler aux plus sots, aux plus ridi-cules, aux plus fats de tous les hommes, à ces Chatterton manqués, à ces jeunes gens de génie méconnus, qui trouvent tout au-dessous d’eux et anathématisent la société parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées. Le génie n’est nullement humilié pour travailler de ses mains. Certes, on ne peut exiger de lui qu’il se donne de toute âme à son métier, qu’il s’absorbe dans son bureau ou son atelier. Mais rêver n’est pas une profession, et c’est une erreur de croire que les grands écrivains eussent pensé beaucoup plus s’ils n’avaient eu autre chose à faire qu’à penser. Le génie est patient et vivace, je dirai presque robuste et paysan. « La force de vivre fait essentiellement partie du génie. » C’est à travers les luttes d’une situation extérieure que les grands génies se sont développés, et, s’ils n’avaient pas eu d’autre profession que celle de penseurs, peut-être n’eussent-ils pas été si grands. Béranger a bien été expéditionnaire. L’homme vraiment élevé a toute sa fierté au-dedans. Tenir compte de l’humiliation extérieure, c’est témoigner qu’on fait encore quelque cas de ce qui n’est pas l’âme. L’esclave abruti, qui se sentait inférieur à son maître, supportait les coups comme venant de la fatalité, sans songer à réagir par la colère. L’esclave cultivé, qui se sentait l’égal de son maître, devait le haïr et le maudire, mais l’esclave philosophe, qui se sentait supérieur à son maître, ne devait se trouver en aucune façon humilié de le servir. S’irriter contre lui eût été s’égaler à lui ; mieux valait le mépriser intérieurement et se taire. Marchander les respects et les soumissions, c’eût été les prendre au sérieux. On n’est sensible qu’aux offenses de ses égaux ; les injures d’un goujat touchent ses semblables, mais ne nous atteignent pas. De même ceux que leur excellence intérieure rend susceptibles, irritables, jaloux d’une dignité extérieure proportionnée à leur valeur, n’ont point encore dépassé un certain niveau, ni compris la vraie royauté des hommes de l’esprit.

L’idéal de la vie humaine serait un état où l’homme aurait tellement dompté la nature que le besoin matériel ne fût plus un mobile, où ce besoin fût satisfait aussitôt que senti, où l’homme, roi du monde, eût à peine à dépenser quelque travail pour le maintenir sous sa dépendance, et cela presque sans y penser, et par la partie sacrifiée de sa vie, où toute l’activité humaine en un mot se tournât vers l’esprit, et où l’homme n’eût plus à vivre que de la vie céleste. Alors ce serait réellement le règne de l’esprit, la religion parfaite, le culte du Dieu esprit et vérité. L’humanité a encore besoin d’un stimulant matériel, et maintenant un tel état serait préjudiciable ; car il n’engendrerait que la paresse. Mais cet inconvénient est tout relatif Pour nous autres, hommes de l’esprit, le travail de la vie et les nécessités matérielles ne sont absolument qu’un obstacle : c’est une portion du temps que nous donnons pour racheter l’autre. Si nous étions délivrés du souci des besoins matériels, comme les ordres religieux ou comme le brahmane qui s’enfonce tout nu dans la forêt, nous voguerions à pleines voiles, nous conquerrions l’infini…

La vie patriarcale réalisait cette haute indépendance de l’homme, mais c’était en sacrifiant des éléments non moins essentiels : la civilisation, en effet, n’existe qu’à la condition du développement parallèle de l’intelligence, de la morale et du bien-être. La vie antique arrivait au même résultat par l’esclavage : l’homme libre était vraiment dans une belle et noble position, dispensé des soins terrestres et libre pour l’esprit. La savante organisation de l’humanité ramènera cet état, mais avec des relations bien plus compliquées que n’en comportait la vie patriarcale, et sans avoir besoin de l’esclavage. L’œuvre du XIXe siècle aura été la conquête de ce bien-être matériel, qui, au premier abord, peut paraître profane, mais qui devient chose sainte, si l’on considère qu’il est la condition de l’affranchissement de l’esprit. Nul plus que moi n’est opposé à ceux qui ont prêché la réhabilitation de la chair, et je crois pourtant que le christianisme a eu tort de prêcher la lutte, la révolte des sens, la mortification. Cela a pu être bon pour l’éducation de l’humanité, mais il y a quelque chose de plus parfait encore. C’est qu’on ne pense plus à la chair, c’est qu’on vive si énergiquement de la vie de l’esprit que ces tentations des hommes grossiers n’aient plus de sens. L’abstinence et la mortification sont des vertus de barbares et d’hommes matériels, qui, sujets à de grossiers appétits, ne conçoivent rien de plus héroïque que d’y résister : aussi sont-elles surtout prisées dans les pays sensuels. Aux yeux d’hommes grossiers, un homme qui jeûne, qui se flagelle, qui est chaste, qui passe sa vie sur une colonne, est l’idéal de la vertu. Car lui, le barbare, est gourmand, et il sent fort bien qu’il lui en coûterait beaucoup s’il fallait vivre de la sorte. Mais, pour nous, un tel homme n’est pas vertueux ; car, ces jouissances de la bouche et des sens n’étant rien pour nous, nous ne trouvons pas qu’il ait de mérite à s’en priver. L’abstinence affectée prouve qu’on fait beaucoup de cas des choses dont on se prive. Platon était moins mortifié que Dominique Loricat, et apparemment plus spiritualiste. Les catholiques prétendent quelquefois que la désuétude où sont tombées les abstinences du Moyen Âge accuse notre sensualité : mais, tout au contraire, c’est par suite des progrès de l’esprit que ces pratiques sont devenues insignifiantes et surannées. Il faut détruire l’antagonisme du corps et de l’esprit, non pas en égalant les deux termes, mais en portant l’un des termes à l’infini, de sorte que l’autre s’anéantisse et devienne comme zéro. Cela fait, accordez au corps ses jouissances ; car les lui refuser, ce serait supposer que ces misères ont quelque valeur. La devise des saint-simoniens : « Sanctifiez-vous par le plaisir » est abominable ; c’est le pur gnosticisme. Celle du christianisme : « Sanctifiez-vous en vous abstenant du plaisir » est encore imparfaite. Nous disons, nous autres spiritualistes : « Sanctifiez-vous, et le plaisir deviendra pour vous insignifiant, et vous ne songerez pas au plaisir. » La sainteté, c’est de vivre de l’esprit, non du corps. Des esprits grossiers ont pu s’imaginer qu’en s’interdisant la vie du corps ils se rendaient plus aptes à la vie de l’esprit.

Je me demande même si, un jour, on n’arrivera pas à une conception plus élevée encore. Ce qui fait que le plaisir est pour nous une chose tout à fait profane, c’est que nous le prenons comme une jouissance personnelle ; or la jouissance personnelle n’a absolument aucune valeur suprasensible. Mais, si on prenait la volupté avec les idées mystiques que les anciens y attachaient, quand ils l’associaient aux temples, aux fêtes, si on réussissait à en éliminer toute idée de jouissance, pour n’y voir que le perfectionnement qui en résulte pour notre être, l’union mystique avec la nature, la sympathie qu’elle établit entre nous et les choses, je ne sais si on ne pourrait l’élever au rang d’une chose sacrée. Dans ma chambre nue et froide, abstène et vêtu pauvrement, je comprends, ce me semble, la beauté d’une manière assez élevée. Mais je me demande si je ne la comprendrais pas mieux encore la tête excitée par une liqueur généreuse, paré, parfumé, seul à seul avec la Béatrix que je n’ai vue que dans mes rêves ? Si ma pensée était là, incarnée à côté de moi, ne l’aimerais-je pas, ne l’adorerais-je pas davantage ? Certes, s’il y a quelque chose d’horrible, c’est de chercher du plaisir dans l’ivresse. Mais si on ne cherche qu’à aider l’extase par un élément matériel très noble et qui a suscité de si nobles chants, c’est tout autre chose. J’ai lu quelque part qu’un poète ou philosophe (allemand, je crois) s’enivrait régulièrement et par conscience une fois par mois, afin de se procurer cet état mystique où l’on touche de plus près l’infini. En vérité, je ne sais si tous les plaisirs ne pourraient subir cette épuration et devenir des exercices de piété, où l’on ne songerait plus à la jouissance.

L’imperfection de l’état actuel, c’est que l’occupation extérieure absorbe toute la vie, en sorte qu’on est d’abord d’une profession, sauf ensuite à cultiver son esprit s’il reste du temps ou si l’on a ce goût. L’accidentel devient ainsi la vie même, et la partie vraiment humaine et religieuse disparaît presque. À regarder de près le spectacle de l’activité humaine, on reconnaît que la plus grande partie de cette activité est dépensée en pure perte. Élevez-vous en esprit au-dessus de Paris et cherchez à analyser les mobiles qui dirigent les pas empressés de tant de milliers d’hommes. Vous trouverez que le gain, les affaires ou les besoins matériels dirigent les neuf dixièmes au moins de ces mouvements, que le plaisir sert de motif à un vingtième peut-être de cette agitation, qu’un centième à peu près de cette foule obéit à des affections douces et qu’un millième au plus est guidé par des motifs religieux ou scientifiques. Il semble que les affaires extérieures soient le but premier de la vie, que la fin de la plus grande partie du genre humain soit de vivre sous l’empire pressant et continu de la préoccupation du pain du jour, en sorte que la vie n’aurait d’autre but que de s’alimenter elle-même. Étrange cercle vicieux ! Dans un état meilleur de la société humaine, on serait d’abord homme, c’est-à-dire que le premier soin de chacun serait la perfection de sa nature. Puis, par un côté inférieur, auquel on songerait à peine, on appartiendrait à telle ou telle profession. Ce serait l’idylle antique, la vie pastorale rêvée par tous les poètes bucoliques, vie où l’occupation matérielle est si peu de chose qu’on n’y pense pas et qu’on est exclusivement libre pour la poésie et les belles choses. Ce serait l’Astrée, où tout le soin était d’aimer. Alors l’on dira : « Nos pères eurent besoin de placer le paradis au ciel. Mais nous, nous tenons Dieu quitte de son paradis, puisque la vie céleste est transportée ici-bas ! »

Un tel état de perfection n’exclurait pas la variété intellectuelle ; au contraire, les originalités y seraient bien plus caractérisées, par suite du libre développement des individualités. Que si ultérieurement la variété des esprits devait disparaître devant une culture plus avancée, ce ne serait plus un mal. Mais hâtons-nous de dire que l’uniformité serait maintenant l’extinction de l’humanité. La ruche n’a jamais été une officine de progrès. Nous traversons l’âge d’analyse, c’est-à-dire de vue partielle, âge durant lequel la diversité des esprits est nécessaire. Quand Platon voulait que, dans sa République, tous vissent par les mêmes yeux et entendissent par les mêmes oreilles, il faisait sciemment abstraction de l’un des éléments les plus essentiels de l’humanité. L’humanité, en effet, n’est ce qu’elle est que par la variété. Quand deux oiseaux se répondent, en quoi leurs accents diffèrent-ils d’une élégie ? Par la seule variété. Bien loin de prêcher le communisme dans l’état actuel de l’esprit humain, il faudrait prêcher l’individualisme, l’originalité. Il faudrait que deux hommes ne se ressembler pas ; car tous ceux qui se ressemblent ne comptent que pour un.

Dans le syncrétisme primitif, tous les hommes d’une même race se ressemblaient comme les poissons d’une même espèce. Il n’y a pas de caractères individuels dans les épopées primitives ; ce que la vieille critique débitait sur les caractères d’Homère est fort exagéré, et encore le monde grec, si vivant, si varié, si multiple, a-t-il atteint sur ce point, du premier coup, de très fines nuances. La vieille littérature hébraïque n’offre guère d’autre catégorie d’hommes que le bon et le méchant ; et, dans la littérature indienne, c’est à peine si cette catégorie existe. Tous sont présentés comme à peu près également bons. Nos types si délicats ne se dessinent que bien plus tard.

Comme c’est l’éducation, la variété des objets d’étude qui font la variété des esprits, tout ce qui tend à faire passer tous les esprits par un moule officiel est préjudiciable au progrès de l’esprit humain. Les esprits, en effet, diffèrent beaucoup plus par ce qu’ils ont appris, par les faits sur lesquels ils appuient leurs jugements, que par leur nature même 183. Les habitudes de la société française, si sévères pour toute originalité, sont à ce point de vue tout à fait regrettables. « Ce qui fait l’existence individuelle, dit Mme de Staël, étant toujours une singularité quelconque, cette singularité prête à la plaisanterie : aussi l’homme qui la craint avant tout cherche-t-il, autant que possible, à faire disparaître en lui ce qui pourrait le signaler de quelque manière, soit en bien, soit en mal. » Les natures vraiment belles et riches ne sont pas celles où des éléments opposés se neutralisent et s’anéantissent ; ce sont celles où les extrêmes se réunissent, non pas simultanément, mais successivement, et selon la face des choses qu’il s’agit d’esquisser. L’homme parfait serait celui qui serait tour à tour inflexible comme le philosophe, faible comme une femme, rude comme un paysan breton, naïf et doux comme un enfant. Ces natures effacées, formées par une sorte de moyenne proportionnelle entre les extrêmes, sont de nulle valeur à une époque d’analyse.

L’analyse, en effet, n’existe que par la diversité des points de vue, et à condition que la science complète soit épuisée par ses faces diverses ; à chacun sa tâche, à chacun son atome à explorer, telle est sa maxime. Ce qu’il faut dans un tel état, c’est la plus grande variété possible entre les individus ; car chaque originalité c’est l’esquisse d’un aspect des choses ; c’est une façon de prendre le monde. Mais il se peut qu’un jour l’humanité arrive à un tel état de perfection intellectuelle, à une synthèse si complète que tous soient placés au point le plus légitimement gagné par les temps antérieurs et que tous partent de là d’un commun effort pour s’élancer vers l’avenir. Et cette harmonie se réalisera, non par la théorie, non par la suppression des individus, non par ce Père-roi des saint-simoniens qui réglait la croyance comme tout le reste, mais par l’aspiration commune et libre, comme cela a lieu pour les élus dans le ciel. Lier des gerbes coupées est facile. Mais lier des gerbes vivant chacune de leur vie propre !… Maintenant tous sont attelés au même char ; mais les uns tirent en avant, les autres en arrière, les autres en sens divers, et de ces efforts balancés à peine sort-il une résultante caractérisée. Alors tous tireront dans le même sens ; alors la science maintenant cultivée par un petit nombre d’hommes obscurs et perdus dans la foule sera poursuivie par des millions d’hommes, cherchant ensemble la solution des problèmes qui se poseront. Ô jour où il n’y aura plus de grands hommes, car tous seront grands, et où l’humanité revenue à l’unité marchera comme un seul être à la conquête de l’idéal et du secret des choses 184 ! Qu’est-ce qui résistera à la science, quand l’humanité elle-même sera savante et marchera tout d’un corps à l’assaut de la vérité ?

Pourquoi, dira-t-on, s’occuper de ces chimères ? Laissez là l’avenir et soyez du présent  Rien de grand, répondrai-je, ne se fait sans chimères. L’homme a besoin, pour déployer toute son activité, de placer en avant de lui un but capable de l’exciter. À quoi bon travailler pour l’avenir, si l’avenir devait être pâle et médiocre ? Ne vaudrait-il pas mieux songer à son bien-être et à son plaisir dans la vie présente que de se sacrifier pour le vide ? Les premiers musulmans auraient-ils marché jusqu’au bout du monde, si Abou-Bekr ne leur eût dit : « Allez, le paradis est en avant. » Les conquistadores eussent-ils entrepris leurs aventureuses expéditions s’ils n’eussent espéré trouver l’Eldorado, la fontaine de jouvence, Cipangu aux toits d’or ? Alexandre poursuivait les Griffons et les Arimaspes. Colomb, en rêvant les îles de Saint-Brandan et le paradis terrestre, trouva l’Amérique. Avec l’idée que le paradis est par-delà, on marche toujours et on trouve mieux que le paradis. « Le cœur, dit Herder 185, ne bat que pour ce qui est loin. » Les espérances, d’ailleurs, chimériques peut-être dans leur forme, ne le sont pas, envisagées comme symbole de l’avenir de l’humanité. Les juifs ont eu le Messie parce qu’ils l’ont fermement espéré. Aucune idée n’aboutit sans la grande gestation de la foi et l’espérance. Les premiers chrétiens s’attendaient tous les jours à voir descendre du ciel la Jérusalem nouvelle et le Christ venant pour régner. C’étaient des fous, n’est-ce pas, Messieurs ? Ah ! l’espérance ne trompe jamais, et j’ai confiance que toutes les espérances du croyant seront accomplies et dépassées. L’humanité réalise la perfection en la désirant et en l’espérant, comme la femme imprime, dit-on, à l’enfant qu’elle porte, la ressem-blance des objets qui frappent ses sens. Ces espérances sont si loin d’être indifférentes que seules elles expliquent et rendent possible la grande vie de sacrifice et de dévouement. À quoi bon se dévouer, en effet, pour soulager des misères qui n’existent qu’au moment où elles sont senties ? Pourquoi sacrifier son bien-être à celui des autres, s’il ne s’agit après tout que d’une mesquine et insignifiante question de jouissance ? Mon bonheur est aussi précieux que celui des autres, et je serais bien bon de leur en faire le sacrifice. Si je ne croyais que l’humanité est appelée à une fin divine, la réalisation du parfait, je me ferais épicurien, si j’en étais capable, et, sinon, je me suiciderais.